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Plus que jamais, la survie et la performance des organisations dépendent de leur capacité à gérer leur « capital immatériel » (Levy et Jouyet, 2006; Weinstein, 2010). La marque en tant qu’actif incorporel fait partie intégrante du capital immatériel (Bessieux-Ollier et Walliser, 2010) et représente un enjeu crucial pour les diverses parties prenantes de l’organisation. Le capital de marque peut être défini comme la valeur ajoutée apportée au produit par le nom de marque (Farquhar, 1989; Srivastava et Shocker, 1991). Afin d’optimiser leur capital de marque et ainsi augmenter leur profit, de nombreuses entreprises essaient de réorganiser leur portefeuille de marques en substituant des marques ayant moins de potentiel ou locales par des marques plus fortes et le plus souvent internationales (Cegarra, 1994; Laï, 2006). Les raisons qui président les changements de nom de marques (ou les substitutions de noms de marques) sont multiples (Cegarra, 1994; Kapferer, 2004). Elles peuvent être de nature juridique ou suivre un objectif de rationalisation du portefeuille de marques notamment suite à des fusions/acquisitions d’entreprises. De nombreux exemples peuvent être cités : le changement de nom Raider-Twix; Bio de Danone par Activia de Danone, ou plus récemment le remplacement de Thomson par Technicolor, ou encore la transformation d’AGF en Allianz. Selon Millard Brown (2012), plus de 50 % des entreprises du CAC 40 ont fait l’objet de changements de nom de marque; ils constatent que les marques enregistrent généralement un déclin significatif de leur performance suite au changement et qu’elles peinent à retrouver leur niveau initial après une longue période. La substitution de nom de marque est une décision très risquée, dont les conséquences pour l’entreprise peuvent s’avérer très lourdes. Comme le souligne Kapferer (2002), « rien n’est plus important que le changement de nom car avec lui s’évaporent toutes les émotions associées à ce nom en interne et en externe ». C’est en effet tant sur le plan interne (auprès des collaborateurs) qu’externe (auprès des consommateurs), que le changement de marque est susceptible de générer de la résistance.

En premier lieu, la substitution de marque perturbe le rôle fondamental de la marque, qui est de permettre aux consommateurs la reconnaissance du produit (Kapferer, 2007). Un tel changement peut bouleverser leurs habitudes et leur faire perdre leurs points de repère (Kapferer, 2007). Ainsi, la résistance des consommateurs peut entraîner une baisse de la part de marché et modifier la relation que les consommateurs ont créée avec la marque (Muzellec et Lambkin 2006; Pauwels-Delassus et Mogos Descotes, 2012). Par exemple, il a fallu 10 ans pour que la Marque M&Ms du groupe Mars retrouve le niveau de vente de l’ancienne marque Treets. En 2013, Kraft s’est vu contraint de faire disparaître la marque Belvita du linéaire des biscuits alors qu’elle avait substitué la marque Taillefine en 2009.

En second lieu, le changement de nom de marque apparaît comme une décision stratégique importante, qui, en modifiant les valeurs véhiculées par la marque, est susceptible d’affecter le lien des collaborateurs à la marque, bouleverser leurs habitudes de travail ainsi que leur rôle d’ambassadeur de la marque (King et Grace, 2008; de Chernatony et al., 2006), et ainsi susciter de la résistance au changement. Cette résistance est susceptible d’entraver le processus interne de transition vers la nouvelle marque, et ce faisant, de nuire au développement du capital de marque de l’entreprise. Par exemple, le récent « rebranding » de France Telecom en Orange montre à quel point les collaborateurs résistent, au-delà de la simple évolution de la dénomination sociale de l’entreprise, au changement d’identité que celle-ci représente (source : Le Monde, 6 février 2013[1]).

La résistance au changement de nom de marque de la part des employés et des consommateurs peut ainsi altérer le capital de marque et avoir des conséquences lourdes sur la santé financière de l’entreprise. Pourtant, au meilleur de notre connaissance, la résistance interne et externe à la substitution de la marque n’a pas encore été étudiée de façon holistique, d’où le caractère exploratoire de cette recherche. Ainsi, bien que consommateurs et collaborateurs aient des rapports différents à la marque, ces deux types d’acteurs apparaissent comme autant de « récepteurs » fondamentaux du changement de nom de marque (Kanter et al., 1992), dont les responsables marketing doivent tenir compte lors de la substitution d’une marque par une autre. Quels sont les ressorts de la résistance interne et externe au changement de nom de marque et quelles en sont les possibles conséquences sur le capital de marque ? Telle est la question à laquelle nous souhaitons répondre dans cette recherche.

Son originalité est d’exploiter les enseignements de la littérature en marketing et en management afin de comprendre les ressorts de la résistance interne et externe au changement de nom de marque et ses conséquences sur le capital de marque. Bien que le changement de nom de marque soit une pratique courante, peu d’articles académiques, effectivement, se sont penchés sur cette problématique (Laï, 2006). Les études menées jusqu’alors ont essentiellement cherché à dresser des typologies de changement de nom de marque (Aimé-Garnier et Lai, 2008), à identifier les facteurs d’acceptation du changement de nom de marque par les consommateurs (Collange, 2008), et à analyser l’optimisation du transfert d’image de la marque abandonnée vers la nouvelle marque (Pauwels-Delassus et Fosse-Gomez, 2012). La résistance des consommateurs a été étudiée en marketing (Penaloza et Price, 1993; Herrmann, 1993, Fournier, 1998; Roux, 2007) pour expliquer des comportements anti-marques ou de fuite face à certaines techniques de promotion et de communication, mais n’a pas encore été approfondie dans le cadre des changements de noms de marque. De plus, dans les disciplines du management, la littérature sur la résistance au changement est riche mais n’a pas été abordée dans le champ des marques. Ainsi, cette recherche vise à appliquer les concepts mobilisés en management sur la résistance au changement afin de comprendre les variables antécédentes de la résistance interne et externe aux changements de marques et ses possibles conséquences sur le capital de marque. L’objectif est de proposer divers leviers permettant de diminuer la résistance au changement de nom de marque afin de pérenniser le capital de marque. En effet, les managers disposent de très peu d’éléments, hormis leur éventuelle expérience, pour mener à bien une telle opération, tant sur les plans interne qu’externe.

Nous présentons tout d’abord les concepts centraux de notre étude que sont le capital de marque, la résistance interne et externe, et les risques liés au changement de marque. Nous exposons ensuite notre méthodologie avant d’analyser nos résultats.

Revue de littérature

Les risques d’un changement de nom de marque pour le capital de marque

Le capital de marque résulte de l’ensemble des activités marketing de l’entreprise qui sont orientées de manière à ce que les consommateurs associent des images favorables et développent des perceptions ainsi que des attitudes positives à l’égard de leur marque (Aaker, 1991; Keller, 1993; Yoo, Donthu et Lee, 2000). Ainsi, la présence de la marque dans l’esprit des consommateurs, conjuguée à l’existence d’associations valorisées par ces consommateurs, se traduit par une utilité additionnelle et un différentiel de préférence qui constituent une force concurrentielle et engendrent des flux financiers additionnels. Ainsi, les approches marketing et financières du capital-marque sont complémentaires (Changeur, 2004) car la marque acquiert une valeur financière susceptible de faire l’objet de transactions (Shocker et Weitz, 1988). Cependant la littérature sur le capital marque n’aborde que très peu la perspective de l’employé de l’entreprise qui est pourtant un acteur central dans la gestion de la marque. Les employés jouent un rôle clé dans la délivrance de la promesse de la marque (King et Grace, 2008) et dans l’opérationnalisation de la valeur de la marque. De plus, les collaborateurs assurent également un rôle d’ambassadeur de la marque en externe (de Chernatony et al, 2006). Par ailleurs, la satisfaction et l’engagement des employés envers la marque jouent un rôle important dans la fidélité de ces derniers à l’entreprise (King et Grace, 2008). Le changement de marque peut altérer le lien affectif construit entre les collaborateurs et la marque, susceptible d’entraîner une baisse de la performance en interne, des difficultés à garantir le même niveau de promesse de la marque et ainsi affecter le capital de la marque. La substitution de marque perturbe également les consommateurs en modifiant leurs repères et le lien affectif qu’ils ont construit avec la marque (Kapferer, 2007), pouvant entraîner une baisse des parts de marché et du chiffre d’affaires pour l’entreprise. Le changement de marque risque notamment d’altérer les dimensions clés du capital de marque identifiées par Aaker (1991, 1996). Il est en effet bien souvent difficile, pour la marque de substitution, d’acquérir les mêmes niveaux de notoriété, de richesse d’associations, de qualité perçue et de fidélité. Ainsi, les changements de marques sont souvent des échecs, la nouvelle marque ne parvenant pas à atteindre le même niveau de valeur (Lewi et Lacoeuilhe, 2006). Par ailleurs, la confiance développée à l’égard de la marque, qui joue un rôle central dans le développement du capital de marque (Delgado-Ballester et Munuera-Aleman, 2005) peut également être affectée, les consommateurs et les collaborateurs pouvant se sentir moins confiants vis-à-vis de la nouvelle marque. L’attachement à la marque des consommateurs et des collaborateurs peut aussi constituer un obstacle entraînant une résistance au changement, susceptible d’avoir des répercussions sur le transfert du capital de l’ancienne marque vers la nouvelle marque. Il semble donc fondamental de comprendre les ressorts d’une telle résistance, afin d’en appréhender les conséquences sur le capital de marque.

La résistance au changement de nom de marque

La résistance apparaît comme une réponse naturelle au changement (Agboola et Salawu, 2011). Elle se définit comme « l’expression implicite ou explicite de réactions de défense à l’endroit de l’intention de changement » (Collerette et al., 1997, p. 94).

La résistance n’est pas issue du changement lui-même mais davantage de la perception que les individus se font du changement et de la « perte » qu’il est susceptible de représenter : perte de repères, perte des routines et d’habitudes, perte d’un sentiment de sécurité, perte d’une situation connue et confortable (Mullins, 2005; Agboola and Salawu, 2011; Hurn, 2012). Si les individus résistent au changement, c’est généralement en raison de la représentation qu’ils se font du changement, en tant que nouveauté non utile et menaçante.

La question de la résistance au changement, en management, a essentiellement été étudiée du point de vue des collaborateurs. La problématique posée dans notre étude nous amène à envisager différents types de résistance, relatifs aux deux types de récepteurs (Kanter et al., 1992) : les collaborateurs et les consommateurs. Le changement de nom de marque est en effet une transformation organisationnelle et stratégique, dont les répercussions se font sentir à la fois en interne et en externe.

La résistance interne

Les collaborateurs en interne sont les premiers « ambassadeurs de la marque » (de Chernatony et Cottam., 2006). Or, derrière un changement de nom de marque, se cache généralement une volonté de la direction, de rationnaliser, de gagner en cohérence, de raconter une autre histoire et de véhiculer d’autres valeurs. Ainsi, au-delà d’un simple changement de nom, ce sont l’identité, les valeurs et symboles véhiculés par la marque qui se trouvent modifiés, affectant ainsi les collaborateurs qui la portent (de Chernatony et Cottam, 2006). Le changement de nom de marque apparaît donc comme une décision stratégique que les collaborateurs doivent accepter et intégrer, de façon à « incarner la marque », non seulement au sein de l’organisation, mais aussi dans leurs interactions avec les consommateurs (de Chernatony et Cottam 2006). Or, face au choix des « stratèges » de l’organisation de changer de marque, les « organisateurs », qui mettent en oeuvre le changement, ainsi que les « récepteurs », qui en sont les destinataires (Kanter, 1992), sont susceptibles de résister face à cette transformation, qui présente un bouleversement de leurs pratiques, ainsi que des symboles et valeurs véhiculés par la marque. Le management intermédiaire, qui joue à la fois un rôle d’organisateur et de récepteur du changement, a notamment un rôle clé dans l’éventuel succès ou échec de ce changement, en ce sens où il en est simultanément le « porteur » et la « victime » (Giangreco et Peccei, 2005).

La résistance externe

La résistance externe au changement de nom de marque a fait l’objet de peu de recherches en marketing. Elle se définit comme la propension des consommateurs à s’opposer au changement (Roux, 2007). Dans le cadre de notre problématique, la résistance au changement de marque consisterait à développer une attitude résistante vis-à-vis de la substitution de marque. La résistance au changement peut apparaître de manière individuelle mais aussi de manière plus communautaire (Penaloza et Price, 1993). Selon Roux (2007), la résistance des consommateurs se réfère à deux notions : 1) la manifestation d’une opposition dans une situation perçue comme oppressante, et 2) une propension à s’opposer. La première notion, soit « l’approche interactionniste » (Banikema et Roux, 2012) implique une résistance situationnelle, c’est-à-dire une réponse active ou réactive d’un individu face à la perception d’une pression extérieure. La seconde notion, soit « l’approche dispositionnelle » concerne une aptitude physique ou une tendance psychologique à réagir et à s’opposer.

Les antécédents de la résistance au changement de nom de marque et son influence sur le capital de marque

Parmi les nombreux antécédents de la résistance au changement identifiés dans la littérature en management, deux facteurs jouent un rôle clé : l’implication et le bénéfice perçu (Giangreco et Peccei, 2005).

Premièrement, le niveau de résistance de l’individu semble dépendre de la nature et de l’intensité de son implication dans le changement. L’implication correspond à la manière dont l’individu participe aux différentes étapes de développement et d’implantation du changement. Les collaborateurs impliqués plus profondément dans le processus de changement démontrent généralement un niveau de résistance moins important (Giangreco et Peccei, 2005). A ce titre, les acteurs organisationnels acceptent généralement des changements graduels, auxquels ils se sentent associés, et pour lesquels ils peuvent continuer à recourir à des habitudes ou références passées tout en embrassant le changement (Leonardi et Barley, 2008).

Dans le cas des consommateurs, la communication est considérée comme un élément important de la stratégie de changement de marque (Pauwels-Delassus et Mogos Descotes, 2012). L’information peut constituer une forme d’implication des consommateurs et diminuer le risque que les consommateurs ne reconnaissent pas leur produit/marque. Ainsi, nous émettons la proposition suivante :

P1 : L’implication dans la démarche de changement de nom de marque des consommateurs et des collaborateurs permet de limiter la résistance interne et externe au changement de nom de marque.

Deuxièmement, le bénéfice perçu correspond à la perception qu’a un individu de l’impact du changement sur lui-même, soit les gains et pertes potentiels associés à ce changement. Ainsi, la perception des collaborateurs des coûts et bénéfices liés au changement apparaît comme un prédicteur important de leur niveau de résistance (Giangreco et Peccei, 2005). Les individus percevant plus de bénéfices que de coûts liés au changement de nom de marque sont susceptibles de montrer un niveau de résistance plus bas. Dans le cas d’un changement de nom de marque, le principal problème rencontré par les consommateurs est la perte de leurs repères liés à l’ancienne marque (Kapferer, 2007), risquant de créer de la confusion et générer de la résistance. En conclusion, nous supposons que, si les consommateurs, tout comme les collaborateurs, perçoivent plus de bénéfices que de désagréments engendrés par la substitution, ils résisteront moins au changement de nom de marque :

P2 : La perception de bénéfices supérieurs apportés par le changement de marque pour les consommateurs et pour les collaborateurs limite leur résistance.

Troisièmement, selon la littérature en marketing, l’attachement se définit comme une variable psychologique traduisant une relation affective durable et inaltérable (la séparation étant douloureuse) envers la marque et qui exprime une relation de proximité psychologique avec celle-ci (Lacoeuilhe, 2000). L’attachement est susceptible de créer un obstacle, entrainant de la résistance au changement à la fois pour les consommateurs mais aussi pour les collaborateurs qui ont également une relation durable avec la marque. Moins le consommateur est attaché à la marque initiale, moins l’évaluation et/ou l’intention d’achat du produit ayant changé de nom se détériore (Collange, 2008). Dans le cas des collaborateurs, l’attachement à la marque semble également agir comme un obstacle au changement, en ce sens où la relation affective des collaborateurs à la marque est renforcée par la fréquence de leur interaction avec la marque au sein de leur relation de travail. Nous émettons donc la proposition suivante :

P3 : L’attachement des consommateurs et des collaborateurs à la marque entraîne une résistance au changement de nom de marque.

Enfin, la résistance au changement apparaît comme un frein inévitable au changement ainsi que l’une des principales causes des échecs du changement (Coch et French, 1948; Lawrence, 1954). Ainsi, la résistance interne au changement, de la part des collaborateurs censés s’identifier à la marque (de Chernatony et Cottam, 2006) et porter cette transformation, apparaît comme un frein, susceptible d’entraver le processus de transition vers une nouvelle marque et ainsi nuire au développement du capital de la nouvelle marque en terme de notoriété, d’image de marque, de qualité perçue et de fidélité. De même, la résistance externe au changement de nom de marque peut s’exprimer par des actes de dé-consommation et d’évitement du marché, mais également être ciblée envers des entreprises, marques ou techniques marketing (Roux, 2007). La résistance au changement de nom de marque peut donc avoir des impacts extrêmement négatifs sur la performance de la marque et sur la pérennisation du capital de marque. Nous émettons ainsi la proposition suivante :

P4 : Moins la résistance interne et externe au changement de nom de marque est forte, plus l’entreprise est en mesure de transférer le capital de la marque abandonnée vers la nouvelle marque.

Nos propositions de recherche sont synthétisées dans la Figure 1.

Figure 1

Modèle conceptuel et propositions de recherche

Modèle conceptuel et propositions de recherche

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Méthodologie

Design de la recherche

Notre objectif est de confronter ce modèle conceptuel et les propositions qui en découlent à la réalité du terrain, non pas dans une logique de test, mais dans une logique d’« assimilation » et d’« accommodation » (Piaget, 1967). Conformément au principe d’assimilation, notre modèle conceptuel est utilisé comme une lentille théorique permettant d’explorer empiriquement la problématique, encore peu étudiée, de la résistance interne et externe au changement de nom de marque; conformément au principe d’accommodation, l’observation et la recherche empirique permettent d’approfondir les propositions et les relations du modèle conceptuel, de façon à mieux identifier les antécédents et conséquences de la résistance au changement de nom de marque sur le capital de marque.

Grâce aux allers retours entre l’analyse de la littérature et le matériau empirique, cette recherche repose sur le principe d’une exploration abductive (Koenig, 1993) : ainsi, bien que l’importance de la problématique du changement de marque soit aujourd’hui reconnue, celle-ci mérite d’être étudiée de façon holistique en s’appliquant simultanément aux deux catégories de récepteurs du changement : les collaborateurs et les consommateurs, afin de développer une compréhension plus complète de l’impact d’un tel changement sur le capital de marque. Compte tenu de notre objectif, le recours à une approche qualitative semble particulièrement justifié. Selon Huberman et Miles (1991), les données qualitatives offrent la possibilité de développer des « descriptions et des explications riches et solidement fondées de processus ancrés dans un contexte local ». En particulier, l’étude de cas contribue à la contextualisation d’une problématique, en mettant au jour des explications locales valides et en prenant en considération les spécificités d’une situation.

Notre choix s’est porté sur deux entreprises issues de deux secteurs différents (le secteur agro-alimentaire et la grande distribution). Celles-ci se caractérisent à la fois par un trait commun (un changement de nom de marque) et par une diversité de contexte. Nous privilégions une comparaison de deux entreprises, afin d’identifier des dynamiques communes, ou, au contraire, des différences. Le premier cas est celui de Marie Thumas, qui, malgré sa position de leader en Belgique, fut remplacée par la marque Bonduelle. Les objectifs du changement étaient un rajeunissement de l’image de la marque et la recherche de synergies avec les pays voisins, favorisant l’innovation et les économies d’échelle. La stratégie adoptée est celle d’un passage progressif avec la juxtaposition des deux marques sur le packaging pendant une durée de deux ans (d’octobre 2001 à octobre 2003). La communication sur le changement s’est essentiellement faite à travers une phase de transition progressive. Le changement de nom de marque était communiqué aux consommateurs à l’aide du packaging et non à travers une campagne de communication spécifique. Le changement a été accompagné de fortes actions promotionnelles.

Le deuxième cas est celui de Champion, devenu Carrefour Market en 2009 correspondant au regroupement de différents formats de magasins en vue de réaliser des économies d’échelles et renforcer le capital de l’enseigne en communiquant sur un seul nom. Le changement fut radical puisqu’en moins de dix-huit mois, l’ensemble des supermarchés Champion sont passés sous l’enseigne Carrefour Market.

Collecte et analyse des données

Plusieurs sources de données ont été mobilisées : des données primaires, à travers la technique de l’entretien semi-directif. Différents guides d’entretien ont été réalisés afin de recueillir le point de vue des collaborateurs et managers en interne (porteurs et exécuteurs du changement) et des consommateurs en externe (récepteurs externes du changement). Les entretiens portaient sur les thèmes suivants : les perceptions des collaborateurs et consommateurs à l’égard du changement, les conséquences perçues du changement, notamment ses bénéfices perçus, le sentiment d’implication dans le changement, l’attachement à la marque, la résistance interne et externe ainsi que les conséquences du changement de nom de marque sur la qualité perçue, l’image, la notoriété et la fidélité. Au total, 50 entretiens semi-directifs centrés ont été réalisés (10 avec des managers concernés par le changement, et 40 avec des consommateurs), la durée de chaque entretien allant de 50 à 90 minutes (Tableau 1).

Les consommateurs interrogés, sélectionnés sur la base de leur connaissance de la marque existante, présentent des profils très variés (en termes d’âge, de genre, de catégorie socio-professionnelle, et de localisation géographique), offrant une diversité représentative des réactions potentiellement disparates face au changement. Les managers interrogés ont été sélectionnés sur la base du rôle joué dans le changement de nom de marque. Tous les managers ont été directement concernés par le changement et ont donc une vision précise tant de la façon dont le changement a été conduit, que des réactions suscitées par le changement en interne auprès des collaborateurs chargés de l’appliquer. Une analyse de contenu a été menée, débutant par le repérage des thèmes et l’attribution de « codes » aux données, sur la base des thèmes principaux ressortis de la revue de littérature. Afin de rendre compte des relations entre les thèmes, nous avons cherché à mettre en évidence des liens d’association entre les concepts. Cette analyse a permis d’identifier 5 codes principaux (l’implication, le bénéfice perçu, l’attachement à la marque, la résistance, et la pérennisation du capital de marque), et de faire émerger d’autres thématiques (telles que la nostalgie, la confiance, et l’attachement), permettant d’enrichir les propositions issues de notre modèle conceptuel.

Tableau 1

Présentation synthétique des 50 personnes interrogées

Présentation synthétique des 50 personnes interrogées

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Résultats

Cette analyse nous éclaire quant à la réaction des managers et des consommateurs face au changement de nom de marque et met en évidence, au-delà des propositions énoncées, certains éléments qui apparaissent comme autant de facteurs de résistance au changement.

Les antécédents de la résistance interne et externe

Certains facteurs sont liés aux caractéristiques individuelles ou à la perception que l’individu peut avoir du changement de marque; d’autres sont davantage liés aux émotions apparues lors de l’annonce du changement. Ces antécédents sont synthétisés dans le Tableau 2.

Tableau 2

Les antécédents de la résistance interne et externe au changement de marque

Les antécédents de la résistance interne et externe au changement de marque

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Lors de la prise de connaissance du changement, des réactions négatives et des craintes vis-à-vis de la substitution sont observées, tant de la part des consommateurs que des collaborateurs, car le changement modifie leurs habitudes et pratiques.

« Quand on m’a annoncé la décision, j’ai immédiatement eu peur des conséquences pour la filiale et les équipes » (Manager 3) « J’ai eu peur de ne plus retrouver la marque sur le rayon et que la qualité ait changé » (Consommateur 3).

Cette inquiétude est accompagnée de sentiments nostalgiques à la fois en interne et en externe face à une marque qu’on a toujours connue, qui fait partie du patrimoine d’un pays ou de l’origine de l’entreprise. « C’était la marque sur laquelle je travaillais depuis mon entrée dans l’entreprise » (Manager 5). « C’était la marque que ma grand-mère achetait » (Consommateur 15). « C’est la marque d’origine de l’entreprise » (Manager 5).

Les sentiments individuels de confiance ou au contraire de méfiance vis-à-vis de la marque et, plus généralement, de l’entreprise semblent également susceptibles d’influer la résistance interne et externe. Les collaborateurs qui ont confiance dans la stratégie et la direction de l’entreprise, ainsi que dans le management, sont plus enclins à accepter le changement alors que les collaborateurs plus méfiants à l’égard des évolutions ont davantage tendance à résister au changement. De la même façon, si les consommateurs font confiance en la marque, ils continueront à l’acheter alors que les plus méfiants sont plus réticents à l’achat de la marque de substitution.

« J’ai du mal à accepter ce changement car je n’ai pas vraiment confiance aux évolutions qu’on me propose » (Manager 5), « J’ai toujours fait confiance à la marque, si je sais par quelle marque elle est remplacée, je continuerai à l’acheter (Consommateur 14); « J’aurais tendance à me méfier de la nouvelle marque » (Consommateur 1).

Les entretiens menés en interne et en externe montrent par ailleurs l’importance de l’attachement comme antécédent de la résistance. Les collaborateurs sont souvent très attachés à la marque pour laquelle ils travaillent, en ce sens où ils la conçoivent, la produisent et la vendent. Ils s’investissent énormément pour que leur marque soit un succès. Un changement de nom de marque peut donc être très mal vécu par les collaborateurs car ils risquent de perdre leurs repères ainsi que l’intérêt qu’ils accordaient à leur travail. Le sentiment d’avoir accompli autant d’efforts pour rien (puisque la marque disparaît) semble peser lourdement sur leur moral et leur motivation. Tout comme pour les consommateurs, il existe donc un lien fort entre la marque et le collaborateur qui apporte une certaine cohésion en interne. L’attachement des collaborateurs apparaît si important, que le changement de nom de marque entraine une baisse d’énergie et affecte le collaborateur, pouvant même entraver la fidélité du collaborateur à l’entreprise : « J’étais attaché aux valeurs de Champion » (Manager 7). « L’annonce de la décision de changer de la marque nous a vraiment atteint moralement, c’est comme si une partie de notre histoire s’en allait. » (Manager 5). « Certains collaborateurs attachés à la marque ont quitté l’entreprise » (Manager 3).

Les consommateurs confirment également que leur attachement peut être altéré s’ils ne sont pas informés du changement. En revanche, si les consommateurs attachés ont connaissance de la substitution et sont rassurés du maintien de la qualité, ils sont prêts à transférer leur achat vers la nouvelle marque qui parvient ainsi à gagner leur confiance. Les consommateurs attachés ont même tendance à adhérer davantage au changement de nom de marque et deviennent alors les ambassadeurs du changement. « Bonduelle vend également du maïs, alors que Marie Thumas n’en faisait pas, il faut l’essayer car il est vraiment très bon » (Consommateur 9). Ceci confirme l’importance de l’attachement en tant que facteur pouvant influencer la résistance interne et externe mais montre également que l’impact de l’attachement est différent si les acteurs sont impliqués dans le changement.

Les facteurs pouvant limiter la résistance au changement

L’implication des acteurs dans le changement de nom de marque

Les employés directement concernés par le changement sont impliqués de différentes manières selon leur niveau de responsabilité et de façon progressive. Le changement de nom de marque est un long processus qui nécessite un important travail de préparation et la mobilisation d’une équipe spécifiquement dédiée : « Afin de limiter les réactions négatives qu’allait susciter le changement, il était important de constituer une équipe de collaborateurs convaincue de l’intérêt du changement, spécialement dédiée pour gérer et impliquer l’ensemble des acteurs du changement » (Manager 1).

L’implication des consommateurs dans le processus de changement est plus difficile. Elle peut se faire en amont à travers des études menées pour comprendre les réactions des consommateurs face au changement et pour tester les différents supports du changement (packaging, campagne de communication). Elle peut se faire également par une phase de transition qui permet d’informer de la substitution sur l’emballage en juxtaposant les deux marques. C’est la stratégie opérée par Bonduelle qui a géré une phase de transition pendant deux ans. Les consommateurs ont bien conscience de la difficulté d’être impliqués dans toutes les phases du changement mais ils souhaitent néanmoins être informés. « C’est dommage si Marie Thumas disparaît, mais si on nous explique par quelle marque elle sera remplacée, j’accepterai le changement » (Consommateur 3).

La compréhension des raisons du changement

Lorsque l’on évoque la problématique de substitution de marque, les managers comme les consommateurs s’interrogent spontanément sur les raisons qui poussent les entreprises à changer de marque. Nos entretiens montrent qu’il est important que l’entreprise communique de façon transparente sur les motivations du changement alors que celle-ci hésite à le faire par crainte de mécontenter les différents acteurs. En effet, la compréhension des raisons du changement permet à l’entreprise de faire adhérer les acteurs au changement et de limiter leur résistance au changement. Au contraire, l’absence de communication, l’incompréhension du bien-fondé de la décision ou encore la perception d’arguments dissonants peuvent entraîner de la résistance.

« Il faut être réaliste : comme la direction nous l’a expliqué ça nous permettra de favoriser l’innovation grâce à la synergie avec les autres pays. » (Manager 2). « C’était important de comprendre que le changement de Champion en Carrefour Market avait pour but de faire bénéficier le magasin d’une marque ayant une notoriété plus forte » (Manager 7). « La Direction nous parle toujours d’améliorer la performance au niveau international, mais notre marque a des bonnes performances en Belgique, je ne comprends pas ce changement qui va impacter notre rentabilité » (Manager 5)

Du point de vue des consommateurs, même si ces derniers redoutent les changements de marque, ils semblent comprendre en général parfaitement qu’une entreprise soit amenée à changer de marque. Dans le cas de Carrefour ou de Bonduelle, 95 % des consommateurs interrogés comprennent la nécessité de cette substitution.

« C’est dommage si Marie Thumas disparaît, mais les marques belges ont du mal à résister face à l’international; ce qui est important c’est qu’on nous explique les raisons du changement » (Consommateur 17). « Même si j’étais attaché à Champion, après leur explication, j’étais assez convaincu de l’intérêt du changement (Consommateur 23).

L’importance de la communication dans l’implication des acteurs

Qu’il s’agisse des consommateurs ou des collaborateurs, l’implication dans le changement de nom de marque passe essentiellement par la communication. La communication en interne s’est en général réalisée de manière graduelle, en visant d’abord l’équipe projet en charge du changement, puis l’équipe de vente et industrielle, et enfin l’ensemble du personnel. Il semble par ailleurs important de créer un événement autour de l’annonce afin de donner une impulsion positive et limiter la résistance :

« Nous avons profité de la réunion annuelle de la force de vente pour annoncer dans une ambiance plus conviviale le changement de marque afin de motiver toute l’équipe de ventes pour que les vendeurs relaient positivement le changement auprès de la distribution. » (Manager 3). « L’information sur le changement de Champion s’est faite en interne par l’intermédiaire de réunions d’information; par contre nous avons fait des soirées d’ouverture pour chaque magasin afin que chaque Directeur de magasin puisse informer directement ses clients » (Manager 6).

L’information en interne est importante lors de l’annonce du changement mais aussi tout au long du processus. Si les employés et notamment le personnel en contact avec les clients sont confiants, ils peuvent rassurer le consommateur tout au long du changement en véhiculant des informations positives afin de limiter la résistance des consommateurs : « Très rapidement nous avons montré aux commerciaux des indicateurs positifs sur le changement de marque afin qu’ils soient rassurés et qu’ils puissent transmettre un message positif à l’égard des distributeurs » (Manager 2). « Le contact avec le personnel était un point fort de Champion, il est important que le personnel puisse rassurer les clients qu’ils seront toujours là pour les aider » (Manager 9).

La communication auprès des consommateurs s’est faite dans les deux entreprises étudiées de manière différente. Pour Bonduelle, la communication auprès des consommateurs sur le changement s’est uniquement faite à travers le packaging où le message véhiculé était « Marie Thumas Bonduelle, la même passion du légume ». La campagne télévisuelle fut quant à elle lancée pour augmenter la notoriété de Bonduelle et ne faisait pas référence à Marie Thumas ni au changement de nom de marque.

La communication chez Carrefour a été réalisée à travers différents outils. Tout d’abord les mails pour annoncer aux clients possédant la carte de fidélité de Champion que l’enseigne changerait de nom. Puis une communication massive fut réalisée à travers la télévision, la radio, la presse, et des affiches afin de relayer le message suivant : « Champion devient Carrefour Market » appuyé par un slogan : « plus simple, plus pratique ». Dans les deux cas, la priorité a été d’impliquer d’abord les clients fidèles.

Il faut noter que les vendeurs jouent un rôle capital dans le relais de l’information pour limiter la résistance des clients interrogés :

« Nous avons demandé à notre personnel d’être particulièrement vigilant afin de renforcer l’écoute des consommateurs pendant cette phase de changement » (Manager 8).

L’importance du bénéfice perçu

Nous constatons que les consommateurs, comme les collaborateurs, mettent en balance l’impact ou l’ampleur du changement et les bénéfices perçus.

Les managers confirment dans les deux cas que, si les collaborateurs comprennent bien les enjeux du changement et en perçoivent plus de bénéfices que d’impacts négatifs, ceci favorise l’acceptation du changement :

« J’ai du mal à accepter ce changement car il entraîne pour moi beaucoup trop d’inconvénients » (Manager 5). « Le changement en Bonduelle va me permettre de prendre de nouvelles responsabilités » (Manager 1). « Le magasin Carrefour Market est beaucoup plus propre, moderne ce qui est un plus pour tout le monde » (Manager 8).

Du point de vue des consommateurs, la nature du changement a un impact différent s’il s’agit simplement d’un changement de nom ou de l’ensemble des éléments de la marque. Les consommateurs tendent à arbitrer entre le bénéfice perçu par rapport aux contraintes entrainées par le changement. Il semble tout d’abord crucial de ne pas altérer les bénéfices actuellement perçus de la marque substituée, à savoir la qualité du produit et du service et le niveau de prix, afin de rassurer le consommateur :

« Je suis déçue qu’on arrête Marie Thumas, mais si on me dit qu’elle est remplacée par Bonduelle et que je vais retrouver la même qualité de produit au même prix, je continuerai à acheter Bonduelle » (Consommateur 14). « Je suis rassurée de savoir que le personnel n’a pas changé » (Consommateur 25). « Je crains qu’en changeant d’enseigne, les prix augmentent car Carrefour est déjà plus cher, si c’est le cas j’irai plus souvent chez Auchan » (Consommateur 28).

La majorité des consommateurs accueille favorablement la substitution de l’enseigne Carrefour car ils y perçoivent un réel bénéfice. En effet, certains facteurs récurrents ont été mentionnés comme la gamme de produits plus importante, « le plaisir d’aller faire ses courses » (Consommateur 22). Les consommateurs perçoivent également une réelle valeur ajoutée apportée par la marque Carrefour qui bénéfice d’une plus grande notoriété et d’une meilleure image, ce qui limite la résistance au changement. « C’est bien que Champion soit remplacée par une marque plus connue » (Consommateur 33). Par ailleurs, ce changement permet aux consommateurs d’utiliser la carte de fidélité dans tous les magasins de l’enseigne, ce qui est considéré comme un bénéfice de la substitution et favorise l’acceptation du changement.

L’influence de la résistance au changement sur le capital de marque

Dans le cadre d’un changement de nom de marque, si le processus est mal accompagné, ou le bénéfice du changement non perçu, les conséquences peuvent être très lourdes pour l’entreprise et la marque.

En effet, la résistance en interne se traduit par un manque de mobilisation des collaborateurs, et un climat de démotivation non propice à un bon relais de l’information :

« Le risque de la résistance des commerciaux est qu’ils transmettent aux acheteurs de la distribution une image négative du changement, pouvant entrainer des déréférencements » (Manager 3). « Le changement de nom de marque implique des changements de code et des contraintes de gestion de stock, il est important que les commerciaux expliquent de manière positive les bénéfices du changement aux distributeurs » (Manager 2).

La résistance des collaborateurs se traduisant par un mauvais relais de l’information peut donc entrainer une forte baisse de chiffres d’affaires ayant des répercussions directes sur le capital de marque. Elle peut également entraîner diverses formes de dysfonctionnements comme des retards sur le planning, des ruptures d’emballage, de stocks qui entraîneront également des baisses de part de marché, l’insatisfaction des consommateurs et une altération de l’image de la marque ayant des conséquences sur le capital de marque.

Les entretiens menés auprès des consommateurs, tant chez Bonduelle que Carrefour, confirment qu’un changement de nom de marque perturbe leurs habitudes et perception du capital de marque. La résistance des consommateurs se traduit par une remise en question de la qualité des produits. Néanmoins, l’implication du consommateur à travers la communication, la phase de juxtaposition des marques et le maintien de la qualité permettent de rassurer les consommateurs et de limiter leur résistance. « J’étais habituée à la qualité de Marie Thumas, le fait de voir les deux marques sur l’emballage me garantit qu’avec Bonduelle je retrouverai la même qualité, je continuerai alors à acheter Bonduelle » (Consommateur 5). Dans ce contexte, le consommateur accepte de transférer l’image et les caractéristiques du produit de la marque abandonnée vers la nouvelle marque, et continue d’acheter la nouvelle marque. Ainsi, les consommateurs fidèles à la marque initiale deviennent fidèles à la nouvelle marque.

Dans le cas de Bonduelle, les managers confirment l’amélioration des performances de la marque à l’issue du changement. « Nous n’avons pas perdu les consommateurs fidèles de Marie Thumas, ils sont désormais fidèles à Bonduelle » (Manager 2). Ceci peut s’expliquer par une meilleure connaissance des qualités fonctionnelles de la marque et une confiance importante en la marque. On assiste donc bien à un transfert des éléments constitutifs du capital de marque de la marque abandonnée vers la nouvelle marque.

Dans le cas de Carrefour, au-delà du transfert intrinsèque du capital de la marque abandonnée à la nouvelle marque, nous constatons que le capital de la marque de substitution peut aussi limiter la résistance via le bénéfice perçu supérieur lié à la notoriété et à l’image de la nouvelle marque. « Carrefour a une meilleure image, j’ai plus de plaisir à faire mes courses chez Carrefour Market » (Consommateur 28). « Entre Carrefour Market et Champion, j’irai plus facilement chez Carrefour Market car je connais Carrefour » (Consommateur 40). Un bénéfice perçu supérieur entraîne donc une amélioration du capital de marque. Alors que Champion était associé pour la plupart à « une enseigne du passé, vieille et fade » (Consommateur 26), Carrefour Market est perçu comme « innovant, qualitatif et professionnel » (Consommateur 30). En somme, les clients percevant plus de bénéfices pour Carrefour Market deviennent même ambassadeurs du changement et ont tendance à communiquer à d’autres consommateurs les qualités de la nouvelle enseigne ce qui permet au magasin de conquérir de nouveaux clients. Ceci a donc un impact direct sur le capital de marque en augmentant à la fois sa notoriété et sa part de marché.

Discussion et conclusion

L’objectif principal de cette recherche est de mieux comprendre les antécédents internes et externes de la résistance au changement de marque et d’éclairer les mécanismes relatifs au transfert du capital de marque. Nos résultats confortent certains antécédents de la résistance (Roux, 2007) et permettent d’identifier d’autres facteurs influençant la résistance, tels que la nostalgie, la confiance, et l’attachement, qui apparaissent comme autant de construits méritant de plus amples recherches. Nous identifions par ailleurs comment ces facteurs s’appliquent dans le cadre d’un changement de marque, et se traduisent tant pour les consommateurs que pour les collaborateurs (Tableau 2).

Nos résultats suggèrent que le niveau de résistance des collaborateurs comme des consommateurs dépend de la nature et de l’intensité de leur implication dans le changement. Leurs attentes en termes d’implication dans le changement correspondent à une volonté de pouvoir se préparer à ce changement, en étant tout d’abord informés suffisamment en amont de la disparition de la marque et des raisons du changement. A contrario, une incompréhension vis-à-vis de cette décision stratégique, ou, comme l’évoque Roux (2007), la perception d’une dissonance cognitive, peut induire de la résistance au changement de marque.

Les résultats confirment dans un premier temps l’intérêt d’une stratégie progressive, incluant une phase transitoire de juxtaposition des deux marques sur l’étiquette (Pauwels-Delassus et Fosse Gomez, 2012). Cette stratégie permet de limiter la résistance des consommateurs en les impliquant progressivement dans le changement. Les consommateurs acceptent plus facilement de transférer leur fidélité à la nouvelle marque si le changement est graduel et si leurs références passées à l’ancienne marque ne disparaissent pas radicalement. La communication joue également un rôle clé pour impliquer l’ensemble des acteurs dans le changement de nom de marque : elle permet d’informer mais aussi de justifier notamment en interne l’intérêt et le bénéfice attendu par la substitution. Contrairement à la littérature sur la résistance, qui indique que plus le consommateur est éduqué et averti, plus il est susceptible de résister (Cottet, Ferrandi, et Lichtlé, 2012), il ressort que, lors du changement de nom de marque, une communication visant à informer du changement et à rassurer le consommateur sur le maintien de la qualité, incite ce-dernier à poursuivre l’achat de la nouvelle marque et à transférer sa fidélité.

Deuxièmement, les consommateurs et les collaborateurs mettent en balance les bénéfices et coûts perçus du changement. Dans le cas d’une substitution de marque, les principaux problèmes rencontrés sont la perte des repères et le changement des habitudes d’achat pour le consommateur, ou de travail pour le collaborateur, pouvant entraîner de la résistance au changement. Cette recherche montre qu’en interne il est primordial d’accompagner les collaborateurs afin qu’ils perçoivent des bénéfices liés au changement et qu’ils fassent confiance aux décisions prises de manière à mener favorablement le changement. Au niveau des consommateurs, il ressort des résultats que si les risques perçus du changement de nom de marque (en termes de qualité ou de prix) sont plus grands que les bénéfices perçus, il est probable qu’ils stopperont leurs achats de la marque en question.

Il est d’ailleurs fréquent que les consommateurs ne perçoivent pas de bénéfice lié au changement. Les consommateurs expriment généralement le souhait que rien ne change au-delà du nom. Le bénéfice perçu pour le consommateur vient plutôt, comme l’évoque Collange (2008), des caractéristiques de la nouvelle marque, à savoir sa notoriété et sa supériorité d’image, qui favorisent une attitude positive à l’égard du changement. En revanche, force est de constater que même si le consommateur ne perçoit pas de bénéfice supérieur, ce n’est pas pour autant qu’il résiste au changement. La résistance au changement intervient au contraire lorsqu’une caractéristique de la marque est modifiée, telle qu’un changement de qualité ou un changement d’un service apporté par la marque.

Troisièmement, nos résultats confortent l’importance de l’attachement, à la fois des consommateurs (Lacoeuilhe, 2000) et des collaborateurs à la marque (King et Grace, 2008). Nos travaux tendent cependant à modérer l’effet négatif de l’attachement à la marque initiale sur l’attitude des consommateurs (Collange, 2008) et sur la résistance au changement en interne et en externe, tel qu’énoncé dans notre proposition de recherche 3. Les collaborateurs qui oeuvrent de longue date afin d’augmenter la performance de leur marque ainsi que les consommateurs qui l’achètent fidèlement depuis plusieurs années, sont fortement perturbés lorsqu’ils apprennent l’annonce du changement de nom de marque et peuvent avoir une réaction plutôt négative dans un premier temps. En revanche, la confiance en la marque et en l’entreprise semble nuancer la résistance qui pourrait apparaître en réaction à cet attachement. En effet, si les consommateurs sont attachés à la marque et s’ils ont confiance en la marque, ils ont davantage tendance à adhérer au changement de nom de marque et peuvent même devenir des ambassadeurs du changement. Ils transfèrent les appréciations positives, l’image, la qualité perçue de la marque abandonnée vers la nouvelle marque et lui deviennent fidèles. Nos résultats montrent ainsi l’importance de la confiance, qui est un élément central de la relation des consommateurs à la marque, permettant de limiter la résistance des consommateurs attachés. La confiance peut être notamment apportée par la caution de la marque « corporate » telle que Carrefour. La confiance joue également un rôle crucial en interne car elle favorise l’adhésion des collaborateurs au changement. Elle peut notamment se traduire par la croyance dans le maintien de valeurs communes.

Conformément à notre dernière proposition de recherche, moins il y a de résistance interne et externe, plus l’entreprise est en mesure de transférer le capital de la marque abandonnée vers la marque de substitution. Les consommateurs qui ont connaissance du changement de nom de marque et ont été rassurés du maintien de la qualité et des caractéristiques de la marque acceptent de transférer la qualité perçue, l’image de la marque et deviennent ainsi fidèles à la nouvelle marque. De plus, nous mettons en évidence le rôle crucial que jouent les managers dans le changement pour susciter l’adhésion des collaborateurs. Les résultats suggèrent une relation potentielle entre la résistance interne des collaborateurs et la résistance externe des consommateurs. En effet, le personnel sur les lieux de vente a un rôle essentiel dans la substitution (Collin-Lachaud et al., 2012). Par ailleurs, les consommateurs fidèles, en tant qu’ambassadeurs du changement, ont également un rôle à jouer dans la transmission de l’information sur le changement. La substitution de marque entraîne un long processus et nécessite d’impliquer l’ensemble des acteurs participant au changement en interne (managers, commerciaux, gestionnaires de stocks), mais aussi en externe au niveau des consommateurs ou des distributeurs. Une mauvaise implication des acteurs peut conduire à une mauvaise gestion du changement, qui pourrait se traduire par une altération des éléments constitutifs du capital de marque à travers une baisse des ventes, de part de marché, de fidélité, et d’image.

Apports, limites et voies de recherche

Jusqu’alors, les recherches menées sur le changement de nom de marque se sont essentiellement penchées sur les réactions de consommateurs confrontés au changement de nom de marque mais n’ont jamais abordé de manière globale le changement de nom de marque en y associant le point de vue des managers. Notre étude est la première à aborder cette perspective globale d’investigation de l’influence de la résistance au changement sur le capital de marque, qui est un élément fondamental du capital immatériel de l’entreprise. Cette recherche identifie les facteurs clés de la résistance interne et externe au changement de nom de marque, et offre des leviers permettant de pérenniser voire de développer le capital de marque.

Une autre originalité réside dans l’utilisation des recherches menées à la fois en marketing et en management afin de mieux comprendre comment les responsables marketing pourraient optimiser la gestion de la résistance au changement de nom de marque. Le cadre théorique utilisé, à savoir la théorie de la résistance au changement, afin de construire nos propositions de recherche est également une innovation dans l’investigation du phénomène de changement de nom de marque. De plus, nos résultats soutiennent la pertinence de ce cadre conceptuel, qui a jusqu’alors été appliqué, dans la recherche en management, aux récepteurs internes du changement organisationnel et non aux récepteurs externes du changement.

D’un point de vue managérial, cette recherche met en évidence l’importance du capital de marque de l’entreprise. En tant que partie intégrante du capital immatériel de l’entreprise, le capital de marque nécessite de sa part une gestion attentive. Les résultats confirment que le changement de nom de marque est une décision stratégique lourde de conséquences pour l’entreprise, à travers la résistance interne et externe qu’elle provoque. Au regard de nos résultats, la résistance au changement de nom de marque apparaît comme un phénomène naturel, requérant des actions spécifiques de la part de l’entreprise. La préparation du programme de changement, l’information et l’écoute des récepteurs du changement (collaborateurs et consommateurs), une transition progressive vers la nouvelle marque, ainsi que la constitution au préalable d’un climat de confiance envers la marque, apparaissent comme autant d’actions que l’organisation doit entreprendre afin de conduire le changement vers la nouvelle marque et, ce faisant, pérenniser le capital de marque et immatériel de l’entreprise.

La synthèse des préconisations managériales issues de notre recherche afin de limiter la résistance au changement de nom de marque et de pérenniser la capital de marque est présentée dans le Tableau 3.

Cette recherche présente néanmoins quelques limites, telles que l’absence de généralisation possible du fait de la méthodologie choisie, à savoir une approche qualitative reposant sur deux études de cas. Cependant le choix d’une méthodologie qualitative nous semble pertinent afin d’acquérir une meilleure compréhension des différents leviers permettant de réduire la résistance interne et externe au changement. Par ailleurs, nous souhaitons souligner la variété et la complémentarité des cas étudiés. Ces principales limites ouvrent cependant la voie à des recherches futures sur le sujet. Notre étude pourrait dans un premier temps être répliquée dans plusieurs entreprises concernées par différents cas de changements de noms de marque afin de consolider les résultats et leur validité externe. Dans un deuxième temps, l’utilisation d’une méthodologie quantitative pourrait renforcer la généralisation des résultats et la validation des propositions de recherche.

Nos résultats montrent l’importance du concept de confiance dans les problématiques de changement de nom de marque. La confiance est en effet une dimension importante de la relation de marque avec les consommateurs, qui a pourtant été largement négligée dans les recherches existantes menées sur le sujet. Enfin, d’un point de vue managérial, alors que la question de l’attachement du collaborateur à l’entreprise apparaît comme une source essentielle de son engagement et de sa motivation, l’attachement à la marque, identifié dans nos résultats, demeure une problématique encore inexplorée, qui nécessiterait, de fait, de plus amples recherches permettant d’enrichir les connaissances existantes sur le capital immatériel de l’entreprise.

Tableau 3

Synthèse des implications managériales

Synthèse des implications managériales

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