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Dans le contexte d’une globalisation croissante, de plus en plus de personnes sont aujourd’hui mobiles à l’international, professionnellement ou à titre personnel. Ces mobilités internationales sont intrinsèquement liées à des interactions interculturelles. Chacun d’entre nous est porteur de comportements, de valeurs et d’hypothèses fondamentales d’ordre culturel, partagés au sein du groupe ou pays d’appartenance (Hofstede, 1980). La rencontre interculturelle est celle qui met en contact et en relation des personnes provenant de diverses cultures, nationales notamment (Davel, Dupuis & Chanlat, 2008). Pour réussir ces interactions, c’est-à-dire pour bien comprendre ses interlocuteurs, et se faire comprendre par eux, la compétence interculturelle est indispensable.

La compétence interculturelle est considérée comme une compétence clé dans les entreprises et organisations internationales. Elle est vue comme un critère important pour l’adaptation du cadre international ou expatrié (Black et al., 1991), comme nécessaire à des interactions réussies au sein d’une même entreprise (Ralston et al., 1995) et comme un des facteurs clés de la performance de responsables d’équipes interculturelles (Hajro & Pudelko, 2010).

La compétence interculturelle est pour partie acquise grâce à un apprentissage (Spitzberg & Changnon, 2009), initié par des expériences interculturelles (Hofstede, 1994). Les séjours prolongés à l’étranger notamment, par exemple lors d’une expatriation, peuvent être l’occasion d’une « maturation », d’un apprentissage plus important (Cerdin & Dubouloy, 2004).

Dans les entreprises et organisations, lors de recrutements, externes ou internes, notamment pour des postes d’expatriés, de managers internationaux ou de responsables ou membres d’équipes interculturelles, la question de savoir si les candidats possèdent une compétence interculturelle devrait être un critère décisif (Black et al., 1991; Hajro & Pudelko, 2010). Mais la compétence interculturelle n’est pas directement observable, et faute d’outils parcimonieux, elle est rarement testée. Les décideurs se réfèrent souvent à l’expérience internationale du candidat, facilement quantifiable quant à elle, pour présumer de sa compétence interculturelle (Franke & Nicholson, 2002). L’expérience internationale sert ainsi souvent de « proxy » pour la compétence interculturelle. On pourrait ainsi supposer, par exemple, qu’un Français qui a travaillé pendant trois ans avec succès aux Etats-Unis devrait faire aussi bien en Chine, ou encore à la direction d’une équipe internationale européenne localisée en France.

Or, cela ne coule pas de source. Il n’existe pas aujourd’hui de commun accord quant à la définition de la compétence interculturelle (Spitzberg & Changnon, 2009), et encore moins à propos de sa mesure (Van de Vijver & Leung, 2009). Les recherches sur la compétence interculturelle reposent donc rarement sur des données empiriques précises, mais plus souvent sur les impressions des experts en la matière. Le lien entre expérience internationale et compétence interculturelle est en réalité très mal connu, dans la théorie comme dans la pratique. Quels types d’expériences internationales permettent d’acquérir des compétences interculturelles ? La mobilité internationale est-elle indispensable, ou l’expérience internationale vécue peut-elle avoir lieu dans le pays d’origine ? Suffit-il d’avoir voyagé, ou faut-il avoir vécu à l’étranger ? L’objectif de cet article est d’explorer ce lien entre expérience internationale et compétence interculturelle, à l’aide de données quantitatives recueillies auprès de 443 personnes de 27 pays, et à l’expérience internationale très variable.

Compétence interculturelle et experience internationale dans la litterature

Définition de la compétence interculturelle

De nombreuses contributions sur la compétence interculturelle, y compris des revues de la littérature, ont été publiées ces quinze dernières années, mais les définitions restent ambigües, et les recherches peu cumulatives (Ang et al., 2007).

Une présentation récente et complète de 22 modèles de compétence interculturelle (Spitzberg & Changnon, 2009) montre que les conceptualisations de la compétence interculturelle varient fortement en termes de disciplines de rattachement, terminologies, et objectifs académiques et pratiques. Les auteurs classent ces 22 modèles en cinq catégories. Dans l’ordre décroissant, les conceptions de la compétence interculturelle qui dominent la littérature en management sont

  • les modèles « compositionnels » mettant l’accent sur les éléments de la compétence interculturelle détenue par un individu (dont un exemple bien connu est le modèle de Deardorff, 2006). Les modèles de « causalité » complètent ces éléments par les antécédents et conséquences de la compétence interculturelle,

  • les modèles « développementaux » présentant différents niveaux de compétence interculturelle successifs qui peuvent être atteints grâce à des apprentissages (comme le modèle DMIS en six phases de Bennett, 1986),

  • et les modèles « co-orientationnels » et « adaptationnels » focalisant sur l’interaction et la communication entre des individus de cultures différentes (comme celui de Fantini, 1995).

Notre recherche s’inscrit dans le courant le plus répandu et qui semble avoir tendance à s’imposer en Sciences de gestion, le courant « compositionnel ». Celui-ci a identifié quatre catégories de composantes (Van de Vijver & Leung, 2009) : les attitudes, les traits de personnalité, les capacités cognitives et les comportements. Spitzberg et Changnon (2009) listent des dizaines d’éléments, cités par la littérature, pour chacune de ces catégories. De manière plus parcimonieuse mais toujours en accord avec la logique compositionnelle, la compétence interculturelle peut être définie comme « la capacité de comprendre les spécificités d’une situation d’interaction interculturelle et de s’adapter à cette spécificité de manière à produire un comportement qui permette que le message émis soit interprété de la manière souhaitée » (Bartel-Radic, 2009 : 15), et ce « en mobilisant des connaissances, aptitudes et traits de personnalité pour travailler efficacement avec des personnes venant de contextes culturels différents » (Johnson et al., 2006 : 530). Cette compétence peut être atteinte à différents degrés; l’approche développementale met l’accent sur ce point, mais s’interroge peu sur ce qui permet d’atteindre ces niveaux d’apprentissage. L’approche compositionnelle retenue paraît en ce sens plus complète car en questionnant le degré de présence de tel ou tel « composant », on peut également rendre compte d’un niveau de compétence atteint.

La compétence est un concept abstrait et hypothétique dont on ne peut observer que les manifestations (Aubret et al., 1993; de Montmollin, 1984; Zarifian, 1999). En tant que combinaison de ressources en situation (Defélix et al., 2006), la compétence ne peut être envisagée que dans le contexte dans lequel elle agit car elle est liée à des activités précises.

Les traits de personnalité sont considérés comme un élément des « soft skills » (compétences différentielles et transversales, dans l’approche anglo-saxonne; McClelland, 1973) et, moins explicitement, du « savoir-être » (faisant partie des compétences dans l’approche française; Durand, 2000). On trouve ainsi des définitions des traits de personnalité d’un « bon manager », par exemple – démarche critiquable car chacun mobilise des schèmes opératoires différents (Le Boterf, 1998). Dans la recherche en psychologie, après d’âpres débats dans les années 1960 et 1970, une conception des traits de personnalité, et notamment des cinq traits centraux mis en évidence (les « big five » : ouverture à l’expérience, caractère consciencieux, extraversion, caractère agréable et stabilité émotionnelle) comme étant des éléments très stables dans le temps, s’est imposée (McCrae & Costa, 2006). Cela soulève la question de savoir à quel point les compétences peuvent être acquises et développées. Si les traits de personnalité sont stables, et s’ils contribuent à certaines compétences, les possibilités de développement de celles-ci seraient alors réduites car elles ne pourraient concerner que les « autres » composantes de la compétence. Leiba-O’Sullivan (1999), dans un article théorique sur la compétence interculturelle, va dans ce sens en distinguant les éléments stables de la compétence interculturelle (les traits de personnalité) des éléments évolutifs (correspondant aux connaissances interculturelles).

A l’instar de Johnson et al. (2006) et de Leiba-O’Sullivan (1999), de nombreux auteurs considèrent que certains traits de personnalité représentent des composantes de la compétence interculturelle (Black, 1990; Cui & Van den Berg, 1991; Dirks, 1995; Van der Zee & Van Oudenhoven, 2001). Huit traits de personnalité ressortent comme les plus fréquemment cités par des contributions clés sur la compétence interculturelle (entre autres, Black, 1990; Cui & Van den Berg, 1991; Dirks, 1995; Johnson et al., 2009; Spitzberg & Changnon, 2009; Van der Zee & Van Oudenhoven, 2001) : l’ouverture d’esprit, l’absence d’ethnocentrisme, la sociabilité, la stabilité émotionnelle, la confiance en soi, l’empathie, la complexité attributionnelle et la tolérance à l’ambiguïté. On considère que des personnes possédant ces traits de personnalité abordent l’interaction interculturelle plus volontairement et ouvertement, et réussissent mieux à la comprendre et à s’y adapter – donc, possèdent des compétences interculturelles. Notons que certains de ces traits correspondent aux cinq traits centraux de personnalité ou en sont proches (la stabilité émotionnelle ou l’ouverture), d’autres sont plus spécifiques.

La difficile mesure de la compétence interculturelle

De par sa nature et sa définition, la compétence se mesure difficilement, car elle n’est pas observable directement (Defelix et al., 2006). Le Boterf (2000) propose trois entrées possibles pour évaluer la compétence : l’approche par la performance, dont on déduit la compétence, l’approche par le degré de conformité de l’activité à des standards, et l’approche par la verbalisation, instantanée ou différée, de l’action. Cette verbalisation donne accès aux schèmes opératoires construits par la personne pour réaliser l’action, ce qui permet de juger de la singularité de cette compétence. Ces moyens d’appréhender la notion de compétence ne représentent cependant pas des mesures simples ou exemptes de biais. Ces constats valent également si on transpose ces approches à la compétence interculturelle (Bartel-Radic, 2009).

Dans le cas de la compétence interculturelle, la difficulté de mesure est renforcée par le manque de clarté des définitions. Celui-ci est fortement lié à un manque de compréhension des composantes de la compétence interculturelle, et des liens entre celles-ci (Van de Vijver & Leung, 2009). Tenter de mesurer la compétence interculturelle ne permettrait pas seulement d’analyser ses contingences, mais aussi de mieux comprendre le concept en lui-même. Jusqu’à aujourd’hui, peu d’efforts ont été faits pour valider empiriquement les modèles et définitions proposés (Spitzberg & Changnon, 2009 : 45). De plus, les outils de mesure existants se limitent la plupart du temps à une seule composante (traits de personnalité, connaissances) ou aux conséquences de la compétence interculturelle (performance).

Plusieurs auteurs (p. ex. Van der Zee & Van Oudenhoven, 2001) ont relevé empiriquement les traits de personnalité liés à la compétence interculturelle, à l’aide d’échelles psychométriques, mais sans vraiment vérifier dans quelle mesure ils entrainent une meilleure compréhension d’un environnement interculturel, ou une performance dans les interactions interculturelles (Bartel-Radic, 2009). L’outil de « l’intelligence culturelle » (Ang et al., 2007) combine des dimensions de performance, connaissances et capacités d’adaptation perçues par le répondant. La limite de cet outil réside dans le fait qu’il repose exclusivement sur une auto-évaluation de sa propre compétence par le répondant, et ce hors contexte ou cadre de référence précis (exemple d’item : « je connais les valeurs culturelles et les croyances religieuses d’autres cultures » - de quel degré de connaissance parle-t-on, et de combien de croyances religieuses différentes ?).

Une autre manière de mesurer la compétence interculturelle passe par l’évaluation de ses éléments cognitifs, des connaissances interculturelles. Un outil permettant de tester les connaissances et la capacité de compréhension d’une ou plusieurs cultures étrangères est « l’assimilateur de culture ». Il est basé sur la technique des incidents critiques, développée par Flanagan (1954). Les incidents critiques inclus dans les assimilateurs de cultures sont de brèves histoires de situations et problèmes interculturels; ces situations sont considérées comme « critiques » car elles relatent des conflits plus ou moins marqués, et sont généralement interprétées différemment selon les cultures. La situation est exposée, puis sont proposées généralement quatre possibilités de réponse, parmi lesquelles le répondant doit choisir. Ces réponses comprennent l’interprétation d’un comportement, l’action à mettre en oeuvre ou encore la suite des événements. Les « mauvaises » réponses aux incidents critiques reflètent des considérations ethnocentriques ou basées sur une vision stéréotypée du cas. Un exemple d’incident critique (utilisé dans notre enquête) est donné en annexe 1. Si les « assimilateurs » ont été développés au départ pour servir d’outil de formation sur les différences culturelles, ils peuvent aussi être utilisés pour évaluer les connaissances interculturelles. Cette méthode des incidents critiques revient à prendre appui sur deux des approches d’observation de la compétence décrites par Le Boterf (2000) : la conformité à des spécifications ou des standards (comprendre les différences entre cultures nationales, par rapport aux dimensions de la culture décrites par Hofstede, 1980, par exemple; Bhawuk, 2001, argumente en faveur d’incidents critiques basés sur ces dimensions de la culture), et la verbalisation, qui permet d’entrevoir les schèmes opératoires sous-jacents à l’action. Cette méthode a pour avantage de capter également des connaissances tacites (Johnson et al., 2006), car les situations sont contextualisées.

Dans cette recherche, nous avons combiné deux méthodes de mesure de la compétence interculturelle, les échelles de mesure des traits de personnalité et les incidents techniques. Nous n’avons relevé ni les capacités d’adaptation (éléments comportementaux de la compétence interculturelle) ni la performance, pour les raisons suivantes :

  • l’évaluation de la capacité d’adaptation ou de la performance en milieu interculturel à l’aide de questionnaires comporte des biais importants. Non contextualisés, les items peuvent être interprétés très différemment selon l’expérience internationale des répondants (comme l’item « j’ai confiance en ma capacité à me faire des amis venant de cultures que je ne connais pas », Ang et al., 2007; le répondant a-t-il déjà vécu de telles situations ?),

  • l’observation des individus lors d’interactions interculturelles, ou encore une évaluation par des interlocuteurs d’autres cultures, donc une évaluation des performances en situation, serait très intéressante, même si elle comporte également des biais et soulève d’autres défis méthodologiques. De plus, cette méthode ne permet pas d’inclure dans l’échantillon des individus ne possédant aucune expérience internationale. Pour ces raisons, et pour des raisons de faisabilité pratique, ces approches n’ont pas été retenues dans le cadre de cette étude.

Malgré la mise à l’écart de la capacité d’adaptation, notre mesure de la compétence interculturelle, détaillée plus bas, comporte deux composants différents : elle est ainsi plus complexe et complète que dans la majorité des outils utilisés dans des recherches sur le sujet.

L’expérience internationale

L’expérience internationale est une notion souvent évoquée, mais rarement précisément définie. Au niveau d’analyse des équipes (comme les équipes de direction par exemple), le terme d’expérience internationale inclut la diversité de nationalités au sein de l’équipe (Sommer, 2012). Au niveau individuel, l’expérience internationale correspond au vécu (personnel et professionnel) de la personne dans des contextes nationaux autres que celui d’origine (Hambrick et al., 1998). L’expérience internationale correspond à une confrontation à d’autres cultures, des contextes politiques, économiques, sociaux et administratifs différents, et des langues étrangères. Takeuchi et al. (2005) distinguent l’expérience dans le contexte du travail et dans la vie privée, de l’expérience dans le pays de destination d’un expatrié et de l’expérience dans d’autres pays étrangers. Sommer (2012) liste cinq éléments d’expérience internationale : l’expérience de travail à l’étranger, l’éducation internationale, l’expérience professionnelle dans des fonctions à portée internationale, l’expérience dans un ou plusieurs pays étrangers spécifiques, ainsi que l’expérience internationale dans la vie privée. Gregoric et al. (2009) ajoutent également la maîtrise de langues étrangères et l’appartenance à des réseaux (personnels ou professionnels) internationaux. L’expérience internationale peut ainsi être catégorisée selon le lieu d’acquisition (dans un contexte international au sein du pays d’origine ou dans des pays plus ou moins éloignés), selon l’objet (vie professionnelle ou privée) et le mode ou la période d’acquisition (école, université, travail) (Sommer, 2012).

De par la globalisation, de plus en plus de personnes acquièrent aujourd’hui une expérience internationale, par des moyens variés qui s’additionnent et se superposent dans de nombreux cas. L’expatriation prend aujourd’hui des formes variées. Elle est dans de nombreux cas initiée par les intéressés eux-mêmes (Suutari & Brewster, 2000). Mais même sans se déplacer à l’étranger, certains apprentissages de « l’international », utiles aux managers internationaux et membres d’équipes interculturelles, sont possibles, dès lors qu’on se trouve dans un pays comptant plusieurs religions ou groupes ethniques, et où les classes sociales entre autres sont amenées à se mélanger (Hendry, 1996). L’apprentissage de langues étrangères est également un facteur de « confrontation » à des cultures et des contextes étrangers et peut être considéré comme faisant partie intégrante de l’expérience internationale. La possibilité d’acquérir et d’améliorer la maîtrise d’une langue étrangère a longtemps été vue comme le principal bénéfice des programmes d’études supérieures à l’étranger (Chak & Makino, 2010). Les différents éléments d’expérience internationale (déplacements, réseaux internationaux, maîtrise de langues étrangères) sont ainsi liés les uns aux autres.

Le rôle de l’expérience internationale dans le développement de la compétence interculturelle

La compétence est, entre autres, une intelligence de l’action qui mobilise des connaissances dans et à travers l’action (Zarifian, 1995). L’expérience pratique est un des éléments clés du processus d’apprentissage individuel (Kolb, 1984). Expérience et compétence sont donc indissociablement liées.

La compétence interculturelle comme une compréhension simultanée de sa propre culture et de celle d’autrui, et comme « la capacité de reconnaître et utiliser les différences culturelles comme une ressource pour apprendre et concevoir une action efficace dans des contextes spécifiques » (Friedman & Berthoin Antal, 2005 : 70) est une capacité complexe et difficile à acquérir. Peu de personnes seulement atteignent une compétence interculturelle d’un niveau élevé, en dépassant les « faux semblants de jet-setters et des mondains » pour « s’enraciner dans la profondeur de plusieurs mémoires, de multiples particularités, de revendiquer d’autres appartenances en plus de la [leur] » (Bruckner, 1992 : 80). Ces apprentissages complexes sont déterminés par de nombreux facteurs, mais il est considéré dans la littérature que les plus importants parmi eux sont l’expérience internationale et l’interaction interculturelle qui va de pair. Deux théories fournissent une base pour expliquer le lien entre expérience internationale et compétence interculturelle (Caliguiri & Tarique, 2012) : la théorie de l’apprentissage social, qui conclut que l’individu apprend en interagissant avec son entourage (Bandura, 1977), et l’hypothèse de contact (Allport, 1954), qui pose que le contact direct entre groupes hostiles permet de réduire les stéréotypes négatifs. Le point commun entre les deux réside dans l’idée que l’apprentissage survient grâce à l’interaction avec des personnes de cultures différentes.

Ces interactions (l’expérience pratique) peuvent générer une prise de conscience de la diversité des cultures, et une réflexion critique sur sa propre culture (Hofstede, 1994). Le lien entre expérience internationale et compétence interculturelle a notamment été abordé dans le domaine de l’enseignement supérieur (Deardorff, 2006). Il existe également un large accord sur le fait que l’expérience internationale des cadres est une ressource indispensable, et une potentielle source d’avantage concurrentiel, pour les entreprises multinationales (Takeuchi et al., 2005). La volonté de découvrir un pays étranger et de réaliser une expérience personnelle nouvelle (et donc, d’apprendre) est une des motivations importantes pour vivre volontairement des expériences internationales. Ceci est le cas notamment pour les « expatriés auto-initiés » (Suutari & Brewster, 2000). Les voyages touristiques pourraient éventuellement, selon Hendry (1996), entrainer des compétences interculturelles plus importantes que des déplacements pour affaires. Mais même sans voyager à l’étranger, certains apprentissages de « l’international », utiles aux managers internationaux et membres d’équipes interculturelles, sont possibles, dès lors qu’on se trouve dans un pays comptant plusieurs religions ou groupes ethniques et où les classes sociales entre autres sont amenées à se mélanger (Hendry, 1996).

Il existe un large accord sur le fait que l’expérience internationale entraîne la compétence interculturelle, mais les recherches empiriques restent rares. Ces dernières années, plusieurs études ont pu montrer un lien entre les compétences linguistiques (qu’on peut inclure parmi les éléments d’expérience internationale) et les compétences interculturelles. Les compétences linguistiques prédisent ainsi la performance des expatriés (Caligiuri, Tarique & Jacobs, 2009) et ont un impact positif sur les capacités d’adaptation d’un manager à une nouvelle culture (Peltokorpi, 2008). Grin et Faniko (2012) ont trouvé des liens significatifs entre la maîtrise de langues étrangères et plusieurs dimensions de la compétence interculturelle : l’ouverture d’esprit, l’empathie et l’initiative sociale. Neyer et Harzing (2008) ont montré que la maîtrise d’une ou plusieurs langues étrangères permet aux membres d’équipes interculturelles de mieux adapter leurs comportements (donc, de faire preuve de compétence interculturelle), ce qui diminue l’impact des différences culturelles sur les interactions au sein de l’équipe. Ces dernières années, la diversité linguistique dans les équipes et organisations a connu un intérêt croissant, mais elle est encore trop souvent fondue dans le thème de la diversité culturelle (Kassis Henderson, 2005). Une des pistes de réflexion émergeant dans la littérature réside dans la complémentarité des compétences linguistiques et des compétences interculturelles, qui impliquent toutes deux la capacité à changer de codes et de manière de s’exprimer selon le contexte.

Au delà de l’aspect linguistique, une étude récente (Caliguiri & Tarique, 2012) a trouvé un impact significatif de l’ordre de 14 % à 28 % des expériences internationales dans le cadre privé sur trois traits de personnalité associés à la compétence interculturelle, alors que l’impact des expériences dans le cadre organisationnel est faible voire nul (de 0 % à 6 %). Paradoxalement, les deux types d’expériences internationales ont un impact négatif sur la performance de leadership à l’international.

On connaît donc mal l’intensité de ce lien et le type d’expériences internationales qui favorisent le plus la compétence interculturelle. L’enquête réalisée contribuera à apporter des réponses supplémentaires à ces questions. Pour résumer les développements ci-dessus, le modèle que nous allons confronter aux données est présenté dans la figure 1.

Figure 1

Expérience internationale et compétence interculturelle : modèle théorique

Expérience internationale et compétence interculturelle : modèle théorique

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L’enquête par questionnaire

Cette recherche se base sur des données quantitatives recueillies à l’aide d’un questionnaire en ligne auprès de 443 personnes. Le questionnaire visait à mesurer d’un côté la compétence interculturelle, d’un autre côté l’expérience internationale des personnes interrogées. Des techniques statistiques exploratoires ont ensuite permis de questionner les liens entre les deux.

Elaboration du questionnaire et des outils de mesure

Mesure de la compétence interculturelle

La plupart des outils de mesure de la compétence interculturelle n’incluent qu’une seule mesure de la compétence interculturelle, généralement auto-évaluée. Notre questionnaire incluait deux éléments, des échelles de mesure de la personnalité et des incidents critiques (cf. plus haut).

Nous avons cherché à relevé les traits de personnalité les plus fréquemment évoqués dans la littérature (cf. plus haut) à l’aide d’échelles psychométriques existantes, validées et publiées dans la littérature. Cela a pu être fait pour six des huit traits de personnalité retenus; les sources sont indiquées dans l’annexe 2. Seules les échelles d’ouverture d’esprit et d’ethnocentrisme ont été développées par nos soins et validées dans un pré-test sur un premier échantillon (cf. annexe 2), faute de trouver dans la littérature un outil adéquat et adapté à notre contexte. Au total, 56 items mesurant les traits de personnalité ont été inclus dans le questionnaire. Vu les différences de contexte, la traduction du questionnaire en trois autres langues et la réalisation de l’enquête dans de nombreux pays (cf. ci-après), les échelles ont été de nouveau épurées et validées, ce qui a entraîné l’élimination d’items et plusieurs changements dans les intitulés des échelles. La « sociabilité » (Hogan & Hogan, 1992) a été renommée « capacité de communication », l’échelle de tolérance à l’ambiguïté (McQuarrie & Mick, 1992) a dû être abandonnée par manque de validité dans notre échantillon, et l’échelle de complexité attributionnelle (Porter & Ink, 2000) a été divisée dans ses trois composantes prévues par les auteurs, « l’explication complexe du comportement des gens », la « métacognition » et la « motivation à comprendre les comportements des autres » (cf. annexe 2). Tous les concepts présentés ci-après sont uni-dimensionnels pour notre échantillon, et présentent une fiabilité acceptable (cf. tableau 1).

Nous avons aussi relevé les éléments cognitifs de la compétence interculturelle, c’est-à-dire un niveau de compréhension de situations interculturelles variées, à l’aide d’un assimilateur de culture, incluant cinq « incidents critiques » issus d’ouvrages et de rapports d’étudiants, et quatre interprétations possibles pour chaque incident. Un groupe de cinq experts en management interculturel, originaires de quatre pays différents, a validé la sélection d’incidents et défini de manière consensuelle une notation de référence des réponses sur une échelle de 0 à 10. Un exemple d’incident avec les possibilités d’interprétation est fourni en annexe 1. Cet incident critique illustre des différences quant à la dimension de la « distance hiérarchique » évoquée par Hofstede (1994). Il est donc basé sur des éléments théoriques comme le réclame Bhawuk (2001). Les répondants étaient invités à noter ces différentes interprétations de la situation sur la même échelle. L’indice retenu pour la « connaissance interculturelle » des répondants correspond à la somme des écarts entre la notation de référence et la notation par le répondant, pour chacune des vingt interprétations proposées.

Mesures de l’expérience internationale

A l’instar de Takeuchi et al. (2005) et Sommer (2012) et conformément aux définitions développées plus haut, l’expérience internationale a également été envisagée comme un phénomène multidimensionnel. Nous avons relevé des éléments liés à la mobilité internationale et des occasions d’interaction internationale sans mobilité. Au titre de la mobilité étaient mentionnés les déplacements et la vie à l’étranger (4 variables : avoir déjà voyagé à l’étranger; avoir déjà vécu à l’étranger; durée de l’expérience de vie à l’étranger; nombre de pays d’expatriation). En dehors de cette mobilité internationale, deux dimensions d’expériences internationales « domestiques » ont été retenues :

  • le nombre de langues parlées (3 items).

  • l’interaction avec des personnes de cultures étrangères dans le cadre du travail (4 items : en général; dans la même entreprise que le répondant; dans la même équipe que le répondant; avec des clients ou fournisseurs étrangers).

Evidemment, l’interaction interculturelle peut aussi avoir lieu dans la vie privée, avec des amis ou dans un quartier métissé. Nous avons écarté des questions relatives à ces aspects après un pré-test du questionnaire, car plusieurs personnes rejetaient ces questions sur leur vie privée alors qu’elles répondaient au questionnaire dans un contexte professionnel.

Collecte des données et échantillonnage

Le questionnaire a été développé en anglais (langue de publication des échelles de mesure utilisées), puis traduit en français, allemand et portugais par des locuteurs natifs. Notre objectif était de collecter des réponses de la part de personnes venant de pays et contextes variés. Nous avons collaboré avec la société Socrates, qui a réalisé le format électronique remplissable en ligne du questionnaire. Nous avons refusé d’avoir recours à un échantillon d’étudiants; les répondants sont des personnes d’âges variés et en activité professionnelle. Les répondants ont été contactés via trois réseaux :

  • Réseaux personnels de l’auteur (s’étendant principalement sur quatre pays) : amis, collègues, contacts professionnels (échantillonnage de convenance : facilité d’accès, taux de retour élevé),

  • Réseaux respectifs du premier groupe de répondants (échantillonnage « boule de neige ») Les contacts qui ont fait suivre le questionnaire l’ont principalement fait parce que le questionnaire (notamment les « incidents critiques ») leur paraissait intéressant, même pour les répondants.

  • Le questionnaire a aussi été publié en ligne dans un forum du site « InterNations » (www.internations.org), « première communauté en ligne pour les personnes qui vivent et travaillent à l’étranger » (selon le site internet). Environ un tiers des réponses a été collecté par ce biais.

Notre échantillon est donc un échantillon de convenance pour lequel la population de référence ne peut pas être définie. Nous reviendrons sur ce point dans les limites de l’article.

506 questionnaires ont été complétés en ligne entre juin et novembre 2009, 443 sont complets et valides. Le nombre de réponses atteint est très satisfaisant au vu de la longueur du questionnaire; y répondre prend environ 30 minutes. Les répondants viennent de plus de 27 pays différents, mais principalement de France (90), des Etats-Unis d’Amérique (77), du Brésil (57), d’Allemagne (52) et de Chine (40). Les répondants se trouvaient dans plus de 23 différents pays; 60 % dans leur pays d’origine et 40 % à l’étranger. 40 % d’entre eux ont indiqué avoir déjà vécu à l’étranger, 40 % ont déjà voyagé, mais jamais vécu à l’étranger, et 20 % n’ont jamais voyagé à l’étranger. 55 % des répondants sont des femmes, l’âge moyen est de 35 ans (écart-type 11 ans).

L’impact de l’expérience internationale sur la compétence interculturelle : résultats de l’enquête

À l’aide de méthodes statistiques exploratoires, les liens entre les traits de personnalité et les connaissances interculturelles, ainsi que le rôle de l’expérience internationale pour la compétence interculturelle ont été analysés. Nos résultats montrent aussi l’existence d’effets de seuil.

Un lien faible entre traits de personnalité et connaissances interculturelles

Dans un premier temps, nous avons analysé dans quelle mesure les traits de personnalité sont réellement liés aux connaissances interculturelles, autrement dit, dans quelle mesure ces deux mesures de la compétence interculturelle convergent.

Le tableau 1 montre que la plupart des traits de personnalité relevés sont, souvent très significativement, corrélés entre eux. Parmi les neuf traits, sept sont également significativement corrélés aux connaissances interculturelles. La majorité des traits de personnalité cités par la littérature semble donc bien en lien avec la compréhension de situations interculturelles. Seules la capacité de communication et la confiance en soi ne sont pas corrélées à la connaissance interculturelle, contrairement à ce qu’affirment certains auteurs (cf. Spitzberg & Changnon, 2009).

Des régressions linéaires indiquent dans quelle mesure le score aux incidents critiques (et donc les connaissances interculturelles) peut réellement être expliqué par les traits de personnalité. Nous n’avons retenu dans ce calcul que les traits significativement corrélés aux connaissances interculturelles précédemment (cf. tableau 1). Cette régression linéaire des sept traits de personnalité sur les connaissances interculturelles donne un coefficient de régression de 0,056, très hautement significatif (0,000). Ce résultat montre que certains traits de personnalité entrainent effectivement les connaissances interculturelles, mais leur impact est faible : moins de 6 % des connaissances peuvent être expliquées par la présence ou l’absence de ces traits. En calculant des régressions linéaires des traits de personnalité pris un à un sur les connaissances interculturelles, une seule variable indépendante a un impact significatif. Il s’agit de la « motivation à comprendre le comportement des autres » : le coefficient de régression (r² ajusté) est de 0,043 (significativité = 0,000). La motivation à comprendre le comportement des autres est donc le seul trait de personnalité permettant d’obtenir un meilleur score aux scénarios interculturels; les autres variables jouent un rôle faible voire nul. Dans l’ensemble, ces résultats montrent une quasi absence de liens entre les traits de personnalité associés à la compétence interculturelle et les connaissances interculturelles.

Tableau 1

Mesure de la compétence interculturelle et corrélations entre les dimensions

Mesure de la compétence interculturelle et corrélations entre les dimensions

* significatif au seuil de 0,05, ** significatif au seuil de 0,01, *** significatif au seuil de 0,001

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Le fait que les répondants davantage motivés à comprendre le comportement des autres aient de meilleures connaissances interculturelles rejoint la question du rôle de la motivation pour le développement d’une compétence. Dans une certaine mesure, une personne qui a envie de comprendre les causes des comportements des gens, qui s’interroge sur les raisons de ces comportements, et qui est motivée pour apprendre, saura mieux comprendre des situations interculturelles, même inédites ou inconnues. Néanmoins, cet impact a une portée très réduite (4,3 %) : il n’est donc pas suffisant d’être motivé pour « savoir ».

L’expérience internationale explique faiblement la compétence interculturelle

Les six variables d’expérience internationale relevées sont toutes très significativement corrélées entre elles. Logiquement, les corrélations sont les plus élevées entre les variables qui concernent toutes la vie à l’étranger (car elles sont corrélées par construction : le fait d’avoir déjà vécu à l’étranger, le nombre de pays et la durée d’expatriation; corrélations bilatérales supérieures à 0,9) qu’entre les autres variables (corrélations bilatérales entre 0,3 et 0,5).

Les corrélations bilatérales entre ces dimensions d’expérience internationale et les mesures de la compétence interculturelle montrent qu’aucun élément d’expérience internationale n’a de lien significatif avec deux traits de personnalité, la stabilité émotionnelle et le fait de donner des explications complexes du comportement des autres. Nous les avons donc écartées de la suite des analyses. Afin de mieux comprendre l’impact de l’expérience internationale (variables indépendantes) sur la compétence interculturelle (variables dépendantes), des régressions linéaires, présentées dans le tableau 2, ont été calculées (sauf pour les variables qui n’étaient pas significativement corrélées).

Ces résultats permettent de revenir sur le modèle de recherche présenté en figure 1. La figure 2 synthétise les résultats des régressions linéaires.

Les résultats montrent que certains éléments de la compétence interculturelle sont en partie expliqués par l’expérience internationale des répondants. Les connaissances interculturelles sont très significativement influencées par toutes les variables d’expériences internationales, mais à raison de 1,6 % à 5,3 % seulement. L’élément qui joue le plus est le nombre de langues parlées, suivi de près par le fait d’avoir vécu à l’étranger, de préférence dans plusieurs pays différents. La durée totale d’expatriation joue beaucoup moins. Ceci semble logique : plus une personne a été confrontée de manière approfondie à plusieurs cultures différentes, mieux elle arrive à interpréter les incidents critiques, qui concernent dix contextes culturels différents. Autrement dit, plus une personne a une expérience internationale importante, plus elle possède de connaissances interculturelles. Le fait d’avoir simplement voyagé, en tant que touriste, ou de fréquenter des étrangers dans son environnement de travail, joue un rôle moindre pour les connaissances interculturelles. L’interaction interculturelle y est généralement moins dense, moins fréquente et de moins longue durée lors d’un voyage, et donc moins riche en occasions d’apprentissage.

Tableau 2

Impact de l’expérience internationale sur la compétence interculturelle

Impact de l’expérience internationale sur la compétence interculturelle

* significatif au seuil de 0,05, ** significatif au seuil de 0,01, *** significatif au seuil de 0,001

1

Régression linéaire avec plusieurs variables indépendantes. Ont été prises en compte pour chaque ligne les éléments de l’expérience internationale significativement corrélées avec la compétence interculturelle. Exemple : le travail avec des étrangers et la durée d’expatriation pour la confiance en soi. Pour éviter des effets de colinéarité entre les variables concernant l’expatriation, pour les lignes « connaissances interculturelles », « métacognition » et « motivation à comprendre le comportement », les variables « a déjà vécu à l’étranger » et « durée expatriation » ont été écartées des variables explicatives.

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Figure 2

Expérience internationale et compétence interculturelle : résultats

Expérience internationale et compétence interculturelle : résultats

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Suite à l’analyse des coefficients de régression, deux traits de personnalité supplémentaires apparaissent finalement comme non significativement déterminés par l’expérience internationale : la confiance en soi et l’ethnocentrisme seraient, tout comme la stabilité émotionnelle et le fait de donner des explications complexes des comportements des gens, des traits de personnalité non influencés par l’expérience internationale. Il existerait donc des traits de personnalité apparemment sans lien avec l’expérience internationale.

En revanche, d’autres traits de personnalité associés à la compétence interculturelle sont plus fortement présents chez des personnes ayant une expérience internationale plus importante. Il s’agit notamment de l’ouverture d’esprit et de la motivation à comprendre le comportement des autres, suivies de manière moins nette par l’empathie, la métacognition et la capacité de communication. Néanmoins, les coefficients de régression, et donc l’impact de l’expérience internationale sur ces traits, restent faibles. L’ouverture d’esprit, par exemple, ne peut être expliquée qu’à hauteur de 5,8 % par l’expérience internationale. Il ne suffit donc pas qu’une personne ait voyagé à l’étranger pour qu’elle ait l’esprit ouvert.

Voyager à l’étranger : un effet de seuil pour l’ouverture d’esprit

Enfin, on peut se poser la question de la « quantité », de la « dose » d’expérience internationale nécessaire au développement de la compétence interculturelle. Le tableau 3 présente une comparaison des moyennes obtenues par trois groupes de personnes (celles qui n’ont jamais quitté leur pays, celles qui ont déjà voyagé à l’étranger mais jamais vécu à l’étranger, et celles qui ont déjà vécu à l’étranger) pour les dimensions de la compétence interculturelle influencées par l’expérience internationale (cf. tableau 2).

Les résultats montrent que les connaissances interculturelles connaissent une progression linéaire entre ces trois groupes : les personnes qui n’ont jamais quitté leur pays ont les plus mauvais scores en interprétant les incidents critiques, celles qui ont voyagé, des scores intermédiaires, et celles qui ont déjà vécu à l’étranger, la meilleure moyenne. Il en est de même pour deux traits de personnalité, la métacognition et la motivation à comprendre le comportement des autres (qui est d’ailleurs, pour rappel, le seul trait qui explique significativement la connaissance interculturelle).

Pour trois autres traits de personnalité, en revanche, le lien n’est pas linéaire. Le fait d’avoir déjà voyagé à l’étranger joue le rôle d’un effet de seuil. Ainsi, l’ouverture d’esprit est sensiblement plus élevée pour les personnes qui ont déjà voyagé à l’étranger que pour celles qui n’ont jamais quitté leur pays. En revanche, si on compare les personnes ayant vécu à l’étranger à celles ayant « seulement » voyagé, l’ouverture d’esprit n’est pas plus élevée, et même légèrement plus faible. Il en est de même pour l’empathie et la capacité de communication.

Des tests post hoc (Bonferroni) confirment un effet de seuil pour ces trois traits : les personnes n’ayant jamais voyagé obtiennent des moyennes significativement différentes des deux autres groupes, alors qu’il n’existe pas de différence significative entre les personnes ayant « seulement » voyagé à l’étranger et celles ayant vécu à l’étranger, pour l’ouverture d’esprit, l’empathie et la capacité de communication. Le tableau 4 synthétise ces résultats.

Les connaissances interculturelles et la motivation à comprendre le comportement des autres sont significativement influencées par le nombre de langues parlées (cf. tableau 2). En arrondissant l’indicateur du nombre de langues parlées à un chiffre entier, une comparaison de moyennes peut être facilement calculée. Les moyennes des traits de personnalité et des connaissances interculturelles progressent de manière assez linéaire avec le nombre de langues parlées (linéarité significative; déviation par rapport à la linéarité non significative), sauf pour la capacité de communication (déviation par rapport à la linéarité significative). Les personnes interrogées évaluent leur capacité à communiquer comme correcte (0,04) lorsqu’elles ne parlent qu’une seule langue. Ensuite, leur compétence (perçue) fléchit : les personnes parlant deux ou trois langues au total s’évaluent en dessous de la moyenne (-0,05; -0,07). Enfin, les personnes parlant quatre langues ou plus considèrent leur capacité à communiquer comme nettement supérieure à la moyenne (0,22; 0,84).

Tableau 4

Synthèse des résultats : éléments stables et évolutifs de la compétence interculturelle

Synthèse des résultats : éléments stables et évolutifs de la compétence interculturelle

*** significatif au seuil de 0,001; ** significatif au seuil de 0,01; * significatif au seuil de 0,05;

+significatif au seuil de 0,1.

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Discussion, implications managériales et limites

Nos résultats permettent d’interroger le concept même de compétence interculturelle et sa mesure, ainsi que le lien entre expérience internationale et compétence interculturelle. Les implications managériales et les limites de notre recherche seront ensuite présentées.

Le concept de compétence interculturelle

La littérature souligne le caractère multidimensionnel de la compétence interculturelle, qui inclut aussi bien des traits de personnalité que des connaissances et des comportements. Nos résultats confirment clairement que les éléments de la compétence interculturelle sont, dans une faible mesure, liés les uns aux autres, mais recouvrent des aspects bien distincts. Ainsi, le fait de posséder certains traits de personnalité considérés par la littérature comme associés à la compétence interculturelle, comme l’ouverture d’esprit ou l’empathie, n’a pas d’impact significatif sur la bonne compréhension de situations interculturelles.

Il paraît donc très contestable de mesurer la compétence interculturelle uniquement à l’aide des traits de personnalité, ce qui est pourtant fait dans un certain nombre de recherches. La mesure de la compétence interculturelle doit varier selon le contexte (comme proposé par Bartel-Radic, 2009), et nos résultats permettent d’affiner la compréhension de celui-ci. Indépendamment de la situation dans laquelle on mesure la compétence interculturelle (évaluation en entreprise, formation ou recherche), il convient de se demander quel(s) élément(s) de celle-ci on veut connaître. Dans une situation de recrutement par exemple, souhaite-t-on une personne qui arrivera très rapidement à se débrouiller dans des contextes culturels variés grâce à ses connaissances sur l’interculturel et sa flexibilité, ou préfère-t-on quelqu’un avec de bonnes bases pour l’apprentissage, grâce à sa motivation ou son empathie ? Il manque aujourd’hui à la recherche en management interculturel une conceptualisation et des mesures claires de la compétence interculturelle, et notamment des approches intégrant plusieurs dimensions de ce concept. Cette étude participe à pallier ce manque. Elle montre la nécessité de bien distinguer les différentes dimensions, qui ne se recoupent que très partiellement.

Au-delà de la dimension méthodologique, on peut s’interroger sur la pertinence même du concept de compétence interculturelle. Dans la littérature s’est imposée l’idée que la compétence interculturelle, la compréhension de l’autre, est le pré-requis principal pour réussir dans les affaires internationales. Livian (2011) critique fortement cette idée, loin de la réalité des entreprises internationales et qui en oublie la dimension politique, et met en question la portée et l’impact de la compétence interculturelle. Notre recherche n’aborde pas cet aspect, mais plutôt les antécédents et la nature de la compétence interculturelle. Les faibles liens trouvés ici entre expérience internationale, traits de personnalité et connaissances interculturelles n’invalident pas, à notre avis, le concept de compétence interculturelle, mais soulignent son caractère complexe et multidimensionnel. En tout état de cause, la compétence interculturelle ne doit être abordée ni comme un concept « fourre-tout », ni comme un remède miracle à toute problématique soulevée par la dimension interculturelle.

L’impact de l’experience internationale sur la competence interculturelle

La littérature présente l’expérience internationale comme un des principaux leviers de la compétence interculturelle. Nos résultats confirment que plus une personne a une expérience internationale importante, plus elle possède également une compétence interculturelle. Les personnes ayant vécu dans plusieurs pays étrangers sont également celles qui ont une meilleure compréhension de contextes culturels variés, et une meilleure interprétation de situations interculturelles. Néanmoins, et c’est un des résultats surprenants de cette étude, le lien entre expérience interculturelle et compétence interculturelle est très faible; l’expérience internationale n’explique que 5 % environ de la compétence interculturelle. En outre, l’expérience internationale a une influence positive sur les connaissances interculturelles et sur certains traits de personnalité liés à la compétence interculturelle (comme la motivation à comprendre le comportement des autres et la métacognition) mais pas sur d’autres (notamment la stabilité émotionnelle, la confiance en soi et l’absence d’ethnocentrisme). En fonction du contexte (évaluation au sein de l’entreprise en vue d’un recrutement par exemple), il convient de déterminer quel(s) élément(s) de la compétence interculturelle on souhaite mesurer, et dans quelle finalité, pour bien choisir les outils de mesure. L’expérience internationale, les traits de personnalité et les connaissances interculturelles sont bien des concepts distincts, qui ne recouvrent pas les mêmes réalités. L’expérience internationale ne peut donc pas servir de « proxy » pour la compétence interculturelle.

Nos résultats permettent de revenir sur le débat concernant les éléments stables ou évolutifs au sein de la compétence interculturelle (Leiba-O’Sullivan, 1999). Ils aident non seulement à distinguer des éléments stables et des éléments évolutifs dans les compétences interculturelles, mais aussi d’apporter un éclairage nouveau concernant la nature de ces éléments. Contrairement à la conceptualisation proposée par Leiba-O’Sullivan (1999), nos données indiquent que certains traits de personnalité sont (faiblement) évolutifs, ou en tout cas plus fortement présents chez les personnes possédant une expérience internationale. Ces traits influencés par l’expérience internationale le sont presque dans la même mesure que les connaissances interculturelles. Les chercheurs ayant travaillé sur les compétences interculturelles sous l’angle des traits de personnalité ont pour certains une approche assez statique de ces traits et de la compétence interculturelle, ce qui a été critiqué par d’autres (Taylor, 1994). Des traits comme l’empathie ont généralement été présentés comme des éléments plutôt stables dans le temps. Rappelons que la recherche en psychologie a conclu sur une stabilité notamment des traits de personnalité centraux, parmi lesquels la stabilité émotionnelle (McCrae & Costa, 2006). Nos résultats montrent que certains traits, comme l’empathie, sont plus fortement présents chez les personnes possédant une expérience internationale, mais la stabilité émotionnelle est effectivement sans lien avec l’expérience internationale. Néanmoins, le faible niveau d’impact ainsi que l’impossibilité de conclure à des liens de causalité grâce à des régressions linéaires limitent les conclusions qu’on peut tirer de nos résultats à cet égard.

Le processus d’apprentissage de la compétence interculturelle

Nos résultats montrent des effets de seuil dans la progression de la compétence interculturelle. Même si la nature de nos données ne permet pas de tirer des conclusions sur le processus d’apprentissage de la compétence interculturelle, nos résultats pointent vers une prise de conscience des personnes « apprenant l’international » : les personnes qui ont été confrontées à l’international et aux langues étrangères, sans pour autant être des experts en la matière, se rendent compte de leurs propres limites, et sont plus lucides sur leurs propres compétences interculturelles que celles qui ne parlent pas de langues étrangères du tout, et qui ont peu évolué dans un contexte international.

Nos résultats rejoignent ceux de Bourjolly et al. (2005), qui concluent sur un processus d’acquisition de la compétence interculturelle non linéaire. Cette non-linéarité de la progression de l’ouverture d’esprit, de l’empathie et de la capacité de communication perçue est cohérente avec une conceptualisation d’un processus d’apprentissage de la compétence interculturelle qui passe et débute par une prise de conscience des différences culturelles (Hofstede, 1994).

Nos résultats mettent également en avant le lien entre les voyages à l’étranger et l’acquisition de la compétence interculturelle. Les voyages touristiques comme possibilité d’acquisition de la compétence interculturelle ont été très peu étudiés (Hendry, 1996). Notre étude ne permet pas de conclure sur le rôle des voyages ou d’autres éléments d’expérience internationale dans un processus d’apprentissage de la compétence interculturelle. Néanmoins, nos données montrent que les personnes ayant voyagé à l’étranger ont des connaissances interculturelles, une ouverture d’esprit et une empathie très significativement plus élevées que des personnes n’ayant pas voyagé, alors que ces éléments ne sont pas plus marqués pour les personnes ayant une expérience internationale plus importante (qui ont vécu à l’étranger). Parallèlement, les personnes parlant deux ou trois langues évaluent leur capacité de communication comme moins bonne que les personnes ne maîtrisant aucune langue étrangère. Ces deux résultats vont dans le sens de l’idée d’une prise de conscience de l’existence et du rôle des différences culturelles grâce aux voyages ou à l’apprentissage d’une première langue étrangère. Une telle prise de conscience est considérée par la littérature comme étant une étape clé dans le processus de développement de la compétence interculturelle. Les effets de seuil découverts aident ainsi à comprendre comment une « prise de conscience des différences culturelles » peut être déclenchée, et se manifester, dans la pratique, et soulèvent donc des hypothèses sur le processus d’apprentissage de la compétence interculturelle.

Implications manageriales

Pour la pratique de la gestion internationale des ressources humaines, nos résultats représentent notamment une clarification des critères de recrutement et de sélection de managers internationaux ou d’expatriés. Ils montrent qu’on ne peut pas simplement conclure de l’expérience internationale d’une personne sur ses compétences interculturelles. Dans le même sens, des personnes très ouvertes d’esprit peuvent avoir une mauvaise compréhension de situations interculturelles du fait de manque de connaissances des cultures concernées. Il paraît en conséquence assez illusoire de vouloir mesurer une compétence interculturelle « générale » dans un contexte professionnel de recrutement ou d’évaluation. Mieux vaut bien distinguer les critères particuliers souhaités, comme la connaissance de la culture de destination pour un futur expatrié, ou la motivation à comprendre le comportement des autres pour le responsable d’une équipe interculturelle. Mais il ressort clairement des résultats qu’un « minimum » d’expérience internationale (par exemple, quelques voyages à l’étranger) est indispensable pour une prise de conscience et un début d’apprentissage de la compétence interculturelle. Les apports managériaux de la recherche sont synthétisés dans le tableau 5.

Tableau 5

Apports managériaux de la recherche

Apports managériaux de la recherche

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Limites de notre recherche

La principale limite de cette recherche réside dans la faible capacité des données relevées à expliquer la compétence interculturelle. Si l’expérience internationale n’explique qu’à hauteur de 4 à 6 % la compétence interculturelle, quels en sont alors les principaux déterminants ? Des variables de contrôle manquant à notre étude sont le niveau de formation, le milieu socio-culturel, ainsi que d’autres éléments de contexte qui pourraient permettre de mieux comprendre les différences de niveau de compétence interculturelle. Il aurait également été intéressant de pouvoir caractériser les expériences internationales selon l’intensité de l’interaction interculturelle, afin de vérifier l’idée issue de la théorie de l’apprentissage social selon laquelle la compétence interculturelle résulte à plus forte raison des expériences « high contact » (Bandura, 1977), caractérisées par des interactions plus fortes.

Une autre limite réside dans l’échantillon de convenance utilisé dans l’étude. Nous avons souhaité interroger des personnes dans de nombreux pays. En contrepartie, la population de référence ne peut pas être définie, et la représentativité de l’échantillon ne peut pas être calculée. Les personnes interrogées, notamment celles qui ont choisi de répondre au questionnaire suite au message publié sur le site internet d’expatriés (environ 1/3 des répondants) ont certainement un intérêt pour l’interculturel supérieur à la moyenne. Cela n’invalide pas les conclusions qui ont pu être tirées, mais rajoute à la prudence requise pour l’interprétation des résultats.

Par ailleurs, s’il est certainement intéressant de formaliser ces concepts dans des méthodes quantitatives pour faire avancer la connaissance sur le sujet, des études empiriques qualitatives, voire ethnographiques seraient aussi nécessaires pour mieux comprendre dans quels contextes, et par quels mécanismes des personnes développent des compétences interculturelles. Nos résultats reflètent sûrement en partie les faiblesses des méthodes quantitatives à saisir des situations et concepts complexes.

Une autre limite de notre recherche réside dans la possible circularité de nos raisonnements. La compétence interculturelle est, certes, influencée par l’expérience interculturelle – mais ne serait-il pas probable que les personnes qui possèdent des compétences interculturelles et qui sont les plus ouvertes aux cultures étrangères sont aussi celles qui se déplacent le plus à l’étranger, et cumulent volontairement les expériences internationales ?

Conclusion et voies de recherche

Notre étude confirme la nature complexe et multidimensionnelle du concept de compétence interculturelle. Celle-ci inclut entre autres des traits de personnalité et des connaissances. Ces éléments apparaissent comme peu liés les uns aux autres, et recouvrent des aspects bien distincts. Ainsi, le fait de posséder certains traits de personnalité considérés par la littérature comme associés à la compétence interculturelle, comme l’ouverture d’esprit ou l’empathie, n’a pas d’impact significatif sur la bonne compréhension de situations interculturelles. L’expérience internationale a une influence positive, mais très faible (5 %) sur les connaissances interculturelles et uniquement sur certains traits de personnalité considérés comme liés à la compétence interculturelle. Le principal enseignement de cette recherche est que l’expérience internationale ne peut donc certainement pas être utilisée comme « proxy » pour approcher la compétence interculturelle d’un individu. Par ailleurs, cette recherche a révélé l’existence d’effets de seuil dans le niveau de compétence interculturelle, liés aux voyages à l’étranger.

Plusieurs voies de recherche futures se dégagent. Premièrement, il serait intéressant de pouvoir mettre en parallèle les compétences interculturelles et les performances en situation interculturelle, en combinant des mesures comme celles utilisées ici avec des critères de performance objectifs, ou une évaluation par autrui. La confrontation de données qualitatives (obtenues grâce à des entretiens semi-directifs ou l’observation directe) avec des données quantitatives permettrait sûrement de mieux comprendre les questions abordées ici. Puis, en se penchant sur les déclencheurs et catalyseurs de l’apprentissage interculturel, il conviendrait de compléter l’expérience internationale par différents types de formations à l’interculturel, et de préciser éventuellement les expériences internationales en fonction de l’implication émotionnelle ou du degré de confrontation aux différences culturelles. Des expériences interculturelles impliquant émotionnellement les personnes concernées et les amenant à se poser des questions sur leurs propres codes culturels et ceux des autres, entrainent très probablement un apprentissage interculturel plus important qu’un bref séjour dans un club accueillant uniquement des touristes qui se trouvent coupés du contexte local.

Enfin, il serait intéressant de mesurer les compétences interculturelles d’un panel d’individus dans une étude longitudinale. Notre étude ne permet pas de conclure sur le processus d’acquisition de la compétence interculturelle par une même personne. Mesurer les compétences interculturelles d’une personne à un moment t, puis répliquer la même mesure à un instant t+1 tout en relevant les expériences internationales, évolutions et formations vécues par cette personne depuis, devrait apporter des enseignements intéressants.

Dans l’ensemble, les compétences interculturelles sont encore insuffisamment connues, alors que leur enjeu est important. Développer des recherches basées sur des données empiriques serait utile pour les chercheurs comme pour les praticiens.