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L’adaptation des organisations est un sujet de recherche majeur en management stratégique et en théorie des organisations. Elle a par exemple été étudiée au niveau inter-organisationnel, en se focalisant sur des populations d’organisation. Dans ce domaine, les recherches menées sont loin d’être consensuelles. Pour certains (Hannan et Freeman, 1977, Pfeffer et Salancik, 1978), l’adaptation est un processus quasi nié ou très largement contraint par les forces environnementales. Pour d’autres, l’organisation et son environnement s’influencent mutuellement au sein d’une dynamique complexe : la co-évolution (Lewin et Volderba, 1999, McKelvey, 2002).

Notre propos est différent. Nous nous centrons sur le niveau organisationnel en nous focalisant sur le processus interne d’adaptation d’une organisation. Nous considérons ce dernier comme un processus social qui concerne tous les niveaux de l’organisation et dans lequel la dialectique entre le centre et la périphérie est centrale. Loin de n’être que de simples courroies de transmission, les différents membres des niveaux de l’organisation sont considérés comme des acteurs à part entière de ces processus et les déforment, les tordent et plus généralement se les approprient. De manière plus radicale, ils peuvent même être à l’origine de processus d’adaptation par des initiatives stratégiques qui régénèrent l’organisation.

L’objectif de cette recherche est de mieux comprendre les modalités de cette adaptation en se focalisant sur le rôle et la dynamique de la règle dans ce processus. En particulier, il s’agit, en mobilisant la théorie de la régulation sociale (TRS), d’analyser les processus de régulation à l’oeuvre dans cette dynamique.

D’un point de vue méthodologique, ce projet de recherche est de type abductif dans la mesure où l’objectif est d’explorer une problématique d’un point de vue théorique et empirique afin d’en tirer des conjectures originales (Koenig, 1993). L’exploration empirique se fonde sur une étude de cas exemplaire : celle d’une organisation considérée innovante dans le secteur social et médico-social français. Ce choix est intimement lié aux caractéristiques de cette organisation (jugée comme dotée de singulières capacités d’adaptation par plusieurs experts du secteur) et à celles du secteur (traditionnel mais en pleine transformation depuis une dizaine d’années).

Cet article est organisé en quatre temps. Après avoir présenté le cadre conceptuel (partie 1), nous détaillons les choix méthodologiques de cette recherche et les caractéristiques du cas retenu (partie 2). La troisième partie de cet article analyse et interprète les données recueillies. Enfin, une quatrième et dernière partie discute des résultats dégagés.

Cadre conceptuel

Dans cette première partie, nous définissons le concept de règle pour ensuite préciser sa dynamique en terminant par l’élaboration d’une matrice permettant de l’analyser dans le contexte général de l’adaptation de l’organisation.

Retour sur le concept de règle

De manière générale, la règle peut être définie comme « toute régularité de comportement qui est invoquée ou qui peut être invoquée comme norme, c’est à dire comme objectif, comme interdiction, comme standard ou comme justification » (Romelaer, 1998, p.72). Elle est donc intrinsèquement prescriptive mais il est important de rajouter qu’elle est largement située (Shimanoff, 1980) c’est-à-dire qu’elle s’applique dans un (ou des) contexte(s) déterminé(s). Sa fonction de base est de contraindre et/ou de guider l’action (Favereau et Le Gall, 2006) même si cette dernière fonction est la plus fréquente (Reynaud, 1997).

Les règles peuvent prendre des formes très différentes. En particulier, elles sont formelles ou informelles. Dans cette recherche, nous avons fait le choix de nous centrer sur le cas des règles écrites (ou formelles) et sur leur dynamique pour des raisons théoriques et méthodologiques. D’un point de vue théorique, elles sont centrales dans les organisations modernes notamment à cause de leur dimension symbolique très forte. Au-delà, elles possèdent de nombreuses similitudes avec les règles informelles au point qu’il est tentant de les considérer comme un prisme pour comprendre la totalité des phénomènes relatifs aux règles quelles qu’elles soient (March, Schultz et Zhou, 2000). D’un point de vue plus méthodologique, la focalisation sur les règles écrites relève aussi d’une raison pragmatique : ce sont en effet les règles qui laissent le plus de traces claires dans l’histoire d’une organisation. Leurs modifications laissent en effet des enregistrements (leurs versions écrites précédentes) qui peuvent être collectés et analysés au contraire des règles informelles dont les traces laissées sont souvent moindres.

La dynamique de la règle : le processus de régulation de Reynaud

La théorie de la régulation sociale, d’abord élaborée pour l’analyse des relations professionnelles, est ensuite pertinente pour l’analyse des systèmes sociaux et plus particulièrement des organisations (Reynaud, 1994). L’objectif de cette théorie est d’analyser les processus de production, d’interprétation et de modification des règles.

Parler de règles et de régulation n’a de sens qu’en référence à un acteur ou à une situation. Ce sont les acteurs qui assurent la régulation, ces mêmes acteurs « capables de créer des règles et d’y consentir, donc à même de faire preuve d’initiative et de participer activement à des régulations. » (Bréchet, 2008, p.17). Les acteurs agissent de manière rationnelle mais cette rationalité n’est pas fondée uniquement sur les intérêts et ressources dont ils disposent : elle résulte de l’action collective finalisée, d’un projet d’adaptation ou de transformation des règles. Les acteurs qui participent à l’activité de régulation interviennent à différents niveaux de rôles : édicter la règle, en contrôler le respect, en satisfaire les exigences et en sanctionner les infractions (Koenig et Courvalin, 2001). Selon la TRS, « c’est dans l’action, qui est aussi interaction, que se créent et se transforment les règles. » (Bréchet, 2008, p.17). En cherchant à justifier leurs actions et à les rendre généralisables, les acteurs individuels cherchent à en faire des règles acceptables et légitimes. Ils contribuent ainsi à transformer les règles. En prolongeant sur la TRS, les règles sont dynamiques dans la mesure où elles sont l’objet de négociations et d’évolutions, comme la déformation, la correction, la disparition pure et simple ou encore le remplacement.

Au fondement de la théorie de la régulation sociale se trouve la rencontre entre une régulation autonome et une régulation de contrôle. Reynaud montre en cela que les règles sociales sont le produit de la rencontre de plusieurs groupes sociaux aux valeurs divergentes. Certaines règles (explicites) sont imposées par la direction, de type « top-down », et aboutissent à une régulation de contrôle. Cette dernière correspond à la prescription de tâches par l’encadrement en situation de subordination. A l’opposé, certaines règles (implicites) sont produites par les acteurs eux-mêmes qui vont s’opposer au contrôle et disposent d’autonomie, ce sont des règles de type « bottom-up » qui vont participer à une régulation autonome.

La nature contradictoire de ces deux types de régulation semble évidente. Pendant que l’une cherche à contrôler, l’autre cherche à échapper au contrôle et à rendre sa marge de manoeuvre à l’opérateur. « Les règles de contrôle, issues d’en haut, ne sont pas efficaces, car ce sont des règles d’en bas qui savent comment faire. On a alors deux puissances de création de règles dans les organisations, et l’approche est immédiatement dynamique. » (Favereau, 2007, p.44).

A l’articulation de ces deux régulations, deux possibilités existent. Les deux régulations peuvent rester en concurrence. Mais il est aussi possible que par un travail d’affrontement, de négociation et de compromis naisse une régulation conjointe. Cette régulation conjointe est « le produit d’une négociation explicite ou implicite et s’inscrit dans un accord » (Reynaud, 1995, p.249). La figure 1 ci-dessous illustre les régulations autonome et de contrôle qui donnent naissance à une régulation conjointe.

Figure 1

Régulation autonome, régulation de contrôle et régulation conjointe

Régulation autonome, régulation de contrôle et régulation conjointe
Source : Babeau et Chanlat (2008, p.208)

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La régulation conjointe est la résultante d’un processus de négociation entre les tenants de la régulation autonome (subordonnés) et de contrôle (direction). Cependant, la régulation conjointe est loin de constituer une simple rencontre mécanique entre une régulation de contrôle et une régulation autonome. Elle représente davantage ce que Reynaud (2003, p.113) appelle « des règles de fonctionnement acceptables, fruit d’initiatives, de répliques, de négociations et d’arbitrages dans une conjoncture donnée ». La régulation conjointe conduit donc à « l’élaboration de super-règles, sans supprimer forcément les oppositions entre les sources de régulation, mais en tenant compte des préoccupations et des intérêts de chacun. » (Bréchet, 2008, p.20).

L’adaptation interne analysée comme un processus de régulation : élaboration d’une matrice de dynamique des règles

La relation entre la règle et l’adaptation est plutôt considérée comme négative. En effet, la règle est souvent présentée comme un cadre contraignant qui agit comme un frein, à l’extrême qui empêche toute innovation ou adaptation. Alter (1990, 2000), à travers la dialectique de l’ordre et du désordre, détaille de manière particulièrement convaincante, cette « rivalité » entre la règle et l’innovation. Il montre notamment que les mécanismes sous-jacents à l’innovation - et donc dans une certaine mesure l’adaptation - renvoient à la déviance et la clandestinité parce qu’ils nécessitent la transgression des règles en vigueur dans l’organisation. Notre posture est différente. Il ne s’agit pas pour nous d’étudier comment un cadre pré-existant (ici un ensemble de règles) facilite ou inhibe l’adaptation mais de renverser la problématique en étudiant la naissance de la règle écrite et sa dynamique comme un processus d’adaptation. Autrement dit, il s’agit d’étudier la genèse, l’utilisation et la dynamique des règles – c’est-à-dire le processus de régulation – dans un contexte précis : celui de l’adaptation interne de l’organisation en s’appuyant pour cela sur la matrice suivante (Tableau 1).

Tableau 1

La matrice de dynamique des règles

La matrice de dynamique des règles

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Cette matrice croise les étapes de l’adaptation de l’organisation avec celle des caractéristiques de la dynamique des règles. Précisons tout d’abord qu’une étape de l’adaptation est définie comme étant une période temporelle pendant laquelle une règle écrite est stable, le passage d’une étape à une autre étant associée à l’activité de régulation i.e. de modification de cette règle écrite.

La question est ensuite de savoir ce qui génère l’adaptation des règles dans une organisation i.e. l’évolution d’une règle écrite. Nous considérons, à la suite de March, Schulz et Zhou (2000), que l’adaptation des règles est fondamentalement un processus de résolution des problèmes dans l’organisation. Précisément, lorsqu’un problème apparaît, il peut être résolu dans le cadre réglementaire existant ou il nécessite de modifier les règles écrites en vigueur. C’est ce deuxième cas que nous étudions et que nous considérons comme étant un processus d’adaptation par régulation. Lorsque le problème persiste malgré sa tentative de résolution par le système de règles écrites existantes alors l’organisation cherche à créer de nouvelles règles ou tout au moins à modifier les règles anciennes. Dans ce cas, cette activité de production de règles peut être analysée comme le fait de « nourrir » les problèmes, ces derniers devenant une ressource (possiblement rare) pour la création de règles (March et al., 2000, p. 58). Les problèmes rencontrés sont régulièrement liés aux modalités d’application de la règle. Favereau et Le Gall (2006, p. 842) invitent ainsi à s’éloigner d’une conception « ferroviaire » des règles dans laquelle ces dernières agiraient comme des rails décidant invariablement des trajectoires. La règle est en effet par nature incomplète, d’une part parce que sa généralité ne peut convenir à une situation concrète par nature spécifique et, d’autre part, parce qu’elle ne peut prévoir à l’avance tous les cas de figure pertinents. La règle fait alors régulièrement l’objet d’interprétations des acteurs. Elles ont ainsi été analysées comme des dispositifs structurants malléables au sens où les acteurs peuvent les respecter tout en conservant des marges de manoeuvre (Crozier et Friedberg, 1977) ou encore de la liberté pour improviser (Weick, 1998).

Régulièrement, les règles écrites nécessitent donc d’être adaptées en étant notamment amendées ou complétées. De ce point de vue, la modification des règles écrites peut être considérée comme une illustration du modèle texte/conversation de Taylor et Giroux. La formalisation des règles et leur expression sous forme de textes constituent un aspect important du processus d’adaptation interne que nous étudions. La dynamique de l’organisation y est appréhendée comme une tension entre la conversation – qui renvoie au fonctionnement quotidien de l’organisation (l’application de la règle et la résolution des problèmes) - et le texte (dans notre cas la règle) défini comme « la transcription synthétique, épurée sanctionnée de la multiplicité des conversations ayant cours à tout moment dans la communauté discursive » (Giroux, 1996, p.5).

Ces adaptations dont le contenu précis doit être analysé (modification du contenu de la règle écrite) sont fondées sur des processus de régulation qui sont caractérisés ici par trois dimensions : la nature des acteurs à l’origine de la régulation, leur(s) objectif(s) et le type de cette régulation (autonome, de contrôle ou conjointe).

Dispositif méthodologique

Notre recherche a pour objectif de déterminer quelles sont les régulations (naissance et modifications d’une règle écrite) à l’oeuvre dans le processus d’adaptation stratégique d’une organisation. Selon Langley (1997, p.39), « l’étude de processus stratégiques complexes comme l’innovation, la formation de la stratégie, l’apprentissage organisationnel, le changement stratégique exige le plus souvent la collecte de données qualitatives ». Il est donc assez logique de choisir une approche qualitative pour répondre aux objectifs de notre recherche. Précisément, notre démarche est fondée sur un cas unique, une association du secteur social et médico-social en France. Le recueil des données s’est appuyé sur une triangulation de ces données qui se fonde sur une interaction longue avec le terrain. Enfin, leur analyse se décompose en deux étapes : tout d’abord la construction d’une histoire organisée et chronologique des évènements qui a permis de pré-analyser l’adaptation de l’organisation sur la période étudiée, ensuite une analyse plus classique fondée sur un codage thématique et la construction d’outils de synthèse (adaptés de Miles et Huberman, 2003).

Une étude de cas unique

Pour Yin, le choix de l’étude de cas est justifié lorsqu’une question de type « comment » ou « pourquoi » se pose sur un ensemble d’événements contemporains sur lesquels le chercheur a peu ou aucun contrôle (Yin, 2003). Le cas choisi est celui d’une association du champ de l’action sociale et médico-sociale en France – l’Association Calvadosienne pour la Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence (désormais ACSEA) - dotée d’une histoire déjà longue de 70 ans. Après de nombreuses années d’une évolution « lente », on assiste depuis une dizaine d’années à une remise en question du modèle traditionnel de gestion des associations d’action sociale. Elles doivent, pour survivre, être capables de s’adapter à toute une série de changements profonds dans ce secteur. Désormais, les associations sont totalement « imbriquées » dans leur environnement. Ce changement est intimement lié à la loi du 2 janvier 2002, dite de refondation sociale, qui définit des missions d’intérêt général autour de grands principes qui conduisent à des logiques complexes. Ainsi, les associations sont soumises :

  • d’une part à des changements liés à l’évolution des besoins publics. La demande sociale est identifiée par les usagers, ceux-ci souhaitant de plus évaluer la qualité des prestations proposées.

  • d’autre part à des changements liés à l’évolution de la commande publique dans un système en tension composé des pouvoirs publics (qui donnent les autorisations de fonctionner) et des associations (qui souhaitent rester autonomes).

    Aujourd’hui, la tendance est à l’instauration de critères de performance économique et la mise en place d’outils permettant de comparer l’efficience des structures. L’autonomie de décision des associations est donc parfois difficile à maintenir.

    Entretien expert secteur

Ce cas doit être considéré comme un cas exemplaire (David, 2004), qui se rapproche du cas extrême ou unique (Yin, 2003), dans la mesure où la capacité d’adaptation des organisations sociales a été très peu étudiée jusqu’à présent en Sciences de Gestion. Il s’agit ici de comprendre une situation spécifique (et revendiquée comme telle) afin d’enrichir la connaissance scientifique.

Au delà, ce cas présente plusieurs particularités précises justifiant son choix :

  1. Le choix du secteur social et médico-social français s’avère particulièrement pertinent dans le cadre d’une recherche portant sur l’adaptation organisationnelle. En effet, de par la construction même du secteur, les structures militantes d’aide à l’autre ont vu le jour principalement après la seconde guerre mondiale, et elles prennent le plus souvent la forme associative (loi de 1901 permettant la constitution d’associations). Progressivement, le secteur s’est structuré autour de ces associations, l’Etat leur délègue et réglemente la gestion des établissements et services. Cela permet d’avoir un recul temporel suffisant pour étudier l’adaptation à long terme de ces organisations.

  2. Dans la même optique, l’ACSEA, l’organisation étudiée, existe depuis plus de soixante-dix ans et permet donc de pré-supposer une certaine capacité d’adaptation, y compris à des moments au cours de son histoire où l’environnement lui était pourtant hostile. De l’avis même des experts du secteur interrogés, cette organisation est dotée de capacités d’adaptation qu’ils jugent remarquables.

    Face aux fortes mutations que connaît le secteur, l’ACSEA semble très réactive, en ce sens qu’elle fait parfois figure de pionnière dans son secteur. Cela s’illustre parfaitement en regardant la manière dont se sont mis en place des « outils de gestion ». En dehors de ceux imposés à l’ensemble des associations par la loi du 2 janvier 2002 (faire un projet d’établissement ou un livret d’accueil), l’ACSEA se montre réactive et est prête finalement plus rapidement que d’autres associations du même secteur à intégrer des outils provenant d’autres secteurs, comme la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), ou la mutualisation des budgets.

    Entretien expert secteur

    En allant toujours dans le même sens, l’ACSEA est aussi considérée comme une « lead organisation »[2] c’est-à-dire une organisation pionnière qui est souvent la première à adopter telle ou telle pratique nouvelle ou prestation inédite. Ainsi, l’ACSEA est la première à avoir adopté au niveau national un certain nombre de pratiques innovantes.

  3. Cette organisation peut être qualifiée de complexe (Denis et al., 2002 et 2007) dans la mesure où ses objectifs sont multiples (coexistence des objectifs de chaque établissement avec ceux de l’association mère), les lieux de pouvoir diffus (direction générale et pouvoir associatif versus pouvoir interne de chaque établissement) et les processus de travail fondés sur des connaissances spécifiques (expertise très particulière des éducateurs sur le terrain). Or, il est aujourd’hui largement admis que ces organisations éprouvent des difficultés à changer et à s’adapter (Denis et al., ibid, Cooper et al., 1996). Or, malgré cela, nous avons déjà précisé que l’ACSEA est considérée comme une organisation disposant de fortes capacités d’adaptation. Son cas s’avère donc très intéressant à étudier car potentiellement source « d’inventions conceptuelles » (David, 2004, p. 11)[3].

    Globalement, nous avons cherché à identifier, sur un temps long, des moments clés d’adaptation stratégique. Ils ont ensuite été analysés comme des processus de régulation à l’aide de la matrice de dynamique des règles présentée auparavant.

Une triangulation des données

Pour cette recherche, plusieurs méthodes de recueil des données ont été associées afin de prendre la mesure du phénomène étudié : entretiens et observation pour les sources primaires, collecte de documents internes et rapports d’activité pour les données secondaires. Elles ont permis, dans un premier temps, d’acquérir une bonne connaissance du terrain de recherche et ensuite d’avoir une compréhension fine des mécanismes étudiés. Cette triangulation des données permet ainsi d’améliorer la fiabilité de la recherche et a pour vocation d’assurer une meilleure qualité d’analyse. Elle permet en outre de fonder la validité de construit d’une recherche (Hlady-Rispal, 2002).

Ainsi, plusieurs allers-retours entre le terrain de recherche et la théorie ont été nécessaires afin de construire progressivement un cadre d’analyse conceptuel pertinent. Au delà, il est aujourd’hui largement admis que ces méthodes utilisées sont complémentaires (Hlady-Rispal, 2002; Wacheux, 1996; Yin, 2003).

Les entretiens semi-directifs représentent une source d’information importante dans cette recherche. Une trentaine d’entretiens semi-directifs a été réalisée pour cette recherche (par ailleurs toujours en cours). Ils ont été conduits auprès de la direction générale, de directeurs d’établissements et d’experts extérieurs selon trois thématiques de recueil des données (présentation de l’organisation, mutations et changements dans le secteur et histoire de l’ACSEA). Chacun d’entre eux a été enregistré et retranscrit[4].

Campbell (1975) souligne que la qualité d’une étude de cas ne provient pas de l’utilisation d’outils méthodologiques particuliers, mais plutôt d’une connaissance supérieure de la culture décrite, grâce à des séjours prolongés et une meilleure connaissance du langage utilisé localement. La présence depuis près de deux années sur le terrain de recherche s’est donc avérée particulièrement utile pour comprendre cette organisation complexe et innovante évoluant dans des secteurs et environnements en mutation. Concrètement, cette interaction longue s’est traduite par des journées complètes d’observation in situ (notamment dans un établissement et au siège de l’association) et par des rencontres informelles avec différents acteurs de l’association. Elles ont donné lieu à la rédaction d’un journal de bord dans lequel sont notamment consignés des étonnements du chercheur, des points de vue ou des comptes-rendus d’évènements.

Enfin, en parallèle, nous avons également utilisé des données secondaires, des documents internes, les rapports d’activité de l’association à partir de 1990, des plans d’orientation, des documents de travail et d’autres documents divers. Ces documents ont permis notamment de reconstituer l’histoire d’ACSEA et de mettre en perspective les discours des acteurs avec la « mémoire officielle » de l’organisation.

Une analyse processuelle

Nous avons choisi de procéder en deux étapes. Dans un premier temps, nous avons utilisé une stratégie narrative qui implique « la construction d’une histoire organisée et chronologique des évènements à partir de sources brutes » (Langley, 1997, p. 41). Ainsi, à partir des données collectées au cours des deux premières séries d’entretiens et de documents secondaires, nous avons reconstitué une histoire de l’association. En effet, la stratégie narrative est particulièrement bien adaptée « pour organiser les données quand le temps joue un rôle important et qu’un cas unique offre des incidents riches et divers » (Chiles, Meyer et Hench, 2004, p. 505)[5]. A partir de là, il nous a été possible de repérer des moments clés dans l’adaptation stratégique. Cependant, comme le note Langley (1997, p. 41), « la stratégie narrative d’analyse de données ne sera satisfaisante que si elle est complétée par d’autres approches plus structurantes ». Dans un second temps, nous avons réalisé une analyse de contenu. Le traitement des données issues des entretiens a été réalisé en utilisant la méthode de codage thématique préconisée par Miles et Huberman (2003) pour ordonner des données empiriques brutes. Elle a été complétée par la construction et adaptation d’une matrice dite de dynamique des règles adaptée de ces mêmes auteurs.

Présentation du cas et analyse des données

Cette partie présente d’abord le cas étudié et détaille chacune des trois étapes du processus d’adaptation de l’association.

Le cas étudié : l’Association Calvadosienne pour la Sauvegarde de l’Enfance et de l’Adolescence (ACSEA)

L’ACSEA est une association qui intervient dans le domaine de l’action sociale et médico-sociale. Elle est gérée de manière duale par un conseil d’administration qui assure sa représentation démocratique et une direction générale (DG) qui dirige ses établissements et services. La direction générale se compose d’un directeur général, d’un directeur général adjoint (DGA) et d’un directeur administratif et financier (DAF). Elle s’est progressivement étoffée (des années 90 à aujourd’hui) avec la mise en place de fonctions support : directeur administratif et financier (rôle initialement joué par le DGA), service RH, service informatique, service communication et évaluation. La DG est composée de l’ensemble des salariés travaillant à la direction générale (soit environ 20 personnes). En son sein, le directeur général est omniprésent en particulier en termes de prise de décision[8]. Chaque mois, la direction générale se réunit avec les directeurs d’établissements au sein d’un conseil de direction. Son organisation et son fonctionnement sont fixés par les statuts, la charte associative, le règlement général de fonctionnement et le projet associatif.

L’association dénombre plus de 1000 salariés répartis dans 22 établissements et services situés sur l’ensemble du département du Calvados. Chacun de ces établissements est dirigé, par délégation du DG, par un directeur d’établissement, qui a sous sa direction des chefs de service, eux-mêmes responsables d’équipes de terrain (le plus souvent des éducateurs).

Il faut ici préciser qu’il existe une grande hétérogénéité dans les établissements concernés. Cette diversité est liée à la fois à leur activité (ils interviennent à la fois dans trois champs d’intervention, « Jeunesse en danger », « Handicap et soins » et « Difficultés et inadaptation sociale ») et à leur taille (de 30 salariés pour le plus petit établissement à près de 200 salariés pour le plus grand).

D’un point de vue historique, cette association s’est développée pas à pas en se dotant notamment d’un règlement général de fonctionnement en 1992 puis en affirmant son unité associative par l’écriture d’un projet associatif (ACSEA 2000). L’encadré 2 précise les différentes étapes de l’histoire de cette association.

Les données qui font l’objet d’une analyse de contenu concernent la naissance et la dynamique d’une de ses règles écrites : le règlement général de fonctionnement (désormais RGF). Le RGF fait partie des « documents associatifs de référence » [9]. Il fait l’objet d’un questionnement permanent quant à la conformité de son contenu aux pratiques.

On est en permanence dans cette réflexion, une vigilance permanente dans les positionnements, dans les discussions et dans les orientations qu’on a. Est-ce que nous sommes clairs par rapport au règlement général de fonctionnement, c’est un document de référence, est-ce qu’il faut le revoir ?

Entretien directeur étalissement

Elles ont permis de construire la matrice de dynamique du RGF présentée dans le Tableau 2.

Tableau 2

L’adaptation du règlement général de fonctionnement : matrice de dynamique des règles

L’adaptation du règlement général de fonctionnement : matrice de dynamique des règles

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Chacune de ces trois colonnes - création de la règle et étapes de l’adaptation - fait l’objet d’un développement dans les trois sections suivantes.

Etape 1 de l’adaptation - La naissance du règlement général de fonctionnement (1992) : une régulation de contrôle

Le règlement général de fonctionnement (RGF) est un document de référence écrit qui fixe les responsabilités et délégations de chacun des niveaux hiérarchiques dans l’association. Il a été mis en place à l’ACSEA en 1992, dans un contexte dans lequel il devenait nécessaire de préciser quelles étaient les responsabilités de chacun, notamment celles de la DG et des directeurs d’établissements. Son contenu est précisé dans l’encadré 3.

L’histoire de l’ACSEA, telle que résumée dans l’encadré 2, tend à indiquer que l’informel a largement dominé dans le fonctionnement des associations d’action sociale. A partir du milieu des années 80, la décentralisation change la donne : les associations du secteur social sont suivies de près par les pouvoirs publics. Cette nouvelle organisation territoriale a fait prendre conscience à l’ACSEA et à son directeur général de cette nouvelle situation.

Le contexte de l’époque : une association très importante, à peu près sur tous les champs de l’action sociale, aussi bien dans le médico-social que dans la protection de l’enfance ou la protection judiciaire de la jeunesse mais une association qui était aussi très atomisée, voire balkanisée, une cohérence difficile […]. Au moment de la décentralisation, donc très peu de temps avant 1986, il y a eu une mission de l’inspection générale de l’IGAS[10] à l’époque, une mission de la cour des comptes régionale qui souhaitait vérifier la réalité du fonctionnement de l’ACSEA. A l’époque, nous étions aussi une association soupçonnée d’avoir un trésor de guerre, plus généralement une association qui avait de grosses difficultés relationnelles avec le conseil général de l’époque.

Entretien Direction générale

Dans ce contexte extérieur difficile, le directeur général de l’époque souhaite pouvoir contrôler davantage ce qui se passe dans ses établissements. Il devenait nécessaire de structurer l’association qui existait d’abord et avant tout comme un ensemble d’établissements plus ou moins indépendants.

Il n’était pas question pour moi de renier l’histoire mais n’étant pas impliqué dans l’histoire de la sauvegarde[11], ça me permettait quand même de dire ce que j’avais à dire. Il fallait reconstituer un noyau associatif, une vision associative autour des directeurs, les amener à travailler ensemble, à constituer un vrai conseil de direction, à mettre en place un règlement général de fonctionnement, qui dise qui fait quoi, que fait la direction générale, que fait chaque directeur.

Entretien Direction Générale

La DG a donc structuré l’association par la mise en place de règles en matière de responsabilité et délégation dans un règlement général de fonctionnement. L’objectif en particulier est de définir le rôle de la direction générale et des directeurs d’établissement et celui d’un nouvel organe de gouvernance : un conseil de direction composé des cadres de la DG et des directeurs d’établissement.

Faire rentrer l’idée du conseil de direction c’était vraiment ça : on participe à la vie associative donc on participe à sa construction c’est pour ça que j’ai voulu que le règlement général de fonctionnement « mouille » les directeurs dans son élaboration et puis qu’ils puissent m’en dire des choses, même quand je devais leur faire passer que, pour embaucher un cadre, il faudrait une double signature, mais de façon à ce que les choses soient bien repérées. Je souhaitais qu’ils participent à la construction du coeur vivant de l’association, ça devait permettre au fur et à mesure qu’ils garantissent finalement le projet de chacun de leurs collègues. En somme, je voulais que se développe entre eux une solidarité inter-établissements.

Entretien Direction Générale

Dans l’élaboration du RGF, ces règles ont nécessité un long travail de la part de la DG pour les faire accepter par les directeurs d’établissement. Ceux-ci doivent s’approprier progressivement ces règles qui réorganisent considérablement les fonctionnements associatifs : désormais, la DG dirige les réunions et reprend en main la direction de l’association. Cela illustre clairement l’existence d’une régulation de contrôle initiée par la DG. En soit, c’est un grand changement par rapport à la position très forte des directeurs, « les barons », dans leurs établissements.

En fait ce règlement général de fonctionnement a nécessité un travail important. Il a fallu faire « vivre » la direction générale auprès des établissements et services. Je leur ai dit qu’à partir de maintenant, je réunirais tous les directeurs une fois par mois dans un conseil de direction qui durerait la journée et on parlerait de l’association et de leurs restitutions de façon à ce que les uns et les autres sachent ce qui se passait dans toutes les institutions, l’idée étant que chaque institution pouvait avoir un projet qui lui était propre. Mais il devait être garanti par l’association et non seulement par le conseil d’administration et la direction générale, mais aussi par tous les directeurs qui devaient être solidaires de ce travail.

Entretien Direction Générale

Le règlement général de fonctionnement a bien dit que les directeurs ne devaient plus acheter des biens tous seuls dans leur coin. Il y avait nécessité qu’on s’organise, qu’on réfléchisse ensemble aussi comment on organise le droit du travail etc. enfin la « sauce » de la boutique.

Entretien directeur établissement

La régulation de contrôle est illustrée par la première mobilisation du RGF qui a donné lieu à une sanction disciplinaire venant de la DG. Hautement symbolique, cette première utilisation a marqué dans la mesure où ceux-ci ont constaté d’une part qu’il était réellement mis en application et d’autre part qu’il rééquilibrait le rapport DG/ Directeur d’établissement en faveur de la DG par la régulation de contrôle.

Dans l’association ça n’était jamais arrivé qu’un directeur prenne une sanction disciplinaire, c’était un électrochoc mais d’une certaine manière, ça n’a pas été mal vécu par les directeurs qui ont dit que maintenant il y avait des règles et qu’il n’y avait pas de raison d’y déroger.

Entretien Direction Générale

La figure 2 schématise cette 1ère étape de l’adaptation.

Figure 2

Etape 1 de l’adaptation : Naissance du RGF (1992)

Etape 1 de l’adaptation : Naissance du RGF (1992)

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Etape 2 de l’adaptation – L’extension du règlement général de fonctionnement (2001) : une régulation autonome

Face à la nécessité de reprendre la main sur les établissements et services, la Direction Générale a donc créé le RGF en formalisant les rôles et délégations de la direction générale et des directeurs d’établissement. Ce RGF initial (désormais dénommé RGF 1) a fait l’objet de deux mises à jour. L’une en 2001 appelée RGF 2 concerne les règles de délégation et responsabilité des chefs de service. Ces derniers participent à la mise en oeuvre du projet d’établissement. Concrètement, sous la délégation du directeur d’établissement, ils sont responsables de la prise en charge des jeunes et du respect de leur projet d’usager et d’animer les équipes placées sous leur responsabilité.

Depuis 1992, un chemin considérable a été parcouru au regard de la recherche d’une cohésion associative entre les établissements. Les règles sont bien assimilées par chacun dans l’organisation. Il n’est plus question de remettre en cause les règles édictées par le RGF.

Très vite, c’est devenu un cadre accepté par tous, dépassionné comme « chose » parce que c’est un document qui a plutôt prouvé qu’il fonctionnait bien, ce qui fait que la référence au règlement général de fonctionnement, c’est naturel.

Entretien Direction Générale

C’est pourquoi la définition des règles formelles de RGF1 est sans aucun doute au fondement de la structuration et du développement associatifs. Cela a progressivement ouvert la voie à un projet associatif (ACSEA 2000) permettant de sceller l’unité associative. Parmi les acteurs qui ont oeuvré à la définition de ce projet associatif (1997-2000) se trouvent naturellement la direction générale et les directeurs d’établissement. Cependant, les chefs de service ont également participé aux réflexions du projet associatif et, dès lors, joué un rôle plus important dans la réflexion stratégique.

Ils ont été repositionnés en passant réellement d’une position de ce qu’on appelait les éducateurs chefs […] à une position managériale de chef de service et avec ce re-positionnement, on les associe à la réflexion stratégique d’ACSEA 2000.

Entretien Direction Générale

A cette époque, les chefs de service ont été associés dans la réflexion stratégique.

On en a gagné à faire redescendre la communication, et à utiliser les cadres intermédiaires qui, à l’époque, n’avaient pas de place dans la direction générale de l’association, […] on s’appuie plutôt sur l’ensemble des relais dans l’encadrement intermédiaire comme vecteur de communication

Entretien directeur établissement

A partir de cette période, les chefs de service ont revendiqué un rôle au niveau associatif. Le projet associatif a joué dans la naissance de cette revendication.

Mais un autre facteur externe a joué : la négociation sur l’avenant 265[12] qui prévoyait la revalorisation du salaire des cadres intermédiaires.

Depuis les travaux sur le Projet Associatif, il n’y avait pas eu de rencontre de l’ensemble de l’Encadrement de l’Association. Ce manque s’est particulièrement fait sentir lors de l’application de l’avenant 265 et d’incompréhensions nées à cette occasion.

Rapport d’activité 2001

Il y a eu le fameux avenant 265 qui reclassait les cadres, et les chefs de service ont exprimé un mécontentement très fort . Ils s’estimaient mal payés, mal reconnus. Et ils ont tous refusé de signer l’avenant à leur contrat de travail qui prévoyait des clauses de confidentialité et des clauses d’exclusivité.

Le DG a reçu l’ensemble des chefs de service mécontents et à la fin de la réunion, il a dit d’ailleurs ce serait bien qu’on puisse se voir encore et la RGE[13] est née de ça, d’un mouvement de grogne des chefs de service qui se sont fait entendre, qui ont fait des revendications syndicales.

Entretien directeur établissement

Dans ce contexte et dans la logique des revendications des chefs de service, la définition écrite et formelle de leur rôle s’est explicitement appuyée sur une fiche de poste, construite dans un établissement par le directeur de cet établissement.

On sait ce qu’est un directeur, ce qu’est un directeur général, il faudrait aussi qu’on sache ce qu’est un chef de service éducatif, qu’ils aient leur pouvoir. Donc là c’est venu enrichir les textes en partant du bas et du coup l’expérience de cet établissement a été retravaillée au niveau du conseil de direction lequel lui-même est prévu dans le règlement général de fonctionnement.

Entretien directeur établissement

Les chefs de service n’existent dans le règlement général de fonctionnement que depuis 2001. Il a fallu un peu plus d’un an pour faire la fiche de poste d’un chef de service dans un établissement et pour que, de cette base-là, on fasse une fiche métier d’un chef de service au sein de l’association.

Entretien directeur établissement

Si la naissance du RGF a constitué une régulation de contrôle dans laquelle la DG définit et fixe les règles, l’étape 2 de l’adaptation du RGF, à savoir la formalisation par écrit des règles concernant les rôles et missions des chefs de services, a consisté en une régulation autonome. Les chefs de service amènent la DG à officialiser par écrit des règles de délégation les concernant. Le RGF 2 ajoute ainsi une règle qui concerne les interactions à l’intérieur d’un établissement (en définissant le rôle d’un chef de service, notamment sa relation avec le directeur d’établissement). La figure 3 ci-dessous illustre cette adaptation par régulation autonome.

Figure 3

Etape 2 de l’adaptation : Extension du RGF (2001)

Etape 2 de l’adaptation : Extension du RGF (2001)

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Etape 3 de l’adaptation – L’extension du règlement général de fonctionnement (2001) : une régulation conjointe

La mise à jour du RGF de 2007 (étape 3) a pour but de mettre le RGF en conformité avec de nouvelles pratiques dans l’association.

En particulier, cette mise à jour de 2007 est l’occasion d’institutionnaliser deux changements intervenus. D’une part, elle officialise par des règles écrites la tenue de la réunion générale de l’encadrement (RGE) qui réunit l’ensemble des cadres (directeurs d’établissements et chefs de service) avec la direction générale tous les trimestres. Elle constitue une instance d’échanges et de réflexion associative.

D’autre part, cette mise à jour intègre dans les règles du RGF un nouveau mode de fonctionnement : la mutualisation des budgets de plusieurs établissements d’un même champ de la protection sociale sur plusieurs années (contrats pluri-annuels d’objectifs et de moyens mutualisés : CPOMM). Deux nouvelles règles écrites ont été créées instaurant d’une part l’existence du conseil économique opérationnel (CEO), lieu d’échanges et de réflexion financières entre les établissements et services, et ,d’autre part, précisant les rôles du responsable administratif et financier (RAF) qui assure une fonction de contrôleur de gestion financière et sociale au sein des établissements.

On ne pouvait pas faire un CPOMM si on ne réécrivait pas le règlement général de fonctionnement. Parce que, ou bien on sera en désaccord par rapport à notre écrit de base et on peut pas l’être puisque c’est notre règle de base, ou alors on ne sera pas opérationnels puisqu’on a inventé un truc dans lequel on est nécessairement solidaires mais dans les écrits, parmi les directeurs, chacun peut faire ce qu’il veut. Donc cette réécriture, ça vient de là.

Entretien directeur établissement

Le directeur général, ayant compris assez rapidement que les budgets mutualisés allaient devenir indispensables dans les relations avec les financeurs, a lancé dans son association en 2006 l’idée de mettre en place un CPOMM concernant le champ du handicap. Une première phase de préparation a eu lieu en 2006-2007 avec des réunions entre les directeurs d’établissements, la direction générale, les chefs de service administratifs et financiers et bien sûr les financeurs. En octobre 2007, le 1er CPOMM de l’ACSEA est signé. Il concerne les cinq établissements du handicap qui se voient allouer par leur financeur une enveloppe budgétaire globale sur cinq ans. Cela représente ainsi un budget très important à négocier entre les établissements avec deux conséquences majeures :

  • les établissements concernés sont dorénavant dotés d’un budget assuré et planifié pour cinq ans. 

  • Ils sont solidairement responsables les uns des autres. Les directeurs des établissements d’un même champ doivent travailler en étroite concertation.

Le CPOMM, on est solidaires du dispositif donc à un moment si je fais une ânerie j’engage aussi la responsabilité de mes collègues.

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L’adaptation du RGF se fait par une régulation conjointe dans laquelle les nouvelles règles du jeu font l’objet d’une négociation entre une régulation autonome qui se déroule dans chaque établissement et service et une régulation de contrôle, la DG imposant de nouvelles façons de fonctionner. Précisément, le travail réalisé en amont par les établissements et services au niveau de la définition des projets souhaités et objectifs, issus de leurs projets d’établissement, est une régulation autonome alors que la présence d’une régulation de contrôle est mise en évidence par l’initiative de la DG qui s’engage dans la constitution de CPOMM dès 2006.

Le conseil de direction a pris une position avec un écrit et conformément au règlement général de fonctionnement a proposé une modification du règlement général de fonctionnement au DG lequel l’a proposé au conseil d’administration qui l’a validé.

Entretien directeur établissement

Finalement, le travail réalisé en commun aboutit à l’adaptation des règles par une régulation conjointe, comme l’indique la figure 4.

On a créé un espace nouveau qu’il a fallu imaginer qui est en quoi mon pouvoir de décision qui est ici va aussi à un moment se réguler sur un nouveau dispositif non hiérarchique. Ce dispositif, onl’ a inventé, onl’ a écrit à quelques mains avec un groupe de travail coanimé par le DG et un directeur d’établissement.

Entretien directeur établissement

Figure 4

Etape 3 de l’adaptation : Extension du RGF (2007)

Etape 3 de l’adaptation : Extension du RGF (2007)

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Eléments de discussion

Notons d’emblée que ce travail repose d’un point de vue empirique sur une étude de cas unique, précisément l’étude d’un cas français. Cette particularité confère donc à notre travail les limites inhérentes à cette approche (notamment celles relatives à la difficulté du processus de généralisation) d’autant plus que le modèle de prise en charge du secteur associatif français présente des particularités fortes intimement liées à sa structuration historique (Encadré 1). Néanmoins, le cas français semble représentatif de l’évolution en cours dans plusieurs pays (Grande-Bretagne, Canada) avec la transformation du modèle traditionnel de gestion des associations d’action sociale (Le Bihan et al., 2002; Bourque, 2007).

Au-delà, d’un point de vue théorique, les éléments de discussion ci-dessous approfondissent trois problématiques liées à la régulation analysée comme un processus d’adaptation organisationnelle : la naissance de la règle écrite, la place des différentes formes de régulation sociale dans sa dynamique et enfin la nature même du processus d’adaptation.

La naissance de la règle écrite : des enseignements

La création d’une règle est un processus assez peu connu. Elle proviendrait des erreurs, plus généralement de l’expérience (Eisenhardt et Sull, 2001). Notre point de vue est différent. Nous considérons la règle comme le fruit d’un collectif d’acteurs qui interagissent pour créer un énoncé stabilisé. On peut même ajouter, à la suite de Romelaer (1998, p. 67), que « le processus de création de la règle n’est alors, en un sens, piloté par personne, ou plus exactement il est piloté par l’ensemble de ceux qui contribuent à son avènement et à sa stabilisation, ainsi que par le cadre organisationnel qui contraint leurs interactions et leurs possibilités d’action autonome ». La règle est donc un « fait social par excellence » (Reynaud, 1997, p. 20). On sait aussi que l’énoncé proprement dit d’une règle n’est pas neutre. Il s’appuie sur le langage, des mots choisis plutôt que d’autres… Un tel énoncé est donc lui-même le résultat d’interactions discursives entre différents acteurs. En ce sens, la règle est donc bien un texte issu d’une conversation au sens de Giroux et Taylor (1995). Paradoxalement, ce texte favorise l’adaptation en cherchant à stabiliser l’organisation. En retour, son application, assimilable à une ou plusieurs conversations, est elle aussi adaptation dans la mesure où il y a souvent un décalage entre la règle affichée et celle en usage. De par sa portée générale, la règle ne peut traiter tous les cas et contextes particuliers (Koenig et Courvalin, 2001). La production de la règle et son application sont donc, tout comme le texte et la conversation, en tension : la première est bien produite et réaffirmée par son application qui en retour contribue à la modifier. L’adaptation de l’organisation par régulation est fondamentalement due à cette tension.

La place des différentes formes de régulation dans la dynamique des règles écrites : un premier pas

Le cas analysé ici démontre que les trois formes de régulation existent dans ces processus. Ainsi, la définition du rôle de la DG (RGF 1) trouve sa source dans les pressions de l’environnement qui nécessitent une affirmation du rôle de cet acteur, au dépend des directeurs d’établissement. Il s’agit donc typiquement d’une régulation de contrôle (Reynaud, 1997) dans le sens où (1) elle émane plutôt d’acteurs extérieurs aux établissements et (2) elle cherche à orienter et prescrire les comportements et à contrôler les zones d’autorité des salariés. A l’inverse, la modification du RGF ayant abouti à la définition des rôles et missions des chefs de service (RGF 2) trouve son origine dans les revendications des acteurs eux-mêmes. C’est donc davantage une régulation autonome qui démontre à la fois (1) la capacité des acteurs à l’égard d’autres acteurs à affirmer une certaine autonomie et (2) la volonté de compléter des règles jugées incomplètes. Le cas met enfin en évidence aussi une régulation conjointe (RGF 3) dans laquelle les règles sont négociées par l’ensemble des acteurs. En s’appuyant sur l’analyse de ce cas, il est raisonnable d’estimer que c’est l’existence même des trois formes de régulation de Reynaud (1997) qui assure la capacité d’adaptation de l’organisation[14]. Ce point est discuté plus longuement dans les développements suivants.

L’adaptation à long terme de l’organisation : des confirmations

L’adaptation stratégique peut être obtenue sans modification des règles écrites de l’organisation, notamment à court et moyen terme. A long terme, l’adaptation stratégique relève plutôt d’un processus de modification des règles écrites de l’organisation. On rejoint donc ici le point de vue de Bréchet (2008) pour qui l’activité managériale par excellence est alors un exercice de régulation. Dit autrement, l’adaptation est un processus de régulation complexe empruntant à la fois aux régulations autonome, de contrôle et conjointe. Ce résultat peut être mis en parallèle avec les recherches de March et al. (2000) déjà évoquées. Ces auteurs ont précisé que la résolution des problèmes était la cause majeure de modification des règles écrites sans toutefois tester de manière longitudinale sur une règle unique cette relation de causalité (la relation problème-modification de la règle ayant plutôt le statut de connaissance spéculative voir de postulat dans leurs recherches). L’un des apports de ce travail est donc de confirmer par une étude cas en profondeur l’existence empirique de cette relation causale.

Au-delà, nos résultats confirment aussi la nature complexe des processus d’adaptation stratégique comme l’avait déjà mise en évidence Burgelman (1983, 2002). Selon lui, la stratégie émerge progressivement d’un apprentissage s’appuyant sur deux boucles relatives aux comportements stratégiques induits et à ceux qualifiés d’autonomes. Les premiers découlent directement de la direction, soumise notamment à des pressions environnementales, et relèvent donc de régulations de contrôle alors que les seconds, à l’initiative des acteurs locaux, renvoient à des régulations autonomes. La capacité d’adaptation à long terme de l’adaptation - définie par Burgelman comme sa capacité à équilibrer au mieux ces processus induits et autonomes – est quant à elle un exercice de régulation conjointe. Notre approche de l’adaptation fondée sur la dynamique des règles confirme bien l’approche stratégique de Burgelman et la rejoint sur la nature éminemment complexe du processus d’adaptation à long terme de l’organisation.

Conclusion

L’objectif de cette recherche était de mieux comprendre les processus d’adaptation stratégique en les considérant comme des processus sociaux de régulation. Pour se faire, nous avons élaboré un outil méthodologique pour analyser l’évolution des règles formelles : la matrice de dynamique des règles. Même si cette construction peut être considérée comme un apport méthodologique de cette recherche, cette dernière contribue avant tout de manière théorique et empirique à une meilleure connaissance du processus d’adaptation interne de l’organisation par évolution de ses règles formelles. Trois types de résultats peuvent être mis en avant. Tout d’abord, nous avons démontré que la naissance d’une règle écrite pouvait être considérée comme un processus social fruit d’interactions entre les acteurs. Ensuite, nous avons mis en évidence le rôle de l’évolution de la règle dans le processus d’adaptation interne de l’organisation : la dynamique d’une règle écrite peut être considérée comme un processus social de résolution des problèmes. Enfin, l’adaptation interne est un processus de régulation complexe mêlant les trois formes de régulation distinguées par Reynaud.

Cette recherche présente un certain nombre de limites inhérentes aux choix méthodologiques retenus. Ainsi, choisir de se focaliser sur un cas unique limite notamment la validité externe de l’analyse effectuée. De plus, nous nous sommes focalisés sur un certain type de règles, les règles formalisés, en excluant donc toutes les autres qui existent dans l’organisation. Enfin, le cas se fonde sur l’analyse de la dynamique d’un système isolé de règles écrites et non sur la dynamique de l’ensemble des règles écrites en vigueur dans l’organisation. Ce point constitue d’ailleurs en lui-même l’un des prolongements possibles de cette recherche. Un autre développement serait d’étudier la dynamique des autres règles en vigueur dans cette organisation pour vérifier si les résultats dégagés ici s’avèrent renforcés.