Corps de l’article

Si elles souhaitent survivre et se développer dans un environnement économique dynamique et changeant, les organisations doivent se transformer (Fiedler, 2010). La gestion du changement organisationnel est ainsi devenue un enjeu majeur pour les entreprises et les administrations. Désignant une transformation des caractéristiques de l’organisation (Soparnot, 2013), en particulier ses capacités, sa stratégie, ainsi que les normes sociales et les valeurs culturelles partagées par ses membres (Cummings et O’Connell, 1978; Daft, 1978), le changement organisationnel peut être radical ou continu en fonction de l’échelle, de la vitesse et de la profondeur des ajustements qu’il induit (Malhotra et Hinings, 2015). Il peut porter sur une modification des pratiques managériales, de la structure, des rôles ou des concepts marketing de l’organisation (Battisti et Stoneman, 2010). Il peut enfin se traduire par l’introduction d’un nouveau modèle d’organisation du travail, la création d’une nouvelle unité (e.g. département, filiale), ou le renouvellement des modes de management des relations externes ou des ressources humaines de l’entreprise (Hwang, 2004). Les chercheurs ont montré que la gestion du changement organisationnel pouvait souffrir de nombreux maux (Soparnot, 2004). Les principales causes des difficultés rencontrées par les organisations en matière de gestion du changement sont ainsi connues : absence de soutien de la part de la hiérarchie, déresponsabilisation des individus et des cadres intermédiaires, formations inefficaces, compétences insuffisantes ou inadaptées, absence de prise en compte des besoins opérationnels, communication interne dysfonctionnelle etc. (Kotter et Schlesinger, 1979). L’analyse de ces maux révèle en outre l’existence de multiples formes individuelles et collectives de résistance au changement (Soparnot, 2013; Thomas et al. 2011), ces dernières se manifestant le plus souvent à travers l’expression d’une variété de comportements (e.g. déni, indifférence, opposition active et passive, soutien passif). Au-delà de la diversité des causes et des formes de résistance, celles-ci relèvent toujours d’une dissonance entre les perceptions des agents responsables de la conception, de la planification et de la conduite du changement d’une part, et les perceptions des agents concernés par sa mise en oeuvre d’autre part (Chiang, 2010). Ainsi, le changement organisationnel est d’autant mieux accepté par les agents qu’il repose sur la convergence de leurs perceptions concernant sa nature, son intérêt et ses conséquences pour les individus et l’organisation. Ford et al. (2008) estiment que ce processus de convergence dépend de la façon dont les agents donnent du sens (sensemaking) au changement. Il apparaît alors que la gestion du changement organisationnel est conditionnée par ce que les sociologues des organisations appellent sa légitimité (Rocha et Granerud, 2011). La légitimité est en effet définie comme un processus social de convergence des perceptions individuelles et collectives à propos d’une entité et de ses actes, conduisant à un alignement des représentations partagées à propos de cette entité avec un système de normes et de valeurs sociales (Suchman, 1995). Fondée sur ce que Droege et al. (2011, p. 101) appellent l’assentiment (approval), la légitimité est donc une ressource cruciale pour les organisations engagées dans un processus de changement organisationnel (Zimmermann et Zeitz, 2002).

En dépit de son rôle central aux yeux des sociologues des organisations (Ruef et Scott, 1998), la recherche portant spécifiquement sur la légitimité du changement organisationnel est encore peu développée. Considérant que la gestion du changement organisationnel est conditionnée par sa légitimité, sous toutes ses formes (morale, pragmatique et cognitive; Suchman, 1995), cette contribution étudie les stratégies mises en oeuvre par une organisation qui se transforme pour développer la légitimité du changement. L’objectif est de mieux comprendre comment le processus de légitimation opère, sur quelles actions il repose et comment ces actions s’articulent pour favoriser la gestion du changement organisationnel. La question de recherche posée est donc la suivante : quelles actions une organisation engagée dans un processus de changement organisationnel peut-elle mettre en oeuvre pour en favoriser la légitimité ? Pour y répondre, nous développons une étude de cas unique portant sur la création d’une unité nouvelle au sein de l’armée de l’air canadienne : le Canadian Forces Aerospace Warfare Centre. Comme d’autres armées de l’air dans le monde, les forces aériennes du Canada ont fait le choix de se doter d’un centre de guerre aérospatial. Inaugurée en 2005, cette nouvelle unité représente un changement majeur pour l’armée de l’air canadienne. La nouvelle unité a ainsi pour mission de développer une culture de l’organisation apprenante au service de la transformation des forces aériennes. Elle est ainsi responsable de la formation, de l’entraînement et de la préparation des forces. Elle réalise également la codification des connaissances conceptuelles et doctrinales et garantit leur cohérence avec les modes d’action mobilisés par les aviateurs. Enfin, elle anime le cycle d’apprentissage expérientiel (processus dit de « leçons apprises ») de l’armée de l’air canadienne, son périmètre d’activité concernant essentiellement le commandement et la conduite des opérations, la guerre électronique, la simulation et l’entraînement des forces.

Le reste de cette contribution est structuré comme suit. Nous commençons par identifier les stratégies de légitimation ainsi que les sources de légitimité les plus couramment étudiées dans la littérature. Nous insistons sur la nécessité de mieux comprendre comment les stratégies de légitimation se traduisent en actes de gestion favorisant le développement de différentes sources de légitimité. Puis, nous présentons la méthodologie, les données recueillies pour conduire l’étude de cas, ainsi que la façon dont nous les avons analysées. Les résultats de l’étude sont ensuite présentés. Ceux-ci suggèrent que le processus de légitimation du changement au sein des forces aériennes canadiennes repose sur quatre stratégies : (i) la mise à l’épreuve de la nouvelle entité à travers une démarche d’expérimentation; (ii) la conduite d’un programme de formation favorisant la compréhension, par les personnels, des capacités et des missions de la nouvelle entité ainsi que de leur intérêt individuel et collectif; (iii) la modification des pratiques existantes en matière de gestion des ressources humaines; (iv) l’élargissement du périmètre des activités du centre de guerre au-delà de ses missions initiales. Les implications théoriques et managériales des résultats de l’étude de cas ainsi que les perspectives de recherches futures sont développées dans les sections finales de l’article.

La gestion du changement comme processus de légitimation : quelles stratégies ? 

Depuis la fin des années 1960, le concept de légitimité organisationnelle est au coeur des travaux des sociologues et des théoriciens des organisations (Suchman, 1995). Scott (1995, p. 45) définit la légitimité comme « une condition reflétant l’alignement culturel, le soutien normatif, ou la consonance avec des règles ou des lois ». Suchman (1995, p. 574) estime qu’elle est « une perception globale que les actions d’une entité sont désirables, convenables, ou adaptées dans un système socialement construit, constitué de normes, de valeurs, de croyances, et de définitions ». La légitimité de l’entité (au sens de Suchman) va dépendre de l’acceptation, de la compréhension, de l’adhésion, voire du soutien qu’elle reçoit de la part des différents acteurs concernés par le changement qu’elle représente (Soparnot, 2013). S’il s’agit d’une nouvelle entité (e.g. nouvelle unité organisationnelle, nouvelle entreprise, nouvelle filiale), le changement doit non seulement convaincre les différentes parties prenantes de sa légitimité au regard de leurs intérêts et de leurs besoins, mais il doit également apparaître conforme aux normes, règles, et valeurs de l’environnement dans lequel le changement opère (Rocha et Granerud, 2001, p. 262). Deux visions de la légitimité sont ainsi mises en avant pour analyser le processus de légitimation : institutionnelle et stratégique (Sonpar et al. 2010). La vision institutionnelle considère la légitimité comme une conséquence inévitable du processus de socialisation. Dans ce cadre, l’entité dont on évalue la légitimité est en quelque sorte « sélectionnée » par l’environnement en raison de sa conformité avec le système de règles, de normes, de valeurs, et de croyances attaché à cet environnement. A l’inverse, la vision stratégique envisage la légitimité d’une entité comme le résultat d’un dessein délibéré visant l’obtention d’un consensus quant à la conformité de son action vis-à-vis de normes et de règles caractéristiques de son environnement social (Sonpar et al. 2010, p.3). Dans cette optique, la légitimité est instrumentalisée et perçue comme une ressource (Zimmerman et Zeitz, 2002) par des agents capables de « manipuler et de déployer des symboles » (Suchman, 1995, p. 572) susceptibles de créer les conditions d’une convergence des perceptions.

Quelle que soit la perspective adoptée[1], l’important est de comprendre comment une entité acquière de la légitimité. Zimmerman et Zeitz (2002, p. 415) identifient quatre stratégies de légitimation : la conformation, la sélection, la manipulation et la création.

  1. La conformation consiste, pour l’entité, à suivre les règles imposées par le système social en agissant « en conformité avec les demandes et les anticipations de la structure sociale existante » (Zimmerman et Zeitz, 2002, p. 422). Il peut apparaître paradoxal pour une entité nouvelle de rechercher dans la conformité à des normes existantes une source de légitimité. Toutefois, la stratégie de conformation peut favoriser la légitimité d’une nouvelle entité en renforçant l’alignement de ses actions avec un environnement social composé de règles, de normes et de valeurs établies.

  2. La stratégie de sélection consiste, pour l’entité, à choisir parmi l’ensemble des règles, des normes et des valeurs qui composent son environnement social, celles avec lesquelles elle souhaite apparaître légitime (Zimmerman et Zeitz, 2002, p. 423). Il peut être rationnel pour une nouvelle entité de choisir son périmètre d’activités, ses modes d’action, ou sa localisation géographique en vue de sélectionner un environnement propice à son développement.

  3. La stratégie de manipulation suppose une entité capable de « changer l’environnement » dans le but de garantir la cohérence entre elle et son environnement (Zimmerman et Zeitz, 2002, p. 424). Il s’agit pour la nouvelle entité de contrôler le processus social d’évaluation de sa légitimité en influant directement sur celui-ci.

  4. Enfin, la stratégie de création a pour but d’introduire dans l’environnement une rupture normative, réglementaire, technologique ou culturelle susceptible de transformer l’environnement dans lequel évolue la nouvelle entité. Il s’agit ici d’une forme d’ « entrepreneuriat institutionnel » (Zimmerman et Zeitz, 2002, p. 425) favorisant la consonance des perceptions à propos de la nouvelle entité.

Les stratégies de légitimation peuvent être combinées pour faciliter la gestion du changement organisationnel. Il est ainsi possible de sélectionner un environnement (e.g., localisation géographique, définition du périmètre d’activités) propice à la conformation de la nouvelle entité qui incarne le changement avec des règles existantes.

Zimmerman et Zeitz (2002) montrent également que les stratégies de légitimation agissent directement sur l’acquisition et le maintien de différents types et sources de légitimité. S’appuyant sur les travaux de Suchman (1995), les auteurs distinguent trois sources de légitimité : pragmatique, morale et cognitive.

  1. La légitimité pragmatique résulte d’un « calcul rationnel » de la part des agents appartenant à l’environnement de l’organisation (Suchman, 1995, p. 578). Elle peut être décomposée en trois types. Il peut ainsi être rationnel pour un groupe d’agents de considérer comme légitime une entité dont les actions produisent des résultats (i) qui leurs sont favorables (légitimité d’échange), (ii) qui vont dans le sens des intérêts du groupe (légitimité d’influence), ou (iii) qui sont motivés par des valeurs partagées par le groupe (légitimité de dispositions).

  2. La légitimité morale reflète davantage « une évaluation normative positive de l’organisation et de ses activités » (Suchman, 1995, p. 579). Aldrich et Fiol (1994) et Zimmerman et Zeitz (2002) qualifient de sociopolitique cette source institutionnelle, normative et réglementaire de la légitimité. Elle peut être de quatre types et résulter d’un jugement social à propos (i) des actes de l’entité (légitimité de conséquences), (ii) des procédures et des techniques qu’elle mobilise pour agir (légitimité procédurale), (iii) de sa capacité –entendue comme un système organisé de procédures- à accomplir certaines actions (légitimité structurelle), et (iv) des qualités individuelles des acteurs qui l’incarnent (légitimité personnelle; Suchman, 1995, p. 579-581).

  3. Enfin, la légitimité cognitive peut être de deux types et relever de la capacité des composantes de l’environnement à comprendre l’entité et ses actes (compréhensibilité), ou à les tenir pour légitimes objectivement (légitimité de fait; Suchman, 1995, p. 582). Aldrich et Fiol (1994), dans leur étude de l’influence de la légitimité sur l’émergence de nouvelles industries, considèrent également que la légitimité cognitive relève du degré de connaissance partagée par les parties prenantes de la nouvelle industrie et des produits qu’elle propose, de leurs fonctions, de leur utilité et de leurs usages. Cette source repose donc sur la compréhensibilité de l’entité et de ses actes au sens de Suchman (1995).

Le tableau A présente, en les résumant, les différentes sources de légitimité, ainsi que les types et les stratégies associés.

Si la littérature permet d’identifier les stratégies de légitimation, elle aborde rarement leur traduction en actes de gestion appliqués à la gestion du changement. Zimmermann et Zeitz (2002) considèrent eux-mêmes que les stratégies de légitimation identifiées dans leur article sont théoriques : elles ne sont pas empiriquement valides et, plus important pour notre propos, elles ne sont pas spécifiquement applicables à l’analyse de la gestion du changement organisationnel. Par ailleurs, s’ils nous permettent de mieux appréhender les différentes stratégies et composantes de la légitimité (sources, types), les travaux des chercheurs nous informent peu au sujet de l’articulation des stratégies de légitimation d’une part, et de leur impact sur les sources de légitimité d’autre part. En particulier, rares sont les auteurs qui explorent la relation entre la combinaison des stratégies de légitimation et le processus de développement de la légitimité. Or, cela est essentiel pour étudier la gestion du changement organisationnel comme processus de légitimation. Certaines stratégies de légitimation sont-elles plus efficaces que d’autres pour développer telle ou telle source de légitimité ? La combinaison des stratégies de légitimation relève-t-elle d’un ordre ou d’une séquence spécifique (Zimmerman et Zeitz, 2002, p. 428) et, éventuellement, s’intègre-t-elle dans un processus de construction de la légitimité ?

Tableau A

Les formes de la légitimité

Les formes de la légitimité
D’après Aldrich et Fiol (1994), Suchman (1995), Zimmerman et Zeitz (2002)

-> Voir la liste des tableaux

Si l’on accepte l’hypothèse selon laquelle la gestion du changement organisationnel relève d’un processus de légitimation, alors il convient d’étudier plus attentivement la mise en oeuvre pratique des stratégies de légitimation par les organisations engagées dans un processus de changement organisationnel. Les sections suivantes développent une étude de cas qui explore les actions déployées par l’armée de l’air canadienne pour favoriser l’assentiment de ses personnels à propos du changement organisationnel représenté par la création d’un centre de guerre aérospatial (aerospace warfare centre).

Méthodologie de la recherche

La méthodologie adoptée dans le cadre de cette recherche est empirico-inductive dans la mesure où la question de recherche émerge d’une réflexion conduite a posteriori d’une mission réalisée au profit de l’armée de l’air française (cf. paragraphe suivant « collecte et analyse des données »). Nous souhaitons analyser la construction de la légitimité dans un processus de gestion du changement organisationnel au moyen d’une étude de cas de type holistique au sens de Yin (2014). En tant que changement organisationnel majeur pour l’armée de l’air canadienne, le centre de guerre aérospatial est notre unité d’analyse. Le niveau d’analyse (au sens de Ruef et Scott, 1998) est donc intra-organisationnel et l’entité (au sens de Suchman, 1995) dont nous évaluons la légitimité est le centre de guerre aérospatial. Enfin, l’environnement social au sein duquel nous examinons la légitimité de cette nouvelle entité (i.e. le « système socialement construit » au sens de Suchman, 1995) est l’armée de l’air canadienne.

Collecte et analyse des données

En 2012, les autorités de l’armée de l’air française ont estimé nécessaire d’étudier le « cas » de l’Air Warfare Center canadien. L’Etat-major de l’armée de l’air française souhaite en effet mettre en place une structure organisationnelle similaire; en raison de la proximité opérationnelle et structurelle entre les deux armées, il est apparu judicieux aux autorités françaises de mieux comprendre comment l’armée de l’air canadienne a géré le déploiement de la nouvelle unité.

Une délégation mixte composée de deux binômes issus de l’armée de l’air française a donc été mandatée pour visiter le centre en février 2013. Le premier binôme était composé de deux officiers supérieurs, pilotes de chasse expérimentés, responsable de la mise en place du futur centre de guerre aérospatial français. Le second binôme était composé de deux enseignants-chercheurs civils issus du centre de recherche de l’armée de l’air (auteurs de cet article) et chargés d’étudier les changements induits par l’introduction de la nouvelle unité au sein de l’armée de l’air française.

La préparation de la visite du centre de guerre canadien s’est effectuée en deux temps. Nous avons tout d’abord identifié les acteurs clés du centre de guerre dans leurs domaines d’expertise respectifs, en fonction de l’ancienneté de leur prise de fonction au centre (Tableau B). Puis, nous leur avons adressé un guide d’entretien semi directif (Annexe 1) afin de comprendre de quelle façon la gestion du changement a été conduite pour la mise en place de cette nouvelle unité. Le guide d’entretien a été structuré en quatre volets : historique du centre, structure organisationnelle, processus d’apprentissage et technologies utilisées. Certains sous-thèmes (e.g. systèmes d’information dédiés) sont apparus peu informatifs au regard de la question posée dans cette contribution. D’autres se sont révélés utiles (e.g. historique et structure du centre, processus d’apprentissage expérientiel) et nous ont permis de récolter des données de terrain pertinentes pour notre propos.

Nous avons plus spécifiquement exploité les données recueillies auprès de quatre officiers supérieurs directement concernés par la gestion du changement organisationnel induit par la création du centre de guerre (Tableau 1). Lors de notre visite, ces officiers supérieurs ont réuni leurs équipes d’experts concernées par les différentes sous-thématiques du guide d’entretien proposé. Nous avons ainsi alterné les entretiens individuels (directeur et directeur-adjoint du centre de guerre) et collectifs (douze experts sélectionnés en fonction de leur spécialité au sein du centre). Notre objectif était de recueillir différents points de vue selon les fonctions et les responsabilités de chaque acteur. En particulier, ces entretiens nous ont permis de recueillir des données sur les origines du centre de guerre, le besoin auquel il répondait, ainsi que sur les modes de gestion de son déploiement au sein de l’armée de l’air canadienne. Nous avons pu également approfondir certains thèmes liés aux activités du centre, notamment la formation aux lessons learned (apprentissage expérientiel) et les exercices de simulation appliqués aux activités de commandement et de conduite des opérations aériennes.

Tableau B

Cartographie des acteurs du CFAWC

Cartographie des acteurs du CFAWC

-> Voir la liste des tableaux

La dernière étape a concerné le traitement des données collectées lors de nos entretiens. Les entretiens individuels et collectifs ont fait l’objet d’un enregistrement suivi d’une retranscription manuelle. L’analyse des résultats a été réalisée au moyen d’une technique de codage manuelle. Cette technique correspond à celle du codage de type « ouvert » dans la mesure où notre guide d’entretien a été établi pour comprendre comment le centre de guerre a été déployé, quelles difficultés ont été rencontrées, quelles activités ont été développées et quelles technologies ont été utilisées. Comme signalé plus haut, nous n’avions pas orienté notre enquête sur le concept de légitimité puisque le mandat initial de l’Etat-major de l’armée de l’air française portait sur les changements induits par la nouvelle unité sur les plans structurels, technologiques et culturels. L’idée de mettre en relation les concepts de légitimité et de gestion du changement organisationnel a émergé lors du traitement des données collectées, en particulier celles portant sur les décisions prises et les actions entreprises par les responsables du centre pour en améliorer le fonctionnement et conforter son statut / rôle opérationnel. Dès lors, l’emploi d’une technique de codage selon une procédure ouverte et inductive nous est apparu pertinente afin de faire émerger une variété de catégories d’analyse issues de nos entretiens.

Le choix de l’unité de codage a été guidé par l’emploi d’unités sémantiques (idées exprimées par les acteurs dans les verbatims). Nous avons tout d’abord sélectionné plusieurs « idées clés » énoncées par les interviewés puis nous les avons classé par thème afin de faire émerger plusieurs catégories de résultats. Notre analyse fait ressortir quatre catégories qui sont révélatrices de pratiques managériales spécifiques pour la gestion du changement dans l’organisation. Ces catégories sont la codification de la doctrine et sa mise à l’épreuve, la formation aux lessons learned, la modification des pratiques de gestion des ressources humaines et l’élargissement du périmètre d’activités du centre de guerre. Ces catégories nous ont permis de structurer les résultats de l’étude de cas. A l’issue de notre recherche, nous avons fait valider nos résultats par les acteurs rencontrés. La validation des pratiques managériales identifiées nous ont permis de confirmer l’existence d’un lien entre les actions délibérées mises en oeuvre par les acteurs, différentes sources de légitimité et le processus de gestion du changement organisationnel représenté par l’introduction de la nouvelle unité.

Contexte

L’armée de l’air canadienne se compose de 14 500 personnels militaires et de 390 aéronefs. Elle gère la totalité de la flotte aérienne des forces armées canadiennes (i.e. aéronefs à voilure fixe et tournante) et est responsable de la conduite des opérations militaires dans la troisième dimension. Créé en 2005 par le chef d’état major de l’aviation royale canadienne, le centre de guerre aérospatial (Canadian Forces Aerospace Warfare Center) est considéré par les autorités de l’armée de l’air canadienne comme un centre d’excellence pour le développement de la puissance aérospatiale. Réparti sur deux sites distincts, Trenton et Ottawa, il a trois missions principales :

  • L’élaboration et l’expérimentation des concepts, de la doctrine et du retour d’expérience.

  • Le développement et l’entretien de la base de connaissances de l’armée de l’air canadienne selon une démarche de gestion des savoirs (knowledge management).

  • La coordination des efforts relatifs à la formation et à l’entraînement des personnels en environnement virtuel. Cette mission consiste à « fournir un environnement synthétique réaliste et des services de modélisation et de simulation pour appuyer l’élaboration et l’expérimentation de concepts, la définition des besoins, les activités d’essai opérationnel (…) les exercices préparatoires aux missions »[2].

Le tableau C identifie les six domaines d’expertise associés au centre de guerre aérospatial. Le centre de guerre aérospatial se distingue des autres unités militaires de l’armée de l’air canadienne par la variété de ses domaines d’expertise et la singularité de sa mission. Le centre a ainsi pour particularité d’articuler les processus d’apprentissage expérientiel (programmes de Lessons Learned et retour d’expérience), la gestion des savoirs (knowledge management, KM) et le développement des technologies de simulation (environnements synthétiques pour la formation et l’entraînement). Autre singularité, l’architecture du bâtiment n’est pas commune au sein des armées et ne ressemble en rien à la structure d’un état-major classique. Les responsables du centre de guerre ont privilégié un mode de fonctionnement ouvert, doté de nombreux espaces collectifs dédiés à la réflexion et aux échanges entre les experts. Le décloisonnement des infrastructures et la mobilité des personnes entre les départements est une caractéristique originale du centre de guerre.

Tableau C

Les domaines d’expertises du CFAWC

Les domaines d’expertises du CFAWC

-> Voir la liste des tableaux

Résultats

Les résultats de l’étude montrent que quatre actions ont été mises en oeuvre lors des phases de déploiement de la nouvelle unité : (i) la mise à l’épreuve de la nouvelle entité à travers une démarche d’expérimentation; (ii) la conduite d’un programme de formation favorisant la compréhension par les personnels des capacités et des missions de la nouvelle entité ainsi que de leur intérêt; (iii) la modification des pratiques existantes en matière de gestion des ressources humaines; (iv) l’élargissement du périmètre des activités du centre de guerre au-delà de ses missions initiales. Chaque action participe du processus de légitimation du changement organisationnel que constitue la création du centre de guerre aérospatial.

La mise à l’épreuve du centre de guerre à travers une démarche d’expérimentation

Le centre de guerre aérospatial canadien s’est fixé un objectif ambitieux avec la volonté de devenir le moteur de la transformation des forces aériennes canadiennes.

« Le mandat principal de notre centre de guerre est l’évolution de la puissance aérienne. L’évolution se traduit par le développement de plus de savoirs, de savoir-faire au moyen d’un processus permettant de mieux organiser le fonctionnement de l’armée de l’Air dans l’avenir. Ce développement de connaissances passe par la réalisation de documents, de concepts, la doctrine et par la formation. Le mandat du centre de guerre porte donc principalement sur deux axes : la génération de la force et le développement de la force (concepts, doctrines) »

Colonel C., chef du centre de guerre aérospatial au moment de notre visite

La mise à l’épreuve du centre de guerre dans le champ de la doctrine et des concepts

En 2005, au moment de la création du centre de guerre, il n’existe pas de corpus doctrinal et conceptuel spécifique. Pas plus qu’il n’existe de programme d’apprentissage expérientiel reposant sur l’identification et la diffusion des bonnes pratiques, le recueil des expériences des opérationnels, ou encore la fabrication et l’exploitation des leçons apprises. Très rapidement, les responsables du centre de guerre considèrent que la rédaction des concepts et de la doctrine de l’armée de l’air canadienne est une priorité. Ils prennent conscience de la différence qui existe entre la publication de la doctrine et sa mise en oeuvre quotidienne. C’est la raison pour laquelle le centre de guerre décide d’« opérationnaliser » la force aérienne à travers la rédaction de la doctrine. De 2005 à 2012, les équipes chargées du développement de la Doctrine et des Concepts rédigent ainsi la totalité des documents conceptuels et doctrinaux qui façonnent les activités des aviateurs aujourd’hui. Le centre de guerre édite alors un grand nombre de publications institutionnelles, conceptuelles et doctrinales qui le rendent peu à peu visible à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’armée de l’air canadienne. La culture opérationnelle de l’armée de l’air canadienne représente toutefois un frein majeur au développement des missions et des capacités du centre de guerre. Cette culture est qualifiée d’« anti-doctrinale » et d’« anti-intellectuelle » par les responsables du centre de guerre. Dans ce contexte, il est difficile de convaincre les représentants des hauts commandements de l’intérêt des missions conduites par le centre. En pratique, la doctrine n’est pas lue par les officiers-généraux et il est donc nécessaire de la leur présenter d’une autre façon. Le centre pâtit notamment de l’absence de contacts établis avec les décideurs de haut niveau, ces derniers étant insuffisamment acculturés aux compétences et aux capacités de la nouvelle entité. Cet écart entre les attentes exprimées par les généraux et les capacités du centre de guerre a motivé le développement de ses activités de préparation et d’entraînement dans le domaine du commandement et de la conduite des opérations (C²).

La mise à l’épreuve du centre de guerre dans le champ du commandement et de la conduite des opérations

Les personnels concernés par ces activités sont principalement des officiers supérieurs agissant au niveau opératif (e.g. travaillant à l’échelle d’un théâtre d’opération interarmées) et stratégique (e.g. interaction avec les échelons politiques et interalliés). En investissant un champ d’expertise directement liée aux opérations aériennes, le centre de guerre cherche à être reconnu par les décideurs de haut niveau en tant que centre d’expertise capable d’accompagner le commandement dans ses activités de préparation, de planification et de déploiement des structures de C². Il devient dès lors nécessaire de codifier la doctrine mais, surtout, de la mettre à l’épreuve des faits au moyen d’exercices ciblés impliquant un public spécifique (exercice de commandement notamment). Les exercices sont élaborés à partir de leçons retenues produites a posteriori des analyses de terrain. La méthode utilisée tend à rapprocher la réalité des situations de travail étudiée d’un cadre de référence représenté par la doctrine et les concepts. La doctrine est ainsi conçue à partir des retours d’expérience issus des opérations militaires. Pourtant, lorsque les premiers exercices sont organisés, les officiers généraux participants considèrent qu’ils ne révèlent aucun dysfonctionnement majeur.

« On aurait dû commencer par faire l’éducation de nos leaders au départ mais comme nous n’avions pas produit, cela était difficile. Nous étions en recherche car si vous demandez à un général tout ce qui arrive après l’opération, c’est toujours un succès. Même aujourd’hui, si vous regardez les opérations que nous avons faites, au niveau opérationnel, ils ont tous déclaré que c’était un succès. C’est nous qui avons dit non, nous ne sommes pas bons au niveau opérationnel. C’est pour ça que nous sommes devenus presque des ennemis quand on a regardé c’est quoi les opérations et quand on a regardé c’est quoi la doctrine. On a essayé de faire la validation de la doctrine comme ça pour regarder comment nos opérations ont fonctionné. Et on s’est rendu compte que c’est pas comme ça qu’on devrait fonctionner, c’est pas comme ça qu’on doit faire une attaque aérienne, c’est pas comme ça qu’on doit s’intégrer dans un quartier interarmées. Et aujourd’hui quand on leur dit ça, ils essayent de s’améliorer. Et toute cette découverte là pour leur dire qu’il y a de meilleures façons de faire les choses. C’est une culture qui s’est développée à l’intérieur du centre de guerre, une culture qui commence à s’étendre au sein des forces aériennes et c’est une culture d’amélioration continue »

Lieutenant-colonel F., adjoint du Colonel C.

Aux yeux des responsables du centre de guerre, au contraire, ces exercices révèlent de nombreuses défaillances dans les modes opératoires utilisés, en particulier dans le domaine du commandement et de la conduite (C²) des opérations.

La présence des experts du centre de guerre au côté des commandants d’unités lors des exercices est initialement perçue de façon négative par les officiers car jugée intrusive et peu productive. Peu à peu, les relations se normalisent dans la mesure où la présence des experts du centre aux côtés des décideurs améliore l’efficacité des modes opératoires utilisés. Il a toutefois fallu plusieurs missions des équipes du centre de guerre avant que les officiers responsables du C² au niveau opératif ne les considèrent comme des experts capables de produire une analyse critique pertinente. Au départ, les officiers les considéraient comme des individus mandatés par le haut commandement pour les « surveiller ». Lorsque les officiers ont observé que les analyses et recommandations des experts du centre ne visaient qu’à promouvoir la cohérence et la performance des modèles d’action mis en oeuvre, leurs perceptions ont changé. En suscitant l’intérêt des officiers supérieurs mais également des cadres intermédiaires, les responsables du centre de guerre ont progressivement institué une forme de confiance avec les opérationnels et de reconnaissance de l’intérêt du centre et de ses capacités. Avec le temps, cette démarche de sensibilisation a modifié les perceptions des acteurs, favorisant ainsi la reconnaissance du rôle assuré par le centre. D’abord tolérée, la présence des experts du centre de guerre est devenue indispensable aux yeux des officiers généraux. Les changements les plus significatifs ont porté sur les procédures, les ordres et surtout sur les raisonnements, c’est-à-dire sur la manière d’appliquer la doctrine en situation. Placé sous l’autorité fonctionnelle du commandant de la deuxième division chargée de la formation, le centre de guerre est devenu le garant de la cohérence des modèles d’action, de formation et d’entraînement des différentes composantes « métier » de l’armée de l’air (e.g., chasse, transport, commandement et conduite des opérations, guerre électronique, simulation, etc.).

La formation des agents : le programme de leçons apprises

Forts des enseignements tirés de la période de codification et de mise à l’épreuve des concepts doctrinaux, les responsables du centre de guerre souhaitent ensuite développer un programme de leçons apprises (lessons learned) dans le but de permettre à chaque personnel de valoriser au mieux son expertise métier et de la faire évoluer au bénéfice de l’armée de l’air canadienne. Lancé en 2010, le programme de formation aux leçons apprises permet de former plusieurs centaines d’officiers, répartis dans tous les escadrons de l’armée de l’air canadienne. Une fois formés, ces personnels sont capables de mettre en place un processus permettant d’engager un changement de pratique par la création de mesures correctives. En trois ans, le programme a permis de créer un réseau d’acteurs incarnant les activités du centre au sein des différentes unités opérationnelles de l’armée de l’air canadienne.

« A l’origine, l’idée était de former un réseau au niveau tactique au sein des différentes unités (escadrons, état-major) avec des personnels capables de comprendre le processus et de savoir comment « capturer » les leçons, les analyser et s’assurer que le changement nécessaire a été effectué par la mise en place de mesures correctives »

Lieutenant-colonel F.

Parallèlement, le centre de guerre décide d’envoyer systématiquement ses équipes d’experts lors des exercices ou des opérations militaires (par ex : Lybie, Afghanistan). Ces équipes sont chargées d’identifier des leçons, d’en faire une analyse et de proposer une série d’étapes à suivre pour favoriser l’adaptation des pratiques. Dans ce cadre, le personnel du centre de guerre ne participe pas à la mise en oeuvre des changements au sein des différentes unités. Ce sont les officiers formés au processus de leçons apprises au sein des unités opérationnelles concernées qui s’en chargent, favorisant ainsi la diffusion d’une dynamique apprenante et d’une culture de l’amélioration continue des pratiques et des processus.

« Au niveau tactique et opérationnel, le programme de formation aux leçons apprises a permis de nombreux changements et une acculturation progressive à la pratique des Lessons Learned. Le niveau stratégique n’a pas encore intégré pleinement ces nouvelles pratiques car il est plus facile de l’appliquer à des domaines tactiques tels que la sécurité des vols. L’acculturation de l’Etat-major principal de l’armée de l’air canadienne qui compte 600 officiers reste une structure complexe à faire changer (mentalité) »

Lieutenant-colonel MG, chef de branche Analyse et Leçons Apprises

« L’introduction d’une nouvelle manière de penser n’est pas simple à faire accepter au niveau le plus stratégique »

Colonel C.

La modification des pratiques de gestion des ressources humaines

L’acceptation de la nouvelle unité par les acteurs concernés par le changement n’est pas acquise. En effet, pour créer le centre, plusieurs escadrons ont dû être fermés et leurs personnels réaffectés. Cette décision a été très contestée car perçue comme injuste en raison de la réduction des forces qu’elle imposait.

« Pour créer le centre de guerre, nous avons été obligés de fermer 1 à 2 escadrons par capacité opérationnelle comme les chasseurs car ce sont les personnels qui venaient de ces escadrons là qui ont permis de créer le centre de guerre »

Lieutenant-colonel F.

De plus, le centre est une nouvelle unité non opérationnelle : elle est donc peu attractive pour les personnels à « fort potentiel » dont la carrière dépend de leur capacité à occuper des postes de commandement dont le nombre est limité. Enfin, lorsque le centre de guerre voit le jour, sa gestion des ressources humaines ne présente aucune spécificité au regard des règles de gestion en vigueur au sein de l’armée de l’air canadienne. Les militaires (officiers pour la plupart) y sont habituellement affectés pour une durée de deux à trois ans par la direction des ressources humaines, en fonction de critères relatifs à un parcours de carrière « type ». Au cours des premières années de son existence, les responsables du centre de guerre regrettent ainsi certaines affectations, les profils recrutés n’ayant pas fait l’objet d’une analyse approfondie.

Modification du processus de recrutement des personnels du centre de guerre

Très vite, le processus d’affectation des personnels montre ses limites. Premièrement, si les individus recrutés doivent avoir été déployés au moins une fois au cours des cinq dernières années et bénéficier d’une solide expérience opérationnelle, leurs compétences ne peuvent pas se limiter au seul périmètre opérationnel. Le centre de guerre se distingue en effet des autres unités militaires de l’armée de l’air canadienne en raison de la diversité et de la qualité des expertises individuelles requises pour y travailler. Pour jouir du statut d’expert, les personnels affectés doivent certes être des professionnels compétents dans leur domaine métier mais ils doivent également combiner leurs compétences opérationnelles avec celles d’un analyste, d’un chercheur, d’un rédacteur et d’un communicant. Le centre de guerre recherche des profils singuliers qui reposent sur la polyvalence des compétences appliquées à des domaines aussi variés que l’analyse des situations par la pratique du retour d’expérience, la pédagogie et la formation, la formalisation et la diffusion des concepts, de la doctrine et des leçons retenues. Cette situation permet de comprendre les raisons pour lesquelles une partie des postes inscrits au référentiel d’organisation de l’unité n’est pas occupée. Les responsables du centre de guerre préfèrent alors laisser un poste vacant si aucun officier ne répond aux critères d’exigences souhaités.

« La courbe d’apprentissage du centre de guerre a été très lente car les personnes n’étaient pas les bonnes au départ. Les attentes liées à la création du centre n’étaient pas claires, les équipes étaient cloisonnées, il n’y avait pas de programme. Au cours des trois dernières années, la production de documents et l’organisation du centre ont véritablement pris une toute autre dimension grâce au processus de sélection »

Lieutenant-colonel F.

Modification de la durée d’affectation des personnels du centre de guerre

Les durées d’affectation de deux à trois ans habituellement pratiquées au sein de l’armée de l’air canadienne sont jugées trop courtes par les responsables du centre de guerre. Elles ne permettent pas aux individus de réaliser pleinement leur mission au profit de l’institution. Ainsi, l’allongement de la durée d’affectation des personnels du centre devient un enjeu essentiel pour le bon fonctionnement de l’unité. La permanence dans le poste est jugée indispensable par les responsables du centre qui cherchent à capitaliser les connaissances des personnels et à faciliter la transmission de leurs savoirs.

« En raison de leur spécialité, nous avons décidé de conserver plus longtemps nos personnels militaires. L’apprentissage est trop élevé, la meilleure façon d’avoir un bon retour sur investissement c’est d’étendre la durée de mutation à 4 ou 5 ans. En général, cette durée est plutôt de 2 à 3 ans »

Lieutenant-colonel F.

Pour ces différentes raisons, le processus de sélection et la durée d’affectation des personnels a été modifié à la demande des responsables du centre de guerre. Une durée minimale d’affectation de cinq ans est ainsi appliquée. Cette mesure est très atypique au sein de l’armée de l’air canadienne car un officier affecté pour une durée de cinq ans est généralement pénalisé pour sa carrière. Le processus de recrutement des personnels du centre a de plus été décentralisé : le commandant du centre (et son équipe) auditionne lui-même les candidats en fonction de critères qui ne reposent pas exclusivement sur la compétence opérationnelle. Les profils recherchés relèvent aussi bien d’experts opérationnels (définis par « métiers ») que de personnes capables de porter un regard critique sur les pratiques de travail, de participer à des processus collectifs d’analyse réflexive, et de communiquer les résultats de leurs travaux.

« L’un des mandats du centre de guerre est d’opérationnaliser l’Air Force et de bien développer notre personnel à l’intérieur du centre de guerre et de les envoyer dans de bonnes conditions vers des postes clés en unités opérationnelles. Cette facette est en train d’être développée. Il s’agit d’une approche que nous souhaitons développer car la personne qui passe 3, 4 ou 5 ans de sa vie ici va être au courant de tout ce qui se passe dans les forces aériennes canadiennes. Tout ce qui se passe au niveau opérationnel est traité ici. La capacité que nous avons à pouvoir développer notre personnel au centre de guerre n’a jamais été envisagée comme un atout pour les forces. C’est la raison pour laquelle, leur position pour une durée de 4 à 5 ans doit être valorisée au sein des forces. Un des défis que nous nous sommes fixés pour les prochaines années est de développer le centre de guerre comme le centre de choix pour les personnes que nous recrutons ici. Et depuis les deux dernières années, nous avons de plus en plus de personnels qui demandent à venir ici en raison du travail. C’est pourquoi il faut vraiment développer un bon environnement pour qu’ils soient reconnus et appréciés. Après, il reste à sélectionner les bonnes personnes. Il y a quelques années, nous n’avions pas ce problème puisque c’est nous-mêmes qui recrutions les agents après avoir identifié leur profil. Mais nous souhaitons que les gens viennent ici par choix ».

Lieutenant-colonel F.

Avec le recul, la modification du processus de recrutement (allongement de la durée d’affectation et autonomie de sélection des candidats) s’est avérée indispensable pour le centre. Il a fallu sortir d’une logique de recrutements subis à une logique de recrutements choisis. Aujourd’hui, l’affectation au centre de guerre est considérée par les officiers comme un « accélérateur de carrière ». Les personnels ayant occupé un poste au sein du centre sont en effet destinés à de plus hautes fonctions. Un passage par le centre de guerre aérospatial est perçu par les officiers, ainsi que par la direction des ressources humaines, comme une étape positive pour la suite de leur parcours professionnel au sein de l’armée de l’air canadienne.

L’élargissement du périmètre d’activités du centre

En 2013, les responsables du centre de guerre intègrent à leur feuille de route l’ouverture de leurs champs d’action (i.e. doctrine, concept, leçons apprises, formation et entraînement) au-delà du périmètre défini par le commandement et la conduite des opérations (C²). Cet élargissement, planifié sur cinq ans (2014-2019), concerne les domaines relatifs à la guerre électronique et à l’emploi des techniques de simulation à des fins de formation et d’entraînement. Ces domaines d’activités permettent au centre de cibler une population composée d’officiers et de sous-officiers de toutes spécialités. Même si leur poids relatif dans l’agenda du centre de guerre est encore limité, ces activités renforcent l’impact du centre de guerre aérospatial sur les modes opératoires de la puissance aérienne. Il ne s’agit plus seulement de produire la doctrine et de la mettre en oeuvre, ou encore de former les personnels à la pratique des leçons apprises, mais de renforcer la présence du centre en investissant les activités des forces aériennes qui apparaissent sensibles sur le plan tactique.

Le choix de positionner le centre sur les activités de guerre électronique et de formation sur simulateurs n’est pas un hasard dans la mesure où ces activités sont au coeur des préoccupations des principales armées de l’air au sein de l’OTAN. L’emploi des techniques de simulation (e.g. simulateurs de vols, simulateurs tactiques de gestion de missions) en vue de préparer les forces (avant déploiement) et, plus largement, de former les individus (e.g. acquisition et maintien des qualifications individuelles, entraînement) est une nécessité à la fois budgétaire et opérationnelle. Parallèlement, les questions de cyber-sécurité, de cyber défense et de cyber-résilience des systèmes critiques de l’armée de l’air canadienne (e.g. systèmes de C²) renforcent les besoins d’analyse et de formation en matière de guerre électronique et de sécurité des systèmes d’information. En se positionnant comme référent sur les thèmes de la simulation et de la guerre électronique, le centre de guerre aérospatial acquière une visibilité plus grande à l’échelle de l’armée de l’air. Le but est de renforcer son influence sur les compétences opérationnelles de l’organisation, ainsi que son attractivité auprès des personnels.

Enfin, dernière étape, les responsables du centre de guerre prévoient d’intégrer des chercheurs issus de diverses disciplines des sciences de l’ingénieur et des sciences humaines et sociales dans le but d’accompagner le développement du périmètre d’activité du centre. Les activités de recherche, aujourd’hui distribuées sur différents sites, sont intégrées de manière ponctuelle en fonction des circonstances et des besoins du centre (e.g. validation d’un concept par la démarche expérimentale). La pérennisation d’une équipe de recherche pluridisciplinaire rattachée au centre de guerre de Trenton est une priorité de la feuille de route du centre de guerre aérospatial pour les prochaines années.

Discussion et conclusions

Les implications de l’étude de cas proposée dans cette contribution sont multiples. Nous proposons de mettre l’accent sur trois enseignements majeurs :

  1. La traduction des stratégies de légitimation en actes de gestion du changement.

  2. L’influence des stratégies de légitimation sur les différentes sources de légitimité.

  3. L’articulation des stratégies de légitimation au sein du processus de gestion du changement.

La mise en acte des stratégies de légitimation

Les résultats de l’étude de cas suggèrent que la gestion du changement organisationnel suppose la mise en actes des stratégies de légitimation. Nos résultats confirment ainsi que les actions de légitimation déployées par les responsables du centre de guerre aérospatial relèvent des quatre stratégies identifiées par Zimmermann et Zeitz (2002), à savoir la conformation, la sélection, la manipulation et la création de règles, de normes et/ou de valeurs culturelles. En déployant le programme de formation des officiers (programme de leçons apprises) et en organisant des exercices de commandement et de conduite des opérations, les responsables du centre de guerre ont été capables de créer de nouveaux espaces de socialisation et de sélectionner un environnement professionnel favorable à la construction d’une « base de soutien » (Suchman, 1995, p. 591) indispensable au développement de la légitimité du centre. Ils ont compris l’impact positif que les officiers supérieurs et les officiers référents pouvaient avoir sur la légitimité de la nouvelle unité. On observe également que la modification des pratiques de gestion des ressources humaines du centre est une mise en acte concrète de la stratégie de manipulation de règles de gestion caractéristiques du système social « dans lequel l’organisation opère et avec lequel elle a besoin d’être cohérent » (Zimmerman et Zeitz, 2002, p. 416). Enfin, à travers la codification de la doctrine et des concepts d’emploi de l’armée aérienne, le centre de guerre a créé de nouvelles règles, normes et standards auxquels les acteurs doivent progressivement se conformer. Le résultat des différentes actions de légitimation est une altération progressive de l’environnement social dans lequel opère la nouvelle unité, créant alors les conditions propices à la convergence des perceptions individuelles.

L’influence des stratégies de légitimation sur les sources de légitimité

Dans cette optique, l’étude nous renseigne précisément sur le rôle joué par les actions de légitimation sur les différentes sources pragmatique, morale et cognitive de légitimité du changement organisationnel. On observe ainsi que la mise à l’épreuve a favorisé l’émergence des types pragmatiques de la légitimité au sens de Suchman (1995). Les agents récipiendaires du changement ont ainsi pu juger en situation de l’intérêt et de l’utilité du changement organisationnel, ceux-ci étant évalués au regard de leurs propres pratiques professionnelles. Parallèlement, les agents ont acquis une compréhension fine, non ambiguë, des missions de la nouvelle unité organisationnelle. Parce qu’ils ont pu observer in situ les experts du centre de guerre et évaluer leurs compétences et la qualité de leurs actions, les agents en ont compris le sens et la finalité. Cette source cognitive de la légitimité (au sens d’Aldrich et Fiol, 1994) est devenue si prégnante au sein du groupe social formé par les officiers qu’ils ont fini par ne plus interroger l’existence ou la finalité du centre, passant de la compréhensibilité de la nouvelle entité à un type de légitimité de fait (au sens de Suchman, 1995). Une fois les activités du centre de guerre évaluées et comprises, celui-ci a favorisé par ses actions (e.g. organisation des exercices de C²) l’exploitation d’une source morale de légitimité à travers la transformation progressive des valeurs culturelles de l’armée de l’air canadienne dans le sens d’un alignement avec celles portées par la nouvelle unité. D’une culture anti-doctrinale et anti-intellectuelle, l’organisation toute entière adopte au fil du temps une culture du retour d’expérience et de l’apprentissage, contribuant à asseoir la légitimité morale de la nouvelle unité. L’adaptation des pratiques de gestion des ressources humaines de l’armée de l’air canadienne a aussi eu un impact sur différentes sources et types de légitimité. En particulier, l’autonomie accordée par l’armée de l’air canadienne en matière de recrutement de ses personnels, a renforcé significativement la légitimité morale du centre. En retour, cette autonomie de gestion a permis d’attirer les profils à haut potentiel dont le centre avait besoin en offrant aux candidats des perspectives de carrière valorisantes. Il est ainsi devenu intéressant pour les officiers d’occuper un poste d’expert du centre de guerre, ce qui a eu pour effet de renforcer sa légitimité pragmatique. Dans le même ordre d’idées, le développement d’un programme de formation au processus de leçons apprises a eu pour effet de consolider la convergence des perceptions à propos de l’intérêt et de l’utilité du centre (sources pragmatique de légitimité), contribuant ainsi à la transformation progressive des valeurs culturelles de l’organisation pour les rendre cohérentes avec les actions du centre (source morale de légitimité).

L’articulation des stratégies de légitimation au sein du processus de gestion du changement

C’est donc à travers la combinaison des actions de légitimation et de leur impact sur les perceptions individuelles ainsi que sur l’environnement social que la gestion du changement opère. Cette observation répond à la nécessité, exprimée par Zimmerman et Zeitz (2002), d’étudier précisément « comment les stratégies peuvent être combinées pour construire la légitimité » (Zimmerman et Zeitz 2002, p. 428). Sur ce point, l’étude de cas nous renseigne sur le processus de légitimation du changement organisationnel. Elle suggère que les actions de légitimation mises en oeuvre par l’armée de l’air canadienne s’articulent dans le temps. Nous voyons alors se dessiner quatre phases du processus de développement de la légitimité du changement organisationnel. Ces phases sont respectivement la construction, la pérennisation, l’approfondissement et le développement des différentes composantes de la légitimité. Nous faisons l’hypothèse de l’existence d’un processus de développement de la légitimité car, dans le cas étudié, ces phases sont associées à différentes séquences temporelles de la gestion du changement organisationnel. Dans cette perspective, si nous n’observons pas de correspondance univoque entre une stratégie, une phase et une source de légitimité, nos résultats suggèrent toutefois que les sources pragmatique et morale de légitimité sont essentielles lors des premières séquences. En effet, la légitimité cognitive de la nouvelle unité (i.e., la compréhensibilité et l’acceptation de fait de la nouvelle unité) dépend de l’évaluation positive des agents à propos des activités du centre, de ses procédures et de ses personnels. Cette évaluation s’effectue, d’une part, au regard de leurs intérêts personnels (source pragmatique) et, d’autre part, des valeurs collectives partagées (source morale de légitimité). On observe donc que les sources pragmatique et morale de légitimité sont associées aux phases de construction et de pérennisation de la légitimité. C’est lors des phases amont du processus de légitimation que peut s’établir la base de soutien (pour reprendre l’expression de Suchman, 1995), celle-ci puisant d’abord aux sources pragmatique et morale de la légitimité. La légitimité cognitive de la nouvelle unité se renforce ensuite à partir de cette base de soutien, lors de la phase d’approfondissement du processus de légitimation.

Le tableau D propose une représentation synthétique des phases du processus de légitimation entendu comme un cycle d’acquisition, de pérennisation, d’approfondissement et de développement de la légitimité. Cette représentation associe, pour chaque phase, les actions de légitimation mises en oeuvre pour gérer le changement avec les stratégies de légitimation identifiées dans la littérature. Elle identifie également les sources de légitimité principalement affectées par la mise en oeuvre des actions de légitimation, ainsi que la façon dont elles se nourrissent mutuellement au cours du temps. Il apparaît ainsi que, dans le cas étudié, les sources de légitimité émergent et se développent selon une dynamique de renforcement : l’acquisition de la légitimité pragmatique prépare ainsi le développement de la légitimité cognitive, ce dernier favorisant l’établissement d’une légitimité morale qui, en retour, approfondit la légitimité pragmatique acquise par l’entité concernée. Il s’agit d’une dynamique vertueuse dans laquelle les sources de légitimité se développent dans un ordre particulier (au sens de Zimmerman et Zeitz, 2002), suivant en cela les stratégies de légitimation mises en actes lors des différentes phases du processus de légitimation.

Tableau D

Le processus de légitimation : phases, stratégies de légitimation et sources de légitimité

Le processus de légitimation : phases, stratégies de légitimation et sources de légitimité
d’après Suchman 1995; Zimmerman et Zeitz 2002

-> Voir la liste des tableaux

Cette contribution répond au besoin de développer une approche de la gestion du changement organisationnel comme processus de légitimation qui engage le déploiement de stratégies délibérées de la part des acteurs du changement. L’argument principal défendu est que la légitimité, sous toutes ses formes et quelle qu’en soit la source, est une ressource indispensable pour gérer le changement organisationnel. Ce travail de recherche a évidemment des limites puisqu’il s’agit d’une étude de cas unique portant sur un type bien particulier de changement organisationnel (création d’une nouvelle unité) opérant dans un milieu professionnel singulier (armée de l’air canadienne). La représentation du processus de légitimation proposée ne constitue donc pas un modèle de gestion du changement organisationnel à partir duquel généraliser le propos. Il s’agit plus modestement d’une proposition dont nous envisageons de tester la robustesse et la pertinence à travers d’autres études de cas.