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Sciences de gestion, sciences de l’action, sciences des organisations : trois dénominations pour un objet de recherche empirique qui semble hypnotiser les chercheurs, l’entreprise. Pourtant, notre société est une société d’organisations qui ne sont pas seulement marchandes et l’action collective se déploie très largement hors du monde des affaires. Si le monde moderne semble plus que jamais « encastré » dans les organisations, pour certains la théorie des organisations, elle, semble avoir disparu (Brunsson, 2012), même si d’autres persistent dans son intention originelle (Robichaud & Cooren, 2013) en cherchant par exemple à dépasser le seul cadre économique sur des concepts aussi fondamentaux que la gouvernance (Dumez, 2004). Au-delà, quelques-uns (Durand, 2011) plaident même pour une véritable refondation de la discipline.

Il n’est pas dans le propos de ces quelques lignes de revenir sur le panorama des théories des organisations (Saussois, 2007, 2016). Constatons simplement d’emblée que le travail d’A.O. Hirschman y est souvent curieusement négligé : le triptyque défection, prise de parole et loyauté qui traverse l’oeuvre de cet auteur est pourtant un paradigme purement organisationnel. S’il part d’une analyse à la croisée des sciences économiques et politiques, il fait peu de doute qu’il est particulièrement fécond pour comprendre les organisations et les problématiques qu’elles génèrent ainsi que les tensions entre l’intérêt privé et l’action publique (Ferraton & Frobert, 2003 et 2017; Martinet, 2012). Au-delà, si l’on retient avec Strum et Latour (2006) que « dans les différentes langues la généalogie du mot social emprunte le chemin suivant, d’abord suivre quelqu’un, ensuite enrôler et s’allier avec et enfin avoir quelque chose en commun », on comprend que le concept de défection est potentiellement au coeur de la compréhension d’un lien organisationnel autant que social.

Au-delà de l’intérêt des concepts mis en avant, c’est toute une remise en question implicite d’un certain prêt à penser que véhicule l’oeuvre d’Hirschman, immense puisqu’allant de l’économie du développement à l’histoire des sciences politiques et sociales en passant par la sociologie. Son approche peut être vue comme critique avant la lettre et s’accompagne d’une intention morale qui doit permettre à la science de participer à la construction de la société (Martinet, 2012). Au total, cette fécondité épistémologique peut être incontestablement une source d’inspiration pour les sciences de gestion et de l’organisation.

C’est de ce constat qu’est née la journée de recherche, sous la direction scientifique d’Alain Charles Martinet, organisée à Paris autour de l’oeuvre d’Hirschman conjointement par le CNAM (LIRSA), l’École Polytechnique (i3-CRG) et HEC Paris (SnO), dont on trouvera ci-après quatre contributions qui y ont été présentées avant d’être retravaillées pour le présent cahier, et que nous introduisons dans la suite.

Hirschman a eu tout au long de sa vie un maitre mot, « trespassing », le franchissement de frontières, notamment disciplinaires, qu’il a quasiment érigé dans son oeuvre en méthodologie : pour rester fidèle à la posture épistémologique de son inspirateur, cette journée de recherche a cherché à alterner des communications académiques avec des conférences ou tables rondes destinées à illustrer la fécondité de la pensée d’A.O. Hirschman dans des disciplines connexes aux sciences des organisations. Ainsi la participation du Général Benoit Durieux, à l’époque directeur du Centre des hautes études militaires, auteur de « Relire De la Guerre de Clausewitz », du Professeur Jacques de St-Victor, historien du droit et auteur de « Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique », et d’experts de la défaillance d’entreprises membres de l’Association pour le retournement des entreprises (ARE) ont-elles donné un caractère original et transdisciplinaire à cette manifestation.

Rappelons brièvement que l’un des points centraux du programme de recherche d’Hirschman est la compréhension des comportements dysfonctionnels d’une organisation, qui peuvent engendrer son déclin et sa disparition (Hirschman, 1970). Si cet objet de recherche est original en soi, c’est la posture scientifique qui retient le plus l’attention : ainsi, tandis que sur le même sujet un courant de recherche sur la résilience des organisations (Weick, 1993) et sur les organisations hautement fiables (Weick & Roberts, 1993) s’appuyant sur la psychologie sociale, va se focaliser sur le système de représentations des acteurs et leurs relations interpersonnelles, Hirschman s’inspire de sa propre expérience politique et va formaliser le concept de « relâchement organisationnel ». Celui-ci est selon lui à la fois nécessaire pour qu’une organisation fonctionne, par exemple en préservant des ressources mobilisables, mais il peut être à l’origine de la disparition de cette même organisation. On retiendra sans qu’il soit besoin de développer que nombre de startups de l’économie digitale donne une véritable actualité à ce concept : leur dextérité à maitriser dans la durée ce « relâchement organisationnel » peut être vue comme une de leurs capacités distinctives, avec les risques de défaillance pointés par Hirschman. Pour faire face à ces situations de déclin potentiel des forces doivent être mises en oeuvre afin de revenir à la normale : il s’agit principalement du couple défection/prise de parole qui doit permettre le retour à une certaine stabilité. L’auteur considère que ces forces sont mal prises en compte par l’économie alors que la compréhension de ces « défaillances surmontables » présente un intérêt notable. On mesure à nouveau combien la posture épistémologique de l’auteur est d’emblée spécifiquement organisationnelle.

La primauté de la défection

L’économie envisage traditionnellement le marché et la concurrence comme suffisants pour aiguillonner hiérarchies et organisations afin qu’elles se redressent, ou, si ce n’est pas le cas, disparaissent. Hirschman considère pour sa part que la concurrence doit être complétée par d’autres dispositifs afin de pallier ces défaillances temporaires et de limiter leurs conséquences humaines et sociales.

En effet, la concurrence n’aboutit au mieux, dans la plupart des cas, qu’à un « chassé-croisé » des clients d’une entreprise à une autre, sans que ces dernières ne se rendent réellement compte de ce qui ne fonctionne pas dans leur manière de faire. Pour le dire autrement la défection de leurs clients n’apporte pas d’information utile aux entreprises. La concurrence représente ainsi une débauche d’énergie peu productive et, en définitive, peu satisfaisante. Les approches les plus récentes de la stratégie (Chan Kim & Mauborgne, 1999) ne disent pas autre chose.

Mais le concept de défection dépasse le champ de l’entreprise et parait central dans une théorie des organisations. La rivalité des organisations entre elles, ne serait-ce que pour capter leur première ressource à savoir leurs membres, peut être considérée comme quasi ontologique. Si comprendre dans cette perspective la défection des membres d’une organisation (et, au-delà, celle de l’ensemble de ses parties prenantes) est utile afin d’éviter le déclin de celle-ci, il peut l’être aussi à l’inverse s’il s’agit de la provoquer ! On pense aux organisations de type criminel ou terroriste où la défection peut revêtir un caractère stratégique se substituant au paradigme clausewitzien de la destruction de l’adversaire (Durieux, 2005; Bloch & Lamothe, 2014), le plus souvent inefficace comme l’histoire l’a montré (Saint-Victor, 2012; Prazan, 2012).

La prise de parole et son rapport à la défection

Avec ce second élément du triptyque, Hirschman quitte l’économie, qui a toujours considéré cette option comme marginale dans la panoplie des choix individuels, préférant considérer l’expression de ces derniers à travers la concurrence qui s’exerce sur les marchés, pour s’intéresser davantage, avec une audace interdisciplinaire peu commune, à la politique qui s’est traditionnellement saisie de cette forme d’expression. Comme il le fait d’ailleurs remarquer lui-même, non sans ironie : « quelqu’un de moins familier avec la science économique aurait pu naïvement penser que la manière la plus directe de faire connaître son opinion est de … l’exprimer ! ».

Le rapport entre prise de parole et défection n’est pas simple. La défection est souvent un dernier recours du fait de son caractère inéluctable, à la différence de la prise de parole : néanmoins, cette dernière reste une solution couteuse et parfois risquée. Elle s’exercera donc plutôt lorsque l’enjeu est fort pour l’acteur, par exemple dans le cas de l’achat d’un bien durable pour un consommateur plutôt que pour un bien courant. Au final, ce qui distingue défection et prise de parole c’est l’asymétrie entre ces deux options, la première présentant une option simple alors que l’autre ouvre un large champ des possibles et nécessite d’inventer des solutions.

Tant en ressources humaines qu’en marketing et stratégie, ce concept de prise de parole ouvre des horizons importants. Il est clair que la voix des clients est de plus en plus prise en compte dans des perspectives opérationnelles ou plus stratégiques. C’est le cas par exemple lorsqu’on les intègre davantage dans le processus de création ou d’innovation de produits (Cova, 2008; Le Nagard & Reniou, 2013). Mais la voix des salariés ou des autres parties prenantes de l’organisation est elle aussi de plus en plus nécessaire, afin de s’assurer de l’implication de ses membres ou de ses relations harmonieuses avec son environnement.

Le rôle de la loyauté

Dans le couple défection/prise de parole, il y a généralement l’une des deux composantes qui prédomine sur l’autre et la défection tient bien souvent la meilleure place dans cet équilibre instable. Aussi la loyauté apparaît-elle comme une condition qui favorise la coexistence des deux termes en ce sens qu’elle ralentit la défection, tout en favorisant l’émergence de la prise de parole. Pour cela il faut encore que les individus renoncent au confort de la défection et acceptent les incertitudes de la prise de parole, et en même temps ils doivent avoir la conviction de pouvoir influencer les décisions. La loyauté présente donc un potentiel intéressant, qui a d’ailleurs connu avec Reichheld (1996) son heure de gloire en marketing, puisqu’il permet à l’organisation de conserver les membres qui sont les plus à même de lui dire ce qui ne va pas et donc de lui permettre de réagir.

Défection, prise de parole et loyauté sont ainsi des concepts qui nous aident à penser les conditions d’émergence de l’action collective et les causes de sa dissolution (Ansay, 2010) : une pensée aussi originale peut nous permettre de dépasser les clivages disciplinaires traditionnels des sciences de gestion pour redécouvrir le potentiel explicatif du paradigme organisationnel. Elle invite également à retrouver une transdisciplinarité entre sciences de l’organisation, sciences politiques et juridiques et sciences économiques et sociales.

En effet, ce fameux triptyque d’Hirschman prend toute sa puissance heuristique pour penser l’action collective quand on l’articule aux autres tensions majeures qu’il a travaillées : le couple passions/intérêt, qui peut déboucher pathologiquement sur l’hybris des dirigeants, éclaire les dérives actuelles du capitalisme financiarisé et la cupidité telle que l’actualise un Stiglitz. De même la tension bonheur privé/action publique offre un couple conceptuel susceptible d’organiser nombre d’analyses empiriques sur la RSE, les organisations hybrides, le bénévolat, les partenariats avec les entreprises de l’économie solidaire et sociale et plus généralement certaines dynamiques sociétales. Quant à la rhétorique réactionnaire, dont Hirschman a démonté les procédés, son analyse montre chaque jour sa puissante actualité.

Comme évoqué plus haut, c’est aussi l’épistémologie et la méthode d’Hirschman centrées sur « l’élaboration de possibilités qui ne sont pas des nécessités », retrouvant la philosophie pragmatiste américaine, et notamment la logique de l’enquête de Dewey, et tendues par une démarche stratégique permanente, qui constituent une invitation d’actualité pour la recherche en sciences de gestion. Se reconnaissant peu intéressé par les moyennes et les validations statistiques, Hirschman a montré que la recherche en sciences sociales pouvait passer par des analyses empiriques approfondies qui pouvaient faire sens et désigner des stratégies d’action dès lors qu’elles suggéraient des concepts englobants mais fondamentaux et délibérément heuristiques.

Les quatre contributions rassemblées dans la suite de ce cahier retracent d’une certaine façon ces évolutions de la pensée d’Hirschman, et leurs richesses.

Avec la contribution de David Vallat et Sandra Bertenezene, c’est sur le terrain de l’apprentissage organisationnel à travers le cas d’un hôpital public que les deux auteurs proposent de mobiliser le cadre théorique Exit Voice Loyalty. Articulant les travaux d’Hirschman avec ceux d’Argyris, le modèle d’apprentissage organisationnel qu’ils nous proposent permet d’éclairer les difficultés rencontrées par un hôpital public dans la mise en place d’un outil de gestion prévisionnelle des métiers et des compétences (GPMC), qui peuvent se lire comme une forme de relâchement organisationnel. Dans le cas étudié le manque de prise de parole suffisamment constructive et une défection se manifestant par une mise en retrait progressive des acteurs conduisent à une forme de défaillance de l’apprentissage organisationnel nécessité par cette mise en place. L’article souligne non seulement que la loyauté des acteurs se nourrit bien de la prise en compte de leur prise de parole mais que celle-ci devient de plus en plus constructive au fur et à mesure de cette prise en compte, rendant le couple voice loyalty particulièrement vertueux dans la compréhension et le traitement de la défaillance de cet apprentissage organisationnel. À travers cet exemple on mesure une nouvelle fois la force et la simplicité du modèle d’Hirschman, au-delà du marketing où il est généralement mobilisé.

Avec Benoit Petitprêtre et Estelle Lauthier, si c’est cette fois bien de marketing qu’il s’agit, c’est pour les auteurs le couple Bonheur privé/Action publique qui éclaire de façon féconde les pratiques de mécénat des organisations. Ces pratiques aux formes très diverses tendent pour les auteurs vers un modèle où l’intérêt général n’est plus seulement garanti par l’État. Articulant le couple de concepts proposé par Hirschman avec les célèbres travaux de Mauss sur le don, les auteurs esquissent ainsi une typologie éclairante des pratiques de mécénat qui peuvent être lues comme un exemple de réconciliation de l’action publique et des intérêts privés.

Yannick Fronda, Marie Astrid Le Teule et Jean Luc Moriceau s’intéressent quant à eux, dans le contexte d’une organisation culturelle, à la performativité de la prise de parole. La question de recherche des auteurs est centrale dans une perspective « Hirschmanienne » : pour l’organisation, comment et quelles voix écouter ? Et pour celui qui prend la parole comment se faire entendre ? S’appuyant sur l’étude du cas du théâtre du Lucernaire, où la prise de parole face aux décisions publiques menaçant la pérennité de cette organisation a pris des formes extrêmes (grève de la faim notamment), les auteurs soulignent combien en définitive la perspective d’Hirschman, si elle permet de poser un grand nombre de questions utiles aux managers, dépasse le seul cadre de l’efficacité organisationnelle pour rejoindre celui du fonctionnement démocratique de nos sociétés, donnant tout son sens à cette transdisciplinarité inédite.

C’est précisément à ce fonctionnement démocratique que Bernard Ramanantsoa et Elen Riot s’intéressent, en conclusion de ce cahier : à travers l’analyse, rigoureuse et critique, de quelques-uns de ses discours institutionnels relayés par les médias à l’occasion de projets de lois débattus en 2015, ces auteurs interrogent ce qu’ils baptisent avec bonheur la « passion politique » du patronat aujourd’hui, et nous laisserons aux lecteurs la possibilité d’y voir ou non une rhétorique réactionnaire. Là aussi, quoi qu’il en soit, la pensée d’Hirschman est particulièrement éclairante. Nous sommes ici, comme dans la contribution évoquée précédemment, à la charnière des mondes gestionnaires, économiques et politiques : la pensée organisationnelle « pure » d’Hirschman y révèle sa puissance. En définitive, bien au-delà d’une transversalité quelquefois trop rebattue, c’est bien de la force conceptuelle d’un paradigme, insuffisamment exploré par nos disciplines, qu’il s’agit.