Corps de l’article

La problématique de l’exportation a fait l’objet de beaucoup d’attention dans la littérature sur le management international. Plusieurs revues de la littérature lui ont même été consacrées (voir par exemple Katsikeas, Leonidou et Morgan, 2000; Leonidou, Katsikeas, Palihawadana et Spyropoulou, 2007; Sousa, Martinez-Lopez et Coelho, 2008). A un niveau « micro », de nombreuses études ont utilisé la théorie des ressources pour analyser les déterminants de la capacité à exporter (Barney, 1991; Wernerfelt, 1984). Les marchés internationaux sont concurrentiels. Les consommateurs y sont exigeants et les concurrents puissants. Par conséquent, seules les entreprises qui possèdent des ressources de valeur, rares, difficiles à imiter et difficiles à substituer parviennent à exporter une grande partie de leur production (Dhanaraj et Beamish, 2003; Fahy, 2002; Morgan, Kaleka et Katsikeas, 2004).

Outre la taille et l’expérience à l’international, de nombreuses ressources sont susceptibles d’influencer la capacité à exporter d’une entreprise. Dans cet article, nous nous intéressons plus particulièrement à deux d’entre elles : le statut social et la réputation à l’international. Même si l’on confond parfois ces deux concepts, ils peuvent être clairement distingués (Washington et Zajac, 2005). La réputation est un concept économique qui fait référence à la qualité (réelle ou perçue) des produits d’une entreprise (Fombrun et Shanley, 1990). Elle se construit au fil du temps. Si une entreprise offre en permanence des produits de bonne qualité à ses clients, sa réputation aura tendance à s’améliorer. Dans le cas contraire, elle aura tendance à se détériorer. Le statut est quant à lui un concept sociologique qui remonte aux travaux de Max Weber (1964). Il fait référence au positionnement social d’une entreprise et n’est donc pas censé refléter de différences en termes de qualité (Gould, 2002; Podolny, 2005). Comme l’ont bien résumé Washington et Zajac (2005, p. 284) : « Les différences en termes de statut social reflètent des caractéristiques sociales fondamentales qui ne sont pas liées à - et peuvent exister indépendamment - des différences (réelles ou perçues) en termes de qualité de produit ou de service. »

Plusieurs études ont montré que la capacité d’une entreprise à pratiquer des prix élevés est fonction de son statut social et de sa réputation (Benjamin et Podolny, 1999; Rindova, Williamson, Petkova et Sever, 2005). Alors que ces deux ressources influencent probablement sa capacité à exporter, il n’existe aucun travail de recherche sur ce thème. Notre objectif est de remédier à cette situation. Pour cela, nous adopterons une démarche en deux étapes. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à l’influence indépendante du statut social et de la réputation à l’international sur la capacité à exporter. Dans un second temps, nous étudierons leur influence conjointe. L’intensité de la relation entre la réputation à l’international et la capacité à exporter est-elle plus forte pour les entreprises dont le statut social est élevé ou pour les entreprises dont le statut social est peu élevé ? Comme il n’y a pas de consensus dans la littérature, nous développerons (et testerons) deux hypothèses « concurrentes ».

L’étude empirique a été menée dans le vignoble bordelais. Une caractéristique particulièrement intéressante de cette région est que des classements reflétant le statut social des propriétés viticoles y sont utilisés depuis le 19ème siècle (Markham, 1998). Des indicateurs permettant d’évaluer leur réputation à l’international y existent également depuis longtemps. L’article est structuré de la manière suivante. Nous commencerons par faire une brève présentation du vignoble bordelais. Puis, nous développerons les hypothèses. Nous décrirons ensuite les données et la méthodologie utilisées pour les tester. Enfin, nous présenterons les résultats et nous discuterons leurs implications.

Le vignoble bordelais

Les producteurs de vin français doivent actuellement faire face à une concurrence internationale exacerbée. Bien que la France reste le premier pays exportateur du monde, sa part de marché « mondiale » est passée de 25 % à la fin des années 1990 à moins de 20 % au milieu des années 2000. Ce déclin s’explique en partie par l’essor de producteurs issus du « Nouveau Monde » (Etats-Unis, Australie, Chili, Afrique du Sud …) (Campbell et Guibert, 2006). Il doit également beaucoup à la complexité du vignoble français. Cette complexité génère une grande confusion chez les consommateurs internationaux (et même français). Comme l’ont bien résumé Pike et Melewar (2006, p. 201) : « L’offre de vins en France déconcerte même les consommateurs français … Pour des consommateurs internationaux peu familiers avec les vins, il en résulte une offre inintelligible fondée sur des terroirs inconnus, avec peu de garanties d’une qualité supérieure. »

De manière générale, choisir un vin pose deux problèmes aux consommateurs. D’une part, l’offre est pléthorique et il est difficile de savoir vers quel producteur se tourner. Dans la littérature économique, on parle du « problème des grands nombres » (Arrow, 1974). D’autre part, le vin est un « bien d’expérience » et il est difficile de se faire une idée de sa qualité avant de l’avoir goûté. Les économistes font alors référence au « problème de l’information cachée » (Nelson, 1970).

Pour orienter les consommateurs, des « classements » ont été créés dans la plupart des régions viticoles françaises. Actuellement, plusieurs d’entre eux sont en vigueur dans le vignoble bordelais : le classement de 1855 des vins du Médoc, le classement de 1855 des vins de Sauternes et de Barsac, le classement des vins de Saint-Émilion (actualisé régulièrement) et le classement de 1959 des vins de Graves. Il existe également un classement des « crus bourgeois » du Médoc (actualisé régulièrement et dont le statut social est moins élevé que celui des quatre autres classements).

On reproche parfois aux différents classements d’être trop anciens et de ne pas refléter la qualité des vins (Combris, Lecocq et Visser, 1997). Il s’agit pourtant d’un faux problème. Comme l’a bien montré Markham (1998), le classement de 1855 des vins du Médoc avait essentiellement pour objectif de cristalliser une hiérarchie préexistante, fondée sur le statut social des propriétés viticoles.

Si le statut social des domaines viticoles bordelais est incarné par les différents classements, leur réputation est façonnée par les critiques (Chauvin, 2010; Teil, 2001). Parmi eux, l’Américain Robert Parker tient un rôle à part. En effet, il s’agit du seul critique dont les avis sont suivis par les consommateurs du monde entier (McCoy, 2005). Comme l’a bien résumé Paumard (2005, p. 35-36) : « La médiatisation impose ses lois, ce sont les journalistes et les chroniqueurs qui influencent l’opinion du public sur tel ou tel cru. L’Américain Robert Parker, muni des deux outils que sont ses guides et sa revue The Wine Advocate, distribués à plusieurs millions d’exemplaires dans le monde entier, en est l’exemple le plus frappant. Les vignerons se félicitent de gagner en prestige quand leurs vins sont dégustés par cet illustre personnage, mais ils tremblent dans l’attente du verdict : une très bonne note peut les propulser sur le devant de la scène commerciale mondiale, une très mauvaise sonner le glas de l’exportation des produits de leur entreprise. »[1]

Développements théoriques et hypothèses

Statut social et capacité à exporter

Quelques articles de recherche suggèrent que les différences en termes de statut social traversent bien les frontières (Tallman et Shenkar, 1996). Toutefois, l’influence du statut social sur la capacité à exporter n’a jamais été étudiée de manière systématique.

Les entreprises qui bénéficient d’un statut social élevé devraient parvenir à exporter plus facilement que leurs concurrents pour deux raisons. D’une part, un statut social élevé accroît la visibilité de leurs produits (Rao, Davis et Ward, 2000). Cette visibilité accrue est utile sur le marché domestique. Elle l’est encore plus sur les marchés internationaux car il est particulièrement difficile d’y attirer l’attention des consommateurs. D’autre part, un statut social élevé projette un « effet de halo » sur leurs produits. Les consommateurs ont alors tendance à penser qu’ils sont de meilleure qualité que ceux de leurs concurrents (même si ce n’est pas forcément le cas) (Sine, Shane et DiGregorio, 2003). Pour une entreprise, cet « effet de halo » est bénéfique sur le marché domestique. Il l’est encore plus sur les marchés internationaux. En effet, les consommateurs internationaux connaissent généralement moins bien ses produits que les consommateurs locaux.

Dans le cas des vins de Bordeaux, les propriétés viticoles considérées comme des « crus classés » ont un statut social nettement plus élevé que les autres. Cet atout devrait accroître la visibilité et la perception de leurs vins comme des produits de qualité sur les marchés internationaux. Par conséquent, elles devraient être capables d’exporter une plus grande partie de leur production.

Hypothèse 1 : Le statut social d’une entreprise a une influence positive sur sa capacité à exporter. Les domaines viticoles considérés comme des « crus classés » devraient donc exporter une plus grande partie de leur production.

Réputation à l’international et capacité à exporter

La réputation est un concept économique qui reflète la capacité d’une entreprise à offrir des produits de qualité (Fombrun et Shanley, 1990). Comme l’ont montré Roberts et Dowling (2002), une bonne réputation est une source d’avantage concurrentiel pour une entreprise. Il est souvent difficile pour les consommateurs de connaître la qualité réelle d’un produit avant de l’avoir goûté. Lorsqu’une entreprise a toujours proposé des produits de bonne qualité, les consommateurs ont tendance à penser qu’elle continuera à le faire. Ils sont alors prêts à payer plus cher que pour les produits de ses concurrents (Rindova, Williamson, Petkova et Sever, 2005).

Une bonne réputation à l’international est susceptible d’accroître la capacité à exporter pour deux raisons. Comme nous l’avons déjà indiqué, la concurrence est exacerbée sur les marchés internationaux. Plus une entreprise dispose d’une bonne réputation à l’international, plus il lui sera facile de convaincre les consommateurs internationaux d’acheter ses produits. Dans une certaine mesure, les consommateurs locaux peuvent également être influencés par la réputation à l’international d’une entreprise. Toutefois, son impact est généralement moindre que sur les consommateurs internationaux (Pike et Melewar, 2006).

Dans le cas des vins de Bordeaux, un critique comme Robert Parker exerce une double influence sur les consommateurs internationaux. D’une part, il attire leur attention sur certaines propriétés viticoles. D’autre part, il leur suggère que ces propriétés viticoles produisent les meilleurs vins. Par conséquent, il devrait être plus facile pour elles d’exporter une grande partie de leur production.

Hypothèse 2 : La réputation à l’international d’une entreprise a une influence positive sur sa capacité à exporter. Les domaines viticoles les mieux évalués par Robert Parker devraient donc exporter une plus grande partie de leur production.

Statut social, réputation à l’international et capacité à exporter

Les deux hypothèses ci-dessus suggèrent que le statut social et la réputation à l’international exercent une influence indépendante sur la capacité à exporter. Mais qu’en est-il de leur influence conjointe ? L’intensité de la relation entre la réputation à l’international et la capacité à exporter est-elle plus marquée pour les entreprises dont le statut social est élevé ou pour les entreprises dont le statut social est moins élevé ?

Comme l’a observé Merton (1968), les travaux des chercheurs les plus prestigieux sont généralement plus cités que ceux des autres chercheurs (même lorsqu’ils sont de qualité équivalente). Merton a appelé ce phénomène « effet Matthieu » en référence à une phrase de l’Evangile selon Saint Matthieu : « A celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il possédait ».

Appliqué à notre étude, l’effet Matthieu suggère que plus une entreprise a un statut social élevé, plus ses produits sont visibles sur les marchés internationaux. Cette visibilité accrue devrait démultiplier les bénéfices induits par une bonne réputation à l’international. Par ailleurs, les consommateurs ont tendance à considérer que plus une entreprise a un statut social élevé, plus les informations qui la concernent sont fiables. Comme Benjamin et Podolny (1999, p. 566) l’ont bien résumé : « les revendications en termes de qualité (explicites ou implicites) faites par des organisations dont le statut social est élevé sont plus susceptibles d’être considérées comme crédibles que les même revendications lorsqu’elles sont faites par des organisations dont le statut est peu élevé. » Cette plus grande confiance des consommateurs devrait également lui permettre de mieux valoriser une bonne réputation à l’international.

En résumé, l’impact de la réputation à l’international devrait être plus marqué pour les entreprises dont le statut social est élevé. Dans le cas des vins de Bordeaux, une bonne réputation à l’international devrait donc être plus bénéfique pour les propriétés viticoles considérées comme des « crus classés » que pour les autres.

Hypothèse 3a : Plus le statut social d’une entreprise est élevé, plus l’influence de la réputation à l’international sur sa capacité à exporter est forte. Les évaluations de Robert Parker devraient donc avoir plus d’influence sur l’exportation des domaines viticoles considérés comme des « crus classés ».

Comme nous l’avons vu, un statut social élevé confère une forte visibilité. En effet, les systèmes de classification hiérarchique fondés sur le statut (« status hierarchy systems ») ont pour particularité de distinguer un petit nombre d’acteurs (Rao, Davis et Ward, 2000). Si un statut social élevé est suffisant pour attirer l’attention des consommateurs sur les marchés internationaux, les entreprises les plus prestigieuses devraient toujours parvenir à exporter une grande partie de leur production. Les entreprises les moins prestigieuses devraient avoir beaucoup plus de difficultés à attirer l’attention des consommateurs sur les marchés internationaux. A moins de disposer d’une bonne réputation à l’international, il leur sera donc difficile d’exporter une grande partie de leur production.

En bref, la réputation à l’international devrait avoir un impact plus marqué sur la capacité à exporter des entreprises dont le statut social est peu élevé. Dans le cas des vins de Bordeaux, une bonne réputation à l’international devrait donc être moins bénéfique pour les propriétés viticoles considérées comme des « crus classés » que pour les autres.

Hypothèse 3b : Moins le statut social d’une entreprise est élevé, plus l’influence de la réputation à l’international sur sa capacité à exporter est forte. Les évaluations de Robert Parker devraient donc avoir plus d’influence sur l’exportation des domaines viticoles qui ne sont pas considérés comme des « crus classés ».

Méthodologie de la recherche

Base de données

Les données utilisées pour tester les hypothèses sont issues du croisement des ouvrages suivants : le Guide Parker des vins de Bordeaux (Parker, 2005) et Bordeaux et ses vins (Boidron, 2004). Contrairement à la plupart des autres travaux sur les vins, l’unité d’analyse n’est pas le vin mais la propriété viticole. La base de données est constituée des 397 propriétés viticoles qui figurent à la fois dans le Guide Parker des vins de Bordeaux et Bordeaux et ses vins.

Opérationnalisation des variables

La capacité à exporter est tirée de Bordeaux et ses vins. Toutes les propriétés viticoles incluses dans la base de données exportent une partie de leur production. Le ratio « export » varie de 2 % à 100 % et s’élève à 53 % en moyenne.

Le statut social est opérationnalisé à l’aide d’une variable binaire (« cru classé »). Une particularité du vignoble bordelais est que cette variable caractérise les propriétés viticoles autant que les vins qu’elles produisent. Dans notre base de données, 22 % des domaines sont considérés comme des « crus classés ».

Robert Parker a une influence déterminante sur la réputation à l’international des domaines viticoles bordelais (McCoy, 2005). Par conséquent, la mesure de la réputation à l’international est tirée du Guide Parker des vins de Bordeaux. Dans son guide, le célèbre critique américain répartit les propriétés viticoles en cinq catégories : producteur exceptionnel (6 %), excellent producteur (15 %), très bon producteur (16 %), bon producteur (29 %) et autre producteur notable (35 %). Il s’agit d’une appréciation globale de leurs vins (sur la base des notes attribués aux millésimes 1961 à 2003) et non de l’appréciation d’un millésime en particulier. On peut également noter que l’objectif de Robert Parker a toujours été de remplacer le système des classements par un système plus « méritocratique » (fondé sur ses propres notes). La mesure de la réputation à l’international utilisée dans cette étude n’est donc pas censée être influencée par le statut social.

Appellations. Plus un secteur comporte d’entreprises, plus il est coûteux pour les consommateurs de se renseigner sur chacune d’entre elles. Ils ont alors tendance à utiliser des « indicateurs collectifs de réputation » (Tirole, 1996). Dans le vignoble bordelais, les appellations jouent ce rôle. Les propriétés viticoles de notre échantillon appartiennent toutes aux appellations suivantes : (1) Saint-Estèphe, (2) Pauillac, (3) Saint-Julien, (4) Margaux, (5) autres appellations du Médoc, (6) Pessac-Léognan et Graves, (7) Pomerol, (8) Saint-Emilion, (9) Barsac et Sauternes ou (10) appellations « satellites ».

Taille. On fait souvent l’hypothèse d’une relation positive entre la taille et la capacité à exporter. Si cette hypothèse a parfois été validée (voir par exemple Majocchi, Bacchiocchi et Mayrhofer, 2005), cela n’a pas toujours été le cas (Verwaal et Donkers, 2002). Dans cette étude, la taille est mesurée à l’aide du logarithme de la production annuelle de chaque propriété viticole (en tonneaux).

Résultats des analyses statistiques

Les statistiques descriptives figurent dans le Tableau 1.

Tableau 1

Statistiques descriptives

Statistiques descriptives

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Dans cette étude, la variable dépendante est une proportion. Nous avons donc utilisé un modèle linéaire généralisé (GLM) pour tester nos hypothèses (Papke et Wooldridge, 1996). Les résultats sont résumés dans le Tableau 2.

Tableau 2

Influence du statut social et de la réputation à l’international sur la capacité à exporter (résultats des modèles GLM)

Influence du statut social et de la réputation à l’international sur la capacité à exporter (résultats des modèles GLM)

† p < 0,10, * p < 0,05, ** < 0,01

Les chiffres figurant dans le tableau sont les coefficients estimés et les erreurs standard robustes associées.

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Comme on peut le constater dans le premier modèle du Tableau 2, plusieurs appellations ont un impact positif sur la capacité à exporter (par rapport aux appellations satellites). En revanche, la taille n’a pas d’influence significative.

Le deuxième modèle prend en compte le statut social. La variable « cru classé » a un impact positif et significatif sur la capacité à exporter (β = 0,643; p < 0.01). L’hypothèse 1 est donc validée. La capacité à exporter d’une entreprise augmente avec son statut social. En termes d’effet marginal, le pourcentage de la production exportée des propriétés viticoles considérées comme « crus classés » est supérieur de 16 points à celui des autres domaines. Les mesures de la réputation à l’international sont prises en compte dans le troisième modèle. Les variables « producteur exceptionnel » (β = 1,145; p < 0.01), « excellent producteur » (β = 0,936; p < 0.01) « très bon producteur » (β = 0,487; p < 0.01) et « bon producteur » (β = 0,359; p < 0.01) ont toutes un impact positif et significatif sur la capacité à exporter (par rapport à la variable « autre producteur notable »). L’hypothèse 2 est donc validée. La capacité à exporter d’une entreprise augmente avec sa réputation à l’international. En termes d’effet marginal, le pourcentage de la production exportée des « producteurs exceptionnels », des « excellents producteurs », des « très bons producteurs » et des « bons producteurs » est respectivement supérieur de 25, 22, 12 et 9 points à celui des « autres producteurs notables ».

L’hypothèse 3 suggère que l’influence de la réputation à l’international sur la capacité à exporter varie en fonction du statut social. La méthode la plus simple pour tester cette hypothèse consiste à scinder l’échantillon de départ en plusieurs sous-échantillons. Le premier sous-échantillon contient les 86 propriétés viticoles considérées comme des « crus classés ». Comme on peut le voir dans le quatrième modèle du Tableau 2, seules les variables « producteur exceptionnel » (β = 0,855; p < 0.01) et « excellent producteur » (β = 0,871; p < 0.01) ont une influence significative sur la capacité à exporter. En termes d’effet marginal, le pourcentage de la production exportée des « producteurs exceptionnels » et des « excellents producteurs » est respectivement supérieur de 17 et 18 points à celui des « autres producteurs notables ». Le second sous-échantillon contient les 311 autres propriétés viticoles. Comme le montre le cinquième modèle du Tableau 2, les variables “producteur exceptionnel” (β = 1,136; p < 0.01), “excellent producteur” (β = 0,933; p < 0.01), “très bon producteur” (β = 0,520; p < 0.01) et “bon producteur” (β = 0,396; p < 0.01) ont toutes un impact positif et significatif sur la capacité à exporter. En termes d’effet marginal, le pourcentage de la production exportée des « producteurs exceptionnels », des « excellents producteurs », des « très bons producteurs » et des « bons producteurs » est respectivement supérieur de 26, 22, 13 et 10 points à celui des « autres producteurs notables ».

En bref, ces résultats indiquent que la réputation à l’international a un impact plus marqué sur la capacité à exporter des entreprises dont le statut social est peu élevé. Ils nous conduisent à valider l’hypothèse 3b et à rejeter l’hypothèse 3a.

Discussion

Il est aujourd’hui avéré que la capacité à exporter d’une entreprise dépend fortement de la qualité de ses ressources (Katsikeas, Leonidou et Morgan, 2000; Leonidou, Katsikeas, Palihawadana et Spyropoulou, 2007; Sousa, Martinez-Lopez et Coelho, 2008). Parmi les ressources susceptibles d’influencer la capacité à exporter, le statut social et la réputation à l’international ont rarement été pris en compte. L’objectif de cette étude était de combler cette lacune de la littérature sur le management international.

De nombreux travaux ont montré que le statut social des entreprises exerce une forte influence sur leur capacité à pratiquer des prix élevés (Benjamin et Podolny, 1999; Rindova, Williamson, Petkova et Sever, 2005). Sans surprise, cet effet a également été observé dans le domaine des vins de Bordeaux (Hadj Ali et Nauges, 2007; Hadj Ali, Lecocq et Visser, 2008). La première contribution de cet article est d’avoir montré que les différences en termes de statut traversent bien les frontières. Plus une entreprise dispose d’un statut social élevé, plus elle parvient à exporter. Un statut social élevé est donc une ressource particulièrement précieuse à l’international.

Même si la part de marché des vins français à l’international a beaucoup décliné ces dernières années, les résultats de notre étude montrent que les propriétés considérées comme des « crus classés » parviennent toujours à exporter une grande partie de leur production. Par exemple, des « crus classés » de 1855 tels que Château Cos d’Estournel et Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande exportent 95 % de leur production (contre 53 % en moyenne pour l’ensemble des domaines présents dans notre base de données). Deux explications peuvent être avancées pour expliquer le succès à l’international des domaines considérés comme des « crus classés ». D’une part, leurs vins ont une plus grande visibilité que ceux des domaines moins prestigieux. D’autre part, les consommateurs internationaux pensent souvent que la qualité de leurs vins est supérieure à celle des domaines moins prestigieux. Il en résulte un « effet de halo » particulièrement bénéfique.

De nombreuses études suggèrent que la réputation des entreprises exerce une forte influence sur leur capacité à pratiquer des prix élevés (Benjamin et Podolny, 1999; Rindova, Williamson, Petkova et Sever, 2005). En revanche, l’influence de leur réputation à l’international sur leur capacité à exporter est moins claire. Les résultats de notre étude indiquent que plus une entreprise bénéficie d’une bonne réputation à l’international, plus elle parvient à exporter (après avoir pris en compte l’influence de son statut social). Le marché mondial du vin est extrêmement concurrentiel. Pour connaître le succès à l’international, être considéré comme un « producteur exceptionnel » ou un « excellent producteur » par le critique américain Robert Parker représente un atout indéniable. L’effet est moins marqué pour les « très bons producteurs » ou les « bons producteurs ». Dans une certaine mesure, les résultats de l’étude confirment également que les consommateurs français sont moins sensibles aux appréciations de Robert Parker que les consommateurs internationaux. Ce n’est pas surprenant car Robert Parker est relativement controversé en France (Barthélemy, 2010). Par ailleurs, des guides comme le Guide Hachette ou le Guide de la Revue du vin de France y ont une diffusion plus importante que le Guide Parker des vins de Bordeaux (Fernandez, 2004).

Le statut social et la réputation à l’international ont donc une influence indépendante sur la capacité à exporter. Sans un statut social élevé ou une bonne réputation à l’international, il est difficile pour une entreprise d’exporter une grande partie de sa production. Mais quelle est l’influence conjointe de ces deux ressources ? Les résultats de l’étude montrent que plus le statut social d’une entreprise est élevé, moins sa réputation à l’international influence sa capacité à exporter. Dans le cas des vins de Bordeaux, les propriétés viticoles considérées comme des « crus classés » exportent toujours une grande partie de leur production. En revanche, les autres domaines ont impérativement besoin d’une bonne réputation à l’international pour y parvenir. Le cas des « vins de garage » est un bon exemple. Il s’agit de vins puissants, issus de petites parcelles aux faibles rendements. Le plus connu d’entre eux est produit par Château de Valandraud. Située dans la région de Saint-Emilion, ce domaine a été fondé par Jean-Claude Thunevin en 1991. Bien que son statut soit considérablement inférieur à celui des « crus classés » de Saint-Emilion, il exporte 80 % de sa production (contre 49 % en moyenne pour les domaines dont le statut est comparable). La principale raison est que Robert Parker le considère comme un « producteur exceptionnel ».

Concrètement, les entreprises ont deux moyens d’accroître leur capacité à exporter : améliorer leur statut social ou améliorer leur réputation à l’international. Dans le cas des vins de Bordeaux, la première option n’est pas vraiment envisageable. Certains classements (comme celui des vins du Médoc) sont irrémédiablement figés.[2] D’autres classements (comme celui des vins de Saint-Emilion) sont censés être révisables … mais chaque tentative de révision se heurte à de fortes oppositions. Au moment de la rédaction de cet article, les trois propriétés viticoles déchues de leur statut de « cru classé » de Saint-Émilion venaient de déposer une plainte contre X pour prise illégale d’intérêts. Leur objectif était d’obtenir l’annulation du nouveau classement au motif que « ceux qui organisent ce classement et ceux qui en bénéficient sont parfois les mêmes » (Reynaud, 2013, p. 32).

En bref, le statut de « cru classé » confère une véritable rente aux propriétés viticoles qui en bénéficient. Si un domaine perdait ce statut, il devrait faire des efforts considérables en termes de marketing et de communication pour rester visible sur les marchés internationaux. La seconde option consiste à essayer d’améliorer sa réputation à l’international. Si elle est plus réaliste que la première, elle n’est pas neutre pour les propriétés viticoles. En effet, produire des vins qui plaisent à Robert Parker peut les conduire à renier leur identité (Agostini et Guichard, 2007; Nossiter, 2004).

Conclusion

Quelle est l’influence du statut social et de la réputation à l’international sur la capacité à exporter ? Les résultats de cette étude montrent que les entreprises qui bénéficient d’un statut social élevé ou d’une bonne réputation à l’international exportent nettement plus que les autres. Par ailleurs, l’intensité de la relation entre la réputation à l’international et la capacité à exporter est fonction du statut social. Moins le statut social d’une entreprise est élevé, plus sa réputation à l’international exerce d’influence sur sa capacité à exporter.

Si cette étude a permis de mettre en lumière l’influence du statut social et de la réputation à l’international sur la capacité à exporter, elle comporte également des limites. Premièrement, le vignoble bordelais présente des caractéristiques uniques. On peut notamment penser à l’existence des « classements ». Cette particularité rend difficile la généralisation des résultats à d’autres régions viticoles (et à secteurs d’activité). Deuxièmement, nous avons utilisé les appréciations de Robert Parker pour estimer la réputation à l’international des propriétés viticoles bordelaises. Même s’il s’agit du critique vinicole le plus puissant au monde, d’autres critiques peuvent également influencer les consommateurs internationaux. Troisièmement, nous avons opté pour une approche en « coupe instantanée » parce que Bordeaux et ses vins et le Guide Parker des vins de Bordeaux ne sont pas réédités de manière régulière. Des recherches à venir pourraient étudier la mesure dans laquelle les relations entre le statut social, la réputation à l’international et la capacité à exporter évoluent au fil du temps. Il serait également intéressant de distinguer les marchés traditionnels (Europe …) et les marchés émergents (Asie …). Les clients des marchés émergents sont-ils plus sensibles au statut social que ceux des marchés traditionnels ? Enfin, l’influence des sociétés de négoce sur la capacité à exporter des propriétés viticoles bordelaises pourrait aussi faire l’objet de travaux de recherche.