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L’innovation et l’organisation de la R&D des firmes font l’objet depuis longtemps de multiples études économiques et nourrissent une littérature abondante. Historiquement, une évolution dans l’organisation de la R&D des firmes a pu être observée. Si, aux 19ième et 20ième siècles, les entreprises se sont concentrées sur une R&D massivement interne, s’appuyant sur un système de propriété intellectuelle visant à détenir des droits sur leur création (Coriat et Weinstein, 2011), la période récente révèle un changement dans la manière d’envisager cette recherche. Parallèlement au maintien d’une recherche interne, d’autres dispositifs sont venus compléter la politique d’innovation de la firme. Notamment, des réseaux de partenaires (privés ou privés / publics) sont apparus, des accords de licences ont été noués, pour profiter d’un environnement plus ou moins direct, et bénéficier des fruits d’un travail à la fois externe et collaboratif. Depuis les années 2000, un dernier mouvement est venu parfaire ces dispositifs : les plateformes d’innovation sur Internet. Ces plateformes visent à mettre en relation des firmes demandeuses de solutions techniques avec des internautes pouvant leur apporter une expertise, et contribuent ainsi à une recherche se voulant plus ouverte vers l’extérieure. Dans la mouvance de l’Open Innovation (Chesbrough, 2003), ces nouvelles méthodes sont intéressantes à étudier car elles proposent une série d’arrangements contractuels inédits, organisant la relation entre un acheteur d’innovation (la firme) et un vendeur (l’internaute). C’est ce que nous nous proposons d’étudier dans cet article, en nous interrogeant sur la façon dont ces arrangements contractuels permettent de créer de la valeur et de réduire le déficit d’information entre vendeur et acheteur de solution, mis en évidence dans la littérature économique. L’organisation de la relation entre vendeur et acheteur de technologie (par le biais de la licence) pose en effet des questions majeures, dans un contexte d’asymétrie d’information et de contrat incomplet : comment fixer le prix, comment avoir de l’information sur la qualité de la chose achetée, comment organiser les négociations entre protagonistes de taille et de nature différentes ?

Pour cela, nous allons dans une première partie revenir sur le concept de l’Open Innovation en mettent en lumière les différentes formes qu’il prend, particulièrement sur Internet (crowdsourcing, plateforme). Nous montrerons que ces dispositifs apportent des solutions à des problèmes soulignés par la littérature économique en matière de transferts de technologie. En proposant des arrangements très ordonnés, précis à tous les stades du processus, la plateforme crée de la valeur en tant qu’intermédiaire, et permet de résoudre certains écueils de la relation. Dans une seconde partie, notre choix s’est porté sur la plateforme d’innovation Innocentive. Nous décrirons l’ensemble des mécanismes à l’oeuvre pour organiser la relation entre firme et internautes, et réduire les asymétries d’information à tous les niveaux. Tout spécialement, nous mettrons en lumière les deux piliers du business model de la plateforme : la gestion de la propriété intellectuelle d’une part, et l’action d’intermédiation (rédaction, formation, filtration de la meilleure solution) d’autre part. Ces dispositifs inédits viennent atténuer les questions d’asymétrie et d’incertitude de la relation de transfert technologique.

Vers une nouvelle forme d’organisation dans la captation des savoirs : de l’Open Innovation aux plateformes d’innovation

La captation des savoirs est depuis longtemps un enjeu crucial pour le développement des entreprises, faisant de la propriété intellectuelle une donnée essentielle. Toutefois, obtenir un savoir venant de l’extérieur via des accords de licence n’est pas toujours facile, du fait des obstacles associés à ce type de contrat (asymétrie d’information entre les protagonistes, incomplétude des contrats). Dans ce contexte, parmi les pratiques d’Open Innovation, certaines peuvent contribuer à atténuer ces difficultés en proposant aux firmes désireuses d’obtenir des savoirs externes des solutions passant par des intermédiaires via Internet.

Open Innovation et nouvelles pratiques des entreprises

Quelques éléments de compréhension

Un courant récent a permis de revitaliser la réflexion sur les voies empruntées par les entreprises en matière d’innovation (Chesbrough, 2003a, 2006; Von Hippel, 2005). Chesbrough, dans ses travaux qui ont remporté une large audience depuis quelques années, propose, sous le nom d’Open Innovation, de se focaliser sur un processus conduisant l’entreprise à exploiter des savoirs internes et externes et les combiner au mieux, en vue d’accélérer l’innovation et donc la mise sur le marché de nouveaux produits[2].

L’auteur souligne la nécessité pour les acteurs économiques de se distinguer de leurs compétiteurs en utilisant ce principe : l’inside out est le mouvement sortant des connaissances, conduisant l’entreprise à proposer des ressources à l’extérieur, dans le but de les valoriser au mieux en cherchant de nouveaux débouchés; l’outside-in est le mouvement inverse, permettant à l’entreprise de capter des savoirs venant de son environnement externe.

En combinant ces deux effets, l’entreprise cherche à innover de manière plus rapide et à coût de recherche réduit, dans le mesure où : (i) elle peut ainsi profiter d’un savoir extérieur qu’elle ne détient pas jusqu’à présent, sans avoir à fournir elle-même un effort de recherche long et coûteux (ii) ces connaissances externes ainsi obtenues seront combinées avec la recherche « maison » pour conduire à d’éventuelles nouvelles innovations (iii) la firme peut bénéficier de canaux externes intéressants pour trouver de nouvelles sources de revenus sur ses propres innovations. Concernant le mouvement qualifié d’outside-in, les formes de captation du savoir externes peuvent passer par des alliances avec d’autres entreprises, des accords de licences technologiques, des patent pool, des partenariats privé / public, ou par des réseaux (on verra plus loin que les plateformes d’innovation que nous étudions appartiennent à cette catégorie). Pour ce qui concerne l’inside-out, la firme cherche des revenus supplémentaires liés à ses innovations, et notamment peut utiliser des dispositifs de valorisation des brevets via des courtiers qui se chargeront de trouver des acquéreurs.

Les acteurs économiques, selon Chesbrough, doivent s’éloigner du modèle « fermé » d’innovation jusqu’alors dominant, pour adopter un modèle « ouvert » tourné vers l’extérieur, exploitant des sources d’innovation existantes dans l’environnement de l’entreprise. En les associant et en les combinant avec des savoirs internes, l’entreprise peut ainsi générer de nouvelles ressources, à la base de nouvelles opportunités de marché. Cette configuration conduit à proposer un nouveau modèle d’organisation qualifié de « open business model » (Chanal et Ayerbe 2011) impliquant alors une autre voie de création de valeur et un rôle stratégique de la PI au coeur du processus. Les mouvements entrants et sortants de savoirs et de connaissances s’accompagnent en effet de transferts de droits via les licences, qui doivent être clairement spécifiés. Pour Chesbrough, les firmes doivent avoir une gestion « offensive » de leur PI (et non plus défensive comme dans le modèle fermé).Comme le souligne Chanal et Ayerbe (2011, page 102) « l’idée fondamentale de l’open innovation est bien que l’accès à une PI externe est un élément constitutif majeur de la création de valeur. Là encore, l’intérêt n’est pas la simple acquisition des technologies mais bien l’intégration de ces technologies externes dans un BM qui en assurera la valorisation ».

Ce concept, même s’il a beaucoup séduit, ne doit pas cacher un certain nombre de critiques ou de questions dressées à son encontre. On notera particulièrement le numéro spécial de la revue Française de gestion (2011) dans lequel les auteurs reviennent sur la théorie de Chesbrough et y apportent un certains nombres de limites. La question de la définition de « l’ouverture » est ainsi identifiée comme un problème majeur de la théorie (Loilier et Tellier 2011). Isckia et Lescop (2011) soulignent le caractère finalement trompeur du concept car, à y regarder de plus près, les entreprises utilisent depuis bien longtemps des ressources externes; opposer d’une manière aussi drastique modèle « fermé » et modèle « ouvert » traduit une réalité biaisée dans laquelle, en fait, un continuum de pratiques s’insèrent entre ces deux pôles.

Des pratiques multiples : crowdsourcing, intermédiation, innovation ascendante

L’Open Innovation n’en demeure pas moins un concept clé qui fait écho à la mise en place de toute une série d’organisations novatrices à partir de la décennie 2000, permettant aux acteurs économiques de combiner ressources internes et externes. Les possibilités qu’offre Internet à partir de cette période, amplifient le phénomène et conduisent à la création d’organisations inédites (sites ou plateformes), accélérant l’accès et la captation du savoir, ainsi que le développement d’un travail davantage collaboratif entre les acteurs. Plusieurs formes sont identifiables.

  • Premièrement, apparaissent des configurations dans lesquelles le consommateur innove conjointement avec la firme, en apportant des idées nouvelles ainsi que l’expression de besoins que la société n’aurait pas encore perçus. La société Lego par exemple permet au consommateur de réfléchir à de nouvelles formes de briques désormais high tech via leur site en ligne (Taspcott et Williams, 2007). C’est également le cas de Procter&Gamble, qui dans son programme « Connect and develop » a fait appel aux idées externes pour mettre en place des solutions afin d’imprimer des images sur les chips Pringles. Le programme conduit aujourd’hui l’entreprise a avancé un chiffre de 35 % de ses produits incluant des éléments provenant de l’extérieur (Huston et Sakkab, 2006).

  • Deuxièmement, la mise en relation des internautes entres eux, dans le but d’échanger et de travailler ensemble a été une grande tendance de ces dernières années et ne fait que s’amplifier. Ici, l’entreprise profite de ce travail collaboratif qui, via un mouvement « bottom up » remonte vers elle pour alimenter son potentiel d’innovation. Le crowdsourcing explique ce mouvement général visant à s’appuyer sur l’exploitation directe du potentiel d’innovation des communautés d’internautes. Ce terme a été proposé par Jeff Howe dans le magazine Wire en 2006 (en associant crowd : la foule[3] et sourcing : externalisation). Comme le souligne Lebraty (2007) « le crowdsourcing signifie l’externalisation par une organisation, via un site web, d’une activité auprès d’un grand nombre d’individus dont l’identité est le plus souvent anonyme ». L’activité ainsi externalisée peut toucher diverses fonctions de l’organisation : la conception, le design, l’innovation au sens général. Le crowdsourcing peut être alors assimilé à la production collective de biens par des communautés d’internautes, reposant sur trois piliers fondateurs : (i) une innovation ascendante, allant de l’internaute vers la firme (ii) un espace collaboratif dans lequel les internautes interagissent pour aboutir au « produit » final (iii) l’externalisation de certaines fonctions de la firme (marketing, commercial, innovation) (Cardon, 2006). De nombreux exemples de sites font appel à la « foule » pour développer leur contenu et reposent sur des formats de type plateforme. On trouve notamment des plateformes collaboratives qui s’appuient sur l’interaction des internautes entre eux. C’est le cas de Wikipédia dont les articles sont rédigés directement par les internautes. Le site est considéré comme un bien commun car utilisable et améliorable par le plus grand nombre (ses utilisateurs-contributeurs sont non rémunérés), et son contenu ne fait pas l’objet d’un quelconque commerce (pas d’abonnement, pas d’espace publicitaire…). CrowdSpirit pour sa part est un site français qui développe depuis 2007 une boîte à idée par laquelle les internautes déposent leurs trouvailles dans le domaine des produits électroniques. Ces propositions sont ensuite commentées, notées et complétées par d’autres internautes (Chanal et Caron-Fasan 2008).

  • Troisièmement, des plateformes se sont créées pour mettre en relation firmes et internautes dans le cadre d’un marché des idées et/ou des innovations. Ces plateformes aident les entreprises à accéder à des connaissances externes dans leur activité de conception et d’innovation, auprès de la foule des anonymes. On assiste donc à une nouvelle forme de sourcing des entreprises, plus étendu que le modèle traditionnel pré-existant, qui se basait sur une externalisation auprès d’acteurs économiques du réseau direct. Avec cette approche nouvelle, l’entreprise bénéficie d’un mécanisme souple et flexible qui lui permet de s’affranchir de contrats, de relations contraignantes, ou durables. Cela conduit aussi à réduire les coûts associés à une R&D interne. Le nombre de ces plateformes a augmenté ces dernières années, avec des formes diverses. On en trouve de différents types, faisant appel à la foule mais ne s’apparentant pas réellement au crowdsourcing car la plupart de ces plateformes d’intermédiation ne proposent pas un espace collaboratif entre internautes mais plutôt un travail individualisé (Chanal et Caron-Fasan, 2010) Ces sites, comme c’est le cas pour Innocentive, YourEncore et Nine Sigma (Presans en France) font office d’intermédiaires entre des firmes en panne d’idées sur des questions d’innovation, et des internautes ayant des solutions à apporter. Ces plateformes, sortes de marchés de l’innovation (Guilhon, 2008) représentent bien un mouvement bottom up (de l’internaute vers la firme) mais reste campée sur un apport individuel de l’internaute qui propose sa solution au demandeur.

Finalement, les organisations inédites mentionnées ci-avant, présentent des formes diverses qui conduisent à les classer de plusieurs façons. En fonction de leur teneur et de leur objectif, elles peuvent être classées en plateforme d’échange, d’audience ou bien d’exploitation (Evans Hagiu et Schmalensee, 2004). Selon le degré de collaboration entre une firme et les internautes, organisé par la plateforme, trois catégories émergent (Pelissier, 2008) : (i) l’intermédiation comme outil de co-conception : l’intelligence collaborative est mise en avant et les sites s’appuient sur un travail collectif des internautes. (ii) l’intermédiation comme sous-traitance de l’innovation à des experts externes : sur le modèle d’un concours en ligne, les entreprises attendent des internautes qu’ils apportent une solution à un problème posé (le travail est ici individuel et non collaboratif) (iii) l’intermédiation comme « démocratie d’opinion des consommateurs » ayant pour but de proposer des productions originales de créateurs qui seront choisies et sélectionnées par le vote des internautes eux-mêmes. Enfin, en fonction du degré de contrôle dévolu à la plateforme, Boudreau et Lakhani (2009) montrent que les plateformes reposent sur trois business models (i) la plateforme intégrée (ii) la plateforme de produit (iii) la plateforme bi face.

Dans la suite de l’article, nous avons choisi de centrer notre propos sur la catégorie des plateformes d’intermédiation, dédiées à l’innovation. Plus particulièrement, et à la lumière de l’étude de cas que nous aborderons en partie 2, nous portons notre attention sur les mécanismes permettant à la firme d’obtenir un savoir à partir de l’extérieur, pour ensuite l’inclure dans son processus interne. Ce type de plateforme s’inscrit dans la catégorie des plateformes d’échange selon la catégorie de Evans et alii (2004), reposant sur une transaction entre groupes d’acteurs. C’est également le dispositif d’outside-in de Chesbrough qui est mis en lumière dans la suite de l’article, accompagné de « licences in » pour obtenir ce savoir. L’étude de ces dispositifs permet de se focaliser ainsi sur les transferts de connaissances dans un sens bottom up et d’analyser comment la question des transferts de propriété intellectuelle via les licences, sont envisagés. Ce point est capital car il fait écho à toute une littérature économique analysant les problèmes d’asymétries d’information et d’incertitude de l’innovation achetée, que nous abordons maintenant.

Intermédiaires d’innovation, asymétries d’information et incertitude

Parmi l’ensemble des dispositifs envisagés dans la partie précédente, il est une catégorie qui nous intéresse plus particulièrement : celle consistant à proposer aux entreprises demandeuses, des solutions à leur problème d’innovation, émanant des internautes. Ce mécanisme nous semble particulièrement intéressant à étudier, même s’il ne remporte pas encore une audience importante[4]. Trois raisons expliquent pourtant notre intérêt. (i) Tout d’abord, on assiste ici à une externalisation d’une partie de la R&D de l’entreprise, fonction coeur de la firme innovante. L’externalisation traditionnelle et ancienne porte depuis longtemps sur des fonctions bien connues (production, commercialisation, logistique, administration….). Dans une période plus récente, le recours au réseau direct de partenaires ou la conclusion d’accords de licences a nourri la nécessaire complémentarité technologique des firmes, qui, en matière de recherche, ne peuvent plus ou ne veulent plus tout assumer. Ce qui est nouveau aujourd’hui avec ces intermédiaires, c’est la demande par l’entreprise d’une solution le plus souvent « clé en main », proposée par un internaute anonyme n’appartenant pas au réseau identifié de la firme (ii) Ensuite, la mise en place de telles structures illustrent la création d’un marché de l’innovation en tant que tel. Comme nous le détaillerons dans notre étude de cas de la partie 2, nous sommes en présence d’une demande d’innovation, d’une offre de solutions et d’un prix (la prime proposée). Ce type d’intermédiation fait écho à un phénomène plus général d’intermédiation visant à proposer un accès plus facile aux technologies et aux brevets, dont les brokers sont par exemple les illustrations (facilitant les transactions entre acheteur et vendeur de brevets) (Benassi et Di Minin, 2009) (iii) Enfin, d’un point de vue théorique, ces dispositifs sont intéressants à prendre en considération à la lumière de la littérature sur les accords de licences. Comme nous allons le montrer ci après, ce champ met en évidence les problèmes d’incertitude et d’asymétrie d’information inhérents aux transactions entre acheteur et vendeur de licence. La création d’intermédiaires sur Internet pour mettre en relation vendeur et acheteur semble apporter des réponses à ces problèmes en proposant de nouveaux arrangements contractuels, source de création de valeur.

Que nous enseigne la littérature sur les asymétries d’information via les licences ?

Une littérature abondante s’est intéressée aux accords de licence et a eu pour objectif d’en comprendre les fondements et les mécanismes. De tels accords organisent les transferts de droits d’exploitation d’une innovation, du propriétaire vers l’acheteur de licence, et décrivent par le contrat les conditions requises pour cette exploitation (durée, type de produit, territoire, niveau de la production….). Toute une série de raisons ont été mises en lumière pour justifier l’accord de licence. Pour citer les principales, on notera (i) l’impossibilité du détenteur de brevet de mettre en production lui-même l’innovation, (ii) des motivations pécuniaires via l’octroi de redevances (Shapiro, 1985; Gallini et Winter, 1985, Katz et Shapiro, 1985) (iii) des motivations stratégiques, en voulant soit contrôler le marché en sélectionnant les licenciés et en verrouillant sur sa propre technologie (Gallini et Winter, 1985, Rockett, 1990) soit obtenir des compétences complémentaires via des licences croisées (Grindley et Teece, 1997).

Le fondement des modèles avec licence évoqués ci-avant, repose sur la prise en compte d’une information complète, conduisant les partenaires de la transaction à tout connaître des critères techniques de l’innovation couverte par le brevet. Or, ce postulat ne traduit pas la complexité des relations entre vendeur et acheteur de licence en raison de plusieurs obstacles informationnels. Loin de se fonder uniquement sur les seules caractéristiques techniques du brevet ou de tout autre droits de propriété intellectuelle, les accords de licences se concluent en fonction d’autres éléments plus subjectifs (taille des protagonistes, pouvoir de négociation, positionnement concurrentiels). De plus, l’incertitude intervient dans les relations de licence (Bessy et Brousseau, 2001). Cette incertitude porte sur la nature de la « chose » achetée (le savoir). En effet, la licence, même si elle se fonde sur certains supports tangibles (écrits, dessins, brevets...) n’en demeure pas moins imparfaite dans la codification du savoir sous-jacent. Le secret industriel, les tests, la formation, les services experts sont autant de compléments nécessaires et incontournables pour la mise en oeuvre de l’innovation sujette à licence. Deux types d’incertitude peuvent alors être mis en évidence : (i) licencieur et licencié sont en asymétrie d’information au regard du savoir transféré; (ii) les développements futurs du savoir transféré ne sont pas connus d’avance. En raison de cette asymétrie d’information et de l’incertitude sur les compétences et les intentions réelles de chaque partenaire, apparaît un problème d’Agence dans lequel Principal et Agent doivent échafauder des mécanismes d’atténuation du déficit d’information dont ils sont respectivement victimes. Cette asymétrie prend plusieurs formes : (i) Même si le vendeur dispose d’une connaissance sur la valeur technique et commerciale de son innovation, il n’en va pas de même pour l’acheteur qui doit acquérir le maximum d’information sur la technologie proposée. L’asymétrie intervient donc avant la signature du contrat (ex ante) et correspond à un problème de sélection adverse dans laquelle l’éventuel acheteur à des difficultés à se faire une idée sur la qualité de l’innovation (ii). L’innovateur est confronté au délicat problème de la ‘qualité’ du licencié : comment juger de sa réelle efficacité pour exploiter l’innovation ? (sachant que cette efficacité est le garant d’un montant de redevances variables substantielles versées au propriétaire). Avant la signature du contrat, il doit donc trouver un mécanisme de révélation du bon niveau technique du licencié. (iii) Enfin, après la signature du contrat (ex post) le licencieur peut se retrouver en asymétrie d’information (hasard moral) quand il ne peut pas vérifier ou surveiller le bon déroulement de la production du licencié (produit-il réellement selon les termes du contrat ?)[5].

Dans la première configuration, le licencieur bénéficiant d’une information privée sur les mérites de son innovation, doit résoudre un problème de ‘signalement’ afin d’informer au mieux le licencié de la qualité de son achat (Gallini et Wright, 1990). Le licencieur doit trouver le juste équilibre et donner suffisamment d’indications sur la qualité de son innovation pour qu’on puisse la juger, sans pour autant en révéler trop les contours technologiques sous peine de faciliter l’imitation. Chez Gallini et Wright (1990), la forme du contrat proposé par le licencieur sera l’indication pour le licencié du caractère drastique ou non de l’innovation. Si le propriétaire propose un contrat de licence recouvrant une part variable liée à la production, c’est un signe d’anticipation sur des capacités élevées de la technique, de la forte demande qui sera induite et donc d’une espérance de gains importante. A l’inverse, si le contrat ne revêt qu’une forme forfaitaire, le licencié comprendra que la technique en question ne procurera pas une production élevée. Ainsi, la façon dont le propriétaire conçoit son contrat (fixe ou variable) est une manière détournée de faire savoir au licencié devant quel type d’innovation il se trouve. Ces résultats sont confirmés par les travaux de Macho-Stadler et Perez-Castrillo (1991) qui démontrent également une prédisposition du vendeur à offrir des contrats mixtes ou totalement variables pour indiquer la haute qualité de son invention (inversement, des contrats fixes pour signaler l’innovation de petite qualité). Cette asymétrie d’information sur la nature de chose achetée a été soulignée par Chesbrough (2006) et influence négativement l’efficience des marchés des technologies. Par ailleurs, comme le souligne Ayerbe et Chanal (2011) la difficulté de fixer un prix juste à partir d’une information insuffisante reste au coeur des problèmes de transferts de PI (en effet, comment fixer un prix « honnête » de la licence alors que toute l’information sur la technologie n’est pas aux mains de l’acheteur ?).

Dans la seconde configuration, le déficit d’information caractérise le licencieur ex ante. Les performances réelles de la firme acheteuse sont peu ou pas connues au moment de la soumission (Beggs, 1992). A la différence de Gallini et Wright (1990), Beggs prend en compte une hypothèse supplémentaire d’hétérogénéité de taille entre les deux agents. Cette différence dans la nature des firmes va induire un déséquilibre de force au profit de l’acheteur qui prendra les rênes de la transaction. Ce modèle nous permet de mieux comprendre les choix opérés par le vendeur dans une situation d’asymétrie en sa défaveur. Il ne dispose que de peu (ou pas) d’information sur l’acheteur c’est-à-dire sur les capacités de production, les performances, la productivité et les possibilités de valorisation de l’innovation. Et c’est à ce niveau que les solutions sont envisageables pour le licencieur. Proposer un menu de contrats aux licenciés permettra de juger de la capacité réelle de chacun. En opérant leur choix, les licenciés vont automatiquement s’auto-sélectionner : chacun a bien entendu une idée sur la façon dont il valorisera l’innovation et optera pour telle ou telle forme de licence selon les performances qu’il compte réaliser. En particulier, les firmes candidates ayant une haute valorisation de la technique se porteront sur des licences forfaitaires simples car elles anticipent alors une rente informationnelle importante qui leur sera directement destinée. Au contraire, les candidates moins efficaces se verront plutôt proposer des licences mixtes : elles préféreront payer une partie des redevances sur la production car elles savent que leurs capacités ne sont pas suffisamment déployées pour obtenir un niveau élevé de production.

Finalement, trois questions théoriques se dégagent. (i) comment donner de l’information à l’acheteur alors même que la transaction n’est pas réalisée ? (ii) comment fixer un prix équitable pour une technologie dont l’acheteur n’a pas tous les détails ? (iii) comment organiser la transaction entre des acteurs de nature et/ou de force différentes et dont les capacités de négociation peuvent s’avérer déséquilibrées ? Nous abordons dans le paragraphe suivant les voies proposées par les plateformes d’innovation pour répondre à ces préoccupations. L’étude de cas de la partie 2 apportera un éclairage plus détaillé sur les mécanismes à l’oeuvre.

Les intermédiaires d’innovation : réduction des asymétries d’information et création de valeur

La littérature économique a tenté de mettre en évidence les voies possibles de réduction de l’incertitude et des asymétries d’information caractérisant les contrats de licences (via la forme du contrat proposée par le licencieur ou choisie par le licencié). Ces contrats de gré à gré ne sont pas faciles à mettre en place et nécessitent souvent du temps pour arriver à un arrangement satisfaisant pour les deux parties. Par ailleurs, si les termes du contrat sont mal formulés au départ, des contentieux juridiques peuvent survenir et conduire les parties devant les tribunaux.

Le marché mettant en présence acheteur et vendeur de licence de PI semble ainsi soumis à des imperfections parfois difficilement surmontables. La littérature a déjà soulevé ce problème en désignant les brevets et les licences comme des contrats incomplets (Bessy et Brousseau 1997). Les dispositifs institutionnels formels (North, 1990) sont à ce titre insuffisants pour résoudre l’incomplétude portant sur les brevets et les licences (en terme de codification, de coûts, de risque, …) et n’offrent qu’un cadre général de règles fixant les limites des marges de manoeuvres des agents. En matière de licences, le contrat ne peut pas tout spécifier et reste insatisfaisant pour sécuriser les transactions. Les ressources au coeur des licences étant bien souvent complexes et immatérielles, les informations sur la technologie d’une part et la « qualité » du licencié d’autre part étant partielles, les acteurs rencontrent des écueils dans la mise en place de tels contrats de licence.

En intervenant entre les deux groupes de protagonistes que sont, d’une part les chercheurs de solutions techniques, et d’autre part les apporteurs de solutions, les plateformes d’innovation du type Innocentive, NineSigma, YourEncore ou Presans font davantage que de mettre en présence des acteurs économiques qui n’auraient jamais pu être mis en relations autrement. L’architecture de ces plateformes et les mécanismes à l’oeuvre pour organiser les relations à tous les stades, constitue la réelle valeur ajoutée de ces structures, visant à organiser au mieux l’échange entre les deux parties. L’étude de cas de la partie 2 s’attachera à le montrer. Les mécanismes élaborés permettent de (i) donner de l’information sur la chose achetée ET en même temps de finaliser la transaction, (ii) proposer un prix pré défini à l’avance et équitable pour les deux parties, (iii) organiser les relations entre des acteurs de nature et de poids économiques très opposés (en général un vendeur de petite taille – l’internaute- et un acheteur de grande envergure – la firme multinationale). On assiste ici à une réelle création de valeur via ces processus. Une littérature récente s’est fait l’écho de cette question en focalisant son attention sur la création de valeur attachée à Internet et au Web 2.0 (Amit et Zott 2001, Lebraty et Lobre, 2010). Amit et Zott (2001) mettent notamment en évidence dans leur modèle la nécessaire présence de quatre dimensions inter reliées pour créer de la valeur sur Internet : l’efficacité, la complémentarité, le verrouillage et la nouveauté. Le premier critère fait référence au fait que l’efficacité de la transaction s’accroît quand les coûts par transaction diminuent. Internet permet de réduire les asymétries entre acheteurs et vendeurs par le biais d’une information « à jour » et claire. Les complémentarités signifient que posséder collectivement un ensemble de biens procure plus de valeur plutôt que de posséder chacun des biens séparément. Le verrouillage souligne que la valeur s’accroît si les clients répètent la transaction et les partenaires poursuivent leur association. La nouveauté concerne la façon dont est pensée la structure des transactions. Le modèle des auteurs permet selon nous de comprendre les fondements par lesquels ces intermédiaires d’innovation sur Internet créent de la valeur. Comme on pourra le constater dans l’étude de cas, les plateformes d’innovation sur Internet répondent à ces critères : (i) l’efficacité passe par la rapidité des transactions et des relations transitant par la plateforme; elle concerne également la capacité de l’intermédiaire à réduire les coûts de recherche de l’information pour le demandeur de solution, face aux scientifiques du monde entier, (ii) ces intermédiaires permettent aux firmes d’accéder à des ressources complémentaires aux leurs, (iii) pour fidéliser les clients, ces plateformes mettent sur pied des sites dédiés, enrichis constamment, des portails et des blogs, (iv) ces plateformes développent en permanence de nouveaux services[6].

Pour mieux cerner la question, il convient selon nous d’analyser en profondeur un exemple de plateforme afin de comprendre quels sont les arrangements contractuels inédits qui permettent de créer de la valeur et de réduire le déficit d’information entre vendeur et acheteur de technologies. En effet, et en partant de la littérature récente sur ces formes organisationnelles nouvelles, force est de constater un manque en matière d’étude de cas sur les plateformes d’innovation. Des articles ont fait bien entendu référence à des exemples de pratiques de crowdsourcing en général (Chanal et Caron-Fasan, 2010, Lebraty, 2007) ou en particulier comme Crowdspirit (Chanal et Caron, 2008) ou Wilogo (Trompette, Pélissier et Chanal, 2009). Mais en règle générale, les types de plateformes que nous étudions (les intermédiaires d’innovation) sont cités comme exemple mais pas davantage. Très peu d’articles (hormis ceux de Lakhani et alii, 2007) ont effectivement choisi de présenter dans le détail de ces plateformes.

L’objet de l’étude de cas est bien de montrer comment les arrangements contractuels mis en place par la plateforme que nous avons choisie d’étudier (Innocentive) apportent une réponse aux questions posées par la littérature dans le cadre du défaut d’information entre acheteur et vendeur de technologies. Nous montrerons notamment que l’intermédiation de la plateforme, couplée à des contrats particuliers à tous les stades du processus, constitue la valeur ajoutée de l’intermédiaire et permet de créer de la valeur pour les acteurs économiques qui y sont inscrits. Pisano et Piotet (2008) (p 183) soulignent « un des effets les plus importants tient au partage d’informations, y compris stratégiques, que cela implique. L’entreprise ouvre ses informations sur le monde, pour en tirer de la valeur. Car la valeur ne vient plus de la possession de l’information, mais de son partage ». Ici la valeur va bien au-delà, puisqu’elle réside dans l’accompagnement déployé par la plateforme, qui fournit tous les outils pour qu’ensuite l’entreprise valorise en interne le « bon » savoir capter en externe. Comme nous allons le montrer, c’est (i) en aidant l’entreprise à identifier, définir, rédiger son problème, (ii) en pré définissant les contrats de transferts de droits, (iii) en procédant à un filtrage actif des solutions pour n’en cibler que les meilleures, (iv) en établissant avec l’entreprise un prix de l’innovation, que Innocentive est réellement un intermédiaire inédit de transferts des savoirs, aux arrangements contractuels particuliers et denses.

Intermédiation, contrat de licence et assistance : les arrangements contractuels de la plateforme innocentive

Nous nous centrons dans cette seconde partie sur l’étude de cas[7] d’une plateforme d’innovation, jouant un rôle d’intermédiaire entre des entreprises demandeuses de solutions et les internautes du monde entier susceptibles d’apporter des réponses à ces problèmes. Il s’agit de Innocentive, plateforme américaine[8], créée en 2000 par la firme pharmaceutique Eli Lilly. Deux raisons principales justifient cette étude de cas. Tout d’abord, Innocentive est une plateforme pionnière car elle a été la toute première créée sur Internet. Ensuite, même si un certains nombre d’autres plateformes du même type ont vu le jour (Nine Sigma, YourEncore, Presans etc…) elle recueille aujourd’hui l’audience la plus forte. L’étude de Innocentive est particulièrement stimulante car nous sommes en présence ici (i) d’une nouvelle forme d’intermédiation entre des entreprises et leur environnement très indirect (les internautes) (ii) d’une voie inédite de résolution de problèmes de recherche (impliquant la recherche de solutions à l’extérieur de l’entreprise) et (iii) d’une structure organisationnelle conduisant à proposer des arrangements contractuels novateurs à différentes étapes du processus (notamment en matière de PI). Avec ce type de plateforme, et à la lumière des développements de Chesbrough, nous nous plaçons dans le cadre de l’outside in, mouvement permettant la captation des savoirs venant de l’extérieur. Dans ce contexte, ce cas est intéressant car il porte un éclairage sur les mécanismes à l’oeuvre dans l’outside in alors que le mouvement inverse (inside out) a été plus largement documenté dans la littérature.

S’agissant de la méthodologie adoptée pour affiner ce cas, plusieurs sources ont été utilisées.

  • Des entretiens ont été conduits, à la fois direct, par téléphone et par mail (via un questionnaire semi directif). Du côté des entreprises, sur dix sociétés repérées comme utilisatrices de Innocentive, nous nous sommes entretenus avec trois responsables dont les sociétés (deux appartenant au secteur de la chimie et un au secteur des semences) ont déposé des défis. Du côté des internautes, nous avons eu cinq entretiens. Il est utile de rappeler ici la grande difficulté d’obtenir ces interviews. D’une part, la confidentialité est de mise sur ce sujet et il a été très difficile de repérer les entreprises ayant eu recours à Innocentive. D’autre part, il a été très compliqué de trouver dans ces entreprises multinationales les bonnes personnes qui ont été en charge du projet avec Innocentive. Des recoupements d’information ont dû être fait entre la presse spécialisée, les diverses conférences sur le sujet au travers desquels ont pu être identifiés des noms de responsables de Recherche et Développement. Par ailleurs, nous respecterons l’anonymat qui nous a été demandé par nos interlocuteurs (nom de la société et nom de la personne ainsi que nom de l’internaute). Enfin, nous avons pu contacter une des responsables de Innocentive.

  • La littérature sur le sujet avec notamment les articles de Lakhani et alii (2007) a été largement utilisée. Elle a été complétée par des articles issus de la presse économique et spécialisée.

  • Enfin, le site de Innocentive (www.innocentive.com) ainsi que le blog des solvers (www.blog.innocentive.com) nous a été d’une grande utilité pour comprendre l’organisation de la plateforme, obtenir quelques données chiffrées, repérer les noms des « solvers » et de certaines entreprises, constituer une base des défis.

Fonctionnement de la plateforme Innocentive

Innocentive permet à l’entreprise confrontée à un problème d’innovation, de « poster » des « défis », auxquels vont répondre les chercheurs internautes du monde entier, rétribués par des primes. C’est donc une plateforme d’échange (Evans Hagiu et Schmalensee, 2004) car elle met en relation des catégories d’utilisateurs souhaitant procéder à une transaction. Elle peut être également considérée comme une structure d’intermédiation visant à la sous-traitance de l’innovation (Pelissier 2008), par un canal individuel puisque les internautes ne collaborent pas entre eux. Enfin, comme on le développera dans la suite, Innocentive entrerait dans la catégorie des plateformes intégrées avec un fort contrôle à tous les niveaux (Boudreau et Lakhani 2009). Finalement, la plateforme prend la forme d’une place de marché dédiée à l’innovation (Sawhney et alii, 2003) agissant comme une tierce partie mettant en relation deux catégories d’acteurs[9].

La plateforme met donc en relation deux catégories d’acteurs : (i) d’une part, les seekers sont les entreprises ayant des problèmes d’innovation. Ces entreprises postent un défi car le plus souvent, elles ne peuvent pas résoudre un problème (trop complexe et hors du champ de leurs compétences). Faire appel à la communauté des internautes permet de gagner du temps, obtenir une réponse rapidement et profiter d’une expertise poussée en temps réel (ii) d’autre part, les solvers sont les internautes (chercheurs universitaires, consultants, retraités, acteurs du secteur privé…). Les questions sont des défis (challenge) et la solution de l’internaute gagnant remporte une prime (prize) variant de 5000 à 100 000 dollars (voire 1 millions de dollars pour des défis de grande ampleur). Les secteurs d’activité utilisant les services de Innocentive sont multiples, même si au départ la plateforme était centrée autour de l’innovation pharmaceutique. Des entreprises venant du monde de la chimie, de la high tech ou des biens de consommations font appel aux lumières des internautes. Plus récemment, les entreprises de la plasturgie, de la biochimie, de la génétique[10], des matériaux, ainsi que des fondations de recherche[11] sont venues grossir les rangs des demandeurs de solutions[12].

De récentes études ont été conduites sur Innocentive et ont permis de recueillir quelques données chiffrées (Brown et Hagel, 2005; Lakhani et Panetta, 2007; Brabham, 2007; Morgan et Wang, 2009; Hane, 2011). On dénombre actuellement 250 000 scientifiques inscrits sur le site[13], répartis sur 200 pays. Environ 1200 défis on été postés par une cinquantaine de firmes depuis le début de la plateforme et près de 24000 solutions ont été proposées pour y répondre. Entre 1/3 et la moitié de ces défis a été résolu. Chaque problème occupe environ 200 chercheurs, dont 10 envoient en moyenne une solution. Il faut en moyenne deux semaines (ou 80 heures) pour trouver une solution aux questions posées sur la plateforme (Lakhani et Panetta, 2007; Brabham, 2007; Morgan et Wang, 2009).

L’étude conduite par Lakhani et alii (2007) montre de manière surprenante que la majorité des chercheurs répondent à des défis correspondants à des domaines éloignés de leur champ d’expertise. John Davis par exemple, a répondu à un défi relevant du domaine de l’industrie pétrolière sans pour autant avoir de l’expérience dans ce champ de compétence. Mais sa formation de chimiste lui a tout de même servi pour apporter une solution à la récupération du pétrole déversé accidentellement, posté par Oil Spill Recovery Institute. Ce sont les connaissances de Davis dans le domaine du bâtiment et des ciments qui lui ont permis d’appliquer une solution appartenant à ce domaine à celui du pétrole (Il a reçu 20 000 dollars) (Travis, 2008)[14].

Principes de fonctionnement de la plateforme

  • Etape 1. Les défis peuvent être rédigés sous diverses formes et entrer dans plusieurs catégories, suivant une certaine gradation, allant de la simple idée à une innovation plus aboutie. (i) Ideation : c’est un brainstorming d’idées. Cela peut concerner une nouvelle approche pour un problème non résolu depuis un certain temps, ou bien de nouvelles applications pour des produits existants. Le solver soumet son idée en écrivant un document de 2 pages. Il n’y a pas de transfert de PI à ce stade (ii) Theoretical : c’est un document plus complet par lequel le solver propose une solution (avec transfert de PI). Le défi est associé avec une demande de critère de succès bien définis et de délivrables qui ne nécessitent pas de travaux de laboratoire. On est dans le domaine du design qui applique une idée. (iii) Reduction to practice (RTP) : on est au niveau du prototype et cette étape constitue un pas de plus par rapport à la précédente puisque le défi mentionne la nécessité de travaux de laboratoire pour valider la solution. Là encore, les transferts de PI doivent se faire si la solution est retenue. (iv) Request for proposal (eRFP) : ce niveau permet une plus grande interaction entre seeker et solver. On est au niveau du produit final. L’entreprise cherche ici un collaborateur, un partenaire pour un programme particulier. A chaque défi, est associée une prime[15].

    Les services de la plateforme aident les entreprises pour la rédaction de leur défi. L’enjeu est de généraliser leurs problèmes de telle sorte que l’information spécifique d’aucune entreprise ne soit révélée. Le défi ainsi rédigé ne doit pas permettre d’identifier l’entreprise qui se cache derrière, ni donner trop d’indications sur l’ampleur de la recherche dans laquelle le défi s’insère. Pour afficher un défi, l’entreprise demandeuse paie un acompte à la plateforme de l’ordre de 2000 $. Les demandeurs et les offreurs restent anonymes pour éviter tout risque lié à la connaissance que l’on pourrait avoir sur les orientations de la R&D d’une entreprise.

  • Etape 2 Un chercheur qui voudrait s’impliquer dans le processus et proposer une solution à un défi, peut le faire par le biais d’un espace appelé la Project Room (salle des projets). C’est un espace sécurisé contenant les détails du défi. C’est dans cet espace que se font les échanges entre Innocentive et le solver (on y trouve les soumissions, des documents stockés, des éléments de clarification sur le défi). Le chercheur soumet sa solution directement à Innocentive par ce biais. Mais pour avoir plus de précisions sur la demande, il doit au préalable se faire inscrire comme solver. Pour cela il doit remplir un formulaire en ligne qui précise tout particulièrement la politique de non divulgation de la solution et de transfert des droits de propriété intellectuelle.

  • Etape 3 Innocentive s’occupe de l’évaluation de la solution et aide les entreprises clientes à sélectionner la meilleure solution (pour cela elle met à disposition des scientifiques « maison »). Les réponses apportées par les solvers peuvent être de deux types : (i) des réponses courtes (paper answer) par lesquelles le scientifique soumet une proposition de réflexion (proposal of thought) qui explique la façon dont il faudrait envisager le problème. La récompense est de l’ordre de quelques milliers de dollars. (ii) des réponses plus longues qui fournissent une stratégie de réalisation. Ici sont proposés des détails dans la résolution des problèmes. Les primes sont alors plus conséquentes. Quand la solution sélectionnée permet de résoudre effectivement le problème, la plateforme s’occupe du transfert de la propriété intellectuelle puis du paiement : elle paie le chercheur et se rémunère elle-même en demandant en plus au seeker entre 60 et 100 % du montant de la prime offerte.

Une entreprise qui poste un défi voit dans cette solution de multiples avantages. Tout d’abord, l’entreprise choisit d’externaliser un problème de recherche dont elle n’a jusqu’à présent pas eu la clé. Par ce truchement, elle réduit ses coûts[16] et profite d’un délai d’obtention rapide de la réponse[17]. Le défi étant externalisé, l’entreprise profite directement de la solution qu’elle rémunère via une prime. D’autre part, poster un défi sur une question d’innovation peut être aussi l’occasion de vérifier si ce qui a été trouvé en interne constitue la meilleure solution ou si une autre (à l’extérieure) s’avère plus efficiente.

Innocentive répond ainsi au paradoxe de l’information (difficile évaluation de la valeur, problème de révélation) posé par Arrow (1962). En impliquant un agent intermédiaire, on estompe les défaillances de marché en apportant des solutions aux asymétries d’information et à l’incertitude vues dans la partie 1. Innocentive est alors un moyen de créer un tournoi des idées permettant à l’entreprise (i) d’éviter les mécanismes de surveillance de l’effort du solver, (ii) de faire un benchmarking des diverses solutions qui lui sont proposées (iii) d’inciter fortement les solver en leur proposant un modèle du type winner-takes-all prize (Morgan et Wang, 2009).

Le business model de la plateforme est donc double et passe par deux axes : d’une part une gestion affûtée de la PI et des transferts de droits et d’autre part, une fonction d’intermédiation poussée. Les contrats mis en place par Innocentive sont particuliers et ont pour objectif de préserver les intérêts de ses deux clients : les solvers et les seekers. Ceci est important à souligner car une réponse au problème d’asymétrie de « pouvoir de négociation » soulevé par la littérature se dessine. Ils permettent aussi de réduire les problèmes d’incertitude.

Gestion de la propriété intellectuelle et intermédiation poussée : les deux piliers du succès de la plateforme

Dans la partie 1, nous avons montré que les accords de licence de PI étaient caractérisés par l’incertitude et l’asymétrie d’information et que la littérature a envisagé quelques solutions pour les atténuer. Il s’agit dans ce paragraphe d’analyser à la lumière de ces éléments ce que révèle l’observation, d’une part des contrats de licences signés dans le cadre de plateforme Innocentive et, d’autre part des mécanismes d’intermédiation à l’oeuvre. Tout particulièrement, il s’agit de comprendre les outils déployés pour permettre aux deux protagonistes de conclure un échange. Pour cela, comment la plateforme résout-elle la question du signalement sur la qualité du défi ? Comment le prix de la licence est-il fixé ? Comment juger de la bonne qualité de la solution proposée ? Pour répondre à ces questions, nous analyserons la manière dont est géré le transfert de droits sur Innocentive, ainsi que les mécanismes à l’oeuvre pour signaler un « bon » défi ainsi que sélectionner les « bons » apporteurs de solutions.

Un contrat de licence inédit

Comme nous l’avons mentionné plus haut, Innocentive demande au solver de signer avant tout engagement et travail dans une Project Room, un document appelé Innocentive Solver Agreement stipulant notamment les clauses de confidentialité et de transfert de la PI (à travers notamment une clause n°4). Ce type de clause a pour objectif de gérer très en amont les questions de licences, pour ce qui concerne les défis nécessitant un transfert de PI theoretical, RTP ou eRFP. Si la solution du solver est retenue, le transfert s’applique au droit d’exploitation du brevet aux seules fins de résolution du problème en question. La plupart des clauses de transferts PI accorde à la firme un usage interne de l’innovation et concède au trouveur l’utilisation de la propriété intellectuelle dans des applications non spécifiée par la firme. Lakhani et Panetta, (2007) soulignent à cet effet : « Au travers des arrangements contractuels qui fournissent des ressources aux unités internes de R&D des seekers, Innocentive s’assure que les solutions vues mais non acquises par l’entreprise ne se retrouvent pas dans son portefeuille PI, ceci permettant de protéger les solvers perdants. Actuellement, en raison des préoccupations des solvers pour un transfert le plus « propre » de PI et une allocation de la prime, les solvers ne peuvent pas travailler ensemble ». Innocentive précise également dans un de ses documents à destination des solvers : « Si le seeker choisit votre solution et si un transfert de droits de PI est nécessaire, vous devez transférer la PI de la solution avant de recevoir la prime. Pour cela, vous devez signer un document stipulant que vous détenez de la PI et que vous avez la capacité de transférer ces droits. Si vous êtes salarié, votre employeur doit signer un accord pour transférer la propriété de la PI. » (Innocentive, 2009).

La forme prise par ce contrat de licence soulève un intérêt certain pour l’économiste. Le contrat revêt en effet plusieurs caractéristiques originales : (i) tout d’abord, il s’agit d’un contrat de licence standardisé : ici les solvers, s’ils souhaitent poursuivre en répondant à des défis, doivent signer au préalable un contrat imposé par la plateforme et dont les clauses sont uniformes d’un solver à un autre. Ce mécanisme contractuel aiguise la curiosité car il prend le contre-pied des formes classiques de licences au travers desquelles les parties entrent en négociation sur les conditions de transfert, de prix, de durée etc…Avec ce contrat d’un nouvel ordre, la question de la négociation est complètement gommée. (ii) La clause n°4 fonctionne apparemment pour tout type de propriété intellectuelle (brevet, droit d’auteur….) (iii) Enfin, le solver ayant accepté la clause répond à un défi dont le montant de la prime est connu à l’avance : là encore, la situation est particulière puisque dans le contexte traditionnel de la licence, la négociation entre acheteur et vendeur porte sur le niveau du prix. Ici, le prix est imposé ex ante.

Par ailleurs le système proposé par la plateforme repose aussi sur des contrats et négociations entre la plateforme et le seeker. Notamment, dans l’optique de préserver les intérêts des deux protagonistes, Innocentive est très vigilante à ce que les diverses solutions présentées à un seeker ne soient purement et simplement reprises par ce dernier, et que les solutions examinées mais non retenues ne finissent pas par se retrouver dans le portefeuille de PI de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle la plateforme non seulement aide à définir le défi avec le seeker mais aussi détermine en amont les conditions de licences souhaitées par celui-ci et les primes à payer. Un de nos interlocuteurs d’un grand groupe industriel souligne par exemple que le seeker contractualise en amont avec Innocentive, pour fixer les conditions auxquelles il payera la prime : ceci est essentiel pour éviter de se laisser enfermer dans des conditions qui, si on y prête pas gare, l’obligeraient à payer pour toutes les solutions, et non pas la meilleure. A chaque seeker, il y a donc un contrat particulier signé avec la plateforme.

Enfin, les négociations entre Innocentive et la firme déposante peuvent concerner la diffusion du défi. En effet, certaines grandes entreprises, disposant de laboratoires de recherche disséminés à l’international, disposent de salariés susceptibles de répondre à ces défis. Or, cette situation pourrait poser problème dans la mesure où, un salarié, lié par des clauses de confidentialité internes avec sa société, mais souhaitant répondre à un défi, ne le pourrait pas ! Ce paradoxe a été levé par Innocentive qui propose à ce type d’entreprise un espace privé (MyInnocentive) destiné exclusivement aux salariés répondant aux défis mais visible uniquement en interne. Ce dispositif vient compléter la plateforme publique traditionnelle ouverte aux internautes du monde entier.

Finalement, la plateforme semble vouloir proposer un moyen efficace et rapide de contractualiser entre les parties. Le transfert de PI étant posé en amont du processus, il est alors plus simple pour le seeker de finaliser sa démarche par l’achat d’une ou plusieurs solutions, dès lors que les « vendeurs » ont donné leur accord au préalable sur les conditions et le prix. On assiste alors à un arrangement contractuel inédit, aidant les acteurs à résoudre certaines difficultés inhérentes au transfert de propriété intellectuelle et au brevet en particulier, notamment le problème de l’incomplétude des contrats (Bessy et Brousseau, 1997). Dans un contexte institutionnel nécessaire pour coordonner les actions des individus (voir North 1990), il apparaît que le cadre général seul des règles (formelles) ne suffit pas à pallier l’incomplétude des contrats et l’incertitude, et que les arrangements contractuels relationnels entre individus soient nécessaires et complémentaires. Les règles mises en place par la plateforme participent à ce mouvement : la propriété intellectuelle est organisée selon des règles, des lois, des traités nationaux ou internationaux mais ces derniers sont mal adaptés pour répondre à tous les problèmes de gestion des droits et de leur transfert. Des solutions contractuelles doivent être alors envisagées pour résoudre ces questions, notamment en matière de licence. Le Web 2.0 contribue à mettre en place des intermédiations et des systèmes dématérialisés qui conduisent à inventer de nouveaux arrangements contractuels pour accélérer le transfert de ces droits et éviter tout conflit potentiel, en proposant des engagements très détaillés et signés en amont du processus (Ceci rejoint les critères d’efficacité et de nouveauté mis en lumière par Amit et Zott, 2001).

Les mécanismes poussés de l’intermédiation

Le business model de Innocentive repose donc sur un premier pilier : la gestion de la propriété intellectuelle. En proposant d’une part un contrat de licence « unique » aux apporteurs de solutions (du type « à prendre ou à laisser »), et d’autre part, en négociant avec le déposant du défi les conditions auxquelles il souhaite souscrire, la plateforme ménage et prend en compte les intérêts des deux types d’acteurs : pour les solvers, la clause 4 très détaillée souligne que la PI n’est transférable que pour les seules applications demandées dans le défi. Pour les seekers, il s’agit de les inciter à déposer des défis en délimitant les contours des transferts de PI envisageables. Pour ces derniers, un second pilier du modèle Innocentive est complémentaire à la bonne gestion de la PI : l’aide et le support technique permettant de (i) rédiger convenablement le défi (ii) fixer judicieusement le prix du défi (iii) trier les solutions pour ne proposer que les meilleures au seeker.

  • Aide à la formulation du défi : fragmentation, modularité, décomposition

    L’aide technique apportée par Innocentive est décisive pour les seekers. Innocentive a développé une méthode très pointue de conseil pour les aider à poser le défi. La plateforme dispose d’un ensemble de scientifiques et d’experts appartenant aux différents domaines scientifiques couverts et font office d’homme de l’art, devenant des interlocuteurs crédibles et pouvant échanger sans problème avec le seeker. Ces échanges réguliers (par téléphone, mail ou vidéo conférence) ont pour objectif de formuler au mieux le défi[18]. Pour cela, Innocentive aide à analyser le problème et à le découper en morceaux (notion de modularité). L’objectif est de morceler le problème pour qu’aucun assemblage ne soit possible par un concurrent extérieur, et bien évidemment pour garder la confidentialité de l’entreprise qui a posté le défi. La réflexion doit porter sur le choix entre des modules qui seront en libre accès sur le site public de Innocentive et ceux qui seront éventuellement diffusés en interne sur MyInnocentive. En morcelant le défi, on rend ainsi l’innovation indétectable par l’extérieur. L’enjeu est bien de camoufler et parcelliser le problème, afin que la concurrence ne soit pas sensibilisée à la question posée et puisse trouver intéressant une voie de recherche. Par ailleurs, bien formuler le problème est important afin de susciter l’intérêt d’un solver qui pourtant n’appartient pas au domaine initial du problème. Dans leur étude sur 7 entreprises de la chimie, Sieg et alii (2010) montre que l’une des entreprises de l’étude a déposé un défi formulé de telle sorte qu’il ne soit ni trop spécifique ni utilisant un langage trop spécialisé afin que le maximum de solvers d’autres domaines technologiques puissent y répondre.

    On notera également que ce dispositif de mise en ligne d’un défi dont l’entreprise ne trouve pas la solution, nécessite une vraie coordination des équipes en interne de la société et une validation permanente des propositions de Innocentive. Comme le souligne l’un de nos interlocuteurs, si le recours à Innocentive permet certains avantages pour le seeker (gain de temps, réduction des coûts) cela nécessite toutefois un suivi très régulier à tous les niveaux (juridique, fixation de la prime, acquisition des droits…) et une implication de toutes les équipes (surtout celles de R&D). L’implication des scientifiques internes à l’entreprise est donc essentielle à la bonne marche des relations avec la plateforme. Notamment ceci est important dans la sélection du problème résoudre[19].

    Au total, et sur tout le processus, le seeker doit s’acquitter de frais relatifs à des prestations (postage du défi, formulation, actions de formation, prime, évaluation de la solution, coûts administratifs) pouvant s’élever à plusieurs millions de dollars (Forrester 2009) : ceci explique entre autres pourquoi toutes les entreprises ne peuvent pas faire appel à ce type de plateforme.

  • Aide à la détermination de la bonne solution : filtrage

    Les solutions issues de la Project Room (espace sécurisé) sont récupérées par Innocentive qui procède à un travail de sélection pour le seeker (afin d’éliminer les solutions farfelues et non crédibles). Innocentive sélectionne donc les meilleures et restituent les autres à leur solver respectif. Cette sélection s’opère à partir des critères qui ont été pré définis en amont par le seeker et reçus par la plateforme. Ensuite c’est à la firme de choisir. Sur plusieurs solutions proposées, il peut n’est retenir qu’une. Ou bien en retenir plusieurs qui feront l’assemblage de la solution finale. Certaines entreprises ont une politique d’achat systématique des solutions qui leur sont proposées pour éviter qu’un des solver non primé aille vendre sa solution à un concurrent de celle-ci. Un exemple donné par un de nos interlocuteurs montre que pour un défi Alpha, 70 solutions ont été proposées. Innocentive procède par filtrages successifs pour ne retenir au final que 2 ou 3 solutions réellement sérieuses. Si une solution est satisfaisante et remplie les critères, le seeker paye la prime et les due diligence sont signées stipulant les transferts de droits de propriété intellectuelle : à ce stade des contacts se font directement entre le solver et l’entreprise par mail. Si le seeker souhaite acquérir toutes les solutions, il devra payer à chaque fois la prime à chacun des solvers.

    Ce mécanisme semble répondre au problème de détection de la qualité de l’innovation au coeur du transfert de licence. L’intermédiaire signale la qualité d’une ou plusieurs solutions au futur acheteur de licence (seeker) à partir des critères définis par ce dernier, et fait office de « zone tampon » permettant de lever les asymétries d’information entre vendeur et acheteur.

  • Montant de la prime, incitations.

    Le montant de la prime à définir est une donnée importante pour le seeker, et ce, de plusieurs points de vue. Tout d’abord, la prime doit être le reflet de la complexité du problème posé mais aussi de la valeur stratégique de la solution à venir. Poster un défi à hauteur de 10 000 dollars par exemple, n’est pas grand-chose au regard des opportunités de marché envisagées et qui peuvent être démultipliées par rapport au prix initial de la prime (mais peut apparaître une somme suffisamment attractive pour le solver). La firme pourra mettre un niveau de prime élevé si elle estime par ailleurs que la solution nécessite du temps pour le solver. La réponse au défi peut aussi être urgente (Cf le défi n° 9561385 posté par BP pour endiguer la fuite de la plateforme pétrolière dans le Golfe du Mexique en 2010) et le niveau de la prime conséquent pour inciter le plus de solvers possibles à travailler sur la question. Ensuite, le niveau de la prime est crucial dans la mesure où il doit attirer l’attention du solver et l’inciter à travailler sur la question posée. La prime doit être alors attirante : c’est la raison pour laquelle la majorité des primes oscillent entre 25000 et 150000 voire 200 000 dollars.

    Enfin, si l’entreprise postant un défi n’a pour objectif que d’aller « à la pêche » aux connaissances d’un point de vue général (défi ideation), on peut envisager une prime plus basse. Mais même basse, cette valeur est importante pour le solver qui peut donner une valeur marchande à une connaissance qu’il détient depuis longtemps, non encore valorisée. Un des solvers contactés nous a par exemple déclaré avoir répondu à des défis dans le domaine du marketing (le seeker recherchait une idée) et avoir obtenu une prime de 1000 dollars. Le solver a été motivé pour répondre à ce défi en raison du peu de temps consacré à la réponse (le rapport temps / prime est alors très positif pour lui).

    Avec ce dispositif, la plateforme apporte des solutions au problème de niveau de prix d’une innovation au coeur des licences, dont on n’a pas tous les éléments pour juger de la réelle adéquation prix/qualité. Ici, le prix étant fixé ex ante et sans négociation possible, c’est le solver qui va de lui même s’auto sélectionner en répondant ou non au défi : s’il estime que le temps et les efforts consacrés à établir la solution correspondent au niveau de prime proposé, il répondra effectivement au défi. S’il pense au contraire que le défi est sous dimensionné en terme financier, il ne se positionnera pas.

A l’issue de cette analyse, force est de constater que la plateforme Innocentive se caractérise par un degré de contrôle assez fort (Boudreau et Lakahni, 2009), dans la mesure où elle propose pour chaque relation entre solver ou seeker un mécanisme particulier, visant à éliminer les problèmes ou les incertitudes (gestions de la propriété intellectuelle, qualité de solution, formulation du défi) et faire émerger un accord de licences entre les protagonistes. Elle organise donc les relations entre solver et seeker en mettant en place des arrangements contractuels d’une nouvelle forme. L’asymétrie d’information signalée par la littérature économique dans le cadre traditionnel des accords de licence semble être ici largement atténuée par l’intermédiation de Innocentive. Tout d’abord, la plateforme propose un mécanisme donnant sur son site les grandes lignes du défi. Les caractéristiques détaillées de ce dernier sont disponibles uniquement dans la Project Room, ce qui nécessite une inscription préalable du solver. La question est rédigée de telle sorte que l’information sur le problème est diffusée mais sans aller trop loin dans le degré de précision, préservant ainsi l’identité du seeker et l’enjeu réel de cette question dans son processus de R&D interne. De plus, l’aide de Innocentive permet d’assurer un mécanisme de filtrage des solutions portant sur un défi et à faire une pré-sélection pour le compte du l’entreprise. Dans l’optique de ce que suggérait Howes (2006) au sujet de la foule, les propositions peuvent être à la fois de bonne ou de médiocre qualité. L’assistance scientifique et technique de la plateforme permet de révéler cette qualité et de proposer au seeker une poignée de solutions de bonne qualité. Enfin, la manière utilisée pour faire signer des contrats de licence est originale. Elle met le solver dans une situation de take-it-or-leave-it puisqu’il doit signer un accord contractuel de confidentialité et de transfert de la PI au préalable à tout travail. De plus, aucune négociation du prix de la licence n’est envisagée dans la mesure où le prix de la prime est une donnée amont : à lui de décider, en fonction de ce prix, s’il s’engage ou pas dans la résolution du défi.

Conclusion et perspectives de recherche

L’objectif de cet article a été de montrer comment une plateforme agit en tant qu’intermédiaire dans le cadre d’une relation d’innovation entre une entreprise posant une question et un internaute y répondant. Nous avons voulu mettre en évidence les outils mis en place par un intermédiaire particulier pour expliciter comment cette relation pouvait se faire, dans le contexte général de l’Open Innovation et plus précisément, de l’outside-in. Plus particulièrement, nous avons montré que Innocentive propose des méthodes de mise en évidence de la qualité des défis (signal du prix notamment), de la qualité des solutions (filtrage) et des procédures de signature des licences nouvelles (accord ex ante du solver pour le transfert de ses droits, étendue du transfert aux seules applications demandées par le défi). Le recours à ces plateformes d’innovation, s’il induit de nombreux avantages pour l’entreprise qui y participe (accès à l’état de l’art global, rapidité de la solution, réduction des coûts) ne doit pas aussi cacher de nombreuses contraintes auxquelles elle doit faire face. En effet, le passage par la plateforme nécessite une organisation en interne qui permet d’impliquer les équipes dans le projet; elle réclame une réflexion interne sur le type de problème d’innovation à mettre en ligne et sur la formulation de ce défi; elle requiert une bonne gestion de la propriété intellectuelle et une réflexion très en amont sur les contrats de transferts qui seront à la base du défi. De plus, toutes les industries ne font pas appel à Innocentive pour résoudre les problèmes d’innovation. Les secteurs de la chimie, de la pharmacie, des sciences du vivant sont les grands demandeurs de solution. L’étude de Lakhani et alii (2007) montre en effet que parmi le panel de défis étudiés, ¾ concernaient la chimie et la pharmacie et ¼ la bio-chimie, la biologie et la toxicologie. Aussi, peut-on se demander si la caractéristique de l’innovation inhérente à ces secteurs (une innovation codifiée, largement couvertes par de la PI forte) constitue un principe de base pour faire appel à ce type de plateforme. Dans ce contexte, et comme le soulignent Burger et Pénin (2010) la codification bien organisée permet de poser des problèmes clairs et précis et induit alors une facilité à y répondre vite et bien.

L’article présenté appelle de nombreux approfondissements qui devront faire l’objet d’une recherche à venir. Dans un premier temps, il conviendra d’examiner plus en détail la question de la prime. En effet, la plateforme que nous étudions ne met en place ni plus ni moins qu’une forme revisitée de marché dans la mesure où s’échangent des solutions d’innovation entre des acheteurs et des vendeurs autour d’un prix préétabli (prime). Les investigations que nous avons déjà conduites nous ont permis de constater que les primes s’échelonnent entre 5000 dollars et 100.000 dollars dans la majorité des cas, avec quelques pics exceptionnels à 1 millions de dollars. Il s’agit alors de comprendre les différents facteurs qui entrent en ligne de compte dans la fixation de tel ou tel niveau de prime et détecter les rôles respectifs de Innocentive et du seeker dans cette fixation. Dans un second temps, nous souhaitons approfondir la problématique de la propriété intellectuelle en examinant plus en détail les contrats signés entre un seeker et la plateforme : quel est le degré de négociation autour de ces contrats ? Que couvrent-ils précisément ?