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Les années récentes ont vu apparaître en France et se confirmer la valorisation d’un « management au féminin », au travers d’articles de presse ou d’ouvrages destinés aux managers[1]. Or, de tels discours ne manquent pas d’étonner, tant ils apparaissent en contradiction aussi bien avec les observations récurrentes de la situation des femmes qu’avec la littérature scientifique. En effet, depuis de nombreuses années, les spécialistes de la question des femmes dans le management ne cessent de pointer la persistance du plafond de verre dans les organisations ainsi que les faibles progrès de l’égalité professionnelle, notamment en matière salariale. Ces discours tranchent également avec les connaissances relatives aux stratégies que les femmes cadres doivent généralement déployer pour se faire accepter en tant que telles, femmes et cadres, dans les organisations. Faut-il donc voir dans ces discours, une évolution, positive de surcroît, et se réjouir que les femmes soient enfin reconnues comme porteuses d’un style de management qui serait recherché par les entreprises ? Faut-il au contraire se méfier d’un tel retournement de tendance et s’interroger sur son bien-fondé ?

Dans cet article, de type exploratoire, nous nous proposons d’interroger les fondements et la portée de ces discours. En mettant aujourd’hui l’accent sur les qualités prétendument « féminines » qu’elles rejetaient hier, les organisations n’apportent-elles pas la preuve de leur incapacité à dépasser une dialectique des comportements hommes/femmes fondée sur des stéréotypes ? Si la question des styles de management peut être considérée comme une préoccupation légitime, c’est plutôt sa qualification sexuée qui pose question. Elle repose en effet sur des fondements scientifiques encore largement en débat, et elle tend à alimenter des discours, voire des pratiques, qui enferment les individus dans des comportements normés a priori, indépendamment des différents contextes culturels, organisationnels et sociaux qui existent pourtant dans chaque organisation.

Dans la première partie, nous proposons une rapide revue de la littérature en deux temps. D’une part, nous rappelons la situation des femmes dans le management, depuis les années 1970 pour montrer l’ampleur des difficultés et des enjeux de leur présence au niveau cadre. D’autre part, nous explorons les travaux relatifs au style de leadership et de management, notamment ceux qui portent sur les différences, réelles ou supposées, entre hommes et femmes.

Dans la deuxième partie, nous proposons une mise à l’épreuve des ces discours/stéréotypes dans les représentations des cadres, à travers deux types de supports : d’une part, des ouvrages de littérature managériale qui appuient leur argumentation sur une naturalisation des qualités sexuées et d’autre part, une enquête menée auprès de cadres d’une société de conseil sur leurs propres représentations des différences sexuées en matière de management.

Enfin, dans une troisième partie, nous discuterons les enjeux, les risques et les limites de ces discours, a priori attractifs mais en réalité ambigus, tant pour les individus que pour les organisations.

Les enseignements de la littérature

Après avoir rappelé la nature et la persistance des inégalités entre femmes et hommes dans les fonctions d’encadrement, nous nous intéresserons aux stéréotypes sexués en vigueur dans les organisations qui dictent, consciemment ou non, les comportements attendus des individus. Alors que ces stéréotypes sont souvent évoqués lorsqu’il s’agit des comportements attendus des femmes, ils se trouvent largement sous-estimés voire totalement ignorés lorsqu’il est question de ceux des hommes. Or, nous pensons qu’ils concernent les deux sexes de la même façon, ce que nous illustrons ci-dessous.

Les femmes dans l’entreprise : inégalités et différences

Les connaissances accumulées sur la place des femmes dans le monde du travail, depuis les années 1970 à la faveur du mouvement féministe, ont essentiellement mis en lumière les inégalités structurelles dont elles sont victimes. Sans procéder à l’historiographie des travaux de recherche sur les cadres en France, et sur les femmes en particulier, il est possible de repérer deux grandes périodes de publications, révélatrices de préoccupations fortement liées aux contextes concernés.

Une première période, que l’on peut situer de la fin des années 1970 au tournant des années 1980, voit fleurir des publications qui feront date dans la construction d’un champ de recherche autonome sur les cadres. Ainsi, l’année 1982 apparaît particulièrement féconde : L. Boltanski (1982) publie un ouvrage très remarqué sur cette catégorie encore peu étudiée, qui fera référence pendant près de vingt ans. La revue Sociologie du travail propose, dans sa dernière livraison de l’année, un numéro spécial réunissant plusieurs articles sur les cadres et J. Laufer (1982) fait paraître un ouvrage traitant entièrement des femmes cadres. Quelques années auparavant, aux Etats-Unis, c’est l’ouvrage de R.M. Kanter (1977) qui avait fait de la question de la spécificité des femmes dans les organisations une thématique à part entière. Malgré la proximité de leur parution, seuls ces deux derniers ouvrages abordent la question des femmes, signe que l’époque n’a pas encore complètement « posé et imposé la question de la différence des sexes » (selon les termes de M. Maruani, 1998) comme absolument légitime et indispensable à la production d’une connaissance savante sur le travail et l’emploi.

A cette époque, ces travaux pionniers explorent la situation faite aux femmes dans les organisations et décrivent les difficultés qu’elles rencontrent pour évoluer et « faire carrière ». S’inscrivant dans la problématique de la division sexuelle du travail, alors dominante , ces travaux analysent l’articulation, spécifique aux femmes, entre travail productif et travail reproductif. Les femmes sont encore peu nombreuses à avoir mené des études supérieures et à disposer de bons niveaux de qualification. En outre, le mariage et la maternité constituent des contraintes fortes susceptibles de provoquer des conflits identitaires, tant restent prégnants les modèles d’épouse et de mère, dans la société comme dans les entreprises. Ces dernières pratiquent encore fréquemment la promotion interne et, par ce biais, certaines femmes parviennent à se hisser à des « postes à responsabilités ». Cette littérature met ainsi en lumière les processus qui limitent l’accès des femmes à ces fameux postes et expose les stratégies de celles qui y parviennent. Leurs carrières apparaissent alors fortement marquées par des arbitrages souvent difficiles avec leur vie personnelle (Laufer, op. cit.).

A partir des années 2000, après une longue période de silence, on observe un regain d’intérêt pour les cadres. C’est probablement l’ouvrage dirigé par P. Bouffartigue (2001) qui marque un certain renouveau de la production scientifique française. Cette fois-ci, contrairement à la période précédente, les analyses intègrent, outre les réalités liées au chômage des cadres et à la transformation d’une catégorie qui n’est plus aussi « choyée » qu’elle l’était auparavant, la question du genre et notamment celle du plafond de verre. Cette dernière a fait par ailleurs l’objet de travaux approfondis, en particulier de thèses de doctorat (S. Belghiti, 2003 ; S. Landrieux-Kartochian, 2004), conduites en sciences de gestion. Ainsi, alors que la thématique du travail des femmes avait été naguère largement laissée aux autres sciences sociales, en particulier la sociologie et l’histoire, on note l’intérêt que lui prêtent désormais les sciences de gestion. Par exemple, celles-ci mettent l’accent sur le rôle des politiques de gestion des ressources humaines (Pigeyre, 1999) sur la mise en oeuvre de l’égalité professionnelle (Laufer et Fouquet, 2001). Si l’objet reste identique, à savoir l’évolution professionnelle des femmes, la manière dont il est abordé a beaucoup évolué. Les vingt années passées ont permis d’installer définitivement les femmes dans la population active et les Françaises sont, parmi les Européennes, celles qui cumulent taux d’activité élevés et taux de fécondité également parmi les plus élevés, signe que la question de l’articulation entre activité professionnelle et responsabilités familiales et domestiques est désormais assumée. De ce fait, la question de l’accès des femmes aux positions de pouvoir constitue aujourd’hui l’un des problèmes les plus importants à résoudre, au même titre que celui des inégalités salariales persistantes malgré un arsenal juridique toujours renforcé. Il est donc permis de douter de la véracité et de la pertinence de discours qui valorisent un « management féminin ».

L’intérêt des sciences de gestion pour les questions de genre a également permis d’aborder un grand nombre de défis que pose la mise en oeuvre de l’égalité hommes-femmes dans les organisations, notamment en matière de management.

Dans ce champ, de nombreux travaux menés notamment aux Etats-Unis, recensent les problèmes que rencontrent les femmes pour progresser. Adler et Izraeli (1994) ont identifié quatre obstacles à la carrière des femmes : le fait d’être supposées moins combatives, moins ambitieuses et donc moins bien armées que les hommes ; leur relégation dans des positions de moindres responsabilités et pouvoir ; la préférence accordée aux comportements masculins dans la manière de manager et enfin le poids des habitudes qui contribue à privilégier les hommes. De ce fait, les femmes qui atteignent les plus hauts sommets de la hiérarchie ont presque toujours dû mettre en place des stratégies particulières : dépasser les attentes, adopter un style qui convient aux hommes, rechercher des responsabilités difficiles ou à forte visibilité et avoir un mentor influent (Ragins et al., 1998).

En matière de style de management et de leadership, la littérature s’intéresse depuis longtemps aux différences entre les hommes et les femmes, notamment aux fondements de ces différences. Il apparaît que « le spectre masculinité-féminité est une dimension de la culture et de la société largement indépendante du sexe biologique » (Claes, 1999, p. 478). Claes (1999) rappelle ainsi « la conclusion frappante d’environ quatre-vingts ans de recherche » en citant Connell (1987) : « Il existe dans une large proportion, une similarité psychologique entre l’homme et la femme » (op. cit., p. 478).

Des travaux récents (Cornet et Bonnivert, 2008) montrent en quoi la présence de plus en plus forte de femmes dans l’encadrement a suscité à la fois davantage d’études sur leur style de leadership, et remis en cause de nombreuses analyses antérieures portant presque exclusivement sur des hommes. Les connaissances actuelles semblent ainsi contrastées. Sur la base d’une large recension de travaux sur le sujet, elles constatent que pour les uns, « il n’existe aucune différence de genre dans les styles de leadership entre les hommes et les femmes » (Cornet et Bonnivert, op.cit, p. 128). Pour les autres, « les femmes auraient un style de leadership interactif, orienté sur le relationnel, transformationnel[2], émotif, encourageant la participation, partageant le pouvoir et l’information, centré sur la motivation des subordonnés, axé sur la tâche et les résultats, mobilisant les réseaux et la mise en relation des personnes et des objectifs » (op.cit., p. 129). Mais ces affirmations méritent d’être nuancées, ainsi que les premières études d’envergure sur le sujet, remontant au début des années 1990 (Eagly et Johnson, 1990), ont pu le démontrer. Les auteurs ont procédé à une méta-analyse des recherches sur les différences de styles de leadership entre hommes et femmes. Ils concluent également que l’on ne peut pas prouver qu’il y a ou qu’il n’y a pas de différences entre les deux. En effet, au-delà des stéréotypes qui veulent que les femmes soient plus orientées vers les relations interpersonnelles, et les hommes vers les tâches, on ne peut pas valider ces éléments sur la base des études menées en entreprise (organizational studies). Par contre, ces différences apparaissent dans des études expérimentales en laboratoire (laboratory experiments) et des études portant sur des évaluations en situation (assesment studies) conduites auprès de femmes et d’hommes qui n’occupent pas forcément des postes de leaders. La seule chose qui apparaisse dans les trois types d’étude, est la mise en évidence d’un style de leadership plus autocratique chez les hommes, et plus démocratique chez les femmes.

Un article récent (Saint-Michel et Wielhorski, 2011), cherchant à mesurer l’impact du genre sur le style de leadership et ses effets sur l’engagement des subordonnés, propose une conclusion intéressante : si le genre n’intervient pas de manière significative sur le style de leadership, les attentes des subordonnés restent largement stéréotypées. Ainsi, lorsque les femmes adoptent un style de leadership habituellement attendu des hommes, cela produit des attitudes négatives de la part de leurs subordonnés. Les auteurs pointent ainsi une sexuation des attentes des subordonnés vis-à-vis de leurs dirigeants.

Sans multiplier les références sur le sujet, nous voyons bien que, malgré plusieurs décennies de recherche, la question de l’existence de différences entre leadership au masculin et au féminin n’est pas tranchée dans la littérature académique, pas plus que celle de la nature de ces différences. Celles-ci, prétendues ou réelles, relèvent donc essentiellement de stéréotypes.

Qu’en serait-il pour les hommes ?

La question mérite d’être posée car, contrairement à la représentation la plus commune, l’idée qu’il existe un « management au féminin » accrédite celle d’un « management au masculin ». Pourtant, une telle expression n’est guère de mise, tant la « norme » managériale, celle portée par la majorité pour des raisons historiques, à savoir les hommes, apparaît comme « neutre ». Or, grâce au volet « masculin » des études de genre, beaucoup plus tardif que les études sur les femmes, il apparaît clairement que les stéréotypes concernent tout autant les hommes que les femmes. Bien qu’il se prétende neutre, le management qui ne serait pas féminin, est en réalité masculin (Schein et al., 1996), dans la mesure où ses fondements s’appuient sur les représentations communes de la masculinité, voire de la virilité, que nous allons rapidement décrire maintenant.

La « fabrique » des hommes

« On ne naît pas femme, on le devient », écrivait S. de Beauvoir en 1949. L’expression pourrait aussi bien s’appliquer aux hommes. En effet, on ne nait pas davantage homme que femme, on le devient tout autant (Badinter, 1992). Ainsi, à la manière de T. Laqueur (1990) on peut parler de « fabrique des hommes » comme il y a une « fabrique des femmes ». La socialisation des individus, filles et garçons, s’est toujours appuyée sur la différence des sexes pour assigner à l’un et à l’autre des places et des rôles spécifiques. Le débat encore très nourri entre « sexe » et « genre » (Grange, 2010) pose la question de la séparation du biologique et du social et met en évidence la force du « genre » comme manière de diviser l’humanité en deux groupes non seulement distincts mais hiérarchisés (Bereni et al., 2008), les hommes se trouvant en position de domination sur les femmes et cela, quels que soient les pays, les époques et les cultures (Héritier, 1996).

Si la socialisation des filles a été étudiée depuis longtemps, celle des garçons fait beaucoup moins l’objet de préoccupations. De façon générale, les études sur le genre, en France notamment, ont été et sont encore fortement centrées sur les femmes. Pourtant, certains auteurs se sont intéressés aux hommes, remettant de fait en cause deux équations : genre = femmes et masculin = neutre (Alonzo et Silvera, 2000).

Dans un travail portant sur l’histoire des jeunes garçons au XIXème siècle, A.-M. Sohn (2009) analyse la manière dont s’élaborent progressivement, au travers de la formation de la jeunesse, les normes sociales de ce que doit être un homme. Cela repose d’abord sur la force physique, comme synonyme de l’aptitude au commandement, ce qui explique le rôle attribué aux jeux violents ainsi que leur contrepartie, à savoir l’humiliation de la défaite à l’issue d’un combat physique. Cette dernière renvoie directement à la faiblesse féminine. Dans l’apprentissage des jeunes garçons, les provocations et les défis occupent une place toute particulière : il faut afficher un air bravache, désinvolte, voire provocant pour « passer pour un homme ». Il faut aussi savoir répondre à toute bousculade ou ironie pour ne pas laisser compromettre son honneur. Dans cette idéologie de la force et de l’honneur, le duel apparaît comme une pratique emblématique et son histoire marque la « longue durée d’une masculinité qui se jauge au premier sang »[1] (Id.). Le second élément caractéristique du genre masculin qui s’impose à cette époque est la pilosité. Ainsi, la moustache devient la norme à la Belle Epoque, comme marqueur de maturité sexuelle.

Concernant l’identité masculine, différents auteurs montrent que la masculinité se pense à partir du modèle militaire du XIXème siècle. La caserne devient ainsi le lieu-frontière à l’ombre duquel sont accomplis les rites d’entrée en masculinité : visite au bordel, tabagies et beuveries entre camarades. En Allemagne comme en France à la même époque, l’armée apparaît comme une « école de la masculinité » (Frevert, 2000). Non seulement pour l’armée mais aussi pour la vie civile, l’armée allemande avait en effet pour objectif de créer et généraliser un type d’homme « plus fort physiquement, prêt au sacrifice, dominateur, volontaire, se contrôlant, ayant l’esprit de camaraderie et le sens d’une responsabilité disciplinée » (Frevert, art. cit., p. 62).

Les études sur le genre masculin s’intéressent aussi à la virilité, considérée comme une manifestation excessive de la masculinité. Ainsi, pour D. Welzer-Lang (1994), « la virilité, jusque dans sa participation à la vie sexuelle, est apprise et imposée aux garçons par le groupe des hommes, non seulement pour qu’ils se démarquent radicalement des femmes, mais pour qu’ils s’en distinguent hiérarchiquement ». Elle renvoie donc à la notion de domination, aussi bien individuelle que collective, l’injonction de virilité conduisant au développement de comportements agressifs. La masculinité désigne généralement la construction sociale du genre masculin, en opposition avec la féminité, alors que la virilité apparaît en conflit avec la masculinité. P. Molinier (2000) distingue ainsi une masculinité qui serait créatrice d’une virilité qui serait plutôt défensive. S’appuyant sur les acquis de la psycho-dynamique du travail, elle montre que la virilité, tout comme la masculinité, se construisent dans le travail. Car, si l’expérience du travail n’est pas sexuée en soi, elle le devient, selon P. Molinier, du fait de la division sociale et sexuelle du travail. La manière dont la souffrance au travail est ainsi « anesthésiée » par les uns et les autres dans l’exercice de leur travail constitue non seulement une démarche indispensable pour continuer à travailler (par exemple, il faut pouvoir déjouer la peur de monter en haut d’une grue ou d’accompagner un mourant), mais aussi la caractéristique d’une identité sexuée. Par exemple, les hommes « construisent ensemble un déni de réalité des dimensions de l’activité qui les font souffrir » (Molinier, art. cit., p. 30). Pour eux, la virilité constitue « une ressource symbolique capitale », car un homme, un « vrai », non seulement ne doit pas craindre le danger, mais il doit le prouver en permanence face à ses collègues. Dans le cas contraire, montrant sa peur et sa vulnérabilité, il serait méprisé par le collectif, comme une « femmelette ».

D’autres recherches menées sur les hommes au travail mettent en évidence que l’identité sexuée de l’homme est, peut-être avant tout, une identité sociale. Pourvoyeur de ressources pour la famille, encore largement considéré dans notre société comme « M. Gagnepain », l’homme se doit d’être à la hauteur et d’assurer la subsistance de sa famille. Cela permet de comprendre en grande partie le drame que constitue le chômage pour les hommes cadres (Pochic, 2000).

Ainsi, les caractéristiques de l’identité masculine, non seulement transpirent dans leur comportement, notamment au travail, mais semblent être façonnées en partie par ce qui se joue dans l’activité de travail. Les comportements des hommes au travail seraient ainsi à la fois l’expression de leur identité profonde mais aussi une façon de la préserver. Certaines études portant sur le leadership font ainsi valoir que les hommes auraient « un style de leadership directif, transactionnel, centré sur l’accomplissement personnel et la carrière, avec une rétention de l’information analytique, plus stratégique et visionnaire, encourageant davantage la prise de risque, plus réservé et avec un contrôle des émotions plus élevé » (Cornet et Bonnivert, 2008, p. 129). Ces caractéristiques s’opposent presque terme à terme à celles attribuées aux femmes (voir supra). Comme le font remarquer Cornet et Bonnivert (art. cit.), de telles approches oublient que les comportements humains ne sont pas liés à la possession d’attributs personnels, donnés une fois pour toutes, mais qu’ils évoluent selon les contextes temporels, culturels et situationnels.

Cette rapide incursion dans la littérature visait à mettre en perspective l’ampleur des stéréotypes auxquels sont soumis les femmes mais aussi les hommes, au sein des organisations de travail. Pour autant, malgré leur vigueur et leur persistance, ils ne sont pas fondés sur des travaux scientifiques incontestables. La dialectique de ce type de discours, des caractéristiques « féminines » opposées à des spécificités « masculines », n’a pour seul intérêt que de mettre en lumière l’absence de neutralité en la matière : les hommes comme les femmes sont soumis à des injonctions de nature sociale et culturelle, qui les encouragent à développer certains types de comportements, sous prétexte qu’ils seraient liés à leur nature profonde[4].

C’est ce que nous allons tenter de montrer dans la partie suivante consacrée à l’analyse du discours véhiculé par certains consultants auprès des cadres, et à celle du discours de cadres eux-mêmes sur le sujet.

Les attendus stéréotypés du discours managérial

Ainsi que nous l’avons vu, les travaux d’A. Eagly (Eagly et Johnson, 1990, op. cit), ou plus récemment d’A. Cornet et S. Bonnivert (art. cit.), posent le débat, non encore tranché dans la littérature académique, de l’existence de styles de leadership contrastés, voire opposés, chez les femmes et les hommes. Nous allons, dans cette deuxième partie, mettre cette interrogation à l’épreuve des discours des acteurs de terrain, consultants et managers.

Pour caractériser ces discours, nous avons procédé par triangulation de données. Nous avons tout d’abord réalisé une revue des ouvrages récemment publiés en France par des consultants[5]. Nous avons ainsi pu en identifier trois, spécifiquement centrés sur la question du management ou du leadership au féminin : “Le management au féminin” (Renaud-Boulard, 2005), “Le leadership au masculin et au féminin” (Cherret de la Boissière, 2009), “Le leadership au féminin” (Fourès, 2010)[6]. Ensuite, nous avons choisi de procéder à une analyse des discours managériaux sur le sujet à travers le cas des managers d’un grand cabinet de conseil, auprès desquels nous avons conduit une série d’entretiens sur leurs représentations des différences entre hommes et femmes en termes de management, et plus globalement de comportements au travail.

Les discours des consultants-coachs sur le management et le leadership au féminin

D’un point de vue méthodologique, nous considérons les trois ouvrages identifiés comme des études de cas pertinentes et significatives pour mettre en évidence les discours en vogue chez les consultants à propos du management et du leadership au féminin, à l’instar de la démarche proposée par R. Dery (2001, pp.7-9)[7].

Nous avons procédé à une analyse de ces cas sur la base d’une grille de lecture commune : la thèse développée, la manière d’aborder les différences « hommes/femmes », et les préconisations managériales, révélatrices de ce que serait concrètement le management ou le leadership au féminin selon les auteurs. Nous procédons ensuite à une synthèse, avec pour objectif de mettre en évidence les arguments et les éléments de discours communs que ces ouvrages véhiculent[8].

Le management au féminin”, de M. Renaud-Boulart

Thèse développée

Les femmes et les hommes sont égaux mais différents, d’un point de vue biologique et comportemental. Ces différences ouvrent la voie à la complémentarité dans le management. La démonstration aboutit à la recommandation de l’exercice d’un « management au féminin » par les femmes, mais aussi par les hommes, les deux étant appelés à développer leurs « dimensions féminines », en complément de leurs « dimensions masculines ».

Nature de l’approche des différences hommes/femmes

Elle s’inscrit dans la logique de la psychologie évolutionniste, puisque « pour assurer la survie de l’espèce, les comportements des hommes sont tournés vers la conquête et […] ceux des femmes vers la recherche de sécurité » (op. cit., p. 104). Au-delà, l’approche est naturaliste, avec un premium clairement affirmé des facteurs biologiques sur les déterminants sociaux qui sont évoqués, puis minorés. Ainsi, « si le discours dominant attribuait les différences entre sexes aux seules constructions sociales, depuis dix ans de nombreux travaux soulignent les déterminismes biologiques » (op. cit., p. 108)[9]. Cette approche conduit l’auteure à affirmer : « A la ménopause, le développement des hormones masculines permet aux femmes d’envisager une carrière tardive, tandis qu’à l’andropause, le développement des hormones féminines des hommes les éloigne de leur travail pour cultiver leur jardin » ! (op. cit., p. 104, 105).

Préconisations managériales

Par la mise en oeuvre de la complémentarité du « masculin » et du « féminin », l’auteure prône une sorte de « bisexualité managériale »[10] (op. cit., p.9, p.16) : « Il s’agit de développer l’individu global, de sortir des rôles [sexués] », de devenir un « manager complet, […] à la fois agressif et intuitif ». Ainsi, « La solution […] passe pour un homme par le développement de sa composante féminine. En reconnaissant la femme qui est en lui, il sera en paix avec les femmes […] Elle passe aussi pour les femmes par le développement de leur composante masculine. En reconnaissant l’homme qui est en elles, elles développeront une meilleure confiance en soi, une meilleure aptitude à agir… » (op. cit., p. 133, p. 139). Cette complémentarité aboutit au management au féminin que l’auteure définit comme : « le management par les femmes et celui par la dimension féminine des hommes, en vue de l’efficacité de nos organisations » (op. cit., p. 190). Elle opère ainsi un déplacement de son raisonnement puisque, finalement, cette définition est celle d’un management centré sur les valeurs et les comportements féminins, et non mixtes.

L’appel à l’évolution vers ce management, qualifié par l’auteure de « plus efficace », se double d’un appel à une évolution organisationnelle vers un fonctionnement « en réseau » et une culture « solidaire » qualifiée d’ »Athéna », qui « à l’image de la déesse de la sagesse […], représente l’union du masculin et du féminin », en opposition à la culture « Dionysos, individualiste et hyper-masculine » (op. cit., pp. 17-20). Ainsi, le management au féminin est adapté aux organisations contemporaines caractérisées par « la concurrence et la mondialisation », des structures moins hiérarchiques, des changements de valeurs, et « les défis de l’environnement qui demandent de mettre en place des comportements qui préservent les ressources » et qui « font vaciller la culture masculine » (op. cit., pp. 210-211).

Le leadership au masculin et au féminin”, de A. Cherret de La Boissière

Thèse développée

Les femmes et les hommes sont différents, essentiellement pour des raisons culturelles, et ont des « styles différents de management » (op. cit., p.10). Ces différences tiennent à des codes sociaux et n’obéissent à aucun déterminisme biologique. Sur cette base, l’auteure préconise la mise en oeuvre d’un leadership mixte, dans lequel les femmes et les hommes mobiliseraient les comportements traditionnellement attribués aux deux genres.

Nature de l’approche des différences hommes/femmes

L’auteure met en avant le primat du rôle de l’éducation dans la différenciation comportementale entre les genres. Il existe donc « deux cultures, féminine et masculine, deux styles de management » (op.cit., p. 13) qui risquent de conduire à « l’enfermement des deux sexes dans des postures et des positions prédéfinies » (op.cit., p. 17). Elle pose un « principe de non-déterminisme » biologique (op.cit., p.10) en s’appuyant sur les travaux de C. Vidal (op.cit., 2006, 2007) sur la plasticité du cerveau en termes d’apprentissage : « différents individus, hommes ou femmes, ont chacun […] leur propre façon d’activer leur cerveau » (op.cit., pp. 8-9). Cet argument lui permet d’affirmer que chaque genre peut développer les codes et comportements attribués à l’autre.

Préconisations managériales

Elle préconise de mettre en oeuvre « un leadership d’un genre nouveau, fondé sur les valeurs masculines et féminines associées » (op.cit., p.1). Pour cela, l’auteure évoque le concept d »androgynie psychologique » (op.cit., p.22) qui lui permet d’affirmer que « les qualités intrinsèques reconnues aux femmes […] peuvent être développées aussi bien par les hommes » (op.cit., p.1). Ce leadership mixte « mise sur l’harmonie des relations humaines, l’influence, la compréhension et la gestion des émotions, la stimulation des équipes, la créativité et l’innovation, la réussite collective » (op.cit., p.4). Ainsi, les qualités dites « féminines » conduisent à l’efficience collective, et « le lien entre mixité et performance » est « évident » pour l’auteure ! (op.cit., p. 29).

Elle considère que ce style de leadership, caractéristique des « managers postmodernes et innovants du 21ème siècle » (op.cit., p.12), constitue l’avenir de l’entreprise contemporaine. Celle-ci se caractérise par la mondialisation et la concurrence, les problématiques interculturelles, les transformations sociétales en faveur de la parité, l’évolution vers des organisations transversales et par projets, ou encore la nécessité de proximité et de mise en oeuvre de ressources émotionnelles en interne et dans les relations avec les clients. En outre, l’avènement de ce nouveau leadership participerait au « progrès de l’Histoire » ! (op.cit., p.222).

Le leadership au féminin”, d’E. Fourès

Thèse développée

Les femmes sont différentes des hommes, suite à un « conditionnement socioculturel et historique » (op.cit., p.16). L’enjeu essentiel pour elles est de sortir d’une attitude intériorisée de soumission, découlant de ce processus. L’auteure les invite à développer un « leadership au féminin », spécifique et distinct du « standard de leadership masculin » (op.cit., p.27). Ainsi, « le leadership au féminin, c’est l’exercice du pouvoir des femmes autrement » (op.cit., p.11).

Nature de l’approche des différences hommes/femmes

Elle repose clairement sur un processus de « conditionnement socioculturel, historique et religieux des femmes, dans le sens de la soumission dans la société judéo-chrétienne » (op.cit., p.16), qui a longtemps « modelé la femme sous les traits de la douceur, du désir de plaire à son « maître », du sacrifice de soi, de la dévotion, de l’obéissance, de la culpabilité » (op.cit., p.25).

Elle ne nie pas pour autant les déterminants biologiques, mais les relègue au second plan. Si les différences sont « biologiquement liées au sexe, elles sont fortement conditionnées par l’environnement socio culturel » (op.cit., p.38), même si « ni notre métabolisme, ni nos cerveaux ne fonctionnent pareil »[11] (op.cit., p.18).

Préconisations managériales

Elle préconise la mise en oeuvre d’un leadership sexué et propre aux femmes, et non d’un leadership mêlant valeurs et comportements masculins et féminins. En effet, « le standard de leadership féminin n’existe toujours pas car les femmes sont encore trop peu nombreuses à exercer le pouvoir ». Face à cette situation, « imiter le standard masculin était, jusque là, le seul moyen… » (op.cit., p.28). L’essentiel de son ouvrage est d’ailleurs consacré aux moyens de « construire » ce leadership au féminin qu’elle considère comme un progrès, de par son apport à l’ »efficacité et l’efficience » (op.cit., p.33). Ainsi, le « leadership au féminin représente un atout considérable pour l’entreprise et la société »[12].

Synthèse des analyses des trois ouvrages

Nous pouvons synthétiser les analyses des trois auteures sous la forme d’un tableau, afin de faire apparaître des convergences et des divergences.

Tableau 1

Analyse comparée des fondements du management et du leadership au masculin et au féminin, selon les trois auteures

Analyse comparée des fondements du management et du leadership au masculin et au féminin, selon les trois auteures

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Au-delà des analyses des différences entre hommes et femmes, plus ou moins centrées sur des déterminismes biologiques ou sociaux, les trois ouvrages convergent sur deux points essentiels[13] :

- Une approche différentialiste du management et du leadership exercés par les hommes et les femmes. Bien que les auteures plaident pour une égalité des genres, elles rejettent l’égalitarisme et affirment l’existence de différences entre les hommes et les femmes, qui constituent une ressource managériale. Cela conduit deux d’entre-elles à proposer de dépasser ces différences en mettant en oeuvre un « management au féminin » ou un « leadership mixte », à la fois pour les femmes et les hommes. La troisième propose une affirmation des différences entre hommes et femmes, et enjoint ces dernières à développer un « leadership au féminin ». La limite de cette approche est de conduire à naturaliser, au-delà de la question des déterminants biologiques ou sociaux, ces différences et donc, même si les auteures le dénoncent, le clivage homme/femme. Nous reviendrons sur cette question dans la discussion.

- L’appel au développement d’un management et d’un leadership nouveaux, incorporant des valeurs et comportements attribués aux femmes, et qui seraient plus efficaces et adaptés à l’entreprise et à la société contemporaines. Ce leadership « transformationnel » (Renaud-Boulard, op. cit., p. 157; Cherret de la Boissière, op. cit., p. 4) s’inscrit dans les évolutions vers un « soft management » bienveillant (Truss et al., 1997), qui vise le développement des personnes et la mobilisation librement consentie de leurs ressources (Joule et Beauvois, 1998). Ainsi, ces discours opèrent un véritable basculement, puisque les caractéristiques attribuées aux femmes au travail, qui étaient considérées comme un handicap pour elles jusqu’alors, deviennent des ressources pertinentes dans l’entreprise et la société contemporaines, qui deviendraient plus « féminines ». Le discours sur les femmes n’a donc pas fondamentalement changé, puisqu’on les enferme dans les mêmes stéréotypes qui deviennent à présent des atouts. Au-delà, cette posture comporte des dimensions idéologiques et normatives qui risquent fort de s’avérer révélatrices des discours « incantatoires » qui accompagnement le développement des modes managériales (Abrahamson et Fairchild, 1999). Nous développerons ces éléments dans la discussion.

Ainsi, ces ouvrages véhiculent des stéréotypes[14] sur les différences entre hommes et femmes en matière de management, bien que leurs auteures s’en défendent.

On retrouve bien dans ces discours les stéréotypes mis en évidence par Cornet et Bonnivert qui semblent fortement ancrés chez ces coachs (art. cit., p. 129). La rhétorique de ces consultantes, qui soutient le développement de leurs activités, semble finalement les conduire dans une impasse, voire dans un piège. Pour valoriser le management au féminin et appeler à son développement, elles sont amenées à affirmer l’existence de compétences spécifiquement féminines, et ainsi à contribuer à « enfermer » les femmes dans des clichés qu’elles dénoncent par ailleurs. Dans son ouvrage, E. Fourès, notamment, essaie d’éviter cette naturalisation des différences hommes/femmes, mais le texte est régulièrement émaillé de références à ces stéréotypes pour soutenir sa thèse de la nécessité de développer un leadership au féminin. Au-delà, le leadership qu’elle propose aux femmes de développer repose sur la mise en scène et l’affirmation de soi et le développement d’une posture politique. Ce qui revient à suggérer le développement d’attitudes attribuées aux hommes. Le discours et les solutions proposées semblent donc irrémédiablement tourner autour de ces stéréotypes.

Tableau 2

Analyse des éléments de discours sur le management et le leadership au masculin et au féminin véhiculés dans les trois ouvrages

Analyse des éléments de discours sur le management et le leadership au masculin et au féminin véhiculés dans les trois ouvrages

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Les représentations sur le management et le leadership au féminin en entreprise : le cas d’un cabinet de conseil

Nous venons de voir, à travers ces trois cas, que les consultants développent un discours sexué et différentialiste sur le management et qu’ils font la promotion de l’avènement d’un leadership intégrant des valeurs et comportements considérés comme féminins.

Afin de saisir la perception des cadres sur le sujet, nous mobilisons l’analyse d’une série d’entretiens conduits auprès de managers de la filiale française d’un des leaders mondiaux du conseil en management. Cette entreprise, ConsultX, développe depuis le début des années 2000 un programme en faveur des carrières des femmes, le programme « A vous les femmes ». Les personnes interviewées étaient donc sensibilisées à la question des femmes au travail, et exposées aux discours ambiants sur le management au féminin, puisque l’entreprise fait régulièrement appel au coaching afin de promouvoir les carrières des femmes. Ces entretiens ont été menés de mai à juillet 2005, dans le cadre d’une étude commanditée par la responsable du programme « A vous les femmes ». Son objectif était d’établir un diagnostic des représentations sur les comportements des hommes et des femmes au travail, et sur leur manière de manager. Il s’agissait ensuite pour l’entreprise, sur la base de ce diagnostic, d’élaborer un programme de coaching pour faire évoluer ces représentations et aller au-delà des stéréotypes[18].

D’un point de vue méthodologique, nous avons interviewé 9 hommes et 5 femmes car l’hypothèse avait été posée que les représentations des hommes sur les femmes pouvaient largement influencer la carrière de celles-ci et le maintien d’un « plafond de verre ». La majorité des interviewés représentait le middle-management et trois personnes occupaient des fonctions de dirigeant. Les hommes interviewés avaient de 29 à 38 ans ; huit étaient mariés et un était célibataire ; enfin une majorité avait des enfants en bas âge (6 à 18 mois). Les femmes interviewées avaient de 28 à 37 ans ; trois étaient mariés et deux célibataires ; enfin, deux avaient des enfants en bas âge (6 à 18 mois). Ces caractéristiques indiquent que ces managers, hommes et femmes, étaient également personnellement concernés par les questions liées à la vie professionnelle des femmes et les stéréotypes sur le sujet, au-delà de leur situation professionnelle.

Tableau 3

Représentations des hommes sur les différences hommes/femmes au travail

Représentations des hommes sur les différences hommes/femmes au travail

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Ces entretiens ont volontairement été conduits par un binôme mixte de chercheurs (homme et femme) afin de neutraliser l’impact du genre des enquêteurs sur les réponses des personnes, hommes ou femmes, interviewées. La chercheure était psychosociologue et le chercheur spécialiste de GRH, afin d’ouvrir le plus largement possible le champ des sujets abordés. Nous avons décidé de mener, chaque fois que cela a été possible, deux entretiens avec chaque personne, afin que puisse s’amorcer un processus de distanciation par rapport aux stéréotypes qui avaient pu être véhiculés par les programmes de coaching déployés dans l’entreprise. L’objectif était d’essayer de recueillir les représentations profondes des personnes sur les différences hommes/femmes au travail et en termes de management. Nous avons ainsi pu mener 25 entretiens semi-directifs d’une heure auprès des 14 personnes concernées.

Ces entretiens ont donné lieu à une analyse approfondie. L’ensemble des entretiens semi-directifs, menés sur la base d’une grille d’entretien commune, a été retranscrit et une analyse manuelle et catégorielle de contenu a été opérée (Bardin, 2009, p. 95). Elle a abouti à une structuration du contenu discursif autour de deux axes : les stéréotypes sexués et leurs effets limitants sur les carrières des femmes, d’une part, et le fait que les difficultés rencontrés par les femmes étaient révélatrices de problèmes liés à l’organisation du travail, et qui concernaient donc aussi les hommes (horaires, rythme de travail…), d’autre part. Cette analyse de contenu a ensuite été restituée aux personnes interviewées et aux commanditaires de l’étude afin de tester la validité du construit proposé. Sur la base de ce travail, des groupes de coaching mixtes (hommes/femmes) ont été mis en place pour faire évoluer les représentations et aller au-delà des stéréotypes, afin de contribuer au développement de comportements, chez les hommes et les femmes, favorables à la carrière de ces dernières.

Nous restituons, dans les tableaux suivants, l’essentiel des représentations sur les différences hommes/femmes mises en évidence, ainsi que des verbatim significatifs à des fins d’illustration.

Nous voyons tout d’abord, que même s’ils l’expriment un peu différemment, les hommes et les femmes mettent en avant les mêmes types de différences entre leur agir managérial, en cohérence avec les discours véhiculés par les coachs. Il y aurait donc une forme de consensus sur le management au masculin et au féminin, et les représentations spontanées semblent très influencées par les discours ambiants.

Pour tester ces représentations et les stéréotypes qui les sous-tendent, nous avons demandé aux personnes interviewées de réfléchir, entre le premier et le second entretien, à ces différences et de recueillir des observations précises qui les confirmeraient ou les infirmeraient :

Tableau 4

Représentations des femmes sur les différences hommes/femmes au travail

Représentations des femmes sur les différences hommes/femmes au travail

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Tableau 5

Verbatim des hommes lors du deuxième entretien

Verbatim des hommes lors du deuxième entretien

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Tableau 6

Verbatim des femmes lors du deuxième entretien

Verbatim des femmes lors du deuxième entretien

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Ainsi, à un niveau superficiel, les stéréotypes véhiculés par les discours ambiants, et sans doute par les coachs intervenant dans l’entreprise, se sont exprimés. Cette deuxième série de verbatim témoigne de discours plus nuancés. Les femmes, par exemple, lors du premier entretien insistent spontanément sur leur déficit de communication dans le faire valoir de leurs actions et la promotion de leur carrière. En revanche, lors du second, elles nuancent ces « lieux communs ». Ainsi, le discours managérial convenu que nous sommes allés solliciter lors du premier entretien, semble céder le pas à des analyses beaucoup plus nuancées dans lesquelles les différences hommes/femmes s’estompent, ou tout au moins se complexifient, lors du second entretien.

Plusieurs axes d’analyse se dégagent de cette seconde série de verbatim :

  • Les différences entre « masculin et féminin » ou « hommes et femmes », sont considérées comme des différences culturelles parmi d’autres.

  • Il existe des représentations, voire des discriminations, sociales que certaines femmes semblent avoir intériorisées.

  • Au-delà des idées reçues, les différences entre hommes et femmes ne sont pas vraiment observables et généralisables en termes de comportements et de résultats ; et le masculin et le féminin transcendent les genres en termes de management.

  • La différence fondamentale observable entre hommes et femmes est liée à l’impact de la maternité sur les carrières.

Ces axes d’analyse de la seconde série d’entretiens convergent avec les apports de la recherche en management et en sciences humaines et sociales, et viennent tempérer les discours incantatoires différentialistes sur le management au féminin, mis en évidence à travers l’étude des cas d’ouvrages de consultants ou dans la première série d’entretiens. C’est sur cette tension entre réalités observables et construits scientifiques, d’une part, et discours managériaux ambiants, d’autre part, que nous allons revenir dans la discussion de notre troisième partie, afin de mettre en évidence les enjeux des discours sur le management au féminin.

Les enjeux : apports et limites du discours sur le management au féminin

La mise en perspective des discours managériaux qui valorisent le management au féminin avec les connaissances scientifiques établies dans ce domaine nous invite à nous interroger sur les vertus et les limites, voire les risques de tels discours. Mais la question est complexe et, comme souvent sur un sujet quelque peu polémique, il est possible d’argumenter tant dans un sens que dans l’autre.

Ce discours semble traduire une évolution positive….

En premier lieu, on peut en effet arguer que, si un tel discours se développe depuis plusieurs années, c’est certainement qu’il repose sur des fondements étayés. Certaines études mettent ainsi en lumière l’intérêt pour les managers de montrer des qualités telles que l’écoute, l’empathie ou la capacité à négocier. Celles-ci seraient aujourd’hui nécessaires dans les organisations contemporaines moins hiérarchisées, mettant l’accent sur l’innovation, la largeur de vue et la créativité (Claes, art. cit.). Ces qualités semblant être plus souvent présentes chez les femmes que chez les hommes (Hofstede, 1991), elles ont été mobilisées par différents auteurs qui ont ainsi montré l’existence de styles de leadership différents entre femmes et hommes (voir la recension proposée par Cornet et Bonnivert, art. cit.).

Ce faisant, de tels discours s’inscrivent dans une démarche déjà ancienne, initiée par certaines féministes aux Etats-Unis qui, au tournant des années 1980, ont insisté sur les différences irréductibles entre hommes et femmes (par exemple, Gilligan, 1982 ; Hennig et Jardin, 1977) dans l’espoir de réhabiliter les femmes et de dénoncer ainsi leur maintien dans l’infériorité sociale et professionnelle.

On peut également faire valoir que la valorisation d’un management au féminin répond de façon satisfaisante à certaines questions que se posent les entreprises, voire aux excès d’un certain type de management aujourd’hui publiquement dénoncés. Par exemple, la montée en puissance de sujets tels que la souffrance, le stress ou le mal-être au travail (Salengro, 2005), parfois dramatiquement illustrés par des passages à l’acte dans certaines entreprises, peut être vue comme le syndrome d’un management excessivement porté sur la nécessité de la performance à court terme, à tous niveaux, et donc « à tout prix ». La perte du sens du travail, le harcèlement, les licenciements abusifs, les excès d’une évaluation qui conduit à l’éviction, autant de pratiques largement dénoncées ces dernières années et mises au passif d’un management inhumain tellement centré sur la performance qu’il en oublie l’individu qui en est à l’origine. On retrouve là les excès d’un « hard management », centré sur le contrôle et fondé sur la théorie X de D. McGregor (op. cit., Truss et al., 1997).

Face à de telles dérives (Chamberlain et Hodson, 2010 ; Le Goff, 2000), il serait pour le moins étrange sinon incompréhensible, que les entreprises n’aient pas pris conscience de la nécessité de changement. Ce changement concerne aussi bien les pratiques managériales génératrices de stress (charges de travail excessives, pression forte, etc.) que les valeurs véhiculées par l’entreprise (culte de la performance au détriment du respect des personnes ou de l’environnement). Il se traduit souvent aujourd’hui par l’ouverture de débats au sein de ces mêmes entreprises, souvent situés dans le cadre plus large de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE). C’est le cas pour ce qui concerne la diversité, devenue l’un des mots d’ordre des engagements des entreprises en la matière, et qui rejoint très souvent la question de la place des femmes dans l’entreprise et de l’égalité professionnelle. Dans cette optique se développent également un peu partout des pratiques dites de « work-lifebalance » (Ollier-Malaterre, 2010 ; Bastid, 2008) destinées à permettre aux salariés d’assumer leurs responsabilités familiales dans de meilleures conditions.

De ce point de vue, on peut considérer la valorisation du management au féminin comme une avancée. Un tel discours a en effet le mérite de faire parler les salariés sur des sujets qui les concernent au premier chef, parce que chacun, femme ou homme se trouve interpellé. La question de la diversité, revue au prisme du genre, favorise en effet des discussions plus larges sur la culture dominante dans l’entreprise, la place accordée à l’Autre, le « droit à la différence » et la manière de le mettre en oeuvre. Ainsi, des postes de « responsables de la diversité » apparaissent au sein des DRH et le « management de la diversité » entre dans les pratiques, souvent, au départ, à partir des problématiques de diversité des genres (Lebraty et Guéret-Talon, 2008 ; Barth et Falcoz, 2007). Les acteurs internes de la diversité ouvrent des espaces de parole, individuelle et collective, et des champs d’expérimentation de nouvelles pratiques, avec le support de consultants. Ainsi, si ces derniers s’emparent de ces thématiques et en font leurs choux gras, on peut aussi leur reconnaître le rôle positif qu’ils jouent dans l’accompagnement de la réflexion des entreprises.

…. mais il n’est pas exempt d’ambigüités

S’il permet de légitimer la prise en compte de « questions qui fâchent », encore une fois liées aux excès des pratiques antérieures, le discours sur le management au féminin comprend certaines limites qui peuvent se révéler néfastes pour les femmes.

En effet, là où ce discours pêche, c’est moins dans la valorisation de qualités plus humaines (écoute, empathie, ouverture) que dans le fait de les attribuer essentiellement aux femmes. Essentiellement doit être entendu ici au deux sens du mot : essentiellement, en tant que qualités « par essence » féminines, et essentiellement c’est-à-dire principalement, excluant le fait que les hommes pourraient aussi bien les posséder.

Attribuer aux femmes des qualités spécifiques, tout en les valorisant, c’est implicitement faire preuve d’un même fondement conceptuel à savoir une conception de la différence (des sexes) qui se pense dans la hiérarchie et non dans l’altérité. Dire que les qualités des femmes sont « supérieures » ou « meilleures » que celles des hommes, c’est encore et toujours perpétuer l’idée qu’un sexe est supérieur à l’autre. On pourrait, si l’on embrasse la cause des femmes, se réjouir de ce renversement. Nous pensons au contraire qu’il est plus nuisible aux femmes que profitable. Car en effet, comme le dit P. Molinier (2000), « les femmes ne gagneront pas la partie que les hommes sont en train de perdre. Au contraire, plus les hommes souffrent dans le travail, (..) plus la domination masculine résiste, plus le cynisme et l’indifférence des dominants vis-à-vis des injustices sociales s’aggravent et plus les violences éclatent entre les dominés » (p. 27). Autrement dit, il n’est pas sûr que stigmatiser les hommes pour un style de management jugé inadapté, après avoir été valorisé, les rendrait réceptifs au problème posé par la domination des femmes. En outre, faut-il vraiment souhaiter remplacer une domination par une autre ? Rien n’est moins sûr !

Car au fond, et c’est une autre limite de ces discours, la valorisation d’un management au féminin n’apparaît pas, en pratique, très facile à réaliser.

D’abord, on peut faire remarquer que la question des styles de management est rarement mise en perspective avec celle de leur efficacité. Seule l’étude de Kabacoff et Peters (1998), cité par Cornet et Bonnivert (art. cit), propose une analyse de différents comportements de leader rapportés à trois dimensions de l’efficacité : générale, aptitude en affaires, compétences en GRH. Les résultats montrent que « hommes et femmes sont vus comme également efficaces, crédibles et susceptibles de bénéficier de promotions » (p. 130). En l’absence de travaux plus convaincants, il n’est pas possible de soutenir qu’un style de management serait plus efficace qu’un autre. En outre, comme nous l’avons déjà évoqué, les attentes des subordonnés en termes de style de leadership restent largement stéréotypées (Saint-Michel et Wielhorski, art. cit.), ce qui rend d’autant plus complexe une quelconque mesure d’efficacité.

Ensuite, la question réside moins, nous semble-t-il, dans le fait de savoir si les unes ou les autres disposent des « bonnes » qualités que dans le fonctionnement des organisations. Autrement dit, à vouloir à tout prix faire porter aux seuls individus, – sur la base de qualités soi-disant « essentialistes »-, la responsabilité de certaines dérives managériales, c’est renoncer à une réflexion plus large mais certainement plus embarrassante. Quand on met l’accent sur la réalisation de la performance à court terme, quand toute décision ou activité est mise en oeuvre au nom de ce seul objectif, comment s’étonner que la lutte pour le pouvoir s’exacerbe, que l’hyper compétitivité qui règne sur les marchés se décline en interne entre les individus ?

Derrière la question des styles de management se cache en effet celle de la lutte pour le pouvoir. Or il n’est pas très étonnant que la construction sociale du pouvoir que nous connaissons dans nos sociétés occidentales, depuis des millénaires, autrement dit la domination masculine, reproduite au sein des organisations productives, n’évolue que très lentement.

Ainsi, les discours et les pratiques du « management au féminin » nous semblent avoir une réelle portée politique. En effet, ses acteurs – souvent des « actrices » - semblent saisir le moment favorable que constitue le contexte de développement de la RSE, d’évolution des modes d’organisation et de management vers des systèmes plus souples, organiques, sollicitant davantage les capacités d’interactions des acteurs au sein de réseaux, pour faire valoir les qualités féminines, ou prétendues telles, et ainsi apporter leur contribution au combat pour l’accès des femmes aux positions de pouvoir. Nous l’avons vu à travers notre revue de la littérature managériale, dans laquelle cette visée politique transparaît en filigrane : le « soft management » au féminin serait l’avenir de l’entreprise de demain, et même un enjeu sociétal, voire historique. Ainsi, Éric Albert, psychiatre et consultant, fondateur de l’IFAS[19], écrivait dans un dossier spécial « Journée de la femme » du quotidien Les Échos, daté du 8 mars 2011 : « Le leadership au féminin qui intègre plus volontiers la dimension humaine […] est très adapté aux enjeux de […] l’entreprise moderne qui est imprégnée de féminité […] Le leadership de l’avenir est celui inspiré par les femmes, reste aux hommes à en prendre conscience ». Ce discours est caractéristique de ceux qui soutiennent la phase de développement des modes managériales et qui sont « émotionnellement chargés, enthousiastes et déraisonnés » (Abrahamson et Fairchild, 1999, p. 708). En effet, il existe un marché des modes en management, composé de fournisseurs (consultants, « gourous », journalistes) et de consommateurs (managers, DRH), qui engendre des vagues récurrentes de popularité dans la succession des techniques managériales (Abrahamson, 1996 ; 1991). Or, pour déployer une telle rhétorique, ses auteurs sont conduits à renforcer les stéréotypes, à naturaliser les différences, voire les clivages, entre hommes et femmes. Les modes étant par définition cycliques et éphémères, de tels discours continueront-ils à servir la cause des femmes une fois dépassée la tendance actuelle à la survalorisation du « soft management » ? Nous pouvons craindre qu’il en subsiste un renforcement d’une vision très émotive et affective des femmes, qu’elles ont longtemps combattue, et qui pourrait s’avérer un handicap pour elles une fois passée la mode du management au féminin.

Conclusion

Cet article visait à questionner les fondements de discours qui, en contradiction avec la réalité observée dans les organisations d’une part et avec les connaissances savantes d’autre part, diffusent l’idée d’une supériorité d’un management féminin. Face à la montée en puissance des questions de diversité et de sexuation dans le champ du management, la mise en miroir des littératures académique et professionnelle sur le sujet, en lien avec les représentations des managers, permet une prise de recul vis-à-vis de ces discours souvent incantatoires, véhiculés essentiellement par les consultants et les divers promoteurs d’innovations managériales.

Car ce qui pose ici problème et qui nous questionne, est la présentation simplifiée de questions complexes à laquelle se livrent certains professionnels, et qui fait son chemin dans l’entreprise et ses pratiques managériales. En effet, sur la base d’avancées scientifiques partielles et restant à consolider, certains de ces acteurs présentent de manière simplifiée, non distanciée et non nuancée, des conclusions sur la nature prétendue ou réelle des femmes et des hommes, et la manière dont ces caractéristiques pourraient être valorisées dans une logique à la fois gestionnaire et politique. Ainsi, les hypothèses se transforment en certitudes avec toutes les limites que représentent ces conclusions hâtives.

Promouvoir le management au féminin nous semble une démarche très ambivalente. Cela pourrait conduire à la fois au développement de la diversité dans l’entreprise et à la mise en oeuvre de pratiques managériales différentes. Mais c’est également courir le risque de renforcer des stéréotypes tenaces, autant ceux contre lesquels les femmes luttent depuis longtemps pour ne pas y être enfermées irrémédiablement, que ceux qui dénient aux hommes la possibilité d’évoluer et de transformer leurs manières d’agir. Autrement dit, nous pensons que la mise en oeuvre de l’égalité professionnelle, parce que c’est une question à la fois complexe et difficile, mérite mieux que des discours sur les supposées qualités des unes et limites des autres.