Corps de l’article

Depuis les années 1980, une abondante littérature traite de la prise en compte des différences culturelles dans le management des entreprises et des organisations. Les chercheurs s’interrogent notamment sur les manières de prendre en compte les différences culturelles, en vue d’améliorer les performances organisationnelles. Trois positions idéal-typiques peuvent y être décelées : la première, qualifiée ici d’universalisme, promeut l’adoption de méthodes de gestion qui ont fait leurs preuves en Occident; la seconde, la contingence culturelle, plaide au contraire pour une adaptation systématique des modes de gestion aux caractéristiques culturelles locales; la troisième, que nous proposons d’appeler l’interprétativisme culturel, tente une voie médiane, en plaidant pour la combinaison, par certains acteurs clés, d’un recours aux instruments de gestion occidentaux et d’une mobilisation sélective des particularités culturelles locales. La première partie de notre contribution présente ces trois positions, en explorant tout particulièrement les recherches portant sur les entreprises formelles établies en Afrique, qui entretiennent des contacts avec les pays du Nord (du fait de l’origine nationale de leurs propriétaires, de leurs dirigeants, de leur clientèle, etc.). La troisième position nous semble présenter un potentiel explicatif intéressant des processus d’innovation managériale, surtout si on l’intègre dans un cadre théorique plus large : celui de la théorie de la traduction et de l’entrepreneuriat institutionnel. L’objectif de cet article est donc d’examiner dans quelle mesure l’interprétativisme culturel peut constituer une perspective pertinente, dans un contexte africain, pour expliquer l’atteinte de performances organisationnelles durables. 

Dans la deuxième partie, nous présentons une étude de cas longitudinale au Bénin : il s’agit d’une entreprise qui a choisi d’exporter sa production de crevettes en Europe et dont le dirigeant semble précisément avoir pris le parti de combiner le recours à des méthodes de gestion occidentales et la mobilisation sélective des ressources culturelles locales. Toutefois, la fin précipitée de l’entreprise fait surgir un certain nombre de questions sur le potentiel explicatif offert par la perspective de l’interprétativisme culturel.

Dans la troisième partie, nous montrons qu’il convient avant tout de faire porter l’analyse sur le travail de traduction opéré par la direction vis-à-vis de différents acteurs, internes et externes, dont l’organisation dépend pour l’obtention des ressources qui lui sont nécessaires. Pareille analyse fait apparaître le contexte culturel comme un des segments de l’environnement à prendre en compte, parmi d’autres, dans le cadre d’un véritable travail institutionnel (Lawrence, Suddaby & Leca, 2009), pouvant être mené à terme de manière plus ou moins convaincante. Pour assurer de manière durable ses performances dans un contexte incertain, l’organisation doit donc contrôler ses dépendances économiques, réglementaires, politiques, culturelles, etc.

Gestion des différences culturelles et performances organisationnelles

Depuis les travaux fondateurs de Hofstede (1980), la question des différences culturelles est devenue un thème majeur de recherche en théorie des organisations et en management. Plusieurs thématiques de recherche ont vu le jour, que l’on peut ranger en deux ensembles.

D’une part, la prise en compte des différences culturelles peut s’effectuer au sein même des équipes, dont la composition conduit des personnes de diverses origines culturelle, linguistique, ethnique et/ou religieuse à collaborer : il s’agit alors de repérer les facteurs favorisant ou bloquant l’implication et la participation, la communication entre membres, la prise de décision collégiale, la résolution des conflits, etc. en vue d’une performance collective optimale (Schneider & Barsoux, 2003).

D’autre part, la multiculturalité peut aussi désigner les rapports avec des acteurs situés à l’extérieur de l’organisation, que ce soit dans le cadre d’organisations globales (problématique des relations centre/périphérie) ou locales (prise en compte de l’environnement culturel spécifique versus adoption de principes de gestion transversaux). À cet égard, la distinction proposée par Adler (1994) entre approches managériales ethnocentriques (minimisant les différences culturelles au profit de normes universelles), polycentriques (prônant la nécessaire adaptation locale des normes globales) ou géocentriques (favorisant la co-construction des normes) apparaît très éclairante.

C’est dans ce second ensemble de travaux que s’inscrit notre contribution. Il convient donc d’explorer davantage les positions en présence, en nous rapprochant par la même occasion de notre terrain d’étude particulier, à savoir les organisations formelles établies en Afrique et ayant développé des relations avec les pays du Nord, que ce soit du fait de l’origine de leurs propriétaires ou de leurs dirigeants, des autorités publiques qui en réglementent l’activité, ou encore du fait de leur clientèle.

En la matière, l’affirmation universaliste de la toute-puissance de l’instrumentation managériale « à l’occidentale » relève clairement de l’attitude ethnocentrique. Il s’agit de préconiser l’adoption de méthodes de gestion qui ont fait leurs preuves dans ce contexte et qui peuvent dès lors être généralisées ailleurs (Becker & Gerhardt, 1996; Youndt et al., 1996) : en d’autres termes, il conviendrait de refuser de subir la pression du contexte (Hamel & Prahalad, 1995). C’est bien cette première voie qui est préconisée par de nombreux organismes de coopération, qu’ils soient liés à la Banque Mondiale, au Fonds Monétaire International ou à des fondations privées à l’égard d’organisations situées dans les pays en voie de développement : mise en concession d’activités préalablement placées sous l’égide des pouvoirs publics, pratique régulière de la supervision et de l’évaluation du mérite, direction par objectifs, décentralisation de la prise de décision, recours accru aux technologies de l’information apparaissent ainsi comme autant de remèdes aux « dysfonctionnements » traditionnels de ces pays. Dans une étude récente sur les difficultés rencontrées par les tentatives de modernisation de l’administration publique en Afrique, Olowu (2010) défend ainsi l’idée que les réformes à venir feraient mieux de se baser sur une gestion stratégique du rendement que sur le recours à des salaires élevés en vue de motiver et de retenir les fonctionnaires de qualité. Une autre manière de rejoindre la position universaliste est de considérer, comme le font certains auteurs, que la globalisation des marchés, la pression des institutions internationales et la formation des élites managériales conduisent à une convergence de plus en plus grande des pratiques de management (Pudelko, 2006). On retrouve ici les thèses de l’approche néo-institutionnelle (DiMaggio & Powell, 1983) selon lesquelles les organisations finissent par adopter des modes de fonctionnement semblables à la suite des pressions isomorphiques de différents ordres : coercitives (contraintes financières, réglementaires, etc.); mimétiques (modes managériales); normatives (formation des élites managériales, poids des associations professionnelles, influence des consultants, etc.).

À l’opposé de cette position, la contingence culturelle est une vision qui peut être rapprochée de la conception polycentrique évoquée plus haut. Ce sont désormais les caractéristiques culturelles locales qui s’avèrent d’une influence déterminante sur le fonctionnement organisationnel. D’innombrables études, prolongeant les travaux de Hofstede (1980; 1991), ont ainsi cherché à démontrer que l’importation d’instruments managériaux à l’occidentale dans d’autres contextes est inexorablement vouée à l’échec et que l’organisation gagne à s’adapter à son contexte culturel spécifique (d’Iribarne, 1989; Trompenaars, 1994; House et al., 2004; Alas, Kraus & Niglas, 2009). Dans un contexte africain, ce serait donc avant tout l’attention portée aux liens de parenté ou ethniques traditionnels, aux réseaux religieux, au soutien communautaire, etc. qui conduit à la performance organisationnelle (Hernandez, 2000; Noorderhaven & Tidjani, 2001; Kamdem, 2002; Fouda, 2003). À titre d’exemple, Nkakleu et Manga (2010) ont pu montrer en quoi les tontines d’entreprise peuvent, en se basant sur les liens de solidarité traditionnels, être un moteur d’implication organisationnelle dans les PME camerounaises.

Reste une troisième position, que l’on peut qualifier d’interprétativisme culturel. Entre la minimisation des différences culturelles caractéristique de l’universalisme et leur mise en évidence systématique, typique de l’approche contingente, certains travaux plaident en faveur d’une approche combinant le recours à une certaine instrumentation managériale à l’occidentale – la planification stratégique, les ERP, la qualité totale, etc. – et la mobilisation sélective des spécificités culturelles locales (Nizet et Pichault, 2007). Dans un contexte africain, des auteurs comme Kamoche (1995), Beugré et Offodile (2001) ou d’Iribarne & Henry (2003) soulignent ainsi que certaines caractéristiques socioculturelles des pays d’Afrique peuvent constituer des atouts lorsqu’elles sont combinées avec habileté à des instruments de gestion d’origine occidentale tels que les cercles de qualité, le juste à temps, le reengineering ou le travail en équipe. On met ici l’accent sur le travail interprétatif (Weick, 1995) réalisé par certains acteurs clés de l’organisation. Ainsi Mutabazi (2007) plaide-t-il, à partir d’une étude de cas en République Démocratique du Congo, pour l’articulation, par l’équipe managériale, d’un modèle qu’il qualifie de circulatoire – basé sur la logique du don et du contre-don, la réciprocité des droits et des devoirs, la défense des intérêts communautaires par les personnes en position d’autorité et les échanges d’informations entre pairs – et de techniques de gestion occidentales comme l’informatique, la gestion comptable, les normes de production et de contrôle qualité. Comment le montrent avec subtilité D’Iribarne et Henry (2003) dans leur étude consacrée à l’introduction de la qualité totale dans la filiale marocaine d’une firme française, la réussite d’une innovation se joue dans la capacité qu’ont certains acteurs de combiner l’instrument occidental avec des traits culturels locaux – dans le cas étudié, la « problématisation » effectuée par le dirigeant de l’entreprise, en référence à l’idéal de pureté dans la religion musulmane.

Trois positions sont donc en présence, entre lesquelles on peut établir un continuum allant d’une confiance totale en l’instrumentation occidentale, jusqu’à une utilisation maximale des traits culturels locaux. Se pose alors la question de la pertinence de chacune de ces positions, dès lors que l’on cherche à accroître les performances de l’organisation, que celle-ci se mesure en termes de croissance du chiffre d’affaires, de parts de marché, de créativité, de capacité à résoudre les problèmes, ou plus fondamentalement de survie. Faut-il, dans une perspective universaliste, privilégier les instruments de gestion occidentaux ? Faut-il plutôt, dans une perspective contingente, miser avant tout sur les réalités culturelles locales ? Faut-il enfin, dans une perspective interprétative, se focaliser sur la capacité à combiner adéquatement instruments occidentaux et spécificités locales ? C’est cette troisième voie que nous nous proposons d’explorer, au travers de l’analyse du cas d’une entreprise béninoise. Elle nous apparaît en effet la plus à même d’expliquer la pérennité des performances organisationnelles dans le cas de processus d’innovation managériale, étant donné son insistance sur le travail de production de sens (sensemaking) effectué par certains acteurs clés (Weick, 1995).

Une telle mise en avant du travail interprétatif n’est pas sans rappeler la fonction de traduction dans la théorie de l’acteur réseau (Callon, 1986; Akrich, Callon & Latour, 2006) ainsi que de celle d’entrepreneuriat institutionnel (Maguire, Hardy & Lawrence, 2004; Dorado, 2005). Ces deux théories insistent sur le processus par lequel un projet particulier d’innovation est mené : même si son contenu est particulièrement novateur, il risque bien de ne jamais prendre corps dans un ensemble social donné si des actions spécifiques de traduction et d’institutionnalisation ne sont pas entreprises pour le rendre assimilable par cet ensemble, au risque de le dénaturer quelque peu. Il s’agit, en quelque sorte, du « prix à payer » pour le mener à bien. La grille de lecture développée par Leca et al. (2006), qui suggère une intégration de ces deux cadres théoriques assez proches[1], souligne ainsi la nécessité du passage par certaines étapes-clés : décontextualisation (se dégager des fonctionnements institutionnels habituels), problématisation (définir un problème à résoudre dans lequel les uns et les autres se reconnaissent), intéressement (prendre en compte les intérêts des différents acteurs), investissement de forme (réduire la complexité du réel par des représentations concrètes), mobilisation des alliés (négocier le soutien de nouveaux partenaires en vue d’étendre le réseau et contribuer ainsi à son institutionnalisation). C’est à partir d’une telle grille de lecture que nous analyserons le cas exposé ci-dessous.

Une étude de cas au Bénin

Précisions méthodologiques

D’un point de vue méthodologique, nous avons choisi d’illustrer la problématique exposée ci-dessus à partir d’un cas unique, une méthode particulièrement indiquée lorsqu’il s’agit d’« affiner une théorie émergente » (Hlady Rispal, 2002 : 78).

Le cas a été suivi de manière longitudinale pendant plusieurs années (de 2003 à 2009), en combinant plusieurs méthodes de collecte de données, permettant de procéder à la multi-angulation (Hlady Rispal, 2002). Au départ, le cas trouve son origine dans une émission télévisée[2]. Celle-ci est complétée par diverses sources documentaires. Tout d’abord le site de l’entreprise qui livre, de 2003 à 2007 des informations sur l’histoire de celle-ci, sur les produits qu’elle commercialise (plusieurs variétés de crevettes et de poissons), sur ses équipements (dont les chambres froides) et son processus de production, sur ses partenaires (béninois et européens), sur sa politique du personnel, sur ses procédures de qualité, etc. Ensuite, des articles de presse émanant d’agences ou de journaux africains (Syfia, Jeune Afrique, Nouvelle éco). Puis des documents émanant d’instances officielles avec lesquelles le dirigeant de l’entreprise est en relation : deux rapports sur la relance de la filière halieutique publiés en 2007 par le Ministère béninois de l’Industrie et du Commerce, qui analysent notamment les états financiers des principales entreprises du secteur – dont Crustamer; des directives et rapports de mission émanant de l’Union européenne relatifs à la mise sur le marché des produits de la pêche. Enfin, des documents qui constituent des traces des relations du dirigeant de l’entreprise avec ces instances officielles : un mémorandum qu’il a rédigé à destination de l’Organisation Mondiale du Commerce, des courriers échangés avec la Direction des Pêches au Bénin, etc. Outre ce document audiovisuel et ces sources documentaires, notre analyse s’appuie sur une interview rétrospective approfondie de plus de 3 h menée en août 2010 auprès du dirigeant de l’entreprise.

Qu’en est-il de la méthode de traitement de données ? Les principales théories mobilisées ont donné lieu à la confection de grilles utilisées pour mener des analyses thématiques des matériaux collectés. Ainsi, à partir des théories sur les liens organisation-environnement, on a construit une grille qui classifie les différents segments de l’environnement avec lesquels l’organisation entretient des relations. De la même manière, à partir des théories de la traduction et de l’entrepreneuriat institutionnel, une grille a été élaborée détaillant les différentes étapes du processus de traduction.

Présentation du cas

Crustamer est une société fondée en 1997 et dirigée par un entrepreneur cherchant à exporter à grande échelle les crevettes de la lagune de Cotonou vers les marchés européen et américain. Le fondateur et directeur de l’entreprise, de nationalité béninoise, mais d’origine française, a veillé à tisser avec les familles de pêcheurs de la lagune des relations nourries, essentiellement basées sur la palabre. Cela lui a permis d’être rapidement considéré comme un chef de collectivité et un haut dignitaire de la cour royale d’Alladah, remplissant des fonctions de juge de proximité pour trancher les litiges, aider à la résolution des problèmes familiaux, réguler les revendications sociales, etc. À l’ouverture de chaque saison, il convoque une réunion avec des représentants de l’ensemble de ses fournisseurs et de ses travailleurs pour leur présenter ses souhaits de bonne récolte et invoquer les faveurs des anciens, selon un rituel quasi religieux, directement lié à son statut de dignitaire. Il n’hésite pas à utiliser à cette fin des termes issus de la langue locale, le fon : « Le point essentiel, c’est... de souhaiter que la campagne de cette année soit une campagne où on ait énormément de bégons [=crevettes] et que les usines soient fatiguées [= tournent à plein régime] ».

Pour s’approvisionner en crevettes, l’entreprise se dirige vers de petits pêcheurs indépendants, qui vendent le produit de leur pêche à des mareyeuses, celles-ci les revendant ensuite aux collecteurs de l’usine, à la suite de multiples marchandages. Dans ces premières phases de la production, la coordination se base essentiellement sur les liens traditionnels existant entre les habitants de la lagune. Les collecteurs, qui ont acheté les crevettes aux mareyeuses, les acheminent en barque vers l’usine flambant neuve et négocient le prix de vente de leur livraison avec le « pacha », un Béninois nommé directeur des achats. Le fondateur attache beaucoup d’importance à ce que ces négociations s’effectuent entre autochtones, dans la langue locale. Il souligne cependant son souhait de maintenir les prix légèrement au-dessus des prix moyens du marché.

La suite de la production (décorticage, empaquetage, congélation, expédition, etc.) se déroule dans les murs mêmes de l’entreprise. Le cadre de travail y est aseptisé (murs en carrelage blanc javellisés) et la température est maintenue à un niveau constant grâce à de puissants équipements de conditionnement d’air. Le personnel de production est essentiellement féminin. Toutes les ouvrières portent des habits blancs, des gants en caoutchouc et des masques. Leur travail repose sur un découpage précis des tâches le long de lignes semi-automatisées (seul le décorticage restant manuel) et respecte des procédures très strictes, mises au point par le fondateur. Celui-ci effectue plusieurs descentes par jour sur les lignes, pour vérifier la productivité des ouvrières. Il n’hésite pas à mettre les gants et à effectuer lui-même le travail opérationnel : « Je connais toutes les tâches puisque je les ai toutes conçues ». La moyenne de production journalière lui sert à établir des primes d’équipe. Chaque matin, il lance un véritable cri de guerre à celles qu’il appelle ses amazones ou encore les membres du royaume de Crustamer : « Crustamer, toujours vivant, Crustamer toujours en avant, Crustamer, jamais en arrière »... Le cri de guerre lui permet aussi de jouer son rôle de juge de proximité : « Si une fille fait un pas en arrière au moment du cri de guerre, cela veut dire qu’il y a eu un problème d’injustice ou de droit de cuissage dans l’entreprise ou à l’extérieur. On monte alors avec elle et le directeur des achats (le pacha) dans le bureau de la direction pour écouter le problème et envisager les actions nécessaires ».

Durant les années 2001-2002, ce sont jusqu’à deux équipes de 175 travailleuses journalières qui assurent la production, avec une tournante chaque semaine pour permettre de répartir la pénibilité de la charge de travail. Elles sont payées à la journée, dans le strict respect de la législation sociale. Elles bénéficient de congés payés, d’indemnités de précarité, d’allocations familiales, de subsides pour frais familiaux (naissances, mariages, décès), de l’accès à une consultation médicale gratuite chaque semaine ainsi que de la couverture des médicaments par un fonds social. Crustamer est ainsi rapidement devenu le 3e employeur privé local, dans un contexte très majoritairement dominé par l’économie informelle et la précarité des moyens de subsistance. Le fondateur a veillé à entretenir de bonnes relations avec les autorités politiques locales : celles-ci ne se privent pas pour faire visiter ce « fleuron » de l’économie béninoise à de nombreuses délégations étrangères en vue d’attirer de nouveaux investisseurs.

Malgré son apparence de success-story, l’entreprise voit s’accumuler les menaces planant sur sa survie. L’Union européenne vient en effet de décider d’imposer des normes sanitaires plus strictes pour autoriser l’accès à son marché. Une des demandes pressantes de l’Office Alimentaire Vétérinaire européen (OAV) concerne l’équipement de l’ensemble des fournisseurs (plusieurs milliers de pêcheurs individuels et de collecteurs) en caisses isothermiques pour transporter les crevettes : le fondateur se déclare prêt à réaliser un tel investissement de manière progressive. De plus, l’OAV impose aux entreprises d’établir une traçabilité complète de leur production, depuis le moment où les crevettes sont pêchées jusqu’à leur mise en conteneur.

Un rapport d’inspection vient précisément de détecter la présence d’un antibiotique très puissant dans un conteneur provenant d’une entreprise concurrente[3]. De plus, un rapport très critique a été rédigé par l’OAV à propos de l’ensemble de la filière crevettes au Bénin (3 grandes entreprises et plusieurs moyennes) : il met notamment en cause la compétence de la Direction des Pêches pour signer les certificats d’exportation. À la suite de ces deux rapports très négatifs, le Bénin est sommé en juillet 2003 d’interrompre l’ensemble de ses exportations de crevettes vers l’Union européenne. Les volumes exportés passent ainsi, pour l’ensemble du secteur, de 703 tonnes en 2002 à 175 tonnes en 2005. La Direction des Pêches demande néanmoins aux différentes entreprises de poursuivre leur activité. Pendant 18 mois, Crustamer continue ainsi à produire au ralenti, avec un effectif réduit, en se centrant sur un seul type de crevette, désormais stockée et congelée en attendant le redémarrage des exportations. Le chiffre d’affaires de l’entreprise connaît une forte baisse, comme le montre le tableau ci-dessous.

Le Bénin reçoit finalement une lettre d’autorisation de reprise de la part de l’Union européenne, à condition que les stocks existants soient intégralement détruits. Tous les stocks sont saisis et éliminés par la Direction des Pêches, avec la garantie d’une compensation financière pour les dommages ainsi occasionnés. À la suite d’un changement de gouvernement, qui s’engage dans une politique de restrictions budgétaires, cette promesse n’est cependant jamais honorée. Les banques ayant provisionné les stocks de Crustamer en créances douteuses, elles refusent d’accorder de nouveaux crédits pour le redémarrage de l’activité. Crustamer et ses deux autres concurrents arrêtent leurs activités en 2007. Le fondateur de l’entreprise se lance alors dans une véritable croisade médiatique, via la Chambre de Commerce locale dont il est entretemps devenu le Vice-Président, à l’encontre de l’OMC : selon lui, c’est à coup d’exigences techniques inconsidérées que l’on finit par annihiler toute possibilité de déployer une activité économiquement rentable dans les pays en voie de développement.

Tableau 1

Évolution du chiffre d’affaires de Crustamer de 2001 à 2006 (en millions de FCFA – source Ministère de l’Industrie et du Commerce)

Évolution du chiffre d’affaires de Crustamer de 2001 à 2006 (en millions de FCFA – source Ministère de l’Industrie et du Commerce)

-> Voir la liste des tableaux

Travail de traduction et multiplicité des dépendances

Ce cas illustre bien la combinaison que le directeur fondateur a opérée entre d’une part, des normes de production à l’occidentale (habits, procédures standardisées, équipements technologiques, caisses isothermiques pour les pêcheurs, etc.) et de l’autre, des pratiques qui se réfèrent explicitement à l’environnement culturel béninois (invocation rituelle des anciens en début de saison, négociation des prix d’achat confiée au « pacha » qui s’adresse aux fournisseurs en langue locale, cri de guerre, fonds social prenant en charge les dépenses de santé et celles liées aux événements familiaux, etc.). Si l’on suit l’hypothèse de l’hybridation, cette combinaison d’instruments occidentaux et de spécificités locales devrait conduire à de bonnes performances organisationnelles. Or, la description du cas infirme en grande partie cette hypothèse : l’entreprise a certes connu, pendant plusieurs années, une croissance exceptionnelle, mais celle-ci a été compromise par les contrôles des instances européennes et les événements qui les ont suivis, qui ont entraîné la cessation des activités. Pour rendre compte de ce bilan plus que mitigé, il nous faut nous tourner vers d’autres cadres théoriques et d’autres hypothèses.

Les étapes du travail de traduction

En reprenant la grille de lecture intégrée de Leca et al. (2006), telle que nous l’avons présentée plus haut, nous pouvons à présent préciser les étapes du travail interprétatif mené par le fondateur de Crustamer.

Le fondateur a tout d’abord opéré un travail de décontextualisation : il s’agissait pour lui de dégager l’institution existante (la filière artisanale de la pêche à la crevette) de ses modes de fonctionnement habituels (le marché local) et de la transplanter dans un autre contexte (l’exportation vers l’Union européenne et l’accès au marché international). Ce travail comporte une dimension matérielle (une usine flambant neuve) et interprétative (le souhait d’avoir « énormément de bégons et que les usines soient fatiguées »).

La deuxième étape est celle de la problématisation. Il s’agit de développer un projet cohérent auquel les différentes parties prenantes repérées (pêcheurs, mareyeuses, autorités politiques, etc.) peuvent adhérer à partir d’une identification des problèmes actuellement non résolus (difficulté à écouler la production, faiblesse des prix de vente sur le marché local) et d’une proposition de solution (l’accès au marché international).

Il convient ensuite de mettre au point un système d’intéressement en convainquant les différents acteurs concernés que le projet leur sera bénéfique. À cet égard, une prise en compte des conventions locales en vigueur est certainement un atout : telle est la raison pour laquelle le fondateur souhaite, d’une part, maintenir ses prix d’achat aux fournisseurs légèrement au-dessus des prix habituels du marché et, d’autre part, appliquer scrupuleusement la législation sociale à l’intérieur de l’usine, en y ajoutant des avantages sociaux divers d’autant plus valorisés que l’on se trouve dans un contexte d’économie largement informelle. Le principe est de montrer aux diverses parties prenantes que leur implication dans le projet sera dûment récompensée.

L’étape suivante est la convergence autour de certains artefacts ou encore des investissements de forme (Thévenot, 1986), qui deviennent à cet égard des points de passage obligés. Le cadre de production « à l’européenne », source de fierté pour les travailleuses, combiné au cri de guerre qui proclame chaque jour leur appartenance renouvelée au « royaume de Crustamer », joue en quelque sorte le rôle fédérateur autour du projet.

Il est également important de s’assurer le soutien d’alliés. Ce travail est d’autant plus important que le fondateur n’est pas un « natif » : il lui est donc nécessaire de compenser ce handicap en mobilisant les pêcheurs et mareyeuses de la lagune, en leur faisant apparaître les bénéfices qui résulteraient de leur coopération avec l’usine, en les « enrôlant » dans des événements rituels de début de saison, en confiant la direction des achats à un autochtone, etc. Le fondateur a également veillé à s’attirer les bonnes grâces des autorités politiques, désireuses de contribuer à la visibilité d’une des rares success stories locales. Les visites d’entreprise jouent à cet égard un rôle de raffermissement des soutiens extérieurs et de ciment interne, les travailleuses se sentant valorisées face aux délégations étrangères qui se succèdent.

Explorer les multiples dépendances

Toutefois, il faut bien reconnaître que le travail de traduction reste limité et se cantonne à certains types d’acteurs : les fournisseurs de la lagune et les autorités politiques locales. Une telle focalisation, sans doute pertinente sur le plan de l’adaptation au contexte culturel, a probablement conduit le directeur fondateur à sous-estimer des dépendances qui le lient à d’autres acteurs externes, dont l’influence s’avère pourtant décisive : l’Office Vétérinaire et Alimentaire de l’Union Européenne qui renforce les normes que doivent respecter les entreprises étrangères pour pénétrer sur les marchés européens; la Direction des Pêches, dont la décision de détruire les stocks existants pour obtenir à nouveau l’autorisation d’exporter est prise moyennant une vague promesse de compensation financière aux industriels concernés; le nouveau gouvernement, qui s’engage dans une politique de restrictions budgétaires; les banques de la place qui refusent l’octroi de nouveaux crédits; etc.

La théorie de l’acteur réseau et celle de l’entrepreneuriat institutionnel méritent donc d’être articulées avec d’autres cadres théoriques, tels que la dépendance des ressources (resource dependance perspective) développée par Pfeffer et Salancik (1978). Ces auteurs montrent que, pour assurer leur survie et réaliser leurs missions de manière efficace, les organisations ont besoin de ressources diverses. Dans le cas Crustamer, ces ressources sont constituées par du personnel – ouvrières de l’usine, mais aussi pêcheurs, mareyeuses, etc. –,des dispositions réglementaires favorables à l’activité, des emprunts qui permettent son financement, etc. Les organisations puisent largement ces ressources dans leur environnement et en particulier auprès d’autres organisations. Elles sont donc dépendantes de ces autres organisations. Dès lors, une partie importante de leur activité consiste à essayer de gérer au mieux ces dépendances, en procédant précisément au travail de traduction.

Un double élargissement des perspectives d’analyse

En nous inscrivant, dans un premier temps, dans le débat relatif à la gestion des différences culturelles, nous avons été orientés vers une première hypothèse, qui associe le travail d’interprétation culturelle réalisé par certains acteurs clés, et les performances de l’organisation : ce serait leur capacité à combiner le recours à de l’instrumentation occidentale et la mobilisation de certaines ressources culturelles locales qui conduirait l’organisation à de meilleures performances.

Au terme de l’analyse du cas Crustamer, cette hypothèse apparaît doublement limitée. Limitée d’abord quant à son objet. En effet, elle oriente l’analyse vers le seul segment culturel, alors que, pour assurer sa survie et réaliser efficacement ses missions, l’organisation dépend potentiellement de bien d’autres segments de l’environnement : économique, légal, politique, technologique, etc. (Hatch, 2000 : 80-91). On remarquera que dans le cas Crustamer, ce sont bien les dimensions légales (la réglementation européenne), politiques (le changement de gouvernement), ou encore financières (le comportement d’octroi de crédit des banques) qui ont été déterminantes dans l’échec du projet. Plusieurs auteurs observant les situations de travail en Afrique plaident d’ailleurs pour une prise en compte élargie du contexte local, qui ne se limite pas à la seule dimension culturelle. Telle est la perspective développée par le cadre d’analyse « néo-pluraliste » de Kahn & Ackers (2004), qui inclut tout autant les dimensions religieuses, claniques, réglementaires, institutionnelles, etc. Il convient toutefois de noter que, dans le cas d’entreprises établies en Afrique, mais entretenant des liens avec les pays du Nord, la prise en compte de l’environnement global – et non seulement local – s’avère également indispensable. Ainsi, dans le cas Crustamer, le contexte réglementaire européen a été tout aussi décisif dans l’échec de l’expérience, que le contexte local béninois. Il apparaît ainsi que les entreprises dont l’activité s’inscrit dans plusieurs aires géographiques, économiques, politiques, etc. sont confrontées à des dépendances multiples, dont la gestion nécessite un travail de traduction particulièrement complexe.

L’hypothèse issue de l’interprétativisme culturel, de même que le débat sur les différences culturelles en matière de management, présente une seconde limite, d’ordre plus paradigmatique. En mettant l’accent sur l’origine culturelle (occidentale, locale ou combinée) des pratiques de gestion, ce cadre d’analyse a tendance à négliger les rapports de pouvoir qui les sous-tendent. De ce point de vue, les théories de l’acteur réseau et celles de l’entrepreneuriat institutionnel ont le mérite de réhabiliter le rôle des acteurs, en particulier les porteurs de projets innovants. Quant à la théorie de la dépendance des ressources, elle met l’accent sur les formes de dépendance dans lesquels les porteurs de projets se trouvent par rapport à d’autres et sur les jeux d’influence qui en découlent. Le cas Crustamer est particulièrement illustratif de ces jeux politiques, que l’on retrouve aussi bien dans la manière dont le dirigeant fidélise les pécheurs, mareyeuses, notamment par la fixation d’un prix d’achat relativement avantageux, que dans son incapacité à obtenir des banques les crédits qui lui seraient nécessaires pour redéployer son activité, etc. L’analyse montre combien les acteurs et les jeux de pouvoir sont décisifs pour rendre compte des performances, positives comme négatives, de l’entreprise en situation multiculturelle.

Conclusion

Notre article invite donc à opérer un double élargissement des perspectives d’analyse de ce qu’on nomme, d’une manière qui apparaît désormais impropre, les questions de « management interculturel ». Tout d’abord, un élargissement de l’objet, pour inclure, outre la dimension culturelle, les rapports de l’organisation avec d’autres segments de l’environnement – économique, légal, politique, etc. – qui caractérisent les différentes aires géographiques où elle déploie ses activités. Il s’agit ici d’identifier les principales dépendances et de comprendre comment les acteurs de l’organisation – en particulier la directio – les gèrent, notamment par un travail de traduction et d’entreprenariat institutionnel. Ensuite, un élargissement de perspective, en vue de prendre en compte les acteurs et les rapports de pouvoir où ils se trouvent engagés. Analyse des dépendances et intégration des jeux de pouvoir entre acteurs apparaissent dès lors comme des facteurs décisifs pour assurer la survie des organisations qui travaillent dans des environnements multiples et la réalisation efficace et durable de leurs missions.