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Un système est un ensemble structuré et ordonné d’éléments en interaction (Forrester, 1975). Il est considéré comme complexe, dans la mesure où ses composantes et les interactions entre elles sont multiples, mais également en raison de la diversité de ses comportements dynamiques (Sterman, 2000). La science de la complexité suggère en effet que les systèmes soient caractérisés par des relations non linéaires, à l’origine des transformations dynamiques qu’ils subissent (Morçöl, 2005). Ces comportements dynamiques étant difficilement prévisibles et pouvant être contraires à l’intuition, les actions menées dans ces systèmes créent souvent des effets qui diffèrent des résultats attendus et désirés, même lorsque les décideurs tentent d’agir au mieux en fonction des objectifs à atteindre (Sterman, 2000; Friedman, 2004; Forrester, 1975). Les individus ont des difficultés à s’adapter de manière optimale et satisfaisante à des environnements complexes (Simon, 1991; Friedman, 2004), et la prise de décision est affectée tant par les structures internes causales des systèmes complexes, que par les limites cognitives des décideurs (Rouwette et al., 2004). Par ailleurs, dans ces systèmes, de fortes divergences peuvent exister entre les opinions des différents agents quant au problème lui-même à résoudre (Vennix, 1999).

Pour faire face à la complexité, les travaux antérieurs suggèrent que l’action doive suivre une démarche incrémentale en se focalisant sur des changements mineurs (Rees et Porter, 2006b). De manière générale, de nombreux auteurs soutiennent que la démarche incrémentale, par opposition à la démarche synoptique, est une description plus réaliste de la façon dont se prennent les décisions stratégiques (Rees et Porter, 2006a; Fredrickson et Mitchell, 1984; Jones et Gross, 1996). Mais toutes les situations ne requièrent pas le même degré d’incrémentalisme : un fort degré est à privilégier dans les situations jugées relativement stables et lorsque les décisions antérieures sont allées dans le bon sens; en revanche, il est jugé moins approprié dès lors que les conditions changent trop rapidement et que les actions initiales sont sujettes à critiques (Etzioni, 1967). En outre, bien que moins adaptée aux décisions prises dans un environnement complexe, la démarche synoptique peut s’avérer moins coûteuse et plus facilement applicable (Desreumaux, 1993). Dès lors, les caractéristiques de la démarche décisionnelle mise en oeuvre varient d’un contexte à un autre (Papadakis et al., 1998; Rajagopalan et al., 1993) et de nombreux déterminants sont susceptibles d’exercer une influence sur elles (Elbanna et Child, 2007).

Alors que les recherches qui portent sur les démarches incrémentales tendent à s’appuyer sur des perspectives soulignant les aspects graduels et politiques des processus de décision, celles fondées sur les démarches synoptiques décrivent principalement les processus de décision selon des perspectives analytiques et intentionnelles (Elbanna et Child, 2007). Le modèle incrémental de Lindblom (1979) en est un bon exemple, étant donné qu’il se centre sur le caractère graduel des démarches décisionnelles et qu’il se fonde sur une rationalité politique a posteriori. Pourtant, ces perspectives ne sont pas mutuellement exclusives et certains auteurs ont effectivement considéré leur coexistence (Elbanna et Child, 2007; Rajagopalan et Rasheed, 1995; Etzioni, 1967; Quinn, 1980). Notamment, des éléments d’une rationalité dite intentionnelle (a priori) ont été intégrés au modèle incrémental (Etzioni, 1967; Quinn, 1980). Toutefois, la rationalité des décisions ne peut se mesurer en fonction d’une rationalité absolue a priori, ou même a posteriori, et elle ne peut être substituée par la rationalité d’un système d’acteurs qui se décompose en réalité en une série de rationalités différentes (Crozier et Friedberg, 1980). En particulier, les décisions et les actions prises dans un système complexe ne pourraient s’expliquer que par la combinaison de différentes conceptions de la rationalité (Hafsi et al., 2000).

Si les démarches incrémentales sont privilégiées par les décideurs en situation complexe, elles peuvent donc se fonder simultanément sur des rationalités a priori et a posteriori, et être contingentes à de nombreux déterminants. L’objectif de cet article est ainsi d’investiguer, de manière empirique, les démarches décisionnelles mises en oeuvre par les décideurs qui agissent dans un système complexe, en adoptant un cadre d’analyse pluraliste et intégré. Il se centre plus particulièrement sur des décisions de type politique publique. En effet, celles-ci impliquent souvent une démarche décisionnelle à caractère incrémental (Robinson et Meier, 2006) et un degré élevé de complexité (Lundin, 2007). Par ailleurs, si la science de la complexité est de plus en plus présente dans le domaine des sciences de la gestion, elle est aussi de plus en plus appliquée à celui des politiques publiques (Meek, 2010).

La première partie de cet article propose une synthèse des notions conceptuelles, permettant de développer un cadre d’analyse pluraliste et intégré des démarches décisionnelles. Puis la méthode de recherche suivie est expliquée. Elle consiste en une expérimentation basée sur un cas décisionnel simulé, menée auprès de quarante décideurs politiques qui agissent dans le système de la propriété intellectuelle des innovations biotechnologiques. Les démarches décisionnelles mises en oeuvre dans ce système particulier sont ensuite présentées et discutées. Il s’agit toutefois ici de se concentrer sur la problématique de la décision, plutôt que sur les enjeux eux-mêmes des politiques de propriété intellectuelle dans le domaine de la biotechnologie.

Complexité et démarche décisionnelle

Cette partie discute des démarches synoptiques et incrémentales en situation complexe. Puis elle propose une comparaison de deux modèles d’incrémentalisme en mettant l’accent sur les rationalités sous-jacentes, avant de proposer un cadre d’analyse des démarches décisionnelles.

Les démarches synoptiques et incrémentales face à la complexité

De manière générale, les processus de décision peuvent s’inscrire dans deux démarches processuelles distinctes : les démarches synoptiques ou incrémentales (Rees et Porter, 2006a; Elbanna, 2006; Fredrickson et Mitchell, 1984). Celles-ci peuvent toutefois coexister sur certains aspects (Elbanna et Child, 2007; Rajagopalan et Rasheed, 1995; Etzioni, 1967).

La démarche synoptique est considérée comme une extension du modèle traditionnel rationnel, qui se centre sur l’analyse (Elbanna, 2006). Cette démarche caractérise « un processus proactif rationnel, qui implique des activités telles que l’identification des objectifs, le contrôle de l’environnement, l’évaluation des capacités internes, la recherche et l’évaluation d’alternatives et le développement d’un plan intégré pour atteindre les objectifs » (Fredrickson et Mitchell, 1984, p. 401). Elle requiert un fort degré de complétude tant en termes d’information que d’analyse (Jones et Gross, 1996). La complétude d’une décision renvoie au degré d’exhaustivité ou d’inclusivité que cherchent à atteindre les décideurs lors du développement et de l’intégration de décisions (Papadakis et al., 1998). Elle implique, entre autres, la multiplicité des options considérées, ainsi que l’évaluation en profondeur de chacune d’entre elles tout en prenant en compte l’ensemble des conséquences (Fredrickson et Mitchell, 1984).

Toutefois, les décisions dans un système complexe sont généralement caractérisées par un fort degré d’incertitude, en ce sens que « les résultats des décisions ne peuvent être calculés avec certitude, étant donné que les états futurs du système sont difficilement prévisibles et que la complexité du système est trop élevée pour permettre le traitement de toutes les données » (Größler, 2004, p. 319). Les décideurs disposent rarement de toute l’information requise (Jones et Gross, 1996; Simon, 1945). Ils restreignent le nombre d’options considérées et l’information utilisée pour les évaluer (Krabuanrat et Phelps, 1998; Simon, 1945), et ne peuvent anticiper tous les champs de comportements possibles (Simon, 1945). La résolution de problèmes décisionnels dans les systèmes complexes se caractérise par une imperfection de l’information, un coût d’analyse élevé (en termes de temps et de ressources) et une capacité limitée à résoudre tous les enjeux interconnectés par une analyse globale et complète (Jones et Gross, 1996). En raison de cette « complexité d’abondance » (Martinet, 2006), l’idéal synoptique ne semble que peu adapté aux difficultés que pose leur résolution. Par ailleurs, étant donné que ces problèmes décisionnels impliquent souvent différents intérêts et points de vue possiblement conflictuels (Radford, 1977), ils peuvent également être caractérisés par une « complexité de sens » (Martinet, 2006). Or, l’idéal synoptique peut là encore être remis en cause, étant donné qu’en complexité de sens, les objectifs sont flous et équivoques, et que « les rares solutions tendent à apparaître avant la construction satisfaisante du problème » (Martinet, 2006, p. 36).

Comme le soulignent Payne et al. (1992), les décideurs adaptent leurs processus de décision à la complexité des tâches. En particulier, face à la double-complexité d’abondance et de sens, les décideurs abandonnent (consciemment ou non) l’objectif d’une solution « optimale », ainsi que l’atteinte d’un degré de complétude élevé : ils cherchent plutôt à simplifier le problème, à diminuer l’incertitude des résultats de la décision, à réduire les conflits d’intérêts et de valeurs en favorisant la communication et la participation, et à mettre l’accent sur des mesures incrémentales qui n’impliquent pas de grands changements fondamentaux (Radford, 1977). Dans les systèmes complexes, l’action devrait en effet se focaliser sur des changements graduels et mineurs (Rees et Porter, 2006b). Une telle démarche incrémentale permet d’une part, de garder et développer les bonnes pratiques, et de changer graduellement, voire éliminer, les mauvaises; et d’autre part, de mettre l’effort sur des changements jugés réalistes, ainsi que sur la résolution de problèmes plutôt que sur le développement de « grandes stratégies » visant à atteindre des buts prédéterminés (Rees et Porter, 2006a). De plus, le fait de procéder par petits pas serait un moyen de gérer l’incertitude et de limiter les risques (Dixit et Skeath, 1999). Les degrés d’incertitude peuvent d’ailleurs en eux-mêmes influencer les choix des décideurs en matière de démarches d’analyse. Par exemple, Courtney et al. (1997) suggèrent qu’en situation de forte incertitude, des techniques d’analyse qualitatives devraient être privilégiées, par opposition aux techniques analytiques quantitatives conçues pour identifier une solution dite optimale (Radford, 1977).

Plusieurs modèles fondés sur l’aspect incrémental des décisions ont été proposés dans la littérature. Bien que ces modèles se distinguent sur certains aspects, ils intègrent systématiquement une analyse qui consiste à considérer un nombre limité d’alternatives, lesquelles visent à modifier le statu quo d’une manière uniquement graduelle (Lindblom et Woodhouse, 1993). Rajagopalan et Rasheed (1995) recensent deux modèles prédominants : l’incrémentalisme disjoint et l’incrémentalisme logique. Le tableau 1 propose une comparaison de ces deux modèles, qui sont explicités ci-dessous.

Incrémentalisme disjoint : une rationalité a posteriori

Le modèle d’incrémentalisme disjoint (également qualifié de gradualisme segmenté ou d’incrémentalisme décousu) a surtout été élaboré par Lindblom (1979), pour expliquer les prises de décisions au sein des gouvernements (Rajagopalan et Rasheed, 1995; Vidaillet, 2005). Ce modèle se fonde sur une succession d’approximations visant à résoudre un problème, plutôt qu’à une programmation exacte, et suppose que les décideurs suivent un processus graduel et par palier fondé sur une rationalité a posteriori.

Le modèle d’incrémentalisme disjoint de Lindblom (1979) s’applique aux systèmes dits ouverts, dans lesquels il est impossible a priori de définir, ni de pleinement comprendre, l’ensemble des variables qui affectent une décision : la prise de décision est principalement adaptative et réactive (Nutt, 1976). Selon ce modèle, premièrement, les décideurs considèrent un nombre limité d’alternatives et de conséquences pour chacune d’entre elles, et leur évaluation est principalement basée sur l’expérience. Deuxièmement, le problème et les objectifs sont continuellement redéfinis, les objectifs choisis sont simples et les fins sont ajustées aux moyens. Troisièmement, les décideurs essaient « seulement » d’accomplir un pas dans la direction souhaitée et n’ont donc pas besoin de comprendre tous les aspects d’un problème, ni de trouver sa solution « juste ». Quatrièmement, la résolution de problèmes est moins guidée par l’aspiration d’un état futur désiré bien défini que par l’identification de maux qui requièrent un remède, l’attention étant portée sur des imperfections spécifiques qui peuvent être corrigées. Cinquièmement, l’analyse est fragmentée entre les multiples participants, ou partisans, car les différents groupes d’intérêts concernés par la politique appréhendent différemment le même enjeu et produisent différents types d’information. Sixièmement, il s’agit d’une rationalité a posteriori, dans laquelle l’expérience mise en oeuvre permet de proposer des solutions dites d’ajustement mutuel partisan : à force de marchandage et de compromis durant le jeu des négociations qui précède la prise de décision, il se dégage des décisions de politique publique qui sont relativement satisfaisantes pour tous les intéressés (Lindblom, 1979; Jones et Gross, 1996). Le fait d’avancer par petits pas comporte d’ailleurs ici « un avantage tactique » en ce sens que « chaque nouvelle étape […] étant perçue comme un prolongement, il est plus facile de convaincre les différentes parties prenantes d’adhérer aux solutions proposées » (Vidaillet, 2005, p. 241).

Tableau 1

Incrémentalisme disjoint versus incrémentalisme logique

Incrémentalisme disjoint versus incrémentalisme logique
Source : Rajagopalan et Rasheed, 1995, p. 294

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Ce modèle, qui se fonde sur un raisonnement a posteriori, se centre donc sur la conception d’une rationalité exploratoire (Romelaer et Lambert, 2001), principalement de type politique. La conception de la rationalité politique suggère que les décisions soient prises au sein d’arènes politiques, en ce sens que les décisions sont le résultat d’un processus dans lequel les décideurs ont des objectifs différents et entrent dans des coalitions, et que le choix reflète les préférences d’individus puissants (Eisenhardt et Zbaracki, 1992). La décision est vue comme le produit d’un jeu d’acteurs défendant leur vision et leurs intérêts. L’action n’est plus un choix mais un compromis entre plusieurs acteurs indépendants, qui n’ont pas tous les mêmes objectifs ou préférences (Allison, 1971). Les notions de négociation, de compromis, de marchandage, d’incohérence et de conflit endémique deviennent fondamentales (March, 1962). En définitive, la conception de la rationalité politique suggère que le système soit composé de plusieurs acteurs ou groupes d’intérêt, ayant des objectifs divergents voire conflictuels (Cyert et March, 1963), et que la décision soit le résultat d’un processus politique fondé sur des activités diplomatiques dans lesquelles s’engagent les acteurs du système (Krabuanrat et Phelps, 1998).

Incrémentalisme logique : une rationalité a priori

Le modèle d’incrémentalisme logique a principalement été développé à partir de l’étude de la formulation des stratégies dans de grandes organisations complexes. Contrairement au modèle d’incrémentalisme disjoint, il intègre des éléments de planification rationnelle.

En effet, le modèle d’incrémentalisme logique suggère une rationalité décisionnelle (dont l’objectif est de trouver la « meilleure » décision) durant la phase de formulation de la stratégie, et une rationalité d’action (centrée sur l’implication des acteurs et la coopération) durant la phase d’implantation de la stratégie (Rajagopalan et Rasheed, 1995). Ce modèle, qui puise ses fondements dans les travaux de Quinn (1980), assimile la prise de décision à un processus conscient et proactif, qui s’appuie sur la coordination planifiée et centralisée de décisions incrémentales. Ces décisions stratégiques impliquent la combinaison de techniques comportementales, de jeux politiques et d’analyse formelle, dans un chemin incrémental logique dirigé vers des objectifs qui sont grossièrement conçus puis révisés à la lumière de nouvelles informations pendant le processus (Quinn, 1980).

Ainsi, tout en prenant en considération la logique politique, ce modèle d’incrémentalisme intègre une logique intentionnelle et « rationnelle ». La rationalité est donc une rationalité a priori, en ce sens qu’elle préexiste à la décision et qu’elle cherche à atteindre un objectif prédéfini (Romelaer et Lambert, 2001). Plus précisément, elle s’inscrit ici sous le postulat d’une rationalité limitée et procédurale. Selon cette conception de la rationalité procédurale, qui s’oppose à la rationalité substantielle, « la bonne décision n’est pas la meilleure en termes de résultats, mais celle qui découle de la procédure délibérative adaptée, ou du processus réflexif pertinent » (Tricou, 2005, p. 42). En d’autres termes, l’accent est mis sur la façon de décider et le critère décisionnel se révèle être un indicateur de satisfaction plutôt que d’optimisation (Simon, 1945). Les décideurs sont assimilés à des processeurs d’informations imparfaites, qui s’efforcent de suivre en partie le modèle décisionnel rationnel classique, tout en évitant la surcharge cognitive en restreignant le nombre d’alternatives considérées et l’information utilisée pour les évaluer (Krabuanrat et Phelps, 1998). Ils ont une connaissance limitée de la situation, et s’engagent dans un processus qui ne peut se caractériser par sa complétude. La recherche d’information est alors guidée par des heuristiques, ou simplifications cognitives, utilisées pour simplifier le processus de décision (Gavetti et al., 2005). Celles-ci peuvent consister en des procédures fondées sur l’intuition, l’expérience et des cas décisionnels similaires (Krabuanrat et Phelps, 1998). Notamment, le raisonnement par analogie permet aux décideurs de se raccrocher à une situation jugée similaire et d’appliquer les leçons tirées de l’expérience passée (Gavetti et al., 2005). En résumé, dans cette conception de rationalité intentionnelle mais limitée, la démarche décisionnelle est orientée vers l’atteinte d’un objectif prédéfini et vise à rechercher une solution satisfaisante, tout en obéissant à des simplifications cognitives en raison des informations et connaissances incomplètes.

Proposition d’un cadre d’analyse pluraliste et intégré

Dans un système complexe, une démarche incrémentale suppose de modifier le système actuel d’une manière graduelle, en ne considérant qu’un nombre limité, non exhaustif, d’alternatives décisionnelles. Les rationalités mises en oeuvre peuvent toutefois rejoindre simultanément des logiques a posteriori et politiques, et des logiques a priori et rationnellement limitées; ces deux conceptions n’étant pas mutuellement exclusives en situation complexe.

Par ailleurs, de nombreux déterminants influencent les processus de décision mis en oeuvre (Papadakis et al., 1998; Rajagopalan et al., 1993; Elbanna et Child, 2007), dont la démarche décisionnelle poursuivie. Au regard de la littérature, ils incluent les caractéristiques de la décision, les caractéristiques des décideurs et les facteurs contextuels (contexte organisationnel et contexte environnemental). La présente recherche s’appuyant sur un unique cas décisionnel, les caractéristiques de la décision sont identiques pour l’ensemble des démarches décisionnelles étudiées et sont donc exclues de l’analyse. Aussi, seuls les facteurs contextuels et les caractéristiques des décideurs sont ici analysés en tant que déterminants potentiels.

Les facteurs contextuels peuvent impliquer tant les variables environnementales externes à l’organisation que ses caractéristiques internes (Papadakis et al., 1998). Dans cette recherche, ils incluent la zone géographique, le type de l’organisation, ainsi que la taille de l’unité. Quant aux caractéristiques des décideurs, elles se limitent ici aux variables démographiques et à leurs prédispositions cognitives. De manière générale, les variables démographiques peuvent concerner le genre, l’âge, l’expérience, l’éducation et la discipline de formation du décideur (Hitt et Tyler, 1991; Papadakis et Barwise, 2002). Parmi les prédispositions cognitives, sont généralement considérés l’attitude des décideurs face au risque décisionnel (Papadakis et al., 1998; Hitt et Tyler, 1991) et leur style cognitif. Sur ce dernier point, et bien que plusieurs dimensions propres aux styles cognitifs aient été investiguées dans la littérature, deux grandes tendances peuvent être dégagées : les raisonnements analytique versus heuristique ou intuitif (Henderson et Nutt, 1980).

Dans cette perspective pluraliste et intégrée, la figure 1 illustre le cadre d’analyse sur lequel se fonde l’examen des démarches décisionnelles mises en oeuvre par les décideurs politiques qui ont participé à la présente recherche.

Figure 1

Cadre d’analyse des démarches décisionnelles

Cadre d’analyse des démarches décisionnelles

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Méthode de recherche

Cette partie présente le contexte de la recherche, l’échantillon et l’expérimentation sur lesquels se fonde la collecte des données, et enfin, la méthode d’analyse des données.

Le contexte de la recherche : les politiques publiques en matière de propriété intellectuelle

Les démarches décisionnelles investiguées dans cet article concernent le développement de nouvelles politiques publiques, visant à modifier le cadre législatif ou réglementaire de la propriété intellectuelle dans le contexte de la biotechnologie. Le choix de se diriger vers des décisions de type politique publique se justifie par le fait que la plupart d’entre elles sont complexes à développer et à implanter (Lundin, 2007) et que les démarches incrémentales prédominent au sein des administrations publiques (Robinson et Meier, 2006).

Le système de la propriété intellectuelle des innovations biotechnologiques a, quant à lui, été choisi pour deux raisons principales. D’une part, il se caractérise par une complexité d’abondance, étant donné qu’il inclut de nombreux éléments en interaction, de nature variée et générant des dynamiques et forces contraires (Barrett, 2004). Notamment, les questions reliées à la protection des innovations biotechnologiques, dont la brevetabilité des créations génétiques, ne peuvent être caractérisées uniquement en termes de « simples » problèmes juridiques : elles doivent également être abordées sous des aspects sociaux, éthiques, économiques et managériaux (Gold et al., 2002). D’autre part, ce système implique une complexité de sens : le sujet de la biotechnologie est fortement controversé et des points de vue antagonistes subsistent, notamment en ce qui concerne les considérations éthiques reliées à la brevetabilité du vivant (Gaumont-Prat, 2006). Les adaptations du système de la propriété intellectuelle sont ainsi principalement le fruit de négociations complexes entre des agents ayant des intérêts et points de vue conflictuels (Helfer, 2003). Il s’agit d’acteurs au sein d’organismes publics, mais aussi d’organisations non gouvernementales, de l’industrie et de la société civile, et ce, tant sur la scène nationale qu’internationale. En définitive, force est de constater que les ajustements réalisés en matière de propriété intellectuelle ne sont pas toujours adaptés aux défis de la biotechnologie (Gold et al., 2002) et que les nouveaux régimes mis en oeuvre sont encore instables (Coriat et Orsi, 2002).

L’expérimentation auprès de décideurs politiques

Pour être en mesure de contrôler l’environnement décisionnel et de capter les points de vue de praticiens expérimentés, une expérimentation basée sur l’approche de cas simulé (Henderson et Nutt, 1980) a été menée auprès de décideurs politiques affiliés à des services administratifs concernés par les politiques publiques en matière de propriété intellectuelle. Le cas décisionnel (cf. annexe A) porte plus précisément sur le développement et l’introduction de politiques de propriété intellectuelle en vue d’inciter l’innovation biotechnologique et faciliter l’accès aux nouvelles technologies. La validité externe d’une telle recherche reposant sur le caractère réaliste du cas simulé (Lilien et al., 2004), deux réunions ont été organisées pour le pré-tester (l’une avec deux acteurs de Santé Canada, et l’autre avec un acteur du Ministère de l’économie en France). Son réalisme a été jugé satisfaisant, comme l’indique par exemple un des praticiens : « C’est toute la question. Elle n’est pas qu’hypothétique pour moi, c’est mon travail ».

Les sessions expérimentales se sont appuyées sur des entretiens individuels en profondeur, durant lesquels les décideurs politiques ont été amenés à expliquer le processus décisionnel qu’ils suivraient pour résoudre le cas décisionnel fictif[1]. Au total, quarante décideurs ont été interviewés au sein des organisations suivantes : des ministères et des offices nationaux de propriété intellectuelle (en Belgique, au Canada, en France, au Royaume-Uni, en Suisse), des organisations intergouvernementales européennes (l’Organisation Européenne des Brevets, la Commission Européenne) et des organisations intergouvernementales mondiales (l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques, l’Organisation Mondiale de la Santé, l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, l’Organisation Mondiale du Commerce).

À la fin de l’entretien, les interviewés avaient la responsabilité de remplir un court questionnaire, pour permettre de collecter les données relatives aux déterminants potentiels des démarches décisionnelles. D’une part, le questionnaire s’est centré sur les caractéristiques démographiques des répondants, ainsi que sur trois facteurs contextuels : la zone géographique (nationale (Belgique, Canada, France, Royaume-Uni, Suisse), régionale (Europe), ou mondiale), le type de l’organisation (gouvernemental ou intergouvernemental), et la taille de l’unité d’affiliation des répondants (en moyenne, la taille est de 25 employés). D’autre part, il s’agissait d’apprécier les prédispositions cognitives des décideurs. Pour ce faire, la mesure de leur style intuitif a été adaptée de l’échelle proposée par Wally et Baum (1994), qui se rapporte au degré de recours à l’intuition et présente l’avantage de mesurer simultanément la préférence d’un individu et l’utilisation elle-même de l’intuition (Sinclair et Ashkanasy, 2005); et la mesure de leur attitude face au risque décisionnel s’est inspirée de l’échelle utilisée par Sitkin et Weingart (1995), qui porte sur le degré de propension à prendre des risques lors de la prise de décision. La cohérence interne et la validité structurelle ont été vérifiées pour chacune des échelles (cf. Annexe B). Leur fiabilité est jugée satisfaisante étant donné que les alphas de Cronbach sont supérieurs à 0.6 et qu’ils sont relativement proches de ceux obtenus par leurs auteurs.

L’analyse des données

La méthode d’analyse principale consiste en une analyse de contenu thématique. Elle s’est appuyée sur un dictionnaire des thèmes et sur une codification effectuée à l’aide du logiciel NVivo, à partir de la retranscription intégrale des entretiens. Suivant les recommandations de Miles et Huberman (1994), une liste de codes a été prédéfinie avant le travail sur le terrain. Ce codage a été établi en fonction des caractéristiques à investiguer pour qualifier les démarches décisionnelles (cf. figure 1). Un double codage a été opéré pour vérifier que la procédure puisse être répétée avec le même résultat : trois entretiens ont été soumis à un double-codage interne; trois autres entretiens ont été soumis à un double-codage externe.

L’effet des déterminants potentiels a ensuite été testé statistiquement, dès lors que des différences étaient perçues relativement aux caractéristiques des démarches décisionnelles. Ces attributs dits différenciés ont émergé des entretiens et ont été codés en tant que variables dichotomiques (absence ou présence de l’attribut). Les relations entre chacun des déterminants potentiels (collectés dans le questionnaire) et chacun des attributs différenciés ont été soumises à un test exact de Fisher, à savoir un test de tri croisé pour les petits échantillons.

Résultats de la recherche : application du cadre d’analyse

Cette partie dresse le portrait des démarches décisionnelles « racontées » par les décideurs politiques, en fonction de leur caractère incrémental, de leur rationalité a posteriori et politique, et enfin, de leur rationalité a priori et limitée. Elle expose également les résultats obtenus quant aux effets des déterminants potentiels des démarches décisionnelles.

Une démarche décisionnelle graduelle et non exhaustive

La démarche décisionnelle peut être qualifiée de graduelle, étant donné que les décideurs politiques soulignent tous la nécessité de procéder par palier. Ainsi, un décideur explique que : « On va devoir y aller en étapes. C’est-à-dire qu’on sait qu’on aimerait arriver à un changement majeur, mais qu’il y a tellement d’implications qu’on est obligé de se dire : c’est là qu’on veut être, mais pour y arriver, il faut qu’on prenne une étape intermédiaire. Le temps que tout s’ajuste un petit peu ».

Également, le discours de l’ensemble des décideurs politiques traduit une démarche qui ne se veut pas exhaustive dans l’évaluation des alternatives décisionnelles, malgré une préférence marquée pour les évaluations multicritères. De manière générale, les décideurs tendent à suivre une logique accélérée d’entonnoir, dans laquelle très peu d’options survivent et font l’objet d’une investigation approfondie : « Si vous arrivez avec 10 solutions, c’est vous qu’on va dissoudre, là. […] En général, c’est plutôt soit une proposition, soit 2-3 pistes ». Tandis qu’au départ le nombre d’options identifiées n’est aucunement limité, celles-ci sont ainsi très rapidement réduites à quelques alternatives (deux ou trois; voire une seule); et seules ces alternatives retenues font l’objet d’une évaluation en profondeur. La totalité des décideurs mentionne d’ailleurs le recours à de multiples critères d’évaluation. Tout en reconnaissant ce caractère multicritères, certains précisent toutefois que tous les facteurs ne sont pas pris en compte lors du choix décisionnel : « On n’essaiera pas de rendre systématique l’analyse des conséquences de la décision qu’on va prendre »; « Ce n’est pas possible de prendre en compte tous les facteurs ».

En outre, la démarche d’analyse ne s’appuie que rarement sur des procédures fondées sur des techniques formelles analytiques et quantitatives, « sauf par exemple en ce qui concerne les données liées aux brevets, pour lesquelles des statistiques sont accessibles ». Selon les propos des décideurs, c’est en effet « plus complexe, c’est très peu de quantitatif. C’est beaucoup, beaucoup, du qualitatif ». Les notions d’intuition, d’expérience et de consultation occupent ici une place prédominante dans le discours de l’ensemble des répondants, et tous soulignent le recours à des techniques à essence heuristique, à savoir des techniques dites de créativité.

Une décision politique fondée sur des activités diplomatiques

Étant donné que les démarches décisionnelles investiguées s’inscrivent dans un processus législatif, elles impliquent deux niveaux : la décision est dans un premier temps une décision dite technique qui se fonde sur une démarche processuelle et d’analyse suivie par différents services administratifs; puis la décision devient une décision ultimement politique. L’ensemble des processus décisionnels traduit ainsi un fort degré de politisation de la décision finale : « L’élaboration des politiques est un travail d’analyse de réflexion. Puis il y a la décision politique en tant que telle, qui peut être une décision purement pour des questions électorales ».

Au niveau de la décision « technique » elle-même, la rationalité est vue comme une réalité négociée, parce que politique, qui implique des arbitrages et des activités diplomatiques. En effet, les notions de négociation et de compromis sont jugées fondamentales par la quasi-totalité des répondants : « C’est des problèmes de compromis, de négociation ». Des activités diplomatiques surviennent ainsi systématiquement entre les acteurs des différents services administratifs impliqués, afin de gérer leurs objectifs et intérêts conflictuels et d’aboutir à une décision collective. Les activités diplomatiques qui prédominent ont comme objectif d’aboutir à un consensus entre l’ensemble des acteurs internes concernés par la politique. Au-delà des activités de recherche de consensus, il peut également s’agir d’activités de négociation, de recherche de compromis, de persuasion, voire de manipulation.

Dépendamment des décideurs, des activités diplomatiques auprès des parties prenantes du système (externes à l’organisation) peuvent aussi survenir. Ces activités diplomatiques dites externes peuvent être initiées soit par les décideurs eux-mêmes, soit par les parties prenantes dès lors qu’elles s’organisent en lobby par exemple. Elles regroupent plus précisément des activités de négociation, de recherche d’enjeux communs, de recherche de compromis et de persuasion. Les activités diplomatiques externes sont initiées par près des trois quart des répondants, en vue d’éviter d’éventuelles réactions négatives de la part des parties prenantes. Les autres répondants, qui ne les enclenchent donc pas par eux-mêmes, expliquent quant à eux que même si les parties prenantes sont impliquées dans le processus décisionnel afin de connaître leurs points de vue, ils ne cherchent aucunement à obtenir leur accord ou appui : « Mais on ne négocie pas avec elles. Nous, on ramasse vraiment l’information et […] on l’analyse »; « On ne peut jamais satisfaire tous les intérêts. Nous ne cherchons pas à atteindre un consensus avec les parties prenantes ».

Une décision rationnellement limitée, des objectifs de nature variée

Aucun des décideurs politiques ne prétend effectuer un choix pouvant être qualifié d’optimal. De manière générale, le critère décisionnel se révèle être un indicateur de satisfaction plutôt que d’optimisation : « Donc je serais tenté de dire que ce n’est pas forcément une solution efficace, mais au moins satisfaisante »; « Les gens, petit à petit, arrivent à dire que c’est la moins mauvaise solution ». Tous expliquent également que plus les acteurs se rapprochent du sommet de la hiérarchie décisionnelle, moins leurs connaissances sur le sujet sont étendues. Ces connaissances limitées peuvent concerner le cadre juridique de la propriété intellectuelle, le secteur de la biotechnologie et ses enjeux, voire les acteurs eux-mêmes du système.

En outre, l’ensemble des décideurs reconnait que chaque service administratif va plus précisément analyser, pour des raisons de compétences et d’intérêts à défendre, les conséquences et enjeux décisionnels relatifs à sa propre structure, ce qui sous-tend l’idée d’une analyse décisionnelle fragmentée : « Chacun revient avec les questions qui sont dans son milieu d’expertise, disons. Chacun fait son travail. On les colle ensemble. C’est le produit des recherches que chacun fait, puis on compare ». On note aussi que plus des deux tiers des décideurs ont recours à des heuristiques décisionnelles : la tendance est de s’appuyer sur des cas vécus à l’étranger dans le même domaine, et plus rarement, sur des cas jugés similaires dans d’autres domaines.

Par ailleurs, bien que le cas décisionnel simulé précise les objectifs à atteindre (en l’occurrence, l’accroissement des incitatifs à l’innovation biotechnologique et de l’accès aux nouvelles technologies), la nature des objectifs poursuivis peut varier selon les répondants. En effet, seule une minorité des décideurs politiques (moins du quart d’entre eux) décrit un processus orienté pour atteindre un objectif prédéfini et relativement stable : « C’est beaucoup plus de savoir qu’est-ce que ça prendrait de faire en fonction d’un objectif, qu’on aurait défini et que l’on voudrait atteindre »; « Donc, il faudrait d’abord définir quels sont les objectifs vers lesquels on veut tendre ». À l’inverse, plus des trois quarts des décideurs politiques décrivent un processus décisionnel principalement orienté pour obtenir une modification de l’état actuel, et pouvant être dit curatif. Les notions d’adaptation ou d’amélioration du système actuel sont ainsi mises en avant dans le discours de ces derniers : « On ne va pas non plus éprouver le besoin de trouver de nouveaux outils de protection. Par contre, on peut adapter les outils actuels pour qu’ils soient plus performants »; « On ne va pas dire :on veut absolument que ça fasse telle chose. Mais plutôt : on s’intéresse à la biotechnologie industrielle, et on aimerait voir quelles sont les pistes d’amélioration possibles ». De plus, ces décideurs expliquent que les objectifs sont amenés à évoluer durant le processus : « Il arrive que les uns ou les autres anticipent d’autres difficultés qui peuvent survenir et enrichissent la problématique de ce point de vue là. La façon de les interpréter n’ira pas forcément dans le sens de l’objectif qui était à atteindre »; « Alors, le but n’est pas dès le début. C’est un peu un micmac au début, qui devient de plus en plus clair, qui évolue ».

Déterminants potentiels de la démarche décisionnelle

Certaines caractéristiques de la démarche décisionnelle varient donc d’un décideur politique à un autre. Ces attributs dits différenciés, synthétisés dans le tableau 2, concernent la présence ou non d’activités diplomatiques initiées à l’externe, le recours ou non à des cas décisionnels similaires, et la nature des objectifs poursuivis (prédéfinis et relativement stables versus curatifs et changeants). L’examen des déterminants potentiels se limite ici à leur influence potentielle sur ces trois aspects différenciés. Le tableau 3 présente les résultats statistiques obtenus.

Tableau 2

Attributs différenciés de la démarche décisionnelle

Attributs différenciés de la démarche décisionnelle

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Tableau 3

Significativité des effets des déterminants potentiels (Test exact de Fisher)

Significativité des effets des déterminants potentiels (Test exact de Fisher)

* p< 0,05

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Certaines des caractéristiques personnelles des décideurs ont un effet significatif, à savoir le niveau d’éducation et la propension à prendre des risques lors de l’action. Leur influence s’exerce toutefois uniquement sur le recours, ou non, à des heuristiques décisionnelles. D’une part, contrairement aux répondants moins diplômés, ceux détenant un doctorat tendent à davantage s’appuyer sur des cas décisionnels similaires. Ce résultat est néanmoins à prendre avec précaution, étant donné que la population impliquée dans la présente recherche est fortement diplômée. D’autre part, le degré de propension à prendre des risques lors du choix d’une action influence positivement le recours à des heuristiques décisionnelles : les répondants qui ont une faible propension à prendre des risques privilégient autant le recours aux analogies que l’inverse, tandis que ceux ayant une forte propension à prendre des risques s’appuient quasiment tous sur des cas décisionnels similaires passés.

En définitive, on constate que les facteurs contextuels ne permettent d’expliquer aucune des variations perçues dans les démarches décisionnelles. On note également qu’aucun des déterminants potentiels pris en compte dans cette recherche ne permet d’expliquer la présence (ou l’absence) d’activités diplomatiques initiées à l’externe, ni la nature des objectifs poursuivis par les décideurs.

Discussion et conclusion

L’objet de cet article est de contribuer à une meilleure compréhension des démarches décisionnelles mises en oeuvre par les décideurs politiques qui agissent dans un système complexe. Son intérêt se justifie notamment par le fait que bien qu’un certain nombre de recherches ait été publié sur l’étude du processus par lequel les décisions dans les systèmes complexes sont prises, la majorité reste à ce jour principalement théorique (Hafsi et al., 2000).

Cette recherche confirme que les décideurs avancent d’une manière graduelle et non exhaustive, lors du développement et de l’introduction de politiques publiques. L’ensemble des démarches décisionnelles étudiées s’éloigne considérablement du modèle rationnel traditionnel, leur caractère incrémental en étant d’ailleurs une justification (Lindblom, 1979; Robinson et Meier, 2006). Dans le système de la propriété intellectuelle des innovations biotechnologiques, de nombreuses forces diversifiées guident ainsi les processus de décision : les démarches suivies s’expliquent tant par les effets d’une rationalité limitée, que par des jeux politiques.

D’une part, les résultats montrent que tous les décideurs politiques sans exception ont conscience de ne pas pouvoir effectuer un choix pouvant être qualifié d’optimal. De par la complexité des problèmes de l’administration publique, le décideur se contentera d’une solution qu’il juge relativement satisfaisante et ne cherchera pas à faire un choix qui maximise ses objectifs (Lindblom, 1959). Les résultats révèlent également que plus des deux tiers des décideurs s’appuient sur des cas décisionnels vécus à l’étranger dans le même domaine, voire ceux jugés similaires dans d’autres domaines. Or, la littérature suggère effectivement que le recours à des cas expérimentés dans le passé soit particulièrement utile dans les systèmes complexes (Baldwin et Clark, 2000).

D’autre part, la situation observée sur le terrain s’applique au phénomène d’ajustement mutuel partisan, étant donné que les politiques sont les résultantes d’interaction et d’activités diplomatiques entre les différents acteurs du processus. En effet, selon Lindblom (1979), l’ajustement mutuel partisan se trouve à des degrés divers dans tous les systèmes politiques, et prend la forme d’une prise de décision fragmentée, dans laquelle les participants variés et relativement autonomes, affectent les autres participants. Néanmoins, alors que cet auteur suggère que les phénomènes de pouvoir et d’ajustement mutuel surviennent systématiquement avec l’environnement externe de l’organisation, les résultats de cette recherche semblent plus mitigés sur ce point : si les jeux de négociations sont systématiquement présents au sein de l’organisation elle-même, près d’un tiers des décideurs politiques n’initie pas de manière proactive les activités diplomatiques à l’externe. Ces derniers constats permettent alors le rapprochement avec le modèle politique de la bureaucratie d’Allison (1971), qui sous-tend l’existence des rivalités et des luttes de pouvoir au sein d’une même autorité.

Au-delà du phénomène d’ajustement mutuel partisan, les résultats rejoignent sur de nombreux autres aspects le modèle d’incrémentalisme disjoint proposé par Lindblom (1979). Notamment, il apparaît que les décideurs considèrent un nombre limité d’alternatives et de conséquences pour chacune d’entre elles, et que l’analyse est fragmentée entre les multiples acteurs du monde décisionnaire. En revanche, deux des hypothèses de ce modèle ne se vérifient pas systématiquement dans la présente recherche. Premièrement, le fait que les problèmes et objectifs soient continuellement redéfinis n’est pas omniprésent dans le discours des décideurs interviewés. Deuxièmement, même si la résolution de problèmes demeure principalement guidée par l’identification de maux qui requièrent un remède, certains des processus de décision étudiés tendent, au contraire, à être guidés par l’aspiration d’un état futur désiré bien défini. Les résultats montrent en effet que près d’un quart des décideurs politiques poursuit des objectifs prédéfinis et relativement stables. Pour ces décideurs, les modèles « mixed-scanning » d’Etzioni (1967) ou de l’incrémentalisme logique de Quinn (1980) correspondent davantage, étant donné qu’ils intègrent les éléments d’une planification rationnelle : les décisions y sont vues comme étant incrémentales, tout en suivant une logique dirigée vers des objectifs conçus grossièrement. Ce constat conduit à nuancer les conclusions des travaux antérieurs, qui suggèrent que le modèle d’incrémentalisme logique s’applique généralement aux décisions stratégiques d’affaires et non aux décisions politiques (Rajagopalan et Rasheed, 1995).

Par ailleurs, bien que l’ensemble des décideurs décrive une analyse décisionnelle incrémentale, leur démarche peut varier sur trois aspects : la présence ou non d’activités diplomatiques initiées à l’externe, le recours ou non à des cas décisionnels similaires, et la nature des objectifs poursuivis par les décideurs. Il est néanmoins difficile d’expliquer ces variations en fonction des facteurs contextuels et des caractéristiques personnelles des décideurs, hormis pour les heuristiques décisionnelles dont l’utilisation est contingente au niveau d’éducation des décideurs et à leur propension à prendre des risques. Ces résultats peuvent paraître surprenants au regard de la littérature. En effet, des travaux antérieurs ont révélé, par exemple, l’impact de l’expérience des décideurs sur le recours à des raisonnements par analogie (Gavetti et al., 2005), de leur âge et de leur expérience sur le processus rationnel poursuivi (Nooraie, 2008), ou encore de la taille de leur organisation sur le degré de complétude de la démarche processuelle (Papadakis et al., 1998). La majorité de ces travaux a toutefois été menée dans le contexte de l’industrie et non de l’administration publique, ce qui peut expliquer que certaines des influences attendues ne se vérifient pas dans la présente recherche.

Il faut d’ailleurs rappeler que si les démarches décisionnelles investiguées concernent une décision technique, qui se fonde sur une démarche processuelle et d’analyse suivie par différents services administratifs, elles aboutissent ultimement à une décision d’ordre purement politique. Or, les décisions politiques impliquent des changements qualifiés de mineurs (Rajagopalan et Rasheed, 1995), dont l’amplitude risque ainsi d’être moindre par rapport à celle des changements incrémentaux poursuivis au sein des entreprises. De plus, d’autres limites viennent restreindre la portée de cette recherche. Tout d’abord, elle n’échappe pas aux limites inhérentes aux méthodes expérimentales. Deux choix ont néanmoins permis de s’assurer de sa validité externe : l’expérimentation a impliqué des praticiens expérimentés et le cas décisionnel simulé a été pré-testé pour garantir sa pertinence par rapport aux situations réelles (Lilien et al., 2004). Analyser de réels processus de décision permettrait toutefois d’adopter une perspective davantage processuelle. En outre, tout en se voulant pluraliste et intégré, le cadre d’analyse mobilisé n’a pas la prétention d’être exhaustif. Notamment, d’autres facteurs seraient susceptibles d’exercer une influence sur les démarches décisionnelles, dont par exemple le degré d’urgence de la décision (Rajagopalan et al., 1993) ou le stimulus à l’origine de celle-ci (Papadakis et al., 1998). Enfin, si la double-complexité du système étudié justifie la pertinence de son choix, une complexité uniquement d’abondance, ou uniquement de sens, devrait donner lieu à des processus de décision différents. La prise en compte de différentes formes de complexité permettrait alors d’approfondir la compréhension des démarches décisionnelles (Payne et al., 1992). De la même manière, il conviendrait d’opérationnaliser et d’analyser différents niveaux d’incertitude (Courtney et al., 1997) dans une étude subséquente.

Cet article permet néanmoins de questionner les choix pris par les décideurs politiques relativement à leur démarche décisionnelle et sous-tend ainsi des implications pour les praticiens. D’une part, force est de constater que près du tiers des décideurs interviewés dans la présente recherche n’initie pas de manière proactive d’activités diplomatiques à l’externe. Or, alors même qu’une certaine démocratisation de l’action publique est aujourd’hui attendue (Thomassian, 2004), il peut être recommandé d’entamer le plus en amont possible les négociations avec les parties prenantes du système pour parvenir à une politique concluante (Bax, 2005). D’autre part, quelle que soit la nature des objectifs poursuivis par les décideurs politiques qui agissent dans un système complexe, ceux-ci évoluent dans un monde décisionnaire éclaté en différentes unités, qui ont des objectifs fortement divergents : la structure du monde décisionnaire dans ces systèmes ressemble donc à celle des organisations pluralistiques. Dans ces organisations, les rôles de leadership sont partagés, les objectifs sont divergents et le pouvoir est diffus au sein d’une constellation dynamique (Denis et al., 2001). Ceci soulève alors la question des objectifs consensuels versus convergents (Ketokivi et Castaner, 2004), qui se devrait d’être prise en compte lors de la mise en oeuvre d’une démarche décisionnelle.

En définitive, une séquence de changements mineurs pouvant conduire à une altération drastique du système (Lindblom, 1979), l’un des enjeux est de déterminer le degré approprié d’incrémentalisme en fonction de la situation décisionnelle, de sa complexité d’abondance et de sens, de son degré d’incertitude, et des multiples acteurs qu’elle implique.