Corps de l’article

La littérature sur les instruments de gestion connaît un développement récent mais conséquent. Les pionniers (Girin, 1981; Berry, 1983; Hatchuel, Weil, 1992; Moisdon, 1997) sont aujourd’hui rejoints par de nombreuses recherches qui s’attachent à éclairer différentes facettes des instruments de gestion : leur usages comme construction de sens (Lorino, 2005; Rabardel, 2005; Grimand, 2006; Martin, Picceu, 2007), leur place dans une approche communicationnelle (Detchessahart, Journé, 2007; Arnaud, 2009) ou leur mode de construction (Oiry, Sulzer, 2002). Dans ces développements, la notion d’usage occupe une place singulière. Avec le concept d’appropriation, elle a été très rapidement placée au coeur des réflexions (Perriault, 1989). Pourtant, elle n’a pas réellement été mise en relation avec la dynamique des instruments de gestion (Jouët, 2000).

Cet article propose de nouer ce lien en répondant à la question : l’analyse des usages imprévus des instruments de gestion des compétences permet-elle de mieux comprendre leur dynamique ?

La littérature sur les instruments de gestion a toujours considéré que leur dynamique était une dimension cruciale de leur analyse (Klarsfeld, 2000) mais elle s’est d’abord intéressée aux problèmes rencontrés lors de leur introduction (Defélix, Retour, 2003). L’effet des usages imprévus d’un instrument de gestion sur sa trajectoire n’a pas encore été étudié en détail. Pour traiter spécifiquement ce phénomène, nous proposons de mobiliser les travaux qui se sont attachés à détailler le contenu et la dynamique des instruments de gestion (Hatchuel, Weil, 1992; Gilbert, 1997; David, 1998; Grimand, 2006; Martin, Picceu, 2007). En entrant dans le fonctionnement concret des instruments de gestion, ces travaux permettent en effet de caractériser la dynamique d’un instrument de gestion, d’y distinguer des séquences différentes et d’analyser le rôle que jouent les usages imprévus dans les différentes phases de cette dynamique.

Pour saisir et analyser la manière dont les usages imprévus d’un instrument de gestion influencent sa dynamique, cet article s’appuie sur le cas d’une entreprise pétrochimique qui rémunère les compétences de ses salariés depuis plus de dix ans. Cette étude de cas montre que la dynamique de son instrument de gestion s’explique par la bonne articulation qui existe initialement entre les différents éléments qui le compose. Elle montre que des usages imprévus affaiblissent cette articulation et transforment la dynamique de l’instrument. Cette entreprise a tenté de trois manières différentes de remédier à ces usages imprévus. Elle les a niés puis elle a essayé de les corriger en modifiant l’instrument et, enfin, elle a tenté de les atténuer en créant un nouvel instrument concurrent du premier. Les résultats produits par ce cas permettent donc de mener une discussion approfondie sur les effets des usages imprévus sur la trajectoire des instruments de gestion et sur les leviers possibles de leur redynamisation.

Fondements théoriques

Les usages imprévus des instruments de gestion des compétences

En gestion, la littérature s’accorde sur l’idée que les outils de gestion[2] peuvent être définis comme une « formalisation de l’activité organisée » (Moisdon, 1997). Elle a toutefois longtemps débattu de savoir si ceux-ci devaient être considérés comme des moyens de conformation et de prescription des comportements ou plutôt comme des supports d’apprentissage (Girin, 1981; Berry, 1983; Hatchuel, Weil, 1992; David, 1998). Il apparaît aujourd’hui que ces différentes dimensions correspondent en fait à différents rôles qu’un instrument de gestion joue tour à tour (Gilbert, 1997). Cette multiplicité des rôles constitue une première source de variété des usages d’un instrument de gestion.

Cette diversité des usages avait depuis longtemps été repérée par les ergonomes et les sociologues. Ces derniers ont rapidement proposé le concept d’appropriation pour souligner le fait que les technologies (et les instruments de gestion) peuvent être utilisés d’une manière qui n’a pas été prévue par les concepteurs (Perriault, 1989, par exemple). Ces usages peuvent correspondre à des dynamiques socio-politiques personnelles et/ou collectives (Crozier, Friedberg, 1977; Reynaud, 1989; Boussard, 2006). Ils sont alors une occasion pour l’utilisateur de gagner ou d’affirmer une position et/ou une identité professionnelle dans une organisation. Ils peuvent aussi être liés aux usages des autres instruments de gestion présents dans l’organisation (Grimand, 2006; Guiderdoni, 2006; Martin, Picceu, 2007). Les usages d’un instrument de gestion correspondent alors à une véritable construction de sens de la part des utilisateurs (Weick, 1988; Lorino, 2005; Orlikowski, 2000). Mieux que ne le fait la notion d’usage, le concept d’« enactment » (Weick, 1988) souligne cette imprévisibilité des usages du point de vue des concepteurs. Au niveau macro de la stratégie (Mintzberg, Waters, 1985) comme au niveau micro d’une Technologie de l’information et de la communication (Von Hippel, 1986), la notion d’usage imprévu d’un instrument de gestion est donc souvent mobilisée.

Toutefois, cette analyse des usages n’a jamais été reliée à la trajectoire de l’instrument. La littérature sur les instruments de gestion considère que la dynamique est une composante majeure de cet objet. Ainsi, Klarsfeld (2000) montre clairement que la gestion des compétences met du temps à s’inscrire dans les pratiques réelles des managers et des services RH. Cette prise en compte de la dynamique temporelle était aussi présente dans le travail de Brochier et Oiry (2002), de Retour (2005) ou de Gastaldi (2006) mais, le plus souvent, elle est limitée à l’analyse de ce qui se passe lors de l’introduction des instruments de gestion (Defélix, Retour, 2003). Seuls quelques travaux analysent l’effet des usages imprévus des instruments de gestion sur leur dynamique. Par exemple, Beer et Cannon (2004) présentent le cas de treize usines de l’entreprise Hewlett Packard et montrent qu’en moins de trois ans, elles ont toutes arrêté d’utiliser les outils de gestion des rémunérations qu’elles avaient mis en place. Analysant ce phénomène, Kochan (2004) souligne que McKersie et Hunter (1973) ont démontré qu’il existe une tendance puissante pour tous les instruments d’incitation à se dégrader avec le temps. Il ajoute de plus que la révision de ces instruments est particulièrement délicate parce qu’elle est observée par les salariés avec beaucoup plus d’attention que leur conception initiale.

Le cas évoqué par Franchet (2005) est aussi particulièrement intéressant. En 1989, l’usine sidérurgique de Florange a été parmi les premiers sites en France à engager une gestion des compétences. Il s’agit donc d’un témoignage de première importance pour analyser l’effet des usages imprévus sur la trajectoire d’un instrument de gestion des compétences. Dans cet article, l’auteur décrit très précisément le fait que la première version de l’instrument correspond à un compromis entre les différentes représentations de l’organisation, de sa stratégie et des compétences nécessaires pour l’atteindre. Du fait de l’évolution imprévue de l’organisation, les usages de l’instrument se sont rapidement trouvés en décalage par rapport à ces compromis. Après quelques années, ces usages imprévus ont conduit à une reconception de l’instrument. Même si celle-ci est trop récente pour que l’auteur puisse en analyser les effets, il souligne que cette reconception s’est faite sur la base de compromis et de représentations sensiblement différents de la première version de l’instrument (la définition de la compétence qui est retenue est ainsi radicalement différente. Cf. Franchet, 2005, p.79).

Ces articles constatent donc que les usages imprévus d’un instrument de gestion ont un effet sur sa trajectoire mais ils n’analysent pas ce phénomène en détail.

Analyser le contenu des instruments de gestion des compétences pour comprendre les effets de ces usages imprévus ?

Pour rendre compte en détail des effets des usages imprévus d’un instrument de gestion sur sa trajectoire, il nous paraît particulièrement intéressant de mobiliser la littérature qui propose d’en analyser le contenu.

Cette littérature montre d’abord que les instruments de gestion résistent à l’analyse. En tant que « machines de gestion » (Girin, 1981), ils semblent avoir des effets indépendants de toute volonté humaine. Berry souligne ainsi que les instruments de gestion produisent des effets dans les organisations même après que leurs concepteurs ont quitté l’entreprise (1983). Les instruments de gestion sont donc d’abord caractérisés par leur invisibilité (Gilbert, 1997). Leur forte dimension technique leur confère une apparence objective qui fait qu’ils sont rarement mis en débat.

Les travaux ont toutefois assez rapidement mis en évidence que, comme toutes les autres techniques, les instruments de gestion sont des constructions sociales (Dadoy, 1973). Ils portent des valeurs, contribuent à définir des organisations du travail et des rôles, etc. L’analyse des instruments de gestion implique donc leur déconstruction et l’identification des éléments qui les composent (Gilbert, 1997). Tous les travaux récents sur les instruments de gestion soulignent que l’analyse de la dynamique des instruments de gestion nécessite de s’appuyer sur une analyse précise de leur contenu (Gilbert, 1997; Grimand, 2006; Martin, Picceu, 2007).

Pour analyser le contenu des instruments de gestion, ces travaux (Gilbert, 1997; David, 1998; Brochier, Oiry, 2002) retiennent le plus souvent la grille d’analyse proposée par Hatchuel et Weil (1992). Celle-ci précise qu’un instrument de gestion articule systématiquement trois éléments hétérogènes :

  1. Le substrat formel désigne l’ensemble des supports concrets dans lesquels les instruments s’incarnent. Pour un instrument de gestion des compétences, il correspond par exemple aux référentiels de compétences et aux formalisations permettant de relier un score de compétence à une rémunération.

  2. La philosophie gestionnaire de cet instrument correspond à l’ensemble des arguments qui, en décrivant ses effets attendus, tente de convaincre les divers acteurs dans l’organisation qu’il va être plus efficace que les instruments précédents.

  3. La vision simplifiée du rôle des acteurs correspond au fait que lors de la conception d’un instrument, les concepteurs font nécessairement des hypothèses (parfois implicites) sur comment il faudrait que les utilisateurs (techniciens de maintenance, chefs d’équipe, DRH, Direction, Organisations syndicales, etc.) se comportent pour que l’instrument fonctionne bien. Dans le cas étudié, nous constaterons que ces hypothèses correspondent par exemple à l’idée que les salariés vont préférer une polyvalence réduite à une polyvalence étendue, que les jeunes et les anciens vont utiliser cet instrument de la même manière, etc.

Cette littérature met donc en évidence que l’analyse de l’articulation entre ces trois éléments hétérogènes permet de comprendre la trajectoire d’un instrument de gestion.

Question de recherche

Les travaux sur les instruments de gestion des compétences ont essentiellement porté sur leur dynamique initiale et sur les principes à respecter lors de leur introduction. Elle ne traite donc pas directement la question des effets des usages imprévus sur leur dynamique. Ce phénomène étant de plus en plus courant dans les entreprises, il est important de mieux le comprendre. Pour l’analyser, il apparaît que la littérature qui a détaillé le contenu hétérogène des instruments de gestion est particulièrement stimulante. La question posée ici sera donc la suivante : l’analyse des usages imprévus des instruments de gestion des compétences permet-elle de mieux comprendre leur dynamique ?

La méthode de recherche

L’effet des usages imprévus sur la dynamique des instruments de gestion des compétences est un phénomène social complexe et mal connu. La méthode de recherche la plus pertinente est donc l’étude de cas (Yin, 1994). L’étude des usages imprévus d’un instrument de gestion dans une entreprise située dans un secteur d’activité bien identifié doit nous permettre de fournir une compréhension détaillée des raisons de leur apparition et de leurs effets sur la trajectoire de l’instrument analysé. Une étude de cas permet en effet d’effectuer des liens entre différentes caractéristiques de cette entreprise et de limiter les effets du « bruit de l’environnement » (Eisenhardt, 1989).

L’étude de cas que nous présentons ici a été réalisée dans un positionnement d’observation non participante (David, 2000). Conformément aux principes de cette méthodologie (Guba et Lincoln, 1985), nous[3] avons d’abord réalisé un travail documentaire approfondi. Il nous a permis de réunir des informations formelles sur l’entreprise et son histoire. Ensuite, des entretiens formels ont été menés avec l’ensemble des types d’acteurs ayant joué un rôle dans la conception et la mise en oeuvre de cet instrument (19 entretiens au total) : le change manager responsable du projet initial, le directeur d’usine, le DRH de l’époque, les différents n+1 et n+2 impliqués dans la conception de l’instrument. Nous avons aussi interrogé les principaux utilisateurs de l’instrument (les n+1, les salariés), le DRH actuel et les délégués syndicaux.

Tableau 1

Fonction et rôles des personnes interviewées

Fonction et rôles des personnes interviewées

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Les entretiens semi-directifs ont été utilisés dans cette étude car ils permettent de mieux analyser le contexte et la logique d’argumentation des acteurs (King, 1994). Pour traiter ces entretiens, nous avons identifié neuf thèmes et réparti les données entre ces différents thèmes. Lors de ce codage, nous avons réalisé un certain nombre de changements dans la liste des thèmes. Cette étape est en effet un processus interactif où des thèmes peuvent émerger des entretiens eux-mêmes (Miles et Huberman, 1994). Un premier niveau de codage a été utilisé pour réduire la diversité des données et résumer des parties importantes des entretiens. Ensuite, ce codage a permis d’identifier les principaux thèmes abordés dans les entretiens.

Comme le montre le tableau présenté ci-dessus, nous nous sommes attachés à interroger des personnes qui, par rapport à cet instrument, occupaient des positionnements les plus variés possibles. Nous avons mené des entretiens jusqu’à obtenir une saturation de nos informations, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elles puissent être considérées comme admises de tous et constituant des éléments forts de l’histoire de cet instrument (Webb et al., 1965). Les documents analysés ont été utilisés pour réaliser une triangulation de nos données. Ces outils nous ont donc permis de disposer d’informations précises et étayées sur l’histoire de cet instrument de rémunération des compétences.

L’étude de cas a été réalisée dans une entreprise pétrochimique qui compte 200 salariés. A la création de l’usine, la Direction Générale a choisi de mettre en oeuvre une rémunération des compétences[4] pour ses techniciens de maintenance.

Sur 10 ans, cette étude de cas détaille les effets concrets de cet instrument et analyse sa dynamique. A deux reprises, cet instrument a donné lieu à des usages imprévus. Cette entreprise ayant tenté d’y remédier, ce cas permet donc d’analyser l’effet de ces usages imprévus sur la trajectoire de cet instrument de gestion.

Pour chacune des séquences de la dynamique de cet instrument, nous analyserons la nature de l’articulation existant entre la philosophie gestionnaire, le substrat formel et la vision simplifiée des acteurs.

Réussite initiale mais essoufflement rapide

Séquence 1

Une réussite initiale liée à une bonne articulation des trois éléments (année 1-2)

La philosophie gestionnaire de cet instrument met en avant le concept d’« usine du futur », c’est-à-dire l’idée que le multiskill (la capacité des techniciens de maintenance à exercer plusieurs métiers : instrumentiste mais aussi électricien, etc.), le pay for skill l’empowerment et une flat organization[5] sont les facteurs majeurs de la performance future de l’entreprise.

Pour réussir « cette usine du futur », le change manager, le DRH et le Directeur d’Usine, accompagnés des team leaders de la maintenance[6] ont conçu un instrument de rémunération des compétences cohérent avec cette philosophie gestionnaire.

Pour bien fonctionner, cet instrument suppose aussi des rôles particuliers des acteurs de l’organisation. Par exemple, sa capacité à motiver les salariés en augmentant leur rémunération repose sur l’hypothèse que ceux-ci vont atteindre l’objectif du multiskill.

Les premières années d’utilisation de l’instrument de gestion par les compétences sont satisfaisantes. Les salariés comme les team leaders disent aujourd’hui avoir trouvé cet instrument pertinent et performant.

Le message d’embauche justement c’est qu’ils prenaient en compte le multiskill (…). Je suis un de ceux à qui ça a profité parce que j’ai eu pas mal de coefficients, ça a été une pente ascendante.(…). Le multiskill, c’est faire son métier de base et acquérir des compétences dans d’autres directions qui permettent évidemment d’avoir des coefficients et de la rémunération qui augmente... et pour eux (la Direction, Nd’A) c’est intéressant aussi. Quand je suis d’astreinte, ils peuvent m’appeler aussi bien pour l’instrumentation que pour les analyseurs

YL, Technicien de maintenance

De nombreux autres verbatims montrent que cette perception a été largement partagée dans cette entreprise à ce moment là. Ainsi, un team leader confirme :

Au début, il y a eu une vraie envie autour de cet outil. On trouvait que les compétences c’était un bon moyen de motiver nos gars (...) Je crois qu’au début, on y a vraiment cru, on pensait que ça pouvait être une nouvelle manière de gérer une équipe »

IC, team leader maintenance

Séquence 2

Des usages imprévus qui désarticulent ces trois éléments

Très rapidement, des usages imprévus apparaissent. On constate en particulier une interprétation imprévue du concept de multiskill qui brise l’articulation qui existait jusqu’alors entre les trois éléments.

Les concepteurs avaient construit cet instrument sur l’hypothèse implicite d’un multiskill « réduit ». Celui-ci considère que, pour avoir des équipes efficaces, l’entreprise recherche des salariés experts dans un métier et dotés de compétences assez fortes dans un ou deux autres métiers au maximum. Ce multiskill « réduit » correspond à un modèle en « cône », où parmi les six métiers existant initialement en maintenance, chaque salarié ne développe des compétences que dans deux ou trois d’entre eux. Il peut être représenté de la manière suivante : voir figure 1.

Figure 1

Représentation graphique du multiskill « réduit »

Représentation graphique du multiskill « réduit »

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Or, les techniciens de maintenance ont rapidement interprété le multiskill dans un sens « élargi ». Les premiers échelons de chaque métier étant systématiquement les plus aisés à obtenir, ils développent des compétences dans tous les métiers (y compris ceux qui n’ont pas beaucoup de rapport avec le métier dans lequel ils ont la compétence la plus forte) afin de bénéficier de la rémunération la plus élevée possible. Ce multiskill « élargi » correspond à un modèle en « râteau » qui ne permet pas aussi facilement que le multiskill « réduit » d’enclencher un cercle vertueux entre développement des compétences et performance de l’organisation car il fait coexister des compétences dans des métiers qui n’ont que peu d’interactions entre eux. Ce multiskill « élargi » peut être représenté de la manière suivante : voir figure 2.

Figure 2

Représentation graphique du multiskill « élargi »

Représentation graphique du multiskill « élargi »

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Le glissement du multiskill « réduit » et implicitement attendu au multiskill « élargi » et réalisé conduit, dès la troisième année, à un grippage de l’instrument : le multiskill ne parvient pas à développer la performance de l’organisation. Comme l’explique un des team leaders maintenance :

On a vu apparaître ce qu’on a appelé des « bricoleurs », c’est-à-dire des gars qui récupéraient les premiers échelons dans un peu tous les métiers de la maintenance. Comme ces échelons sont souvent faciles à acquérir, ça ne leur demandait pas trop d’efforts et la rémunération suivait… Après c’est clair que pour le business c’était moins intéressant… Les « bricoleurs » n’apportent pas toujours beaucoup plus à la performance de l’équipe

AV

Durant cette 3e année, la philosophie gestionnaire et le substrat formel de l’instrument n’évoluent donc pas. Ils restent centrés sur la notion « d’usine du futur » qui contient une référence explicite et directe au multiskill. Mais les rôles des acteurs sont eux de plus en plus en décalage avec ces éléments. Cet exemple du multiskill montre donc concrètement comment des usages imprévus d’un instrument de gestion désarticulent les trois éléments qui le composent et contribuent à son essoufflement.

Tentatives de redynamisation de l’instrument

Séquence 3

Une négation des usages imprévus qui ne permet pas de redynamiser l’instrument

Les concepteurs de cet instrument semblent ne pas avoir immédiatement perçu ces usages imprévus. Le principal team leader maintenance déclare ainsi : « on était un peu dans l’euphorie du démarrage. Puis, il faut dire qu’on payait pas mal d’heures sup. (…) Il y a des gars qui ont joué le jeu des grilles … On a mis un peu de temps à s’apercevoir que ça ne donnait pas forcément les résultats attendus » (AV).

Les salariés semblent d’ailleurs partager ce diagnostic. “Tout le monde savait qu’on ne pouvait pas continuer à ce rythme [d’augmentation des rémunérations, nd’A]. A un moment où à un autre, ça n’aurait pas suivi …” (LB, technicien de maintenance).

Le retard dans la perception de la désarticulation des différents éléments de l’instrument contribue à augmenter l’essoufflement de l’instrument. En revanche, comme ce retard a été limité, il n’a pas non plus complètement discrédité l’instrument.

Séquence 4

Une reconception du substrat formel qui ne parvient pas à remédier à l’essoufflement de l’instrument (année 3-4)

Un groupe de travail est rapidement chargé de revoir le substrat formel de l’instrument. Au- delà du « durcissement » des exigences, il propose que la rémunération soit désormais établie en fonction de l’échelon le plus élevé obtenu dans un des axes techniques. Cette modification vise clairement à favoriser le multiskill « réduit ».

Cette transformation est à la fois rapide et profonde (il ne s’agit pas d’une simple « révision » des référentiels) et pourtant elle ne produit pas vraiment les effets attendus. La dynamique de l’instrument se trouve à nouveau très rapidement grippée. Il s’agit d’un nouvel usage imprévu de cet instrument.

Comme le souligne, XT, team leader maintenance : « Le groupe de travail avait fait un bon boulot. Comme dans ce groupe, on avait des techniciens et des team leaders qui connaissaient bien l’entreprise et son organisation, ils avaient réussi à proposer des grilles plus difficiles à obtenir mais qui étaient acceptables par tous les salariés... et pourtant, ça n’est pas reparti comme au démarrage … On est resté plombé »

Le cadre conceptuel proposé ci-dessus permet de montrer que depuis qu’il a été reconçu, le substrat formel est de nouveau bien articulé avec la vision simplifiée du rôle des acteurs puisque tous les deux s’attachent désormais à gérer le dilemme multiskill « élargi » / multiskill « réduit ». Toutefois, il est désormais éloigné de la philosophie gestionnaire puisque celle-ci reste centrée sur la notion d’« usine du futur ». C’est cette tension que résume un salarié en disant : « Quand on a refait les grilles, c’est un peu comme si « l’esprit » du démarrage de l’usine avait été perdu. On n’a pas senti la même adhésion des équipes… » (LB, Technicien de maintenance).

L’échec relatif de cette transformation trouve alors une explication. Le multiskill est plus réduit qu’auparavant mais ce sont désormais les salariés qui ne voient plus le lien avec la philosophie gestionnaire initiale de l’instrument et qui de ce fait, y adhèrent moins.

Séquence 5

La conception d’un nouvel instrument qui ne parvient pas non plus à redynamiser l’instrument (année 6)

Récemment embauchée dans l’usine, une nouvelle Directrice des RH participe d’une manière vigoureuse et très différente à ce débat sur les manières de redynamiser cet instrument de gestion des compétences. En effet, elle conçoit et met en place un nouvel instrument de gestion des carrières (et des rémunérations) avec une philosophie gestionnaire, des rôles et un substrat formel radicalement différents. Ce nouvel instrument n’est plus censé gérer les compétences mais les « potentiels » des salariés. Lors de l’entretien annuel, chaque team leader établit le « potentiel ultime » de chacun des membres de son équipe. Ces potentiels ultimes doivent être assez stables pour permettre de répartir de manière régulière les augmentations salariales tout au long de la carrière des salariés. Cet instrument ne fait donc plus directement référence aux compétences des salariés.

Ce changement radical ne dérange pas nécessairement les salariés. Ils sont prêts à entendre que « l’usine du futur » et la rémunération des compétences ne sont plus les facteurs de la performance de demain. En revanche, la cohabitation entre les deux instruments leur apparaît comme déstabilisante.

Bon avec le potentiel, c’est qu’on ne sait pas où on va. On utilise toujours les grilles pour faire les appréciations. Est-ce que ça sert encore à quelque chose ou est-ce que c’est de l’hypocrisie collective ? Si tout est décidé d’avance avec le potentiel, à quoi ça sert de faire semblant de discuter des compétences qu’on a acquis cette année ou pas? Est-ce qu’on pourrait pas se décider une bonne fois pour toutes ?

AL, Technicien de maintenance

Il n’y a que la conceptrice de l’instrument de gestion au potentiel (la DRH) qui tente d’affirmer que les deux instruments sont cohérents. “Les personnes qu’on va choisir sont celles qui ont le plus de capacités à apprendre. Donc, indirectement, ce sont les gens qui ont le plus de potentiel. Donc, c’est pas antinomique, c’est lié » (SP, DRH).

Parce qu’il produisait des effets imprévus, la DRH a souhaité abandonner l’instrument de rémunération des compétences mais elle n’a pas osé le condamner officiellement et le remplacer par un instrument de gestion des potentiels reposant sur un substrat formel, une philosophie gestionnaire et une représentation simplifiée des acteurs complètement différents. Cette absence de cohérence entre deux instruments de gestion des rémunérations semble plus déstabiliser les salariés de l’entreprise que ne l’aurait vraisemblablement fait l’abandon du premier instrument.

On constate ici clairement que la conception d’un instrument concurrent n’est pas en mesure de redynamiser un instrument de gestion des compétences qui ne produirait plus les effets attendus. Plus encore, on constate que le nouvel instrument lui-même n’est pas efficace parce qu’il n’est pas clairement distingué du précédent et considéré officiellement comme son remplaçant légitime.

Discussion

Les effets des usages imprévus sur la dynamique des instruments de gestion sont un objet de recherche émergent. En mobilisant la littérature qui montre que les instruments de gestion sont constitués de trois éléments hétérogènes dont l’articulation se construit et se déconstruit, cette recherche met en avant plusieurs point de discussion. Tout d’abord, l’analyse de cette articulation permet de caractériser la dynamique de cet instrument et d’en distinguer plusieurs séquences. Elle permet aussi de caractériser les usages imprévus de ces instruments et montre qu’il s’agit d’un élément majeur de compréhension de leur dynamique. Enfin, elle fournit des premières pistes d’explication aux échecs que les entreprises rencontrent souvent lorsqu’elles tentent de réorienter la trajectoire de leurs instruments de gestion et elle propose des pistes de réflexion pour tenter d’y remédier.

Articulation des trois éléments des instruments de gestion et dynamique des instruments

La littérature sur la dynamique des instruments de gestion est souvent peu précise sur le contenu même des instruments qu’elle décrit. Par exemple, les travaux comme ceux de Rigby (2001) ne donnent aucun élément sur le contenu concret des instruments étudiés. Ceux-ci sont pris comme des objets homogènes qu’il n’est pas nécessaire de déconstruire. La littérature sur le contenu des instruments de gestion a depuis longtemps montré l’enrichissement conceptuel que permet une analyse détaillée des instruments de gestion.

L’étude de cas présentée montre la valeur ajoutée de ce type d’analyse. L’identification des trois éléments hétérogènes constituant l’instrument permet d’analyser leur articulation et de caractériser les différentes séquences de la trajectoire de cet instrument de gestion des compétences.

Cet instrument s’appuie sur une philosophie gestionnaire centrée sur la notion de multiskill. Celle-ci s’incarne dans des référentiels de compétences qui rémunèrent mieux les salariés qui développent des compétences dans plusieurs métiers. L’analyse détaillée de cet instrument permet de comprendre que les utilisateurs ont le sentiment qu’il a initialement été efficace parce que, dans un premier temps, les salariés ont tenu le rôle qui était attendu d’eux. En développant des compétences dans plusieurs métiers, ils ont réussi à articuler dans les faits les trois éléments de cet instrument.

Cette littérature permet aussi de comprendre les séquences suivantes de sa dynamique. Elle met en évidence que des usages imprévus ont été développés. Les rôles tenus par les salariés divergent progressivement par rapport à ce qui avait été prévu initialement. La philosophie gestionnaire et les référentiels de compétences restent bien articulés mais ils sont progressivement décalés par rapport aux rôles tenus par les salariés. Cette articulation plus faible explique l’essoufflement de cet instrument.

Enfin, cette littérature permet de comprendre le relatif échec de la refonte des référentiels de compétences. Celle-ci a permis de les réarticuler avec les rôles tenus par les salariés. Mais la philosophie gestionnaire n’ayant pas été modifiée, l’articulation entre les trois éléments reste faible et l’entreprise ne parvient pas réellement à redynamiser cet instrument.

A plusieurs reprises, ce travail a mobilisé les notions de réussite ou d’échec de cet instrument de gestion. Ce jugement était basé sur la perception que les utilisateurs avaient eux-mêmes de la réussite ou de l’échec de cet instrument. Toutefois, la prise en compte des usages imprévus transforme profondément le jugement que l’on peut formuler sur la réussite d’un instrument de gestion. On peut ainsi tout à fait considérer qu’un instrument peut être efficace même s’il n’a pas atteint les objectifs initialement prévus (cf. Mintzberg, Waters, 1985 par exemple). Des travaux ultérieurs apparaissent donc nécessaires pour analyser le lien existant entre les usages imprévus et les critères d’évaluation de l’efficacité d’un instrument de gestion.

Articulation des trois éléments des instruments de gestion et caractérisation des usages imprévus

La littérature sur la dynamique des instruments de gestion constate souvent que les effets sont différents de ce qui était attendu (Beer, Cannon, 2004, par exemple). Elle constate une différence mais elle n’est habituellement pas en mesure de la caractériser et de l’expliquer. La littérature que nous avons mobilisée la complète en proposant une analyse fine de ces usages imprévus et en fait une clé d’explication de leur dynamique.

En distinguant nettement les trois éléments qui constituent cet instrument de gestion, l’étude de cas présentée a fourni un exemple précis d’usage imprévu et a montré comment celui-ci agit sur la trajectoire de l’instrument de gestion. L’analyse de la vision simplifiée du rôle des acteurs a permis de constater que les concepteurs ont implicitement basé le bon fonctionnement de leur instrument sur le fait que les salariés chercheraient à développer un multiskill réduit. Essentiellement parce qu’il était plus rémunérateur, nous avons constaté que les salariés ont développé un multiskill élargi.

Ce nouveau rôle endossé par les salariés est contradictoire avec le substrat formel et la philosophie gestionnaire de l’instrument. En particulier, il conduit à une augmentation de la rémunération des salariés qui ne se traduit pas par une augmentation de la performance globale de l’entreprise, ce qui était une des bases de la philosophie gestionnaire de cet instrument et de son efficacité.

La mobilisation de cette littérature permet donc d’identifier très précisément sur quels points les usages de l’instrument sont différents de ceux qui étaient implicitement attendus par les concepteurs. Elle permet de caractériser ces usages imprévus et donc de comprendre comment et pourquoi ceux-ci désarticulent l’instrument. Cette analyse permet donc de comprendre la dynamique des instruments de gestion.

Ce travail a décrit la dynamique des usages de l’instrument de gestion des compétences analysé. Il apparaît toutefois bien clairement que des travaux ultérieurs devront enrichir cette analyse en mettant en relation ces usages avec les usages qui sont faits des autres instruments présents dans l’organisation (comme les différents instruments de gestion de la formation, par exemple). Ces derniers constituent eux aussi un facteur explicatif de la dynamique d’un instrument de gestion.

Articulation des trois éléments des instruments de gestion et compréhensions des échecs de la redynamisation

Le cas présenté permet une discussion particulièrement riche parce que l’entreprise s’est aperçue tôt des usages imprévus de son instrument de gestion et qu’à trois reprises, elle a tenté de remédier à son essoufflement.

Dans un premier temps, cette entreprise a ignoré ces usages imprévus. Même si dans ce cas, cette période a été courte, il est important de la mentionner parce qu’elle est extrêmement fréquente dans les organisations. Le plus souvent, les concepteurs des instruments ne connaissent pas ces effets imprévus (parce qu’ils sont cachés, tus, etc.). Mais, même lorsqu’ils les connaissent, ils les cataloguent souvent comme illégitimes. Considérant qu’ils sont liés au fait que les salariés ne respectent pas les règles prévues pour l’utilisation des instruments, ils refusent de transformer les instruments pour tenter de prendre en compte ces usages réels mais non prévus. Cette déconnexion entre l’instrument et l’activité réelle conduit souvent à l’abandon de cet instrument (Beer, Cannon, 2004). Elle ne constitue donc pas une solution pour le redynamiser.

Cette entreprise a aussi tenté de redynamiser cet instrument en concevant un autre instrument basé sur un substrat formel, une philosophie et des rôles complètement différents. Les salariés interrogés ont souligné combien ils sont déstabilisés par la coexistence de ces deux instruments complètement différents. La construction d’un instrument différent n’apparaît donc pas non plus comme une solution pour redynamiser un instrument de gestion.

Enfin, elle a redynamisé son instrument en reconcevant le substrat formel de l’instrument essoufflé. Cette reconception a été plus efficace que les deux premières solutions évoquées. En effet, en changeant les règles de la rémunération des compétences, cette refonte du substrat formel a permis de limiter partiellement le multiskill élargi. Mais, les salariés ont rapidement senti que cette dynamique était limitée. L’analyse permet de souligner que si cette refonte a permis de mettre en cohérence les rôles tenus par les salariés et le substrat formel de cet instrument en revanche, elle a accru le décalage entre ces deux éléments et la philosophie gestionnaire.

Au terme de cette discussion, la littérature sur le contenu des instruments de gestion ainsi que l’étude de cas présentée permet de proposer l’idée qu’une des manières de redynamiser un instrument de gestion consiste vraisemblablement à transformer sa philosophie gestionnaire (ce qui n’a pas été testé pour l’instrument étudié) ou à reconcevoir de manière simultanée et articulée les trois éléments qui le composent.

Le schéma ci-dessous propose une synthèse des mécanismes de la dynamique des instruments de gestion discutés dans cet article.

Figure 3

Représentation graphique de la dynamique de l'instrument étudié

Représentation graphique de la dynamique de l'instrument étudié

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Conclusion

Cette recherche posait la question de l’effet des usages imprévus sur la dynamique des instruments de gestion. Deux enseignements principaux peuvent être tirés du cas. Le premier est que les usages imprévus d’un instrument de gestion désarticulent les trois éléments hétérogènes qui le composent. Le second est que la redynamisation d’un instrument de gestion ne peut être obtenue ni par une négation de ces usages imprévus, ni par une refonte du seul substrat formel ni par l’ajout d’un nouvel instrument. La discussion a permis d’avancer l’idée que, pour réorienter la trajectoire d’un instrument de gestion, il est vraisemblablement nécessaire de modifier sa philosophie gestionnaire ou, de manière plus large, de reconcevoir de manière simultanée et cohérente les trois éléments qui composent cet instrument.

Ces résultats doivent toutefois être compris relativement aux limites de cette étude. Ils semblent pleinement valides pour le cas étudié mais leur généralité reste à établir. Nous faisons l’hypothèse que ce cas est exemplaire pour les entreprises industrielles de taille moyenne qui utilisent un instrument de rémunération des compétences depuis plusieurs années. Pour accroître la généralité de ces résultats, il faudrait répliquer l’étude dans des situations analogues mais, surtout, étudier d’autres cas d’instruments de gestion dans d’autres secteurs d’activités. Il serait ainsi particulièrement intéressant de tester ce cadre conceptuel sur des outils de gestion non purement RH comme les progiciels (type ERP, par exemple).

De manière générale, ce travail montre que l’analyse détaillée de l’articulation des différents éléments qui constituent les instruments de gestion est un moyen particulièrement pertinent d’analyser la dynamique et la trajectoire des instruments de gestion. Elle permet de mettre en évidence les hypothèses implicites sur lesquelles repose la dynamique de l’instrument (en particulier dans le domaine des rôles que les utilisateurs sont supposés jouer). Elle permet aussi de caractériser précisément les usages imprévus de ces instruments et d’analyser comment ceux-ci désarticulent ces trois éléments et ont un effet sur la trajectoire de l’instrument. Enfin, elle permet d’envisager des pistes conceptuelles pour réorienter cette trajectoire. La question qui se pose est alors la suivante : la reconception simultanée des trois éléments qui constituent les instruments de gestion permet-elle leur redynamisation ?