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Si la gestion des contradictions et des conflits au sein des partenariats public/privé a fait l’objet d’un grand nombre de travaux (Jacobson et Choi, 2008; Kwak et al, 2009; Hayllar et Wettenhall, 2010) ces dernières années, la compréhension de la dynamique d’accord mise en place par les managers issu du secteur privé dans leur équipe mixte (salariés du privé et fonctionnaires), n’a pas bénéficié du même intérêt. Les résultats obtenus restent limités. La validité externe des rares travaux empiriques anglo-saxons (Noble et Jones, 2006; Jones et Noble, 2008) reste à construire tant les spécificités culturelles, juridiques et sociales structurent ces partenariats public/privé (abrégés en PPP) (Sadran, 2004; Hodge et Greve, 2010). Pour autant, un consensus se dégage de la littérature sur les PPP, pour faire de l’émergence d’une dynamique de coopération managériale au plus près du terrain l’un des facteurs clé de leur succès (Perrot, 2007; Voisin, 2007). En effet, au-delà de la diversité des formes prises par ces PPP, Klijn et Teisman (2000) les définissent comme un investissement réciproque où doivent être articulés des systèmes de valeurs distincts, voire potentiellement en opposition.

Face à ces limites, le but de ce travail est de comprendre la recherche d’accord mise en oeuvre par les managers privés dans une forme de PPP : la délégation de service public (DSP)[1]. Pour comprendre cette dynamique, nous mobiliserons le cadre théorique des économies des conventions (Boltanski, 1990; Boltanski et Thévenot, 1991; Thévenot, 1993; Boltanski et Chiapello, 1999). Plusieurs raisons expliquent ce choix. La première est l’affirmation, avec cette grille de lecture, de la diversité des justifications données par les êtres humains à leurs actions. Les auteurs proposent une typologie de grandeurs structurant le rapport des individus aux situations de travail. En cela, cette grille de lecture est adaptée pour analyser les collaborations complexes observables dans le domaine de la DSP. Selon les termes de cette théorie, la DSP peut être décrite comme la confrontation de quatre mondes : le monde civique régulé par l’intérêt collectif et le principe d’équité représenté par la collectivité contractante, le monde domestique régulé par la tradition représentée par les fonctionnaires travaillant dans le service public délégué, qui adhèrent aussi au monde civique, et l’entreprise délégataire appartenant au monde industriel ou marchand guidée par l’excellence technique, la sécurité et/ou le profit. La seconde raison est l’affirmation de l’existence de désaccords tant au sein des différents mondes qu’entre eux qui donnent lieu à la formation d’accords. Plusieurs concepts sont avancés ici, sur lesquels nous reviendrons dans notre partie théorique, tels que ceux de compromis et d’arrangement. Ceux-ci permettent d’analyser comment des individus, s’inscrivant dans des références différentes (ici les mondes civiques, domestiques, industriels et marchand), réussissent à dépasser leurs controverses pour trouver un équilibre valorisable par chacun d’eux. Il s’agira donc d’analyser comment les managers privés mettent en place un arrangement ou un compromis entre les quatre mondes en reprenant la terminologie de cette grille théorique.

Empiriquement, notre travail s’appuiera sur un contexte rarement abordé tant dans le champ des travaux sur le management public que dans celui plus spécifique de l’étude des DSP : les piscines municipales. Si des secteurs, comme la distribution de l’eau ou la gestion des déchets, connaissent la DSP depuis de longues années (Emery et Giauque, 2005), les complexes de loisirs aquatiques ont fait l’objet de délégation de manière plus récente (Wilson et al, 2009). La présence d’une profession structurée autour de valeurs de service public, les Maîtres Nageurs Sauveteurs (MNS), et de managers représentant l’entreprise délégataire privée à la recherche de profit constitue une situation où s’affrontent deux identités professionnelles fortes et différentes pour lesquelles l’accord doit faire l’objet d’un réel travail.

La présentation est structurée en trois parties. Après avoir présenté la complexité de la collaboration entre les différentes parties au sein d’une DSP dans une piscine municipale, nous soulignerons la pertinence du cadre conceptuel de la théorie des grandeurs pour analyser cette situation. Nous exposerons ensuite la méthodologie retenue avant de détailler nos résultats et de les discuter dans une dernière section.

La piscine en délégation de service public : un espace sous tensions

L’univers professionnel des centres aquatiques est marqué par la présence d’une profession, les maîtres nageurs sauveteurs (MNS), qui s’ancre dans une culture de service public fort et d’exigences techniques importantes qui ne correspond pas nécessairement aux priorités de recherche de profit, de flexibilité et de culture client prônées par le manager privé représentant le délégataire.

La collaboration entre les deux partenaires de la DSP, MNS et managers privés, d’un centre aquatique est loin d’être acquise. Plusieurs éléments contribuent à structurer un fort conflit de valeurs.

La première dimension tient aux caractéristiques identitaires des MNS. Trois points sont ici importants. Premièrement, les MNS se perçoivent comme des membres d’une profession garantie par la possession d’un diplôme : le BEESAN (Brevet d’Etat d’Educateur Sportif des Activités de la Natation). Cette appartenance à un collectif est première dans leur identité professionnelle. Très tôt, dès 1951, la loi a reconnu leur légitimité professionnelle et fixé leurs obligations. C’est ici qu’apparaît le second point : les MNS sont investis par l’Etat d’une mission de service public : garantir une pratique sportive hygiénique, utile et tournée vers la compétition. Le MNS est le seul à pouvoir encadrer les activités aquatiques[2]. De ce fait, il accorde une grande importante, tant dans sa formation initiale que dans sa pratique professionnelle, aux éléments techniques de sécurité comme les systèmes de détection de noyades ou les pratiques de réanimation. Enfin, fort de ces compétences et de sa position monopolistique autour des bassins, le MNS jouit d’une grande liberté dans son travail quotidien, au point de parvenir à autocontrôler sa pratique professionnelle et à en définir lui-même les contours. C’est ainsi que dans de nombreux cas, le MNS s’octroie le droit de donner des cours particuliers, parfois même sur son temps de travail. La pratique d’une « caisse noire » alimentée par ces leçons particulières et dont les bénéfices sont distribués entre les MNS est courante et se fait hors de tout contrôle de la collectivité employeuse et propriétaire des installations. Comme le synthétisent Richet et Soulé (2008) en s’appuyant sur les travaux de Loirand (1996) : « La fonction de MNS renvoie donc à une catégorie nommée, instituée, réglementée selon des normes étatiques; l’idéologie nationale originelle étant d’éviter l’exploitation marchande ou compétitive de la jeunesse, de faire triompher l’intérêt général (…) et de promouvoir le sport comme une discipline éducative respectueuse du corps et de la morale publique » (2008, p.73).

Ces trois caractéristiques identitaires (appartenance à un collectif de métier, centralité du service au public à travers le rôle donné à la sécurité et liberté dans le travail) rentrent en conflit avec les valeurs portées par les managers privés employés par les entreprises délégataires. Sur les trois dimensions, l’opposition est nette.

Premièrement, le manager privé ne s’inscrit spécifiquement dans aucune identité de profession. Son positionnement est individuel. Il représente une entreprise à qui, une collectivité locale, souvent lassée de l’autonomie des MNS, a confié la gestion de son centre aquatique[3]. Deuxièmement, cette gestion doit être synonyme de profit. La piscine, lieu sécurisé valorisant une pratique sportive fondée sur la compétition, laisse la place ici à un espace aqualudique (les activités proposées sont aquatiques mais aussi thermales). L’accent est mis sur la rentabilisation du complexe aquatique. Le but est de proposer des services variés ayant pour dénominateur commun le bien être (aquagym, bébé nageurs) et la possibilité de facturer ces activités. On passe d’une logique d’usager d’un équipement sportif à une approche commerciale valorisant la satisfaction d’un client venant à la piscine pour se détendre. Le manager bénéficie de la volonté d’un nombre croissant de collectivités locales de valoriser économiquement leur équipement aquatique. On dénombre environ 120 piscines territoriales en DSP en France (sur un total de 2500). D’après Atout France[4], une vingtaine de sites aqualudiques (les activités proposées sont aquatiques mais aussi thermales) est gérée directement par le secteur privé. Rien qu’à Paris, sur les 37 piscines recensées, 9 sont en DSP. La plupart du temps, cette délégation est décidée lors de la construction de l’équipement (on estime qu’un équipement sur trois nouvellement construit est mis en gestion déléguée). Le manager se doit de produire un résultat économique satisfaisant dans un espace concurrentiel où les collectivités locales ont le choix entre une dizaine de prestataires privés.

Enfin, cette volonté de profit conduit l’entreprise délégataire à rechercher une optimisation de l’usage de la piscine. C’est pourquoi, elle souhaite disposer à sa guise de la programmation des activités et cantonner les MNS à un rôle d’exécution de ses orientations stratégiques. Dans ce cadre, l’appropriation du bassin à des fins personnelles par les MNS, sous la forme de cours particuliers, ne peut pas être tolérée par le manager de l’entreprise délégataire. Cette mise sous contrôle de la piscine par le manager est facilitée par la mise en place récente (arrêté du 8 novembre 2010) d’un nouveau diplôme, le Brevet Professionnel de la Jeunesse, de l’Éducation Populaire et du Sport (BPJEPS) spécialité « activités aquatiques » intégrant les dimensions de loisirs, de services voire de commerce dans la formation. Pour cette main-d’oeuvre jeune, sans identité professionnelle marquée autre que la prestation de service, le bassin est la propriété de l’employeur qui en dispose comme il le souhaite. Le manager bénéficie donc maintenant d’une main-d’oeuvre pouvant concurrencer la profession traditionnelle des MNS dans la gestion de la piscine. En revanche, la situation se complexifie sur un plan managérial quand il s’agit d’animer des équipes de statuts hétérogènes[5] (Gasparini et Scheeck, 1999; Desmarais et Abord de Chatillon, 2008). Sur un même espace de travail, on trouve ainsi des fonctionnaires et des MNS mis à disposition par la ville qui côtoient des salariés et des MNS employés par le gestionnaire privé. Entre ces deux types de professionnels, les attentes ne sont pas nécessairement les mêmes. Les avantages sociaux peuvent être aussi source de tensions et de jalousie (salaires, régimes indemnitaires, jours de repos, vacances, horaires de travail). Les MNS bénéficient de nombreux jours de récupérations, ce qui n’est pas le cas des salariés de statut privé.

Cette tension autour des valeurs qui traduit la confrontation de deux identités professionnelles distinctes, managers privés et MNS, au sein des piscines n’a, à notre connaissance, fait l’objet que d’un nombre réduit de publications scientifiques (Gasparini et Scheeck, 1999; Richet et Soulé, 2007; Richet et Soulé, 2008; Richet et Soulé, 2009). Richet et Soulé (2008) soulignent la violence de l’opposition. S’appuyant sur la grille de lecture des conventions, les auteurs montrent que les MNS se réclament du régime de justification du monde domestique pour défendre leurs intérêts menacés par une nouvelle réorganisation du travail. Ils soulignent ici que seule la poursuite de l’organisation actuelle qui repose sur une longue tradition de métier a fait la preuve de son efficacité. En réponse à la volonté de leur personnel public de contrôler et réguler seul leur profession dans un contexte de pénurie de MNS, les employeurs délégataires essayent de rompre leur position monopolistique en recrutant des MNS du secteur privé plus ouverts à l’approche marchande où les idées de clientèle, de fidélisation et de prix concurrentiels sont premières.

Malgré l’intérêt théorique de ces développements, qui nous montrent la pertinence de la grille de lecture en termes de convention sur ce terrain de recherche, ils ne nous donnent guère d’information sur la manière dont les encadrants du délégataire font face à ce contexte managérial complexe. Plus précisément, on ne sait rien sur le régime de justification mis en place par les managers privés dans leur recherche d’accord avec les MNS. Le regard se porte essentiellement vers les MNS ou aborde le délégataire de manière globale. Or, comme le rappellent Jones et Noble (2008), la clé de voûte de toute forme de partenariat public/privé demeure le manager qui a la tâche de coordonner des acteurs d’horizons professionnels différents[6]. C’est l’objectif que se fixe ce travail : comprendre la recherche d’accord mis en oeuvre par les managers privés dans un contexte de choc de valeurs avec les MNS.

L’apport de la théorie des conventions à la compréhension de l’accord en entreprise

Si le rôle des valeurs et des conséquences de leurs conflits sur les comportements organisationnels est particulièrement bien documenté dans la littérature (Grima, 2003), la manière dont un accord émerge entre des positions opposées reste peu traitée dans le champ des Sciences de Gestion. Les travaux de Boltanski et Thévenot (1991) et Boltanski et Chiapello (1999) offrent des outils analytiques intéressants pour comprendre la conciliation (Denis et al, 2007). Cette perspective conventionnaliste perçoit l’organisation comme un lieu de dialogue entre des individus ne se référant pas aux mêmes principes pour guider leurs actions (Lafaye, 1989; Wissler, 1989; Derouet, 1992; Globokar, 1993; Livian et Herreros, 1994; Sansot, 1996). Se fondant sur une analyse historique de la pensée occidentale, les auteurs dégagent six puis sept grandes cités, c’est-à-dire des grandeurs de référence orientant les comportements des individus[7].

Chaque monde se structure autour d’un principe de grandeur qui fonde une échelle de valeurs. C’est avec ce principe que se scelle l’accord entre les personnes de ce monde. Un rapport à la grandeur vient structurer les relations entre les membres du monde. Boltanski et Thévenot (1991) soulignent que l’existence de ces principes supérieurs de légitimité de l’action suppose des investissements spécifiques, appelés ici investissements de forme, et le passage de ce que les auteurs nomment une épreuve. On ne gagne pas aisément le respect des individus. Pour être accepté dans un monde, il est nécessaire de faire la preuve de son adhésion aux valeurs de ce monde. Boltanski et Chiapello (1999) soulignent ici par rapport à Boltanski et Thévenot (1991) que le passage de l’épreuve est aussi fonction du rapport de forces entre l’impétrant et le groupe.

Bien que nécessaire au bon fonctionnement de l’organisation, Boltanski et Thévenot (1991) soulignent que le dialogue entre ces différents mondes peut s’avérer difficile tant des désaccords peuvent émerger entre eux (dispute). Dans ce cas, deux formes d’accords peuvent apparaître. La première est l’arrangement. Il s’agit d’un marchandage où aucun des mondes en conflit n’arrive à trouver un principe commun de justification. L’entente émerge sur des pratiques que les mondes toléreront. L’accord est donc ici ponctuel, informel. L’arrangement prend la forme du plus petit dénominateur commun des mondes en présence. Il dépend largement des personnes l’ayant soutenu. Leur disparition entraîne la fin de l’arrangement et conduit à la rigidification des positions. A l’opposé, le compromis apparaît comme une forme d’accord plus pérenne. Il s’agit ici de faire émerger une pratique, un objet ou une personne susceptible d’être perçue comme légitime dans les différents mondes en conflit. Ce tiers a une identité propre, acceptable dans chacun des mondes.

Dans le cadre des piscines, nous nous trouvons ici clairement dans le second cas. Deux partenaires évaluent de manière contradictoire le contexte organisationnel. Saint Pierre et Bouchard (2005) le résument en ces termes : « On se retrouve dans une situation où les grands d’un monde sont les petits d’un autre monde qu’ils dénoncent » (p. 596). Plus précisément, le travail de Richet et Soulé (2008) sur la position des MNS et les nombreux travaux sur les tensions dans les PPP (Jacobson et Choi, 2008; Kwak et al, 2009; Hayllar et Wettenhall, 2010) nous montrent que quatre mondes sont ici en tension. Du côté des MNS, on voit émerger deux mondes : le domestique et le civique. Du côté des managers, la justification repose sur une référence aux mondes marchands et industriels. La table 1 synthétise les caractéristiques de ces différents mondes. Elle témoigne de la diversité des « grammaires de valeurs » présentes dans ce contexte de DSP et des possibilités de disputes qui constituent autant d’opportunités pour construire des arrangements comme des compromis. Richet et Soulé (2008) suggèrent de ne pas réduire la DSP à la simple production d’un service efficace et rentable en se référant aux mondes technique et marchand portés par la société délégataire, sous peine de heurter les valeurs du monde civil promues par les MNS. Ces derniers conçoivent le service public comme une modalité d’un vivre ensemble traduisant une pratique sportive solidaire et sécurisée.

Pour autant, cette grille conventionnaliste souligne que les individus ne sont pas ancrés définitivement dans un monde. Ils peuvent glisser dans un autre en fonction des situations de travail. On peut donc voir émerger une gestion stratégique des « états de grandeurs ». Malgré ces apports, on reste sans information sur le travail managérial de l’encadrant privé placé au coeur d’une contradiction portée par l’ensemble de ses partenaires (collaborateurs et employeurs privés et publics). Les différents travaux réalisés dans le champ sportif ne nous apportent guère d’informations si ce n’est l’existence, hors d’un contexte de DSP, d’affrontements entre les mondes (Barbe et Sevin, 2001; Buisine, 2006; Charrier, 2008; Rech, Mounet et Briot, 2009). Rares sont les travaux à l’image de ceux de Gasparini (2003) et de Barbe et Sevin (2001) qui étudient les modalités du compromis. Gasparini décrit un service des sports municipal où l’élu et le personnel administratif trouvent un compromis autour des contraintes sécuritaires de leurs usagers. Barbe et Sévin (2001) décrivent dans le ski de fond comment les puristes, les commerçants et les exploitants touristiques trouvent le compromis par un « processus de domestication » du ski de fond fondé sur un partage « juste » des territoires. Au regard de cette littérature, étudier la réalité de la DSP en se positionnant du côté des managers privés, constitue un enrichissement théorique fructueux.

Tableau 1

Les mondes communs mobilisés dans un complexe ludoquatique en DSP

Les mondes communs mobilisés dans un complexe ludoquatique en DSP
Adaptés de Livian et Herreros, 1994

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Méthodologie

Pour répondre à notre question de recherche (comprendre la recherche d’accord mise en oeuvre par les managers privés dans une forme de PPP : la délégation de service public) et compte tenu de notre posture de recherche pragmatique, nous avons opté pour une méthodologie qualitative basée sur le recueil des différentes formes de jugement au travail. Plus précisément, nous avons interrogé 30 managers privés d’une même société sportive gérant des complexes aquatiques en DSP (voir table 2 en annexe). Cette entreprise a été créée en 1979. Aujourd’hui, le groupe fête ses trente années d’existence et exploitent près de 25 équipements dont une vingtaine de piscines et quelques patinoires en France et dans les DOM-TOM. Les installations en contrat de délégation sont gérées la plupart du temps par un société d’exploitation ad hoc, filiale du groupe. Au total, elle emploie quelques centaines de salariés dont une trentaine de directeurs de structures et d’administratifs. Le nombre important de ses managers et la diversité géographique et culturelle des équipements ont fortement contribué au choix de notre terrain d’étude.

Les entretiens d’une durée variant entre 45 minutes et une heure trente ont fait l’objet d’une retranscription après enregistrement. Dans deux cas, face au refus d’enregistrement, nous avons procédé à une prise de note exhaustive. Cette rencontre fut présentée comme un travail universitaire sur la gestion de la DSP. L’anonymat et la confidentialité des propos furent garantis aux interviewés. L’échantillonnage fut théorique. Nous avons cherché à obtenir la plus grande diversité possible en termes d’âge, d’expérience professionnelle et de genre. Le guide d’entretien comportait trois parties. Dans la première, le manager décrivait, après avoir rappelé son cursus universitaire, sa trajectoire professionnelle en détaillant les raisons l’ayant amené à changer de postes. Dans un second temps, il décrivait le contenu de son poste de manager d’une DSP. Ici, une attention toute particulière était portée sur les relations qu’il entretenait avec ses différents interlocuteurs. Avec son personnel MNS issu du secteur public et du secteur privé, il s’agissait de comprendre comment il parvenait à maintenir une certaine cohérence d’ensemble, malgré la disparité des statuts. De l’autre côté, nous voulions connaître les attentes et la nature des relations qu’il entretenait avec le délégant représenté par le service des sports de la mairie, ou la personne même de l’élu. Enfin, les usagers de l’équipement public constituaient le troisième groupe d’acteurs avec lequel le manager doit composer. Dans chacun des cas, nous demandions à l’interviewé de nous décrire la relation avec chacun de ses émetteurs de rôles, la manière dont il répond à leurs attentes et les difficultés rencontrées.

A titre complémentaire, nous avons eu plusieurs entretiens avec les responsables de la structure délégataire afin de mieux comprendre le contexte spécifique, notamment les enjeux financiers de la DSP et d’analyser les marges de liberté dont jouit le manager privé. Nous nous sommes entretenus avec des MNS (4 entretiens) mais aussi des syndicalistes (3 entretiens) pour obtenir la vision du partenaire central du manager privé au sein de la piscine. Enfin, pour accroître la validité externe de nos résultats, nous avons réalisé des entretiens avec des managers privés de patinoire travaillant pour le même employeur que les personnes interrogées dans les piscines.

L’analyse de contenu, commencée dès les premiers entretiens s’est poursuivie parallèlement au recueil de nouveaux témoignages selon une approche comparative constante (Strauss et Corbin, 1990). Dans un premier temps, chacun des auteurs a réalisé séparément une analyse de contenu de la moitié des entretiens réalisés en se fondant sur la grille d’analyse de l’économie des conventions. Plus précisément, nous avons repris dans nos analyses les cinq concepts regroupés dans la table 1 : principe de grandeur, état de grandeur, rapport à la grandeur, investissement de forme et épreuve. Dans un second temps, l’ensemble du matériel empirique a fait l’objet d’un codage par les deux chercheurs avec cette grille d’interprétation élargie. Nous avons utilisé la méthodologie proposée par Miles et Huberman (1994) pour évaluer la fiabilité inter-codeur (nombre d’accords / nombre d’accords plus nombre de désaccords). Nous avons abouti à un résultat de 84 %, ce qui est bien au-delà des 70 % recommandés par Miles et Huberman (1994, p. 64). Les quelques cas de désaccords ont été résolus après discussion.

Bien qu’inductive, notre analyse s’est appuyée sur les travaux mobilisés dans notre cadre théorique. Chaque nouveau cas a été analysé comme original (Glaser et Strauss, 1967). L’apparition de récurrences a permis de consolider la grille interprétative proposée en alliant imagination et rigueur. En nous fondant sur les indices relevés dans l’analyse des discours et sur les éléments de la littérature, nous avons forgé une interprétation des liens unissant les faits décrits.

Résultats

L’analyse des données fait ressortir un manager contraint qui articule différents référencements dans sa gestion de ces partenaires internes et externes. Néanmoins, cette plasticité ne prend pas la même forme avec ses collaborateurs que dans ses relations avec les élus et les clubs. Dans un cas, le compromis est recherché alors que c’est l’arrangement qui est valorisé dans l’autre.

La relation avec les MNS : d’un combat frontal a une reconstruction professionnelle

Sans se définir toujours explicitement en conflit avec la profession de MNS, les managers privés se dressent contre elle sur de nombreux points. Ils tentent de procéder à un ajustement professionnel qui passe d’abord pour une « élimination » des salariés réfractaires (stratégie d’affrontement) pour ensuite (re)construire identitairement les autres agents grâce à un travail de normalisation des compétences et des profils attendus du MNS par le manager (stratégies de stabilisation et de rassemblement).

La volonté de faire sortir les opposants est clairement affichée : « Chez nous, on applique la politique du « tu acceptes où tu pars », le choix du possible est limité ». Les managers admettent connaître un gros turn-over de leur personnel (il s’agit pour la plupart de MNS fonctionnaires territoriaux) durant les deux premières années qui suivent leur arrivée. Un rapport de forces est établi qui conduit à faire pression sur les MNS qui ne souhaitent pas changer leur manière de travailler. Ils sont mis en demeure d’accepter les modulations d’horaires, la mise sous contrôle des cours particuliers, ou bien encore la part croissante des activités d’animation dans leur emploi du temps. Ces MNS dénoncent cette orientation qu’ils jugent comme mettant en péril leur profession. « C’est une profession mal connue et très souvent remise en cause (…) certains veulent déclasser les activités du MNS et en faire un animateur pour améliorer le rendement, faire du fric et embaucher des gens à moindre coût. Ca remet en cause la qualité du service rendu au public et la sécurité »[8]. Sans que l’on puisse parler de harcèlement, en cas de résistance marquée, les managers privés n’hésitent pas à jouer sur les emplois du temps des MNS récalcitrants, voire à demander des retours dans les structures administratives communales. Les managers privés soulignent tous que la prise en main d’une équipe de MNS dans le cadre d’un DSP est d’abord l’établissement d’un rapport de forces où la violence dans les rapports humains est probable[9]. Le manager privé ne peut pas se montrer faible.

Pour justifier cette confrontation, le manager privé positionne d’abord son action dans le monde civique. Il se fait le défenseur d’un service privé de qualité. Pour lui, son action ne sert pas qu’un intérêt privé. Elle s’inscrit aussi dans la recherche de la satisfaction de l’intérêt collectif : « Aujourd’hui, le privé investit pour le public ». On retrouve l’emploi fréquent, et pour certains quasi systématique, du mot générique « usager ». « Pour moi, les qualités d’un bon service public, c’est de savoir restituer à l’usager un équipement qui réponde par ses modalités de fonctionnement aux attentes ». En affirmant de plus leur appartenance à « un service public marchand », les managers font un amalgame qui leur permet de dépasser les clivages idéologiques entre public et privé. Ils appartiennent au privé mais oeuvrent dans l’intérêt du service public. C’est parce qu’ils « transigent momentanément sur la définition d’un bien qui leur soit commun dans la situation » (Boltanski et Thévenot, 1991, p.408), que les managers parviennent à s’entendre avec leurs différents protagonistes.

Cette valorisation du service public s’accompagne d’un questionnement sur les prérogatives que se sont arrogés les MNS lorsqu’ils étaient gérés par des managers publics : « Le secteur privé est plus à l’écoute du public que le secteur public ». Le service public leur apparaît dévoyé. Le monde marchand qu’ils représentent vient le sauver. « Dans le public, on s’en fout. Nous, je ne sais pas si on est un super service public mais on essaye d’optimiser au maximum. Ce qu’on propose, c’est du luxe à la portée de tout le monde ». Pour nos managers, leurs actions permettent d’optimiser le service public car elles définissent des objectifs, imposent à moindre coût des obligations de résultats : « On tire les prix vers le bas et les résultats vers le haut ». Cette manifestation de l’engagement pour la cause du collectif apparaît à un double niveau.

D’abord et paradoxalement, les managers privés luttent contre la privatisation d’un bien public : « Je ne trouve pas normal que le bassin soit accaparé par les MNS pour réaliser une activité à leur seul profit sur des créneaux où le public est nombreux ». Les managers privés se disent indignés par l’injustice régnant autour des bassins entre les anciens MNS dispensant des cours particuliers et les plus jeunes n’y ayant pas accès. En effet, les plus anciens MNS monopolisent les cours particuliers de natation pour s’assurer des compléments de revenus importants. Ces disparités sont aussi accentuées par les différences importantes de statuts qui favorisent les fonctionnaires au détriment des salariés du privé. Les premiers disposent de vacances et de survalorisations salariales lorsqu’ils travaillent les jours fériés alors que les seconds dépendent de la convention collective des parcs de loisirs particulièrement flexible. Enfin, ces managers s’affirment embarrassés par les exigences salariales qualifiées à de multiples reprises de déraisonnables pour une prestation de travail qui demeure modeste (semaine de quatre jours). Plusieurs soulignent que si la surveillance des bassins est une activité prenante, elle est souvent menée en s’appuyant sur des systèmes automatiques de prévention des noyades qui limitent l’intensité du travail.

La logique de confrontation avec la profession des MNS est aussi justifiée à partir de la cité marchande. Leur « voracité salariale », selon les termes de l’un des interviewés, leur faible investissement personnel dans le travail, comme leur accaparement des lignes d’eau pour leur activités commerciales questionnent la possibilité de faire des marges : « La gestion d’une piscine est une activité à faible marge. On a de nombreuses charges qui nous sont imposées par le délégataire. Ensuite, on est toujours à la merci d’un problème de sécurité ou de changement de majorité politique. Dans ce contexte, on doit surveiller toutes les charges, notamment celles de personnel. On ne peut pas supporter que les MNS s’approprient les cours particuliers. Sinon, on court à la catastrophe économique. »

Parallèlement à cette volonté d’en découdre, le manager privé cherche à reconstruire identitairement les MNS. A la crise des débuts succède une stratégie de stabilisation et de rassemblement. Cette démarche repose sur trois orientations. D’abord, une politique de recrutement et d’intégration orientée vers les jeunes professionnels nouvellement diplômés. Ces derniers sont perçus comme plus malléables, moins pétris d’une « mauvaise culture du service public », selon les termes d’un des managers privés : « Avec les jeunes MNS, on peut encore agir. Ils ne sont pas imprégnés de certaines habitudes. ». Un autre témoigne aussi : « On prend des jeunes qui ne se posent pas trop de question et on les forme à notre façon ». Cependant, ils sont unanimes à reconnaître que le travail n’est pas facile tant la formation ne leur semble pas adaptée aux besoins. Ils dénoncent une formation BEESAN orientée vers la compétition alors que cette dernière reste marginale pour la plupart des usagers des piscines. Ce recrutement s’accompagne alors d’un véritable travail de reformatage : « Il faut reformater le mode de fonctionnement des MNS et après, les choses s’améliorent ». « Je préfère travailler avec quelqu’un qui sort de formation et qui est flexible, qu’on peut amener là où on le souhaite professionnellement ». Il s’agit de développer la polyvalence du MNS, diversifier les activités (surveillance, accueil, coaching, nettoyage). Encore peu expérimentés, les jeunes salariés acceptent sans hésiter de se former en interne à l’animation des activités en vogue (aquagym, aquaphobie, bébé nageurs, relaxation pour femmes enceintes etc…). Cette flexibilité touche aussi les autres personnels de la piscine : « Dans le public, la caissière est caissière, un point c’est tout. Ici la règle est la polyvalence ».

Enfin, les managers privés développent une politique de gestion des ressources humaines qu’ils qualifient de dynamique comparée à celle en vigueur dans le secteur public. S’ils reconnaissent que les marges ne sont pas importantes, ce qui limite les possibilités d’augmentations collectives, ils valorisent des trajectoires de carrière individuelles où les jeunes peuvent rapidement avoir des postes à responsabilité (comme chef de bassin ou responsable d’exploitation) facilitant leur intégration dans la nouvelle équipe. Le mérite personnel l’emporte sur l’ancienneté. Cette reconstruction identitaire des MNS s’opère en mobilisant le monde domestique. La relation avec le personnel est pensée sur le modèle familial : « Dès que je suis arrivé, j’ai clairement dit que pour moi on ne pouvait fonctionner ici que comme une famille ». Le manager privé fait clairement référence à l’Etat de grandeur du monde domestique dans ses rapports avec ses salariés. Il se montre bienveillant, fait preuve de bon sens, intègre au mieux les contraintes de la vie personnelle de ses collaborateurs dans la détermination des emplois du temps : « Je suis très proche des membres de mon équipe. C’est essentiel que l’on se connaisse bien, que je sache qu’elles sont leurs contraintes personnelles. Cela peut paraître comme de la manipulation mais cela n’en est pas. On est comme une famille et on doit se tenir les coudes. ». Il se veut exemplaire et proche : « Quand on gère une petite équipe, on ne peut pas rester dans son bureau et donner des ordres. On ne peut pas jouer au chef. On doit au contraire être au côté des gars sur le terrain pour leur montrer concrètement que l’on est capable de s’engager comme eux. Moi, je n’hésite pas à faire la caisse si le samedi après-midi il y a beaucoup de monde. Je peux aussi faire les vestiaires. »

La référence au monde domestique apparaît aussi dans les relations avec les clients qualifiés ici d’usagers du service public. Elle permet de dépasser le simple rapport mercantile pour privilégier un rapport plus intimiste avec des habitués qui viennent nager en famille. L’offre d’un service « sur mesure » constitue un compromis possible entre le monde domestique et le monde marchand. Dans le « B to C » managérial (business to consumer), la satisfaction du consommateur dans la piscine permet au prestataire, en proposant un programme personnalisé, de fidéliser sa clientèle et d’instaurer un climat convivial et accueillant. « Un chef de bassin, c’est un responsable et un chef de proximité ». « La clé, c’est la relation à la clientèle, la proximité ». Ce qui importe, c’est « d’être proche des gens ». Notons que dans la plupart des piscines, le logo du gestionnaire n’apparaît jamais. Le public assimile ce dernier à la ville et donc au secteur public[10]. Cette appropriation d’un lieu par ces occupants favorise ainsi la cohabitation du monde civique et du monde marchand car elle permet, soulignent Boltanski et Thévenot, « de glisser du résultat d’une transaction marchande, sans passé ni avenir, parfaitement résiliable, à un attachement durable qui s’inscrit dans des relations de responsabilité et de confiance » (1991, p.381). Le client dans sa piscine se sent un peu comme chez lui. « On doit faire du relationnel. Il y a dans le privé un accompagnement individuel pour que le public se sente à l’aise comme chez lui ». Par un processus de domestication, un tel compromis est rendu possible quand il s’agit, pour le maître nageur sauveteur, de gérer sa piscine en bon père de famille car ses « clients » sont des habitués qu’il connaît bien. Ils ont leurs habitudes et le maître nageur fait partie des meubles.

La stratégie de rassemblement autorise le compromis entre le monde civique et le monde industriel. Ce compromis est ainsi réalisable et permet d’optimiser la performance du service public et de démontrer que les valeurs managériales sont compatibles avec l’intérêt général. C’est le cas des piscines que nous avons visitées où les directeurs et les maîtres nageurs sauveteurs du secteur privé affirment de concert travailler dans l’intérêt du service public. Leur satisfaction est proportionnelle à celle de leurs « usagers clients » qui plébiscitent le bon rapport qualité/prix du service rendu. La démonstration qu’un gestionnaire privé coûte moins d’argent à la commune et donc contribue à abaisser les impôts locaux suffit souvent à convaincre les administrés comme les élus réticents. « Au bout du compte, si le cahier des charges est bien respecté, on peut garantir un meilleur service public que le public ». Le service public, tel qu’il est affiché par nos managers, se veut donc ouvert sur son environnement proche.

La sécurité apparaît comme un autre compromis entre mondes industriel et marchand. Même si les représentations diffèrent quelque peu, on se trouve ici en présence d’une réalité pouvant être lue de manière légitime dans les deux ensembles. Pour les MNS, la sécurité est affaire d’expertise et légitime spontanément leurs prérogatives exclusives sur cette profession. Elle est donc leur priorité et leur chasse gardée. Pour les managers privés, la sécurité est l’image de marque de leur société et la garantie de la qualité du service rendu. Sans cette qualité, pas de rentabilité possible. Ils s’accordent donc pour faire de la sécurité un enjeu commun de réussite. Néanmoins, il convient de noter que pour certains MNS, plutôt anciens, la réorientation de leur activité vers une logique commerciale met en danger cette dimension de leur identité professionnelle.

La relation avec les élus et les clubs : à la recherche d’arrangements

Bien que ne constituant pas le coeur de l’activité professionnelle de ces managers intermédiaires, les relations avec les élus et les clubs tiennent une place importante dans leur travail. En effet, dans plusieurs entretiens les premiers sont mentionnés comme de possibles recours mobilisés par les MNS en cas de conflit pour renforcer leurs positions. Quant aux seconds, ils apparaissent comme des utilisateurs privilégiés des bassins, représentant le monde associatif que l’on ne peut pas ignorer.

La relation avec les élus est structurée par un arrangement que matérialise le contrat de délégation. Il y a un accord local autour d’une autonomie de gestion dans le respect des conditions du contrat. Les managers privés sont très conscients de l’insertion des élus dans le monde de l’opinion : « Pour un élu, sa piscine c’est une vitrine de sa ville. Il ne peut pas se permettre le moindre problème de sécurité ou un conflit social. Nous avons pour mission de demeurer dans le cadre du contrat mais le message de fond c’est : Ne faites pas de vague et faites que les usagers soient contents. » Si le délégataire atteint cet objectif, alors les élus semblent prêts à tolérer le style de management décrit plus haut, d’autant qu’ils sont souvent « débordés par les MNS », sources de problèmes qu’ils ne savent résoudre. En substance, ils disent aux délégataires qu’ils sont là « pour faire le ménage et recadrer la profession ».

La relation avec les clubs est elle aussi organisée grâce à un arrangement. Une logique d’échange émerge : « Je n’ai pas problème avec les clubs. Je leur donne des créneaux ce qui amène des adhérents qui vont ensuite dans les périodes publiques car les entraîneurs leur demandent de parfaire leur technique. De leur côté, quand il y a des heures publiques, c’est moi qui leur envoie du monde. Donc on n’a pas de problèmes. C’est très équitable ». Il arrive cependant que des conflits éclatent lorsque le club se met à proposer des activités à des tarifs particulièrement bas qui concurrencent les prestations du délégataire. Dans ce cas, l’appel au politique est nécessaire. L’argumentation se fonde alors sur le monde industriel et le souci de la sécurité : « J’ai eu une fois des problèmes avec mon club de nageurs quand il a mis en place des activités aquagym à des tarifs imbattables. J’ai fait une lettre sur la sécurité au maire et j’ai eu gain de cause mais c’est l’unique cas. C’est vraiment le pire quand le club te fait une concurrence commerciale à des tarifs très bas. »

La carrière comme ressource de conciliation des contradictions

L’examen de nos données montre clairement que les managers privés disposent de caractéristiques qui leur facilitent la tâche. En premier lien, la grande majorité ont été MNS dans le secteur public. Ils connaissent donc de l’intérieur la culture de la profession. D’autres ont des parcours encore plus métissés. C’est le cas de onze d’entre eux qui ont eu une trajectoire professionnelle dans le privé. Ils connaissent donc la réalité du métier dans les deux univers. Au-delà, ce métissage les rend crédible dans leurs liens avec les MNS. Ils peuvent parler de pairs à pairs. Ils connaissent les valeurs propres à leurs collaborateurs : « Je suis un ancien MNS. Je connais parfaitement le métier. Je sais décoder ce que disent mes interlocuteurs. Ne pas avoir ce passé, c’est aller au devant de multiples problèmes. »

Au-delà de la valorisation de la connaissance du milieu aquatique, un examen plus attentif de la carrière de ces managers révèle l’existence d’expériences managériales variées. Plus des deux tiers des personnes interrogées ont eu à diriger des collectifs de taille comparable à celle d’une piscine dans des milieux aussi diversifiés que l’armée, le monde associatif ou l’hôtellerie restauration. Leur capacité managériale a donc était validée, parfois à plusieurs reprises, ce qui leur donne une grande confiance en eux dans le management des équipes : « J’ai été officier dans l’armée pendant plus de dix ans. S’il y a bien une chose qu’apprend l’armée c’est à commander. Sur ce plan, je suis assez sûr de moi et je m’appuie beaucoup sur ce vécu dans le management de mon équipe actuelle ». Quelque soit le secteur expérimenté, la mobilisation d’un répertoire de compétences transversales apparaît donc déterminante pour manager les MNS dans une DSP.

Discussion – Conclusion

Le but de ce travail était de comprendre la recherche d’accord mise en oeuvre par les managers privés dans une forme de PPP : la délégation de service public (DSP). Pour cela, nous avons mobilisé le socle théorique de l’économie des conventions qui constitue une grille de lecture pertinente pour comprendre la recherche d’accord dans des contextes identitairement clivés. Dans le contexte des équipements aquatiques, nous avons pu montrer l’existence d’une articulation de recherche de compromis dans le management interne avec les MNS et d’arrangements avec les partenaires extérieurs comme les élus et les clubs. Ces résultats entrent en résonance avec la littérature à plusieurs niveaux.

D’abord, ils confirment les résultats partiels établis dans le monde du sport sur la difficulté d’être manager dans un environnement statutairement hétérogène (Gasparini et Scheeck, 1999; Richet et Soulé, 2008). Au-delà, ce travail renforce la vision d’un manager privé impliqué dans les partenariats public/privé comme un véritable acteur frontalier devant articuler plusieurs logiques d’action (Noble et Jones, 2006; Jones et Noble, 2008). Cette recherche vient aussi compléter les apports de la littérature sur les contradictions et conflits présents au sein des différentes formes de partenariats public/privé (Jacobson et Choi, 2008; Kwak et al, 2009; Hodge et Greve, 2010; Hayllar et Wettenhall, 2010). Il nous montre un manager privé mettant en place des compromis entre plusieurs cités, ce qui contribue à questionner une représentation trop manichéenne opposant les acteurs du privé sensés être porteur de valeurs propres à la cité marchande et les acteurs publics se positionnant dans la cité civique. L’analyse du discours des managers, loin d’être des apôtres du profit, fait apparaître un attachement réel au service public, une appropriation des valeurs propres à la cité civique sans que soit renié l’investissement dans la cité marchande. Une logique de métissage apparaît où le cadre privé s’appuie sur différents dispositifs, objets et pratiques lisibles et audibles qui sont autant de passerelles entre les cités. Cette équivocité est particulièrement présente pour la sécurité et la valorisation du collectif de travail où un consensus émerge à travers la médiation des valeurs des cités industrielles et domestiques.

Ces résultats viennent élargir une vision hybride de l’encadrement dans le secteur public (Desmarais et De Chatillon, 2008; Bernardeau Moreau et Bolot 2009[11]). Qu’il soit de statut public ou privé, le manager dans un contexte public ne peut être assimilé à un simple cadre hiérarchique répercutant les injonctions de sa hiérarchie. Les dimensions relationnelles et de traduction de l’encadrement sont pleinement valorisées ici. Le travail sur les ressources, notamment externes, apparaît aussi comme une dimension importante du rôle du manager privé.

Cependant, si ce travail souligne les convergences réelles dans le travail effectif de l’encadrement dans un contexte public, il met aussi en évidence que le manager privé n’hésite pas à entrer clairement en conflit avec la communauté des professionnels. Si la recherche de l’accord est une priorité chez lui, elle doit s’opérer dans des conditions qui supposent de profondes remises en causes qu’il est prêt à assumer. L’intensité de la conflictualité créée et la force de la résistance décrite constituent des ruptures par rapport aux différents travaux décrivant le cadre privé dans les partenariats privé/public (Gaudron 2009). Cette relativisation de la vision pacifiée de la réforme incite la communauté scientifique à investiguer plus avant sur cette piste et porter une vision plus réaliste des partenariats privé/public où recherche d’accords et conflits se combinent. Plus encore, il nous semble que la dichotomie recherche de compromis en interne et établissement d’arrangements en externe peut aisément s’expliquer par l’existence d’un rapport de forces plus favorable dans le premier cas que dans le second. Il conviendrait ici de mieux cerner cette flexibilité stratégique dans la gestion « des états de grandeur ».

Le compromis est une affaire d’habileté. Dans notre cas, il suppose une bonne appréciation de la situation locale, politique quand il s’agit des élus, managériale quand il s’agit des publics et professionnelle quant il s’agit des MNS. Si la réalité montre que les managers ne sont pas tous d’anciens MNS, la connaissance de la culture professionnelle qui anime ces derniers, est un atout pour rapprocher les valeurs des cités civiques et marchandes. Même si les stratégies de contournement par le recrutement de jeunes MNS peu expérimentés et malléables sont largement mobilisées, elles ne peuvent seules expliquer le succès apparent de la DSP dans les piscines que nous avons observées. L’importance des caractéristiques personnelles et professionnelles des managers privés pour créer des dispositifs sources de compromis est évidente. Dans cette perspective, l’analyse plus fine des carrières et bifurcations des managers privés semble nécessaire. On pourrait aussi se demander si le compromis n’est pas dans un premier temps intériorisé par les managers eux-mêmes, lorsqu’ils ont été par le passé MNS. On pourrait alors chercher à comprendre comment ces managers élaborent eux-mêmes ce compromis à leur niveau, lors des transitions de carrière, et se sortent de ce conflit interne de valeurs.

Au-delà, il convient de relativiser la portée de notre analyse si on considère que, dans notre échantillon, la quasi-totalité des managers sont en régie intéressée, ce qui constitue une forme de DSP beaucoup moins risquée financièrement que l’affermage ou la concession. La prise en compte de ces deux variables doit à l’avenir nous apporter un éclairage précieux sur les formes d’arrangements et de compromis que les managers privés sont amenés à construire pour gérer leurs structures publiques.

Tableau 2

caractérisation de l’échantillon de recherche

caractérisation de l’échantillon de recherche

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