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Les grandes entreprises à succès ont tendance à favoriser l’innovation incrémentale au dépend des innovations de rupture (Benner et Thusman, 2002). On retrouve en innovation la tension que le courant de l’ambidextrie a qualifié entre l’exploration et l’exploitation. Cet article analyse cette tension en étudiant des dispositifs organisationnels qui permettent de la contenir voire d’en tirer parti. L’enjeu général est la préservation de l’équilibre entre la rupture et l’incrémental, c’est-à-dire l’intégration et la diffusion de la nouveauté dans l’organisation et l’exploration de nouveaux champs d’innovation. La littérature analyse des dispositifs organisationnels de gestion de cette tension en innovation. Certains auteurs ont tenté de les structurer sous forme de forces centrifuges, qui produisent de la nouveauté, et de forces centripètes, qui permettent d’intégrer cette nouveauté (Sheremata, 2000; Atuahene-Gima, 2003); d’autres auteurs distinguent des stratégies ouvertes et des stratégies fermées (Gebert, Boerner et Kearney, 2010). Toutefois, cette littérature ne propose aucune forme organisationnelle concrète pour supporter cette combinaison. La littérature sur l’ambidextrie nous permet d’envisager cette articulation au niveau de l’organisation globale de l’innovation (O’Reilly et Tushman, 2004; Gibson et Birkinshaw, 2004). Elle souligne la difficulté pour les grandes entreprises de faire subsister des projets incrémentaux et peu risqués avec de projets de plus long terme, marqués d’une forte incertitude (Brion et al., 2008). Les projets fondés sur les connaissances maîtrisées et sur les routines de l’entreprise prennent le pas sur ceux plus incertains qui demandent plus de temps (Levinthal et March, 1993; Benner et Tushman, 2003). Des dispositifs organisationnels spécifiques, tant formels qu’informels, apparaissent comme un moyen d’assurer la survie des projets exploratoires (Chesbrough, 2000). Au sein de ces dispositifs, l’éloignement du champ des connaissances connues et maîtrisées peut rendre problématique l’intégration de ces nouvelles connaissances aux opérations courantes de l’entreprise (Burgelman et Valïkangas, 2005). Inversement, une trop grande proximité avec les connaissances et routines de l’entreprise peut limiter la portée novatrice, même si elle facilite une intégration plus rapide au sein des activités existantes.

A partir d’une étude longitudinale portant sur une forme d’organisation de l’innovation ambidextre fondée sur des start-up internes d’un grand groupe industriel français, nous souhaitons préciser les combinaisons « génération / intégration » plus rigoureusement et expliquer les mécanismes à l’origine de ces combinaisons. Dans le contexte étudié, les dispositifs d’intégration sont dominants.

La première partie présente une revue de la littérature sur les forces génératrices et intégratives qui agissent dans les grandes firmes innovantes à succès, soit en s’équilibrant entre innovations de rupture et innovations incrémentales, soit en se déséquilibrant du côté de l’exploitation. Nous précisons ensuite en quoi certains dispositifs organisationnels dédiés à l’exploration, notamment les start-ups internes, peuvent apporter une réponse à la gestion de cette tension. Dans une deuxième partie, nous présentons la démarche méthodologique adoptée et justifions du choix du terrain d’investigation pour ensuite révéler les résultats de la recherche. Enfin, dans la troisième partie, nous discutons des implications théoriques de nos résultats avant de conclure sur ces contributions.

Innover ou l’art de combiner des forces opposées

Depuis longtemps, la littérature a largement souligné l’effet de l’âge (Sorensen et Stuart, 2000), de l’expertise (Leonard Barton, 1992), de l’accumulation de l’apprentissage ou encore du succès (March, 1991, Levinthal et March, 1993) sur la reproduction des routines ayant pour effet d’enraciner la trajectoire technologique des organisations (Dosi, 1982). Plus précisément, l’accumulation d’expériences et le succès influencent positivement la reproduction de connaissances et de solutions antérieures au détriment de démarches plus exploratoires, distantes des champs d’investigations connus (March, 1991). Cet effet a également été souligné pour l’innovation (Audia et Goncalo, 2007; Benner et Tushman, 2002, 2003). Les entreprises orientées sur l’efficience développent des capacités qui conduisent à accroître la part des innovations incrémentales (Benner et Thusman, 2002) les rendant de plus en plus efficaces, plus fréquentes et plus rapides (Chanal et Mothe, 2005). Ces auteurs montrent que cette capacité se développe au détriment des innovations d’exploration, conduisant à une certaine vulnérabilité de l’entreprise à long terme (Levinthal et March, 1993).

Néanmoins, si l’âge, l’expérience et l’efficience des organisations peuvent nuire à l’exploration, Sheremata (2000) propose un modèle de forces compensatrices permettant de soutenir l’innovation de rupture. Cet auteur identifie, d’une part, le rôle complémentaire des mécanismes d’intégration (centripetal forces), supports de l’efficience et, d’autre part, des mécanismes de diversification (centrifugal forces), sources d’innovation. Les forces centrifuges sont constituées d’une décentralisation de la résolution de problèmes, de l’accès à des connaissances externes (nouvelles technologies, nouveaux marchés) et visent à supprimer tout ce qui peut contraindre la libre circulation des informations pour faciliter les apprentissages nouveaux. Les forces centripètes ne sont pas vues ici comme des contraintes mais comme des contreparties qui viennent compenser les dérives d’éparpillement que font peser les forces centrifuges. Elles garantissent que la variété et la nouveauté engendrées par les forces centrifuges seront rapidement intégrées à l’organisation. Les forces centripètes reposent sur des réseaux d’acteurs densément couplés par la fréquence des contacts ou par la proximité relationnelle. Par sa position centrale dans ce réseau et son expérience, le leadership du chef de projet joue un rôle essentiel pour fédérer et intégrer les flux d’informations dispersés. Le dispositif d’intégration repose aussi sur un processus formalisé, marqué par des jalons de décisions réguliers et rythmés, mais dont les ambitions sont mesurées. Enfin, les acteurs partagent un but commun qui assure une convergence des activités. Dans la lignée de ces travaux, Gebert et Boerner (1999) et Gebert, Boerner et Kearney (2010) proposent un modèle conceptuel permettant d’envisager des synergies entre les forces génératrices et intégratives. Au plan organisationnel, l’autonomie attribuée à une unité serait avantageusement compensée par un contrôle hiérarchique périodique. L’idée étant d’organiser pour chaque force un mécanisme de compensation permettant de maintenir un certain équilibre. Ce mécanisme de rappel permet d’éviter toute forme de dérive liée aux excès des dispositifs organisationnels monocritères : l’anarchie résultant d’un excès d’autonomie ou, inversement, une trop grande rigidité issue d’un contrôle strict. Ces travaux s’inscrivent dans la perspective paradoxale des organisations (Smith et Lewis, 2011) consistant à faire raisonner ensemble des logiques antagonistes. La perspective est double : tirer parti des différences (de l’un pour aider l’autre) et empêcher la perturbation (de l’un par l’autre). Chaque stratégie d’ouverture est alors compensée par une stratégie de fermeture qui lui correspond. L’opposition entre les forces est considérée comme une tension (gérée) qui maintient le système en équilibre et non comme un mode de gestion antinomique ou impossible. Dans la même veine, les dimensions identifiées dans le modèle d’innovation rapide de Brown et Eisenhardt (1997) s’équilibrent pour former ce que les auteurs définissent comme une « capacité organisationnelle inimitable ». Ni trop rigide, ni chaotique, les structures hybrides décrites par les auteurs définissent un cadre à l’intérieur duquel les acteurs disposent de suffisamment de marges de manoeuvre pour agir. Plus récemment, le courant de l’ambidextrie comportementale d’Andriopoulos et Lewis (2008) tente, au moyen d’une étude comparative de cinq entreprises, de définir la façon dont sont gérées conjointement des forces intégratives et génératrices pour soutenir l’innovation. Si les auteurs soulignent qu’il est possible de faire coexister ces forces au sein de certaines entreprises, ils suggèrent l’existence d’un équilibre sans approfondir les mécanismes de régulation de ces tensions.

La revue de littérature nous permet d’identifier les principales dimensions des forces génératrices compensatrices de la prédominance des forces intégratives, mais les auteurs ne précisent pas dans quels contextes organisationnels elles sont censées s’exercer ni l’influence des formes d’organisation sur l’exercice des forces. Dans la seconde partie, nous proposons de présenter les dispositifs organisationnels compatibles avec une gestion combinée de ces forces opposées.

Des formes organisationnelles pour gérer la tension entre forces intégratives et forces génératrices

L’ambidextrie organisationnelle constitue le cadre traditionnel de l’analyse de la tension et de l’articulation entre l’exploitation et l’exploration. Ce cadre propose des formes organisationnelles génériques qu’il convient toutefois d’approfondir en présentant des dispositifs plus précis, à l’instar des start-up internes.

L’ambidextrie ou les grands principes organisationnels de la gestion des forces opposées

L’organisation ambidextre apparaît comme le dispositif permettant la coexistence des activités d’exploitation proches du coeur de métier de l’entreprise avec des activités exploratoires plus incertaines, à l’horizon temporel plus éloigné (Gibson et Birkinshaw, 2004), en matière d’innovation notamment (O’Reilly et Tushman, 2004). La littérature met en évidence principalement deux formes d’organisations. La première s’inscrit dans la lignée des travaux de Duncan (1976) et propose une séparation structurelle entre les deux types d’activités. Pour Benner et Tushman (2003) cette séparation prend la forme d’unités indépendantes mais reliées par la direction générale, faisant ainsi écho aux travaux de March (1991) et de Levinthal et March (1993). La séparation des activités permet à l’entreprise non seulement d’établir des règles de fonctionnement et des modes de management au sein de chacune des entités correspondantes, et permet également, en « isolant / protégeant » l’exploration des activités courantes de l’entreprise, de se prémunir contre le risque d’enfermement et de repli systématique sur les compétences clés (Leonard-Barton, 1992), échappant du même coup à l’inertie du modèle organisationnel dominant (Westerman, McFarlan et Iansiti, 2006). Cette conception postule qu’il existe des temporalités différentes entre les entités. L’exploitation, reposant sur des savoirs maîtrisés, permet de développer plus rapidement des innovations incrémentales alors que l’exploration dispose d’un horizon temporel plus étendu afin de s’approprier des connaissances que l’entreprise ne maîtrise pas encore. Ce modèle ne pose pas la question de l’intégration des connaissances d’exploration dans les entités d’exploitation.

Le deuxième type d’organisation ambidextre, dite « contextuelle » (Ghoshal et Bartlett, 1994), est complémentaire à l’ambidextrie structurelle (Gibson et Birkinshaw, 2004; Brion et al., 2008; Raisch, 2008). Ses modes de réalisation diffèrent, voire même s’opposent sur la plupart des critères : sur la manière d’obtenir cette ambidextrie (équipes séparées pour le structurel, au sein d’équipes uniques pour le contextuel), sur la localisation de la prise de décision, sur la nature des rôles et sur les compétences des acteurs en charge de l’innovation. En outre, les critères utilisés pour la description de ces deux types d’ambidextrie semblent incompatibles. A la différence de l’ambidextrie structurelle, l’ambidextrie contextuelle permet d’envisager des synergies bénéfiques entre activités d’exploration et activités d’exploitation (Colbert, 2004). Les individus à l’origine de la création de nouveauté peuvent plus facilement gérer l’intégration dans les process et routines de l’entreprise (Brion et Mothe, 2017). Ils sont autonomes dans la limite des responsabilités qui leurs sont attribuées. Dans le modèle d’ambidextrie contextuelle, les acteurs sont sans cesse soumis au jeu des tensions entre les forces intégratives et les forces génératrices. La difficulté est que la proximité avec les métiers et les procédures de l’entreprise, ainsi que la pression du court terme peuvent contraindre les activités d’exploration et limiter, voire annuler l’effet des forces génératrices. Ce type d’ambidextrie requiert des acteurs dotés d’aptitudes cognitives flexibles (Raisch et al., 2009), capables de résister aux pressions du court terme sans pour autant se laisser dériver en suivant des pistes d’explorations sans issue. L’ambidextrie contextuelle permettrait donc d’héberger simultanément les deux forces opposées.

Les start-up internes comme dispositifs organisationnels de soutien à l’exploration

Cadrée par ces grands principes organisationnels, une littérature décrit plus finement les dispositifs permettant de contenir l’effet contraignant des forces intégratives. Ici, les formes organisationnelles et les outils de gestion associés revendiquent et assument une spécificité correspondant aux nécessités des processus d’innovation de rupture.

Les départements de RetD des grandes entreprises ont été créés pour rationaliser des procédés et des produits déjà existants. Face aux enjeux de l’innovation de rupture, cette forme d’organisation de l’innovation est devenue inadaptée (Le Masson et al. 2010). De surcroît, les effets de son fonctionnement bureaucratique (Basso, 2002) et de son organisation par projet ne sont pas adaptés aux processus d’exploration (Lenfle, 2008). Aussi, d’autres formes d’organisations de l’innovation se sont développées pour prendre en charge les spécificités de l’exploration. Ces organisations ad hoc peuvent prendre des formes variées en mobilisant des ressources externes (plateforme d’innovation ouverte, tiers lieux, corporate venture…) ou internes (Skunk Works, start-up internes, intrapreneuriat, projets exploratoires dédiés…). Ce qui caractérise ces formes d’organisation est leur forte autonomie et leur spécificité de gestion propres à engendrer de l’exploration (outils de pilotage et d’évaluation, horizon temporel, mode de gouvernance…), c’est-à-dire à s’extraire du carcan des forces intégratives. Ces organisations peuvent revêtir un caractère relativement informel comme les Skunk Works, caractérisés par leur côté marginal et secret et par leur gouvernance spécifique (Hatchuel et al, 2009). Plus largement, les types d’organisations dits « en perruque » correspondent à des déviances contrôlées et nécessaires pour explorer au sein d’une organisation installée. Par exemple, Abetti (1997) a analysé comment Toshiba a développé dans des structures cachées des innovations comme le note book ou le laptop, pour ne pas les voir « tuées dans l’oeuf par le management ».

Dans la même veine, notre recherche nous a conduit à approfondir le dispositif particulier des start-up internes (SUI). Au moment où nous avons commencé notre travail de terrain, l’entreprise choisissait d’expérimenter ces SUI comme organisation de l’innovation de rupture. Nous ne comparons pas ici les caractéristiques de ces SUI aux autres formes de l’organisations séparées et autonome de l’innovation. Nous rappellerons seulement que, dans la lignée du courant de l’ambidextrie structurelle, Hill et Birkinshaw (2014; 2008) proposent de considérer les SUI comme des formes pour explorer, souples et plus ou moins intégrées à l’organisation. Ces structures se définissent par des entités plus ou moins séparées, contrôlées par une entreprise parente et qui ont pour mission de développer de nouveaux domaines d’affaires (Block et MacMillan, 1993). L’agilité et l’indépendance relatives des SUI permettent de se libérer des contraintes et de l’inertie de l’entreprise pour développer plus rapidement des nouveaux produits ou services (Basu et Phelps, 2009). Toutefois, une des causes de mortalité des SUI repose sur une exploration parfois trop éloignée des capacités et des routines de l’entreprise (Hill et Birkinshaw, 2008). Plus cette distance est grande, plus la réintégration de l’unité aux activités de l’entreprise parente sera problématique (Burgelman et Valïkangas, 2005; Chesbrough, 2000). Un déséquilibre en faveur des forces génératrices peut retarder l’innovation, voire la faire disparaître. Ces difficultés d’intégration ont été largement soulignées dans la littérature (Burgers et al., 2009). Par ailleurs, l’étude de la pérennité de ces formes organisationnelles montre que celles qui se rapprochent des dispositifs et connaissances de l’entreprise parente, affichent un niveau de longévité supérieur aux autres types de start-up (Hill et Birkinshaw, 2008). Ces résultats laissent présager que le recours aux SUI dans une perspective de séparation structurelle apparaît plus risqué que dans un cadre contextuel, plus intégré.

En définitive, la littérature sur les formes organisationnelles compatibles avec une gestion combinée des forces opposées discute davantage du type d’ambidextrie organisationnelle générique (structurelle vs. contextuelle) sans analyser l’exercice des forces qui conditionnent le bon fonctionnement de ces formes organisationnelles. Notre recherche vise précisément à mieux comprendre les mécanismes et les tensions qui s’exercent entre les forces génératives portées par les dispositifs d’exploration des SUI, et les contextes dominés par les forces intégratives.

Le rôle des start-ups internes dans la gestion des tensions entre les forces intégratives et génératives

Présentation de la démarche méthodologique

Notre travail s’appuie sur l’étude longitudinale de l’organisation de l’innovation d’un domaine d’activité stratégique (DAS) appartenant à un groupe industriel français.

Nous nous situons dans une approche abductive. Les études de cas sont une opportunité d’apprendre d’un contexte spécifique et de faire évoluer des constats pouvant s’avérer instables dans le temps (Weick, 1979). De plus, la démarche abductive permet d’envisager des aller–retours entre le terrain et la théorie (Thiétart et Forgues, 2006). Elle est aujourd’hui considérée comme un moyen alternatif pour développer des théories en s’appuyant sur une compréhension fine des phénomènes observés (Dubois et Gadde, 2002).

La collection des données s’est déroulée sur une période de 18 mois. Nous avons utilisé et croisé plusieurs sources de données : trois séries d’entretiens ponctuées par plusieurs échanges et restitutions auprès de la direction de l’innovation et des données secondaires. Les multiples phases d’entretiens et les nombreuses interactions avec la direction constituent la principale source de données, les autres sources nous ont permis d’approfondir et de conforter notre compréhension des mécanismes étudiés (cf. tableau 1).

Nous avons mené 23 entretiens semi-directifs auprès de personnes de tous niveaux directement impliquées dans le processus d’innovation. Tous les entretiens (d’une durée de 90 à 120 minutes, voire 240 min pour les séances de restitution) ont été conduits par un et parfois deux chercheurs assistés systématiquement d’un ingénieur de recherche. Les entretiens et restitutions ont été intégralement retranscrits afin d’assurer la fiabilité des verbatims (Eisenhardt et Bourgeois, 1988). Nous avons procédé à un codage thématique de contenu (Miles et Huberman, 2003). Ce codage a été réalisé manuellement. Les multiples phases d’interviews et l’évolution du périmètre du questionnaire à partir de la fin de la première phase, ne nous a pas permis d’automatiser les rubriques de codage. Ces dernières se sont enrichies au cours de la recherche. La première version du guide d’entretien[1] abordait les différentes dimensions identifiées dans la littérature. La première série d’entretiens nous a permis de soumettre, lors d’une séance d’une demi-journée, une première analyse au directeur de l’innovation du domaine d’activité stratégique. Cette première présentation nous a permis de réviser un certain nombre de postulats, notamment au sujet des modalités et des règles de pilotage des SUI. Dès lors, nous avons pris conscience que l’analyse des SUI devait prendre en compte l’ensemble de l’organisation de l’innovation du domaine d’activité stratégique (DAS). La seconde série d’entretiens s’est déroulée en élargissant le périmètre d’étude aux groupes projets. Au terme de cette seconde vague d’entretiens, nous avons présenté un nouveau modèle de l’organisation de l’innovation au niveau du DAS à la direction de l’innovation, qui fut validé. Cette démarche a contribué à renforcer la validité interne de notre recherche (Girin, 1990). Une troisième série d’entretiens centrés sur les responsables des SUI fut délicate car la moitié de ces structures avaient été dissoutes ou réintégrées dans les groupes projets. Enfin, une restitution finale a été organisée en présence du directeur de l’innovation et du Directeur stratégique du DAS pour enrichir le second modèle et dessiner des pistes et perspectives pour le futur.

Tableau 1

Sources de données

Sources de données

* Ce chef de produit était également responsable de SUI. Lors d’un entretien, ce dernier a répondu à nos questions sur le fonctionnement des groupes projets.

** Ces entretiens ont essentiellement permis de faire des allers-retours avec certains acteurs des SUI pour valider le contenu des entretiens

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Présentation du terrain d’étude 

Notre recherche a été menée au sein d’un groupe mondial industriel[2] multi-marques, multi-activités, qui conçoit, fabrique et distribue des produits pour le grand public. Sa maîtrise de l’ensemble des ressources amont et aval de la chaîne de valeur de ses produits en font un groupe intégré verticalement. En 2016, le chiffre d’affaires atteint plusieurs milliards d’euros pour un effectif consolidé de plus de 60 000 collaborateurs. Le groupe compte une vingtaine de domaines d’activité stratégiques (DAS), de nombreuses marques produits et une marque de distribution dans lesquelles il est considéré comme un leader mondial dans son secteur.

Une partie de la RetD est centralisée et a pour mission de mener des recherches sur les technologies émergentes potentiellement utilisables dans plusieurs domaines d’activités et plusieurs catégories de produits. Les projets d’innovation sont principalement portés au sein des DAS. Chaque DAS dispose d’une grande latitude pour mettre en oeuvre ses propres formes de management et d’organisation de l’innovation dans la mesure où il respecte les règles communes du groupe (systèmes d’information, panels fournisseur, distribution, ressources diverses). Notre étude porte sur l’un des plus anciens DAS (Blue Ocean) qui réalise le plus gros chiffre d’affaires du groupe, environ un quart du CA consolidé[3].

Un directeur innovation est en charge de la coordination et de l’animation des activités d’innovation pour tout le groupe. Toutefois, il n’est pas considéré comme le supérieur hiérarchique des directeurs d’innovation situés dans les DAS. Chaque DAS est indépendant financièrement et gère son propre budget d’innovation en fonction de ses résultats annuels et de la politique d’innovation que le directeur du DAS souhaite mener.

L’organisation de l’innovation au sein du DAS Blue Ocean 

Blue Ocean est un DAS autonome qui a pu choisir et expérimenter ses propres formes d’organisation de l’innovation. L’entité a connu des succès de marché très forts sur quelques innovations de rupture ces dernières années. Dans ces conditions, il existe une tension interne entre la maîtrise de l’exploitation qui assure une rentabilité continue et la tentation de la récidiver en menant des innovations plus radicales. L’organisation de l’innovation repose essentiellement sur deux dispositifs distincts qui lui permettent en théorie de concilier des innovations incrémentales et des innovations radicales.

En premier lieu, des « groupes projets » pilotés par des chefs de produits sont chargés de mener des projets incrémentaux en renouvelant les gammes de produits existants selon un plan annuel bien défini. Ce dispositif bénéficie du cadrage processuel et méthodologique du groupe et s’apparente aux méthodes de conception de produits réglée (Le Masson et al., 2006) ou de type stage gate (Cooper, 1990). En pratique, l’organisation est réactive, avec des petites équipes (4 à 5 personnes). Le dispositif intègre en amont les ressources des partenaires et fournisseurs (un panel géré au niveau du groupe) et en aval la distribution du groupe. Notons qu’il est relativement difficile pour les groupes projets de sélectionner des fournisseurs hors panel. En aval, les responsables de marchés ont une connaissance fine et mondiale des produits à succès. Ils valident le plan produits proposé par les chefs de produits pour une période de dix-huit mois. Ce plan est relativement rigide car le nombre de propositions est très important et laisse peu de place pour des innovations… non prévues. Ce pilotage par l’aval peut poser problème car le remplacement d’un produit qui engendre du chiffre par un produit innovant est un vrai défi. Les objectifs financiers sont clairement affichés et gouvernent l’activité des groupes projets. En définitive, les groupes projets sont pris en tenaille entre, d’un côté, l’accès à des ressources nouvelles, relativement difficiles à obtenir car contraintes par le panel fournisseur défini en amont, et, d’un autre côté, la difficulté de convaincre les responsables de marché de la viabilité des nouveaux produits face à des produits à succès existants. Pour tenir leurs objectifs financiers dans la fenêtre temporelle, les équipes innovent au mieux de manière incrémentale. Face à ce constat, la direction du DAS, lance en 2009 une première vague de SUI chargées d’aider ces derniers à sortir de leur logique incrémentale. Cette initiative fut appuyée par des financements du groupe. Ce mode de projet dédié, focalisé sur un seul produit (déclinable en lignées) est d’ailleurs utilisé dans d’autres DAS. Blue Ocean souhaitait aller plus loin en développant une structure dont le rôle serait de se consacrer exclusivement à l’innovation, fondée sur la recherche de nouveaux concepts, qui va au-delà de la simple notion de produit. La mise en oeuvre de SUI apparaît comme une réponse à cet objectif. Ces SUI sont hébergées dans un bâtiment situé à un kilomètre du siège du DAS. Ce bâtiment est volontairement isolé géographiquement du reste des activités du groupe (notamment des groupes projets) et conçu pour favoriser l’émulation entre les SUI. De grands bureaux et des salles dotées de matériels de prototypage rapide permettent aux équipes de développer et de tester rapidement la faisabilité de leurs idées. Dans ces locaux, quatre SUI ont vu le jour. Elles ont toutes un objectif clair au départ, mais selon l’évolution des marchés, cet objectif peut se transformer. Les quatre SUI ont en commun de devoir déployer leurs innovations le plus rapidement possible.

Tableau 2

Organisation de l’innovation au niveau groupe

Organisation de l’innovation au niveau groupe

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L’enveloppe budgétaire initiale des SUI est faible (0,03 % du CA en moyenne). Cette enveloppe peut être étendue selon le caractère prometteur des projets proposés par les SUI. Elles fonctionnent en moyenne avec deux à quatre personnes à temps plein, auxquelles des personnels à mi-temps issus du DAS ou d’autres unités du groupe peuvent s’ajouter. Les SUI sont pilotées par le directeur de l’innovation du DAS qui reste l’interlocuteur principal pendant toute la durée de vie; les acteurs des SUI restent toutefois en contact avec leur direction métier.

Le dispositif de pilotage est commun aux quatre SUI. Toutes les 4 à 5 semaines, un comité de pilotage composé du directeur de l’innovation, du directeur stratégique et parfois du directeur du DAS a pour objectif d’organiser le suivi de l’activité. A partir des orientations stratégiques choisies, des cibles marché, des projections financières, le comité valide la poursuite de l’activité en fonction de l’avancement réalisé par les équipes. La notion même de SUI est conçue comme un dispositif évolutif et éphémère. La durée de vie n’est pas connue au départ, même si le contrat implicite est de trois ans maximum.

Tableau 3

Caractéristiques des SUI

Caractéristiques des SUI

(1) Cette cotation sur 3 points (en dessous des attentes : * ; correspondant aux attentes : ** ; au-delà des attentes : ***) a été réalisée par un sondage auprès des responsables de l’innovation au niveau du DAS.

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ACAP : une start-up en charge d’organiser le transfert technologique pour soutenir les groupes projets

Créée en 2011, cette SUI se compose de quatre personnes : un ingénieur produit, un prototypiste, un styliste et un designer. Elle est mandatée par la direction du DAS pour développer, en marge des groupes projets, des projets incrémentaux supplémentaires (pour rattraper la concurrence par exemple) ou des projets plus innovants mais proches des domaines de connaissance maîtrisés par le DAS ou le groupe. C’est finalement une cellule qui complète et dépanne les groupes projets :

« On n’est pas sur les mêmes types d’innovation que les groupes projets (GP). Les GP doivent renouveler leurs gammes et n’ont pas le temps. Notre SU permet d’alimenter à la fois des innovations moyen / long terme et aussi du très court terme, c’est ce qu’on a appelé du « new business ». Quand je dis court terme, il s’agit de rattraper le retard qu’on pourrait avoir vis-à-vis de nos concurrents… et là on vient en support pour dépanner les GP. »

Un ingénieur produit

La SUI développe des produits hors gamme plus rapidement que les GP. Pour ce faire, elle s’appuie sur les unités internes en charge de découvrir de nouveaux composants, les adapte, les combine pour créer de nouveaux concepts produits.

« On est capable de prendre une techno issue de la RetD groupe ou des unités composants et d’imaginer comment l’intégrer à un produit. On crée des ponts avec les unités de composants situés à 700 km. Ces unités proposent plein de choses aux GP, mais ils sont pris par le quotidien et n’ont pas le temps de les tester. Alors systématiquement, on dit ok on teste, ça fonctionne et on regarde ce que l’on peut faire. »

le responsable de la SUI

La SUI dispose d’une grande liberté d’action et de moyens dédiés lui permettant d’agir en marge des procédures et des systèmes formalisés, d’être plus réactive et plus rapide.

« On a un prototypiste sur place, il suffit qu’on ait une idée le matin à 10 heures et à midi c’est fait… La proximité de l’équipe fait que la partie créative de notre travail se fait très rapidement. »

un designer

Compte tenu de sa grande proximité avec les GP et des produits incrémentaux qu’elle peut développer avec eux, cette SUI intègre directement ou indirectement ses produits dans les gammes et dispose ainsi très rapidement d’un matelas financier confortable.

« On voit qu’on fait beaucoup de chiffre. Un concept produit va se diffuser énormément, c’est-à-dire qu’on raisonne en sagas qui seront reprises dans les GP. (…) 6 mois après le lancement, on était à 600.000 € de CA et en fin d’année on était à 5 millions, et là, 2 ans après on sait qu’on va atteindre les 25 millions de CA. »

une styliste

En dépit de l’apport évident que constitue la SUI vis-à-vis des GP, les relations avec ces derniers peuvent parfois se durcir. Compte tenu de son autonomie, l’action de la SUI est parfois désynchronisée avec le rythme régulier et figé des sélections de produits qui ont lieu seulement tous les six mois pour les GP. En amont ou en aval de ces sélections, il s’agit d’imposer parfois leurs idées et de négocier avec les GP pour qu’ils intègrent leur produit, mais aussi avec la distribution, en négociant des espaces pour placer des nouveaux produits en cours d’année. On perçoit ici la difficulté de faire coexister une organisation très réglée avec une organisation flexible et adaptative.

« Lorsqu’on propose une offre un peu différente, pour les GP c’est du poil à gratter. On est un électron libre qui vient donner des coups de pieds aux fesses. Si notre SU avait une seule raison d’être, ça serait de créer l’envie, ça serait de générer des solutions pour améliorer l’organisation pour rendre les groupes projets plus créatifs, en tout cas de les perturber. »

un ingénieur produit

YAKA et FOKON : des SUI d’exploration qui développent des innovations d’exploitation périphériques

Ces deux SUI ont des caractéristiques identiques à Acap en termes de ressources humaines et de budget. Au démarrage, chacune de ces SUI est clairement mandatée pour explorer. Fokon devait explorer autour de trois axes technologiques prometteurs et Yaka devait mettre en oeuvre un produit radicalement nouveau accompagné d’un nouveau modèle d’affaires. Après quelques mois d’existence, Fokon est parvenue à développer un premier axe d’exploration reposant sur un partenariat avec une société spécialisée dans la santé, c’est-à-dire en dehors du coeur de métier de l’entreprise.

« Aujourd’hui, on a des innovations de rupture comme dans la santé, mais on n’a pas encore obtenu le feu vert concernant un partenariat clé, donc on développe aussi des produits qui sont plus de l’ordre de l’amélioration d’usage grâce à des technologies existantes et grâce à notre capacité à mettre sur le marché très rapidement des produits. »

un designer

Au fur et à mesure de leur avancement, les deux SUI ont été contraintes par la direction de faire évoluer leurs orientations. Sous l’influence des forces intégratives, il apparaît ex-post que leur parcours est ambidextre : des objectifs exploratoires se sont transformés en produits incrémentaux, rapidement mis sur le marché. Cela vient rassurer la direction du DAS, désireuse de sécuriser son investissement initial. Dans les deux cas, on constate rétrospectivement une certaine instabilité dans le périmètre de leur mission. On observe aussi que l’insatisfaction du management vis-à-vis de certaines forces intégratives (absence de clarté des objectifs, problèmes de crédibilité sur les projections financières entre autres) n’est pas suffisamment compensée par des forces génératrices pourtant prometteuses (ouverture vers l’extérieure, expérimentation rapide). La direction du DAS semble réticente à prendre le risque de projets exploratoires pour lesquels il est difficile de mesurer et de garantir ex ante un retour sur investissement. La logique du contrôle prime sur celle de l’autonomie et conduit au repli des SUI sur des innovations incrémentales proches du métier de l’entreprise au dépend de l’ambition initiale d’exploration.

« Au tout début, on a passé trois mois à faire quelque chose et à penser la vision et on a fait un conseil pour présenter les résultats. La direction nous a dit : « vous êtes allés là mais il faut aller ailleurs ». On a perdu trois mois. Avec l’inertie, le temps de repartir, on a perdu six mois sur la partie exploratoire. »

un responsable de SUI

Ces hésitations ont été fatales aux deux start-ups. Le temps et l’énergie passés à développer rapidement des produits pour alimenter les innovations des groupes projets ont conduit les SUI à renoncer temporairement à leur objectif de départ. Fokon n’a pas développé d’innovation radicale et son projet dans le domaine de la santé a été abandonné alors que le partenaire était prêt à poursuivre jusqu’au prototype. Seuls quelques produits incrémentaux ont alimenté son portefeuille. En définitive, cette SUI a été stoppée mais les concepts qu’elle a développés seront repris dans la quatrième start-up (Graal). Une des explications données par la direction à cet abandon en cours de route est que Fokon a été engendrée par le groupe et non par le DAS, suggérant que l’ambition était a priori moins ancrée dans les axes stratégiques du DAS. Pour sa part, avec les mêmes ressources que Fokon (seulement 2,5 personnes à plein temps), Yaka a réussi en moins de trois ans non seulement à développer cinq produits incrémentaux à partir de ses différents axes d’exploration, mais aussi à proposer un produit nouveau pour le marché et l’entreprise[4]. Toutefois, elle ne pourra pas atteindre l’objectif initialement fixé, à savoir combiner ce nouveau produit avec un nouveau modèle d’affaires. Même si la SUI a été dissoute dans les GP, ces explorations continuent à alimenter l’innovation. Pour l’une comme pour l’autre, les forces intégratives ont dominé voire freiné les quelques forces génératrices mises en place dans ces deux SUI.

GRAAL : une SUI d’exploration mandatée pour élargir le domaine d’activité du DAS

Graal a été créée pour développer de nouveaux marchés pour le DAS. L’idée initiale était à la fois large et ambitieuse au plan stratégique : passer d’un DAS produit à un DAS produit / service. L’entrée dans le domaine des services s’est faite par le biais du développement d’une application pour téléphone mobile, puis du développement du téléphone lui-même, permettant aux clients de l’entreprise de prolonger leur expérience produit.

« On a ouvert la porte sur un tout nouveau marché qui n’existait pas au sein du DAS et même au sein du groupe, donc forcément on a appris complètement un nouveau métier. Il y a des nouvelles spécialités qui pourraient se créer. Aujourd’hui, Blue Ocean va être la première entreprise du groupe à proposer réellement une offre de service de ce type pour nos clients ». 

un designer

Contrairement aux autres SUI, ce service ne correspond à aucune offre proposée par le groupe. Ainsi, la connaissance métier a eu moins de prise sur le développement de ce type de produit. C’est sans doute pour cette raison que, contrairement à Yaka et à Fokon, la direction n’a pas demandé à Graal de développer des produits intermédiaires issus de leurs explorations. L’équipe a ainsi été en mesure d’explorer pendant six mois sans interruption avec une certaine autonomie.

D’autres forces génératrices ont été mobilisées. Après une première expérience de partenariat qui n’a pas fonctionné dans le domaine du logiciel, une seconde collaboration fructueuse avec un acteur clé des produits connectés a été engagée. Toutefois, comme pour les autres SUI, les forces intégratives (pression temporelle et crédibilité des projections financières) ont atténué ces élans d’ouverture.

« Pour innover chez Blue Ocean il faut montrer qu’on va avoir 100 % de réussite sinon on n’y va pas. On a dû se battre tous les mois pour prouver qu’on allait bien vendre notre offre, on a rassuré sur le chiffre d’affaires, sinon on n’aurait pas pu poursuivre. »

un designer

D’autres forces d’intégration jouent également. Pour la partie produit, la distribution n’a pas souhaité dans un premier temps référencer ce produit car il ne correspondait à aucune offre déjà commercialisée. La direction du groupe a dû intervenir pour faire accepter le produit dans près de 30 % des magasins dans le monde. Pour les gestionnaires d’espace de vente, le risque est grand de perdre un produit qui engendre beaucoup de chiffre d’affaires pour le remplacer par un autre produit pour lequel on ne dispose d’aucun historique... Comme pour les autres SUI, cette contrainte d’intégration est forte et peut conditionner l’accès au marché, voire la vie ou la mort de la SUI.

« Cette SU n’est pas passée loin de la mort. Il y a deux mois, le lundi, il fallait tout arrêter et le mardi on devait être capable de livrer un million de pièces ! C’est remonté au niveau groupe ! La direction était pour le projet mais la distribution ne voulait pas suivre. C’est passé par le conseil de la holding du groupe. Tout a failli partir intégralement à la poubelle. Ça tient à pas grand-chose. »

le directeur stratégique DAS

Concernant le pilotage de la SUI, les acteurs avancent au moyen d’une démarche structurée et formalisée. Cette démarche est combinée avec des pratiques plus libres, permettant de développer plusieurs solutions en parallèles. Cette combinaison de pratiques permet une progression à deux vitesses. Compte tenu du caractère entièrement nouveau de ces produits / services pour l’entreprise, les acteurs ont compris qu’ils devaient ménager leurs financeurs internes pour obtenir plus facilement leur accord. Pour ce faire, ils ont avancé en « mode masqué », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas dévoilé l’ensemble des informations dont ils disposaient à certains moments pour ne pas mettre en péril le projet et se donner plus de temps pour fiabiliser leur solution. Cette stratégie permet de temporiser les exigences des forces intégratives.

Les six premiers mois on est obligé d’aller un peu à contre-courant de l’entreprise pour qu’ensuite, une fois qu’on a quelque chose de vraiment bien ficelé, on puisse aller tous dans le même sens. Tout a été fait en parallèle de manière plus ou moins opaque, vu qu’on est sur un business qui est complètement nouveau pour le groupe. C’est une démarche de séduction et en même temps on est obligé d’avancer d’une manière cachée pour chercher des partenaires pour que ça se mette en place. Au début, les gens ne croyaient pas au projet et ne voulaient pas nous épauler. Finalement, après six mois de travail, ils nous ont suivi. Maintenant, presque tous les mois on a des comités de pilotage qui nous permettent de prendre les décisions plus sereinement. »

un designer

Cette stratégie de dévoilement progressif a été réalisée avec la complicité de l’encadrement intermédiaire qui protège et soutient de manière informelle vis-à-vis de la direction de la marque. L’échec de Yaka est en partie imputé par le management à l’absence de protection.

Je n’ai pas réussi à protéger Yaka comme j’ai pu le faire pour Graal. Yaka était la toute première SUI et il y a certainement aussi eu des erreurs de management. On a essuyé les plâtres. Yaka n’a pas été jusqu’au bout de son histoire peut-être parce qu’à l’époque on n’a pas été assez fort pour la protéger. »

le directeur de l’innovation DAS

Pour la direction de l’innovation, cette SUI semble être un succès car elle a développé des produits / services au potentiel de croissance prometteur en un temps record (en moins de deux ans). En définitive, nos résultats mettent en évidence une série de forces qui nous présentons dans la partie suivante.

Discussion sur les forces en présence

Notre objectif était de définir quelles combinaisons des forces (génératrices et intégratives) permettent de soutenir l’innovation dans un contexte fortement contraint par une logique d’efficience et de court terme. Le Tableau 3 présente l’intensité de ces forces selon le dispositif organisationnel.

Nous identifions et discutons trois profils de relations entre les forces au sein d’un dispositif organisationnel ambidextre qui repose sur des SUI pour les innovations de rupture et sur des groupes projets (GP) pour les innovations incrémentales.

Des forces génératrices pour soutenir l’innovation incrémentale

Ce premier profil est porté par des SUI qui créent un champ de forces génératrices qui vient contrer les forces intégratives des GP pour entretenir un certain niveau d’innovation incrémental (Acap, et dans une moindre mesure Yaka et Fokon). Au plan organisationnel, Acap et Yaka sont des dispositifs formels géographiquement séparés pour dynamiser l’innovation incrémentale des GP. Ces formes n’ont pas été identifiées dans la littérature sur l’ambidextrie. Mandatées pour innover dans des domaines connus, elles portent des forces génératrices (intégration de connaissances externes au DAS, prototypage rapide, très bonne circulation des informations) en permettant aux GP de contrer les dérives potentielles de leurs forces intégratives (pilotage par le chiffre d’affaires court terme, orientation sur des développements incrémentaux proches des gammes actuelles, organisation réglée). Les deux SUI stimulent les GP sur l’innovation en évitant que ces derniers ne s’enferment dans une logique de renouvellement de gamme. Elles agissent comme des soutiens à l’innovation pour les GP mais sans viser la rupture. Mobilisant des connaissances et des technologies maîtrisées par l’entreprise, l’innovation est efficace et rapide. Cette proximité permet d’absorber des connaissances directement utilisables pour innover (Cohen et Levinthal, 1990). Le pilotage est à la fois flexible (se libérant des contraintes et de certaines étapes qui s’imposent aux GP) et formalisé (respectant les procédures de qualification et les règles de mise en oeuvre imposées au niveau groupe). L’objectif de perturbation autour du domaine d’activité de l’entreprise est limité et surtout partagé par toutes les parties prenantes (acteurs de la SUI, GP, direction de l’innovation et direction du DAS) ce qui permet de faciliter la relation génération / intégration. Ici la SUI se comporte en « mouche du coche » de l’innovation.

Tableau 4

Poids des forces[5] selon l’unité d’analyse

Poids des forces5 selon l’unité d’analyse

1 « - » : ne s’applique pas ; « * » : faible ; « ** » : moyen ; « *** » : fort

2 Les cellules grises correspondent à des forces provenant de l’étude mais qui ne sont pas identifiées dans la littérature

-> Voir la liste des tableaux

Des forces génératrices insuffisantes pour soutenir l’innovation de rupture face à des forces intégratives dominantes

Initialement orientées sur la rupture au-delà du coeur de métier, Yaka et Fokon montrent une relation déséquilibrée entre les deux champs de force. Trop dominées par les forces intégratives, les innovations de ces SUI sont irrémédiablement requalifiées en innovation incrémentale. Les SU ne peuvent tenir leur mandat d’innovation. Dans la littérature, lorsque les forces génératrices sont trop orientées vers l’extérieur (Kessler et Bierly, 2002) ou portent sur des domaines de connaissances trop exploratoires, le risque de disparition de ce type de SUI avant d’avoir innover est important (Burgelman et Valïkangas, 2005). Face à la prédominance des forces intégratives (la pression de la direction pour développer des innovations intermédiaires rapides, la conformité à processus de vente), les forces génératrices (le développement de partenariats avec des acteurs éloignés du domaine de connaissances) ont le plus grand mal à jouer leur rôle de soutien à l’exploration. Le repli sur des innovations incrémentales rapides à partir des explorations menées par Yaka et Fokon en est un exemple. De plus, l’absence de clarté des objectifs leur a fait défaut. L’absence de consensus sur les objectifs stratégiques de ces SUI à tous les niveaux hiérarchiques du DAS explique aussi un certain malaise des acteurs qui deviennent porteurs de contradictions entre l’injonction d’explorer et l’impossibilité de le faire. A l’extrême, Yaka a été missionnée pour engendrer des innovations de rupture autour d’un nouveau modèle d’affaire et n’a réalisé que quelques innovations incrémentales. Même si un produit radical a été lancé, il n’est pas accompagné du modèle de revenu pour lequel il avait été pensé au départ et se trouve en contradiction avec les logiques de vente et de distribution du groupe. Il a d’ailleurs été retiré de la distribution. La proximité des innovations avec les domaines d’activité du groupe rend plus difficile l’expression des forces génératrices au profit des forces intégratives et conduisent ces deux SUI soit à disparaître soit à être réintégrées dans les GP.

Des forces génératrices informelles inédites pour compenser la domination des forces intégratives

Séparée géographiquement et clairement orientée sur l’exploration de nouveaux champs d’innovation méconnus de l’entreprise, la SUI Graal (et dans une moindre mesure Yaka) parvient à équilibrer la relation entre les forces. Les forces génératrices ont été suffisantes pour contre balancer l’effet néfaste des forces intégratives. La seule SUI ayant réussi à développer un produit très innovant (Graal) a passé sous silence, aidée du management intermédiaire, une partie de ces dispositifs génératifs (finalisation d’un partenariat externe, validation des tendances de marché, tests de faisabilité technique) avant de les dévoiler à la direction générale. L’innovation est partiellement cachée, en perruque, avant d’être dévoilée, plus fiable, à la direction de la marque et à la direction générale du groupe. Même si le soutien de la direction générale a souvent été souligné comme déterminant de l’innovation (Cooper et Kleinschmidt, 1994; Kessler et Chakrabarti, 1996), ce rôle plus diffus de protection par le management intermédiaire est moins connu et fait écho au rôle d’ambassadeur décrit par Ancona et Calwell (1992) ou à celui de traducteur stratégique (Burlgerman, 1983). Nos résultats enrichissent ces travaux en montrant que les responsables peuvent également absorber les pressions externes, notamment politiques et hiérarchiques mais aussi, cacher dans une certaine mesure l’état d’avancement réel du projet au « top management ». Nous avons vu que ce rôle informel de protection n’a pas été assumé pour Yaka, expliquant pour partie ses difficultés à maintenir son activité d’exploration. Ce dispositif informel apparaît ici comme une force implicite majeure permettant l’exercice d’activités d’exploration sous la pression de l’intégration.

Contributions théoriques

Au niveau de la littérature sur les forces opposées (Sheremata, 2000; Andriopoulos et Lewis, 2008; Gerbert et al., 2010), nos résultats confirment que le maintien d’un certain niveau d’innovation n’est possible que dans la mesure où des forces génératrices jouent un rôle de contrepoids aux forces intégratives et ne sont pas étouffées par ces dernières. En outre, il apparaît que la nature de ces forces, pas plus que leur nombre, ne semblent pouvoir être circonscrites tant elles semblent liées au contexte dans lequel elles s’exercent. Dans l’entreprise étudiée, nous identifions trois forces supplémentaires (Tableau 3), non repérées dans la littérature. Selon le contexte, de nouvelles forces peuvent apparaître. Le domaine d’activité étudié - et plus largement l’ensemble du groupe, est intégré verticalement et marqué par la domination de la distribution (métier initial de l’entreprise). Dès lors, il n’est pas étonnant de retrouver la conformité au processus de vente comme une force intégrative importante. En ce sens, nous considérons que la littérature sur les forces devrait se concentrer davantage sur l’étude des mécanismes sous-jacents à l’exercice de ces forces plutôt que de tenter de les référencer pour ensuite définir celles qui ont le plus d’influence sur l’innovation (Atuahene-Gima, 2003). Ces mécanismes nous ont permis de révéler l’existence de forces invisibles et informelles mais dont le rôle est déterminant. La faiblesse de certaines forces génératrices formelles, comme les difficultés à engager des partenariats externes pour Fokon, conduisent à un déséquilibre défavorable à l’exploration. En outre, nous mettons en évidence que certaines forces sont plus importantes que d’autres pour contrer l’effet néfaste des forces intégratives selon le contexte au sein duquel elles s’exercent. Pour les SUI porteuses d’innovations incrémentales, il est plus aisé de soutenir des forces génératrices dans la mesure où celles-ci gravitent autour des dimensions connues de l’entreprise et ne sont pas systématiquement antinomiques avec les logiques intégratives dominantes. Au contraire, au sein des SUI proches des GP mais dont le mandat est plus exploratoire (Yaka et Fokon), séparées géographiquement du reste de l’entreprise, les forces génératrices décrites ne sont pas suffisantes pour contrebalancer l’effet des forces d’intégration. Enfin, pour la SUI exploratoire (Graal) la mise en évidence d’une nouvelle force génératrice, relativement discrète mais influente, le rôle de protection du management intermédiaire permet d’enrichir la notion de force. Cette nouvelle force joue un rôle clé pour le soutien des innovations éloignées des activités courantes du groupe. Alors que la littérature sur les forces suggère l’existence de forces plutôt formelles et visibles, nos résultats révèlent que des forces invisibles ou informelles pour certains acteurs peuvent jouer un rôle de compensation majeure dans des environnements dominés par les logiques d’intégration.

La recherche apporte également un éclairage à la littérature sur l’ambidextrie organisationnelle. Dans un contexte de forte pression des forces intégratives, la combinaison de force opposées ne relève pas uniquement d’une séparation amont, aval du processus d’innovation, ni d’une simple séparation géographique. Chaque SUI évolue dans un système de tension avec le reste de l’organisation. Notre étude révèle que le design organisationnel reposant sur une séparation géographique des start-ups, bien que préconisé par la littérature pour favoriser les innovations d’exploration (Patanakul et al., 2012; O’Reilly et Tushman, 2004), semble constituer un garde-fou insuffisant pour soutenir l’exploration. Nos résultats mettent en évidence que pour comprendre la tension entre exploration et exploitation, une lecture par les forces semble plus pertinente qu’une lecture par les formes organisationnelles. Dans la littérature ambidextre, la SUI Acap est une situation organisationnelle non identifiée car elle est en charge de déployer des innovations incrémentales pour le compte d’une entité organisationnelle appartenant à l’activité courante de l’entreprise. Au sein des GP, on constate que des forces intégratives peuvent même entraver l’innovation incrémentale, sans parler de l’innovation de rupture (Benner et Tushman, 2003). Les forces génératrices des SUI permettent de rompre cette logique de l’enfermement sur les projets de gammes tout en garantissant un bon niveau d’intégration avec le plan projet. L’analyse des forces nous permet de comprendre comment cette forme isolée parvient à maintenir une activité d’innovation d’exploitation qui n’est a priori pas systématiquement assurée par les projets de gamme. En outre, nous avons vu que les forces génératrices de cette SUI, plus que sa séparation géographique, explique le maintien par les GP de l’activité innovante incrémentale. Deux autres SUI (Yaka et Fokon) peuvent être qualifiée d’organisations ambidextres contextuelles dans la mesure où elles mènent (ou tentent de mener) à la fois des innovations d’exploration et d’exploitation. Là encore, l’étude des mécanismes d’ajustement des forces en faveur de l’intégration permet de comprendre pourquoi l’exploitation a pris le pas sur l’exploration, indépendamment de la forme organisationnelle.

Conclusion

L’étude approfondie des mécanismes de compensation engagés par les SUI pour limiter l’effet d’enfermement imposé par les forces intégratives, nous permet d’apporter quelques éléments de réponse sur la manière dont les firmes peuvent soutenir leur activité d’innovation de rupture dans de tel contexte. Toutefois, notre recherche n’est pas exempte de limites. La première porte sur l’unité d’analyse. Même si nous n’avons pas limité notre unité d’analyse aux projets d’innovation en prenant soin de l’étendre à l’ensemble du DAS, il apparait pertinent de l’étendre à l’ensemble du groupe. Pour ce faire, il conviendrait en toute rigueur de répliquer ce travail dans les autres DAS du Groupe. Ces derniers innovent dans des domaines de connaissances parfois très différents, ce qui pourrait influencer nos résultats. La seconde limite a trait au contexte très spécifique de l’entreprise étudiée. Plusieurs dimensions atypiques se retrouvent dans cette entreprise. L’innovation doit impérativement prendre son origine et se développer en interne. Lorsque les innovations sont développées en partenariat, le contrôle systématique exercé par la marque et la distribution limite leur développement. Le responsable de l’innovation de Blue Ocean regrette que son entreprise ne soit pas prête culturellement à financer des innovations externes, via des start-ups externes par exemple (Garel et Mock, 2016). Or, dans la perspective de l’innovation ouverte (Chesbrough, 2000), d’autres forces génératrices peuvent apparautre.