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L. MITKOVA : Selon vous peut-on qualifier le brevet comme un outil stratégique ?

A. CHAOUAT : La stratégie consiste à identifier de nouveaux couples produits/marchés potentiels et ensuite de faire des développements en interne et / ou rechercher les technologies en extrernes de façon à adresser ces objectifs de développement. Le brevet est une des composantes d’élaboration de la stratégie. Si le marché visé est bloqué par des brevets de tiers, il s’agit d’évaluer le coût d’acces à ces brevets, ou de développer ses propres brevets dans un objectif d’accéder à ce marché via la négociation d’accords de licences croisées. Le brevet permet également de bâtir une barrière autour des innovations qui va ensuite permettre, soit d’interdire à d’autres de rentrer dans le même marché que le vôtre, soit de monnayer via le licensing cet accès. Donc, oui, le brevet est un élément important de la stratégie.

P. CORBEL : Il est intéressant que vous abordiez les aspects liés aux technologies des autres en premier, puis le dilemme entre interdire ou monnayer. Sur un ensemble de brevets déposés par une entreprise, quelle est la proportion qui aboutit réellement à un monopole, à une barrière sur une technologie ? Et aux contrats de licensing ? Ou à ouvrir des marchés ou améliorer l’image de l’entreprise, etc. ?

A.C. : Je pense que cela dépend des types d’industries. Dans les industries des technologies de l’information et de la communication, le brevet est peu utilisé pour interdire. En revanche, dans les technologies des sciences de la vie, utiliser le brevet pour interdire est un objectif plus tangible.

P.C. : Concrètement, comment ce lien avec la stratégie – lien très net dans ce que vous avez dit – s’effectue dans les entreprises que vous connaissez ? Existe-t-il des liens forts entre la direction générale de l’entreprise et la propriété intellectuelle ? Comment ces liens se traduisent-ils concrètement ?

A.C. : Des liens de plus en plus forts apparaissent. Par exemple dans le cadre de Thomson Technicolor, depuis plus de dix ans, l’activité « Brevet / Licence » est gérée comme un centre de profit, et la personne en charge de cette activité siège au comité exécutif et rapporte directement au CEO.

La propriété intellectuelle est de plus gérée au niveau central, « Corporate ». Bien que nous ayons des équipes un peu partout dans le monde, le fait que ce soit géré en « Corporate » signifie l’utilisation du même système d’information au sein de Thomson pour gérer les brevets et les contrats de licences. La décision de déposer ou pas un brevet est prise également au niveau « Corporate », elle n’est pas laissée au niveau des business units. Les coûts sont également supportés au niveau Corporate.

Dans un grand nombre d’entreprises, la propriété intellectuelle reste encore gérée de façon complètement décentralisée au niveau des business units. Les entreprises se rendent de plus en plus compte que cela pose des problèmes, parce que notamment chaque business unit utilise des systèmes d’information différents et définit sa propre politique de licensing de façon indépendante. Cette dernière est en général plutôt conservatrice, c’est-à-dire qu’elle préfère ne pas donner de licence et plutôt utiliser le brevet pour interdire que pour générer des revenus. C’est aussi très difficile d’avoir une vision globale du portefeuille de brevets et de définir une politique de licensing au niveau « Corporate ». Quelques entreprises française ont crée récemment le poste de responsable IP&Licensing au niveau corporate pour mieux coordonner la polique brevets / licence au niveau groupe.

Prenons l’exemple des entreprises américaines. Compte tenu des montants engagés dans les procès de propriété intellectuelle, les aspects IP sont en général suivis au plus haut niveau. Prenons en particulier le cas d’Apple : la société Creative, de Singapour a lancé un procès contre Apple pour contrefaçon de brevets audio. Apple a finalement fait un settlement avec Creative dont le montant de mémoire, était de l’ordre d’environ une centaine de millions de dollars. Ce qui est intéressant, c’est que le communiqué de presse annonçant le settlement était signé directement de Steve Jobs, le CEO de Apple; il avait été lui-même impliqué dans la résolution de ce settlement. Cet exemple est aussi intéressant pour l’une des raisons invoquées dans le communiqué de presse : il était dit que le settlement avait le mérite entre autres de mettre fin à « une distraction », au sens anglais du terme, pour le CEO et son équipe de management. En effet, pendant que Steve Jobs s’occupe de régler un procès de propriété intellectuelle, il ne fait pas des choses faisant plus partie de ses activités normales de CEO.

On peut citer un autre exemple plus récent concernant Apple : avec la sortie de l’I-Phone, Apple est rentré dans un domaine où il n’était pas présent. Un certain nombre de sociétés possèdent des brevets dans le domaine de la communication téléphonique (GSM, 3G), des interfaces utilisateurs, des connections sans fil, etc.. Vous savez sans doute que Nokia, qui voit ses parts de marché menacées par l’I-phone, a lancé un procès en propriété intellectuelle contre Apple. Apple a répliqué en lançant à son tour un procès contre Nokia. Donc, il existe aujourd’hui une guerre au niveau de la propriété intellectuelle autour de l’I-Phone, et je suis persuadé que cette affaire est suivie directement par Steve Jobs, même si ce n’est pas au jour le jour, en raison des montants importants en jeu.

Donc oui, pour les sociétés américaines, le management de la propriété intellectuelle est au niveau de la direction générale depuis maintenant quelques années. Et en Europe, cela devient de plus en plus le cas également.

L.M. : Vous parlez de plusieurs types d’entreprises. En tant que Président de L.E.S-France vous avez une vue générale sur l’activité des grandes entreprises. Mais, qu’en est-il pour les petites entreprises ?

A.C. : Nous avons parlé à ce sujet avec l’IEEPI[1], qui a lancé à l’occasion de son cinquième anniversaire une étude pour essayer de mieux comprendre le marché et les attentes en termes de formation à la propriété intellectuelle. Une des questions concernait justement les PME qui restent peu sensibles à la propriété intellectuelle. Si vous êtes une P.M.E avec des activités uniquement en France, elles considèrent que déposer des brevets n’est pas intéressant car elles voient surtout l’aspect coût. Les PME ont dû mal à voir le lien avec la stratégie, la capacité à opposer le brevet à des tiers parce qu’en Europe, en dehors de l’Allemagne, les dommages et intérêts ne sont pas suffisemment dissuasifs pour les contrefacteurs. Les dommages les plus dissuasifs pour les contre-facteurs sont aux Etats-Unis.

Je pense qu’une P.M.E américaine va être beaucoup plus sensibilisée à l’aspect propriété intellectuelle parce qu’elle sait que si elle a un très bon brevet, elle pourra également trouver des avocats qui vont travailler à la commission, ce qu’on appelle les contengency lawyers. Le système juridique américain, c’est peut-être d’ailleurs l’un de ses excès, va fortement protéger cette société. Ce qui est peu le cas en Europe à part l’Allemagne.

L’INPI a mis en place des aides pour sensibiliser les P.M.E aux brevets accompagnées de réductions sensibles des coûts de dépôts et de maintenance.

L.M. : Quelle sont les tendances ces dix dernières années dans les collaborations P.M.E. / grandes entreprises en termes de propriété intellectuelle ?

A.C. : Les P.M.E. sont beaucoup plus sensibilisées à la propriété intellectuelle : elles souhaitent maintenant avoir un retour en termes de propriété intellectuelle. Si la grande entreprise a la pleine propriété du titre de propriété intellectuelle, donc supporte tous les coûts, elles vont vouloir avoir bien sûr une licence gratuite, mais aussi un pourcentage, un partage quelque part, un intéressement aux revenus de licence potentiels futurs.

Le grand débat dans les collaborations entre les grandes entreprises et les P.M.E ou les laboratoires c’est le problème de la copropriété des brevets. Je dirais que la P.M.E ne souhaitera pas forcément être la copropriétaire parce que cela veut dire aussi supporter des coûts, mais elle va souhaiter avoir l’intéressement évoqué précédemment.

L.M. : Les grandes entreprises s’intéressent-elles de plus en plus à ces collaborations dans leur stratégie PI ?

A.C. : Ce n’est pas trop lié à la stratégie PI mais plutôt à la stratégie « business » générale de l’entreprise. Cette collaboration concerne plutôt des P.M.E ME innovantes dans le domaine des sciences de la vie. Clairement, la start-up créée comme un spin-off de l’université et qui développe des nouveaux médicaments, une fois qu’elle a fait la preuve du concept, ne peut pas aller jusqu’au bout, c’est-à-dire la mise sur le marché du médicament. Elle a besoin d’avoir un accord avec un grand groupe pharmaceutique pour continuer.

Dans le cas des technologies de l’information et de la communication, il s’agira plutôt de collaborations avec les universités qu’avec des petites entreprises, à l’exception des petites entreprises très innovantes.

P.C. : Compte tenu du fait que vous êtes Président du L.E.S – France et vous faites partie de Thomson Technicolor qui est un cas emblématique en termes de licensing nous souhaitons développer plus particulièrement ces aspects-là. Vous avez bien indiqué que la propriété intellectuelle avait pris de l’importance ces derniers temps dans les entreprises. Est-ce que nous pouvons associer cela à l’augmentation des flux de royalties ? Dans les quelques statistiques existantes dans ce domaine nous voyons qu’il apparaît une explosion des flux de redevances entre entreprises. Est-ce que cela peut être attribué au fait que la valeur de la PI s’en trouve clairement identifiée ou il s’agit de deux phénomènes qui sont un peu indépendants ?

A.C. : En fait, on parle beaucoup de mondialisation. L’abaissement des droits de douane dans les accords du commerce international va de pair avec le renforcement du respect des règles de propriété intellectuelle. Donc il est naturel que les flux de redevances augmentent avec l’augmentation du commerce international. A partir du moment où la concurrence s’intensifie, notamment la concurrence de Chine et de pays asiatiques, vous utilisez la propriété intellectuelle, qui est le résultat de vos efforts de recherche et développement, pour valoriser votre capital intellectuel utilisé par ces sociétés.

Ce renouveau de la propriété intellectuelle a été initié aux Etats-Unis dans les années 90 au moment où l’industrie américaine se posait la question de savoir comment résister à la forte émergence du Japon. Il y a eu un certain nombre d’initiatives lancées aux Etats-Unis pour redonner du poids à la propriété intellectuelle qui, encore une fois, est la trace visible des travaux de recherche et développement faits à l’époque par l’industrie américaine. Cela a été aussi une partie importante des négociations de l’OMC.

P.C. : Cela s’est traduit par des dommages et intérêts plus conséquents qui augmentent la valeur des brevets et ensuite les flux de redevances. Alors qu’avant peut-être, on se disait « Je ne vais pas payer » ou « Je ne paierai que si c’est vraiment peu cher. »

A.C. : Il y a toujours eu un débat brevet versus concurrence. De nombreuses études sont réalisées sur ce sujet et sur le lien avec l’innovation. D’ailleurs le L.E.S a organisé encore récemment une conférence sur le sujet. Suivant les époques, on a considéré qu’il fallait surtout favoriser la concurrence et donc, donner peu de protection au brevet. A d’autres époques, on a jugé que la concurrence, surtout extérieure, était beaucoup trop forte, qu’elle tuait les industries locales et donc, qu’il fallait redonner de l’importance aux brevets.

Aux Etats-Unis, dans les années 90, les autorités ont considéré que l’industrie américaine était menacée et le balancier a repenché du côté des brevets. Concrètement, quand vous regardiez les résultats des procès de propriété intellectuelle avant les années 90, les contrefacteurs gagnaient dans plus que 50 % des cas. Il y a eu un tournant dans les années 90; ce sont les détenteurs de brevets qui gagnaient les procès en propriété intellectuelle. Donc, les entreprises s’adaptent. A partir du moment où le brevet est beaucoup plus respecté, les sociétés déposent beaucoup plus de brevets.

Il y avait aussi déjà des sociétés qui déposaient beaucoup de brevets mais qui les opposaient aux tiers rarement. L’exemple le plus classique c’est IBM qui était sous surveillances des autorités antitrust et ne voulait pas être accusée d’abus de position dominante, de situation monopolistique, etc. L’émergence de la micro-informatique a fait perdre cette position à IBM et il y a eu aussi ce balancier qui a repenché du côté des brevets. Ainsi, à un certain moment, IBM a considéré qu’enfin il était maintenant possible de lancer plus activement des programmes de licences. IBM a réussi assez rapidement à générer plus d’un milliard de dollars de revenus de licences par an. Donc, il y a toujours ce trade-off, cette balance brevets versus concurrence. C’est identique au niveau de la commission européenne. Favoriser / encourager la concurrence fait partie de ses fondements, donc tout ce qui a trait à la propriété intellectuelle est suivi de façon de très près.

L.M. : Actuellement, on assiste à un autre débat concernant le nombre des dépôts versus la qualité des brevets. Il me semble qu’il y a une autre volonté politique de la part de la commission européenne d’améliorer la qualité des brevets.

A.C. : A partir du moment où le brevet a eu beaucoup plus de valeur les entreprises ont déposé beaucoup plus de brevets. On a vu ainsi l’émergence d’une nouvelle industrie, ce qu’on appelle aux Etats-Unis les patent trolls, donc des sociétés qui se créent, qui achètent des brevets à des inventeurs indépendants, et qui ensuite essayent de les valoriser avec des méthodes parfois agressives, donc très juridiques. Là aussi, je pense qu’il y a du positif et du négatif. Le positif c’est que, indéniablement, il y a des inventeurs indépendants qui ont effectivement été très innovants, qui ont contribué à l’émergence de nouveaux produits sur les marchés, et qui n’ont peut-être pas été récompensés comme ils auraient dû. Cette activité leur permet maintenant de mieux valoriser leurs inventions. L’aspect négatif est lié aux méthodes juridiques très agressives utilisées qui imposent un coût en termes d’avocats et de frais juridiques très importants à supporter par les entreprises. Et donc, de leur point de vue, surtout pour les entreprises de haute technologie, en particulier dans les technologies de l’information et de communication, cette pratique est considérée comme une nuisance. Quand vous regardez le classement du nombre de nouveaux procès reçus par an, un certain nombre de sociétés de haute technologie dans l’informatique ou dans l’électronique grand public reçoivent plus de trente nouveaux procès brevets par an. Elles ont des équipes spécialisées pour gérer plus de deux nouveaux procès par mois. C’est assez significatif sachant que le coût moyen d’un procès allant jusqu’au bout s’élève à dix millions de dollars, ce qui explique qu’il y a très souvent des settlements en cours de route. Mais, c’est une nuisance parce que c’est beaucoup de temps à passer pour les équipes, pour les avocats extérieurs, etc. afin de gérer ce qu’on peut appeler un harcèlement juridique des patent trolls.

L.M. : Pour y revenir, on considère les patents trolls comme une technique plutôt appropriée au système juridique des Etats-Unis. Et en Europe ?

A.C. : Il y en a beaucoup moins. Effectivement, plus de 95 % des patent trolls sont aux Etats-Unis. Encore une fois, c’est lié aux spécificités américaines. En Europe, quand vous gagnez un procès, les dommages et intérêts sont peu dissuasifs pour les entreprises ou pour le contrefacteur.

P.C. : Et puis le coût du procès en lui-même est peut-être aussi plus faible dans la plupart des pays européens, car l’une des techniques assez connues de ces entreprises, c’est de dire : « Je fais un procès, et après on discute ». On est déjà sous pression du fait qu’on dépense déjà des millions de dollars, donc, quelque part, payer des redevances à la place de payer ses avocats, c’est souvent un moyen de se débarrasser du problème rapidement. Donc, beaucoup d’entreprises cèdent.

A.C. : Enfin comme je vous l’ai dit : il y a du positif et du négatif, parce que c’est vrai aussi qu’il y a certains inventeurs indépendants qui ont pu faire des inventions importantes ou des petites entreprises, des petits labos qui ont été utilisés ensuite par des grands groupes sans payer de redevances.

Je pense à un cas assez connu en Europe, un inventeur allemand qui a opposé ses brevets à Sony à propos du walkman. C’est une affaire qui a duré des années. Finalement, Sony a fait un règlement à l’amiable avec cet individu. Il est vraisemblable qu’aux Etats-Unis, le règlement de cette affaire aurait sans doute été plus rapide. Je tiens à préciser que je n’ai pas d’avis sur la pertinence de la revendication de cet inventeur indépendant.

P.C. : Est-ce que finalement cette émergence, avec ses excès, même avec certains aspects positifs, ne peut pas aboutir à un changement de direction du balancier ?

A.C. : Oui. Les grandes entreprises américaines font du lobbying pour obtenir ce retour de balancier. Il existe de nombreux débats aux Etats-Unis qui est un pays de common law, donc où le droit avance beaucoup par les cas décidés par les juges ou par les jurys sur la base des précédents. Il y a eu un certain nombre de précédents connus qui globalement amenuisent les droits des détenteurs de brevets, notamment pour ce qui a trait aux « triple damages », c’est-à-dire la contrefaçon intentionnée, les « injonctions », le droit d’attaquer le brevet de celui qui vous menace. Aux Etats-Unis quand il y a des contrefaçons intentionnées vous payez trois fois des dommages et intérêts. Il y a aussi le fait de pouvoir interdire, de pouvoir bloquer la vente de produits, ce qu’on appelle « les injonctions » aux Etats-Unis. Il y a eu un certain nombre de cas qui rendent plus difficile la possibilité de bloquer la vente de produits de vos concurrents. Aux Etats-Unis, si vous vous sentez attaqué, vous avez le droit d’attaquer le brevet de celui qui vous attaque. Là aussi, c’est plus facile d’attaquer le brevet de celui qui vous menace qu’auparavant. Donc, il y a un certain nombre de cas juridiques qui amenuisent encore une fois le droit des détenteurs de brevets. Par ailleurs, il y a toute une réflexion sur le Patent Reform Act qui fait l’objet de nombreuses discussions avec des groupes de lobbying qui se sont constitués aux Etats-Unis. Si je devais schématiser, l’ensemble de l’industrie de haute technologie est en faveur d’une réforme. En revanche, l’industrie des sciences de la vie est plutôt partisane d’un statu quo. Je pense qu’il y a moins dans ces domaines ce phénomène de patent trolls que l’on connait dans les technologies de l’information et de la communication. Dans tout ce qui est biotechnologie, pharmacie, le brevet reste essentiel. Par conséquent, les entreprises des sciences de la vie sont partisanes de garder ce qui existe aujourd’hui.

Le marché de la propriété intellectuelle s’est fortement développé. Cela signifie qu’un certain nombre d’acteurs se sont créés pour développer des outils informatiques de gestion des portefeuilles de brevets en premier lieu. Mais ensuite, au-delà de la couche gestion, il est apparu récemment une couche d’outils informatique plus « intelligents » qui essaient par exemple d’évaluer la valeur des brevets via un certain nombre de critères. Ainsi, il y a de nombreuses sociétés qui ont développé ce type d’outils, dont la plus connue est Ocean Tomo. Un critère utilisé par tous les logiciels est celui des citations : il s’agit de compter le nombre de fois où votre brevet a été cité par des brevets déposés après le votre. Si votre brevet a été cité plus de cinquante fois, c’est sans doute que sa valeur est supérieure à un autre brevet cité que deux ou trois fois. Un autre critère est le nombre de revendications.

Il existe également des outils qui permettent de réaliser du « patent mapping » ou cartographie des brevets. Si vous êtes une société qui a décidé au niveau stratégique d’aller dans un domaine donné, un patent mapping vous permet d’indentifier les brevets existants et les sociétés actives dans ce domaine. Le mapping vous offre aussi d’autres possibilités. Si par exemple vous identifiez des sociétés avec des brevets-clefs dans les domaines qui vous intéressent vous pouvez racheter cette société, ou racheter ses brevets, ou négocier des accords avec cette société, en utilisant éventuellement des agents si vous voulez garder confidentielle votre stratégie.

Par ailleurs, le marché d’achat et de vente de brevets s’est aussi développé. Les opérations d’achat et de vente de brevets étaient peu nombreuses dans le passé. Certaines sociétés se sont dit : « finalement, plutôt que de bâtir une organisation de valorisation de nos brevets et d’avoir une équipe qui va aller par exemple à Taiwan ou en Chine pour licencier les brevets, est-ce que nous n’avons pas plutôt intérêt à vendre ces brevets à des sociétés spécialisées ? » Les patents trolls sont bien sûr des acheteurs de brevets, mais il peut y avoir aussi d’autres sociétés qui peuvent être intéressées pour vendre ou acheter les brevets. Les sociétés Coréennes d’électronique ont beaucoup acheté de brevets dans un but défensif. On peut utiliser des brokers à qui vous confiez un mandat d’achat ou de vente de brevets. Il y a également la possibilité des enchères : certains se sont dit qu’il y a des enchères au niveau du marché de l’art, pourquoi ne pas développer aussi des enchères au niveau du marché de la propriété intellectuelle ? Ocean Tomo est la première société qui a mis en place des enchères pour la vente de brevets, en général par lots. Chaque société a la possibilité de faire une offre, la mieux-disante obtient le portefeuille.

Des fonds se sont également développés, des fonds qui achètent des brevets et les valorisent, mais aussi des fonds qui se sont dit : « nous allons financer des travaux de recherche et développement dans des universités ou dans des entreprises, et le retour sera un droit de partage des revenus de licences ». Ces fonds se sont surtout développés aux Etats-Unis mais il y a un certain nombre de fonds qui existent en Europe, en particulier en France et en Allemagne. Il y a une réflexion en cours dans ce sens à la Caisse des Dépôts qui a fait l’annonce d’un premier fonds de 20 millions d’euros.

P.C. : Est-ce qu’il n’y a pas eu une sorte de bulle autour des droits de la propriété intellectuelle ? Il y a eu, à un moment donné, un très fort développement de ces marchés, alors que récemment, par exemple, certaines enchères d’Ocean Tomo ont été annulées.

A.C. : Sans doute. C’est très difficile, finalement, d’identifier la valeur d’un brevet. Donc, avant la crise, les sociétés achetaient des brevets en grande quantité en faisant un pari : « si j’achète un portefeuille de 1000 brevets, je fais le pari avec mes experts de trouver quatre / cinq brevets qui ont réellement de la valeur pour me permettre de faire un retour sur l’investissement significatif ». Un certain nombre de fonds américains ont ainsi racheté des portefeuilles - brevets sans analyser en détail auparavant la valeur de chaque brevet. Avec la crise, les fonds de pension, qui sont souvent derrière ces fonds d’achat de brevets, ont demandé à voir les retours sur investissement, ce qui a poussé ces fonds brevets à être plus sélectifs. Par conséquent, aujourd’hui les brevets achetés sont de plus en plus des brevets effectivement utilisés ou avec une grande chance d’être utilisés dans des produits. Donc, je dirais que cet aspect « pari » est devenu plus faible. Si vous avez un portefeuille-brevets de 1000 brevets, il sera plus difficile aujourd’hui de le vendre en un seul lot qu’il y a deux / trois ans. Ceux qui ont acheté ces portefeuilles de 1000 brevets ne vont pas dévoiler si effectivement ils ont trouvé, ou pas, les deux / trois brevets importants. Il est plus difficile de vendre un gros portefeuille qu’auparavant. Et le prix moyen est dit avoir baissé également. A partir du moment où les marchés financiers ont baissé, un brevet étant un actif financier comme un autre, le prix moyen des brevets a sans doute effectivement baissé.

P.C. : Le fait qu’on analyse davantage les portefeuilles explique en revanche que ces mêmes entreprises vont se centrer sur les outils d’analyse de la valeur des brevets. Elles vont vendre les outils qui permettent de faire un peu de screening.

A.C. : Il y a des sociétés qui sont spécialisées dans le développement d’outils.

Il y a d’autres sociétés, par exemple la société américaine Taeus, spécialisées dans le reverse engineering. Il s’agit d’ouvrir le produit du licencié potentiel et de l’analyser de façon à identifier si vos brevets s’appliquent ou pas. C’est une spécialité qui s’est développée. L’un des nouveaux business de la propriété industrielle que nous n’avons pas évoqué c’est aussi le developpement des places de marché informatique. En fait, il s’agit d’une forme de « meetic » de la propriété intellectuelle permettant de mettre en rapport des acheteurs et des vendeurs de propriété intellectuelle via une plateforme informatique.

PC. : Donc c’est un monde qui s’est beaucoup transformé finalement au cours des quinze / vingt dernières années, notamment à travers ces pratiques ?

A.C. : Je dirais que c’est une nouvelle industrie qui se développe. J’ai vécu le développement, le début de l’industrie de la micro-informatique. Quand on regarde aujourd’hui les acteurs majeurs de la micro-informatique, ce sont des sociétés qui se sont positionnées au début de cette industrie. Après, comme toujours, il y a eu un certain nombre de regroupements, de fusions / acquisitions, de rachats etc. Mais les acteurs qui ont survécu, Microsoft, Apple, les grandes SSII, etc. sont tous apparus au début de cette industrie. Dans le cadre de la propriété intellectuelle, nous pouvons considérer que cette industrie est en train de se développer et les places sont encore à prendre. C’est le bon moment pour un certain nombre d’acteurs de rentrer dans ce marché. C’est notamment l’un des paris de la Caisse des Dépôts : une nouvelle industrie se crée et c’est maintenant qu’il faut y entrer. Il n’est pas certain que ceux qui rentrent maintenant survivront dans dix / quinze ans mais clairement, ceux qui ne rentrent pas aujourd’hui auront du mal à rentrer dans dix /quinze ans.

P.C. : Pour les entreprises industrielles ou plus classiques, ce développement du marché des brevets s’est traduit comment en termes d’organisation ? Est-que l’on a vu se développer des cellules de valorisation plus qu’avant ?

A.C. : Oui. Pour faire un parallèle dans beaucoup d’entreprises vous avez des équipes dédiées à la fusion / acquisition. Essilor, par exemple, achète énormément d’entreprises et est capable de bien les intégrer, ce que est une partie de sa croissance. Cette société dispose d’une équipe dédiée à la fusion / acquisition pour repérer les entreprises, négocier pour les acheter, ensuite les intégrer. Donc, dans le cadre de la propriété intellectuelle, les sociétés qui souhaitent être actives dans le domaine de l’achat et de la vente des brevets ont aussi mis en place des équipes spécifiques. Ce qui est le cas pour Thomson Technicolor.

L.M. : Est-ce qu’il y a un changement dans la culture des entreprises en termes de propriété intellectuelle ? Est-ce que les entreprises en général s’ouvrent plus par rapport à ce marché qui se crée ?

A.C. : Ce n’est pas tant qu’elles s’ouvrent plus mais c’est un actif qui n’était pas beaucoup géré dans le passé. En effet, beaucoup d’entreprises avec un portefeuille de brevets ne regardaient pas ce qu’elles pouvaient faire avec leurs brevets tant qu’elles n’étaient pas attaquées. Comme une entreprise avec des terrains quelque part qui sont inoccupés et sur lesquels finalement elle pouvait bâtir des immeubles... On peut parler d’actifs non valorisés. La propriété intellectuelle était souvent traitée comme un actif qui n’était pas géré. Les entreprises le gère beaucoup plus : d’abord, en l’utilisant de façon stratégique soit, pour interdire soit, pour le valoriser par le licensing. La valorisation peut aussi passer maintenant plus facilement par la vente de brevets du fait du développement du marché des brevets.

A partir du moment où vous gérez le brevet comme un actif, vous pouvez aussi décider de l’étoffer, donc déposer plus de brevets ou étendre plus largement vos brevets. Il y a aussi un certain nombre d’acteurs qui sont créés, qui proposent des prestations de conseil dans le domaine de la propriété intellectuelle; ils peuvent vous aider à définir votre stratégie et améliorer aussi le management de votre propriété intellectuelle.

P.C. : Est-ce qu’on peut faire un lien avec le développement de ce qu’on appelle de façon globale l’open innovation, entre ce développement de la propriété intellectuelle, les échanges autour des droits de PI, et puis ces systèmes plus ouverts d’innovation ?

A.C. : Tout le monde est convaincu maintenant de la complémentarité entre la recherche académique et les entreprises. L’objet des entreprises est de développer des produits, des marchés mais pas forcément de faire de la recherche fondamentale. En plus, le profil des chercheurs pour faire de la recherche fondamentale n’est pas le même que ceux qui travaillent dans une grande entreprise. 80 % des médicaments vendus aujourd’hui ont pour origine la recherche académique. Il existe une complémentarité dont les grandes entreprises ont conscience. Elles développent par conséquent des liens avec les universités pour y chercher les innovations fondamentales. Il y avait dans les entreprises le syndrome du NIH, Not Invented Here. J’ai connu des grandes entreprises étrangères, d’électronique grand public par exemple, qui considéraient que tout ce qui ne venait pas de chez elles n’avait pas de valeur. Cela change. De plus en plus, le business model c’est la recherche fondamentale au sein des universités jusqu’à la preuve du concept ensuite développement du produit au sein de l’entreprise et enfin marketing-vente. Cela signifie aussi des discussions sur le mode de rémunération pour les universités pour ces inventions fondamentales, qui passe par l’achat des brevets ou le licensing avec des partages de redevances entre la grande entreprise et l’université. Finalement, le licensing est l’un des outils qui permet à l’open innovation de fonctionner avec efficacité.

P.C. : Dans le concept d’origine de l’open innovation, il y avait les liens avec l’amont, avec l’académique et il y avait aussi la partie aval, c’est-à-dire qu’une entreprise va non seulement récupérer des projets ailleurs en achetant des start-up, en menant des opérations avec les milieux académiques, mais va aussi pouvoir vendre des projets en cours de route si ça ne correspond plus à ses orientations stratégiques. Et là peut-être aussi que – vous l’avez indiqué tout à l’heure – le développement des marchés de brevets facilite la cession en cours de route d’un projet démarré en interne suivi d’une réorientation stratégique. On peut imaginer un médicament par exemple : un grand laboratoire pharmaceutique plutôt généraliste qui veut se spécialiser sur les produits anticancéreux se disant : « ce projet-là est intéressant mais il ne rentre plus dans notre cadre stratégique. Donc, il va pouvoir peut-être le valoriser davantage qu’avant à travers ces marchés. »

A.C. : Tout à fait. Si la grande entreprise a fait uniquement la preuve du concept et qu’elle souhaite vendre, cele revient au transfert d’une technologie encore en développement. Le problème c’est que le licencié potentiel souhaite souvent que la technologie soit prête et qu’on ait prouvé en mass-production son fonctionnement. Or, en général, les projets abandonnés dans les grandes entreprises n’ont pas été jusqu’au bout. Ils ont été abandonnés parce qu’à un certain moment on décide de ne plus continuer d’investir par rapport à un changement de stratégie ou par rapport à des estimations de coûts futurs trop importants. Dans le cadre de Thomson Technicolor, on a eu le cas de ce type de projet et on a essayé à ce moment-là de licencier ce qu’on avait développé. C’est très difficile. C’est ce qui est appelée dans la littérature « la vallée de la mort ». Il y a un certain nombre de paramètres qui interviennent : les coûts à venir de développement, la période entre la preuve du concept et la mise sur le marché représente des coûts très importants, même beaucoup plus importants que les coûts dépensés pour arriver à la preuve du concept, le risque que « cela ne marche finalement pas », le risque que le marché ai été surévalué, ... . Prenez l’exemple d’une technologie que nous avions développé en partenariat, sur les « dalles » LCD qui permettait de réduire les coûts et d’améliorer également la qualité. On avait de notre point de vue prouvé que les résulats étaient là en ayant fabriqué des échantillons. Toutefois, prouver que cela marchait sur une ligne qui allait en fabriquer un certain nombre de milliers par jour, c’était autre chose. On a essayé de convaincre un certain nombre d’entreprises de nous acheter la technologie, mais ces entreprises nous ont répondu : « apportez la preuve que ça marche dans une usine et revenez nous voir ». Le coût pour nous, pour passer de la preuve du concept à la mise sur le marché, était beaucoup trop important et on a simplement arrêté. On a gardé les brevets.

L.M. : Cela veut dire que les entreprises n’offrent sur ce marché que des brevets qui ont été porteurs pour eux il y a un certain nombre d’années ?

A.C. : En général, l’équipe au sein de l’entreprise, qui a travaillé sur le projet, propose de faire un spin-off si le projet est arrêté. Elle récupère la technologie de la grande entreprise, elle se fait financer par des venture capitalists et puis elle essaie d’aller sur le marché. La sortie de la technologie se fait plutôt de cette façon que parla vente à une autre entreprise. Il y a quelques projets chez Thomson qu’on avait décidés d’arrêter : l’équipe a proposé de faire un spin-off. Nous avons accepté de transférer notre technologie à l’équipe, en gardant les brevets mais en concédant une licence des brevets. L’équipe a pu avoir des financements et continué à développer la technologie. Un des spin-off de Thomson a été racheté récemment par une entreprise du secteur; ce spin-off a été couronné de succès.

P.C. et L.M. : Nous voudrions vous faire projeter dans l’avenir. Quelles sont d’après vous les grandes perspectives d’évolution en termes de PI ? Compte-tenu des grandes tendances actuelles, que peut-on imaginer comme grands changements dans les années à venir et comment les entreprises peuvent-elles s’y adapter ? Quels sont aussi les grands débats par rapport à ces changements ?

A.C. : Au niveau des droits de propriété intellectuelle, en particulier au niveau des brevets on observe un retour de balancier aux Etats-Unis. En Europe, c’est plutôt le statu quo avec les débats qui ont eu lieu sur les brevets et les logiciels. Probablement la qualité des brevets va s’améliorer parce que les entreprises déposent moins de brevets avec la crise. Tout le monde en est conscient, à un certain moment les examinateurs ont été débordés et c’est important d’améliorer la qualité des brevets. Donc, sans doute les procédures d’examination vont être plus sévères. Dans ce cadre, il existe beaucoup de bases de données qui étaient peu accessibles dans le passé et qui le sont maintenant beaucoup plus, notamment des bases de données d’art antérieur, en particulier les bases de données japonaises. Ainsi, aujourd’hui l’examen en termes de recherche d’antériorités est fait sur un éventail d’informations beaucoup plus large qu’elle ne l’était par le passé. Dès lors, il sera plus dur d’obtenir un brevet parce que la recherche d’art antérieur est beaucoup plus poussée grâce à l’accès aux bases de données.

Au niveau de la valorisation, il y a deux extrêmes dans l’approche licensing : l’extrême le plus agressif c’est le patent troll; l’extrême le plus consensuel c’est ce qu’on appelle les patent pools où les détenteurs de brevets se mettent ensemble et décident de licencier un nombre important de brevets essentiels à des conditions relativement raisonnables. De nombreux patents pools existent déjà dans l’industrie du high-tech et ils vont continuer à se développer dans cette industrie. Un grand débat qui existe depuis plus de dix ans est si des patents pools vont se développer dans l’industrie des sciences de la vie ? MPEG LA une société de Denver spécialisée dans la gestion des patent pools a fait récemment un communiqué de presse dans lequel elle annonce la constitution d’un patent pool concernant les outils de diagnostic dans les sciences de la vie. Ainsi, en termes de tendances, cet essor des patents pools va continuer de s’amplifier dans les technologies de l’information et de la communication mais également devrait commencer à se développer dans les sciences de la vie.

Au niveau des acteurs, c’est une industrie naissante. Il y a eu énormément de sociétés qui se sont créées et il va certainement y avoir une consolidation de l’industrie. On le voit déjà au niveau des enchères de brevets. Comme je l’ai déjà mentionné, Ocean Tomo a vendu son activité enchères à une société anglaise ICAP, un broker avec une force de frappe beaucoup plus importante qui va ajouter la propriété intellectuelle à ses activités de trading d’autres produits.

Au niveau des outils de valorisation des brevets, certains considèrent qu’on se trouve dans la même situation que pour les systèmes d’exploitation des PC. Au départ, il y a eu un certain nombre de sociétés proposant des systèmes d’exploitation et à la fin il y a une société qui est restée, Microsoft. On peut anticiper la consolidation du marché surtout au niveau des outils de valorisation. Il y aura une consolidation de manière à ce qu’à la fin peut-être un seul outil restera et il sera la référence pour le marché, une forme de standard. Pour ce qui concerne les sociétés de conseil, c’est plus ouvert : il y aura peut-être des grands du conseil ayant déjà fait quelques tentatives pour rentrer dans le domaine de la propriété intellectuelle qui reviendront ou qui développeront leurs pratiques. Aujourd’hui, il y a certain nombre de sociétés spécialisées dans le conseil en propriété intellectuelle, donc les grands noms du conseil vont sans doute rentrer dans cette niche. Au niveau des places de marché informatique, il y aura aussi probablement une consolidation avec sans doute une ou deux sociétés qui resteront.

L.M. : Et dans les pratiques des entreprises ?

A.C. : Dans les pratiques des entreprises, quand on lit la littérature sur le sujet, beaucoup est écrit sur le nouveau rôle des Chief Intellectual Property Officers. Le responsable de la propriété intellectuelle va monter de niveau hiérarchique dans l’entreprise. Chez nous, il est actuellement au niveau N – 1 par rapport au CEO. Dans le passé, le responsable propriété intellectuelle pouvait être au niveau N – 3, N – 4. De plus en plus il sera au niveau N – 1 dans les entreprises où la propriété intellectuelle est vraiment critique ou N – 2 dans les autres. On aura donc sans doute, une remontée du niveau de la hiérarchie de la personne qui est en charge de la propriété intellectuelle dans l’entreprise.

L.M. et P.C. : Cela nous semblait intéressant dans le cadre de ce numéro d’avoir une dernière question par rapport au monde académique : qu’est-ce qu’on attend de nous, car le lectorat de Management international est quand même avant tout constitué d’autres universitaires. Qu’attendez-vous des recherches sur la propriété intellectuelle ?

A.C. : Par exemple, nous avons parlé du marché de la propriété intellectuelle. Quel est le montant des brevets achetés et vendus par an aux Etas-Unis : un milliard de dollars, cinq milliards de dollars, quelques centaines de millions de dollars ? D’une façon générale, il serait intéressant de caractériser ce marché : quel est le montant des brevets vendus par an, les flux de redevances ? Combien de brevets vendus ? La valeur moyenne par brevet ? Les revenus de licences existent déjà mais il est difficile de discriminer les revenus des licences de brevets des licences de marques, de transfert de technologies (savoir faire), des licences entre maison mère et filiales, etc.

P.C. : Vous êtes notamment en attente de statistiques précises...

A.C. : Surtout avoir un ordre de grandeur de façon en premier lieu à confirmer ce qui est dit par les firmes qui sont dans ce marché. Il est à noter par exemple que les montants totaux des brevets vendus par enchère de Ocean Tomo n’étaient pas très importants (environ 2 à 3 millions de dollars). Il serait aussi intéressant de tracer la chaîne de la vente de brevets. Le domaine de la PI est confidentiel et il est donc difficile d’obtenir des informations. Ceux qui ont acheté des brevets ont-ils réussi un bon retour sur investissement ? Ceci pourrait se prêter à des études de cas. Par exemple, il serait intéressant de se pencher sur le modèle d’Acacia, une société américaine qui achète des brevets pour les licencier. Ils sont cotés en bourse ce qui les oblige à divulguer un certain nombre d’informations. A cet égard on entend plusieurs sons de cloche. L’un concerne les bulles : des sociétés ont acheté des brevets mais elles ont peut-être payé trop cher. Il y a d’autres sons de cloches : Acacia finalement serait profitable.

Une autre question concerne l’analyse économique du business model des patent trolls. Le cycle de cette activité est le suivant : mise en vente du brevet, achat par le patent troll qui ensuite approche les sociétés, qui dépensent des frais juridiques pour se défendre puis, tôt au tard, cela se termine par un settlement. Il est intéressant de savoir pour une entreprise donnée qui fait des deals avec des patents trolls, combien elle a payé en frais juridiques versus en settlement aux patent trolls à la fin de l’année. Par exemple, si elle a payé dix millions de dollars au patent troll, est-ce qu’elle a payé quinze millions de dollars ou cinq millions de dollars en frais juridiques ? Il s’agit en effet d’étudier de façon générale l’industrie des patents trolls aux Etats-Unis pour comprendre combien ils ont reçu en redevances versus combien ont été dépensé en frais juridiques ? Une étude récente m’avait interpellé : elle indiquait que les frais juridiques étaient au moins d’un ordre de grandeur similaire au paiement finalement fait aux patent trolls. Pour cette raison des fonds d’investissement anti-patent trolls se créent pour acheter des brevets. Ils considèrent que si on achète le brevet au moment où il est mis en vente on économise les coûts de nuisances juridiques. Est-ce correct ? Si on regarde tous les coûts qui ont été supportés, est-ce que pour l’entreprise c’était plus intéressant de supporter l’achat du brevet par les fonds défensifs lors de la mise en vente initiale ? Par exemple, si le brevet était vendu dix millions de dollars mais à la fin l’entreprise a payé un million de dollars aux patent trolls et elle a payé un million de dollars en frais juridiques... Ensuite, est-ce que pour le patent troll, c’était un deal intéressant ou non ? En résumé, il s’agit de faire une analyse de la valeur appliquée à la propriété industrielle, entre le moment où le brevet est mis en vente et le moment où il y a les settlements sur cette affaire. On peut prendre un cas de société avec un portefeuille-brevets donné qui a été mis il y a par exemple trois / quatre ans pour étudier les questions : Combien il a été vendu ? Qui l’a acheté ? Qui a pris la licence ? Combien ça a été payé ?, etc..

Ce qu’il est aussi toujours intéressant de connaître, ce sont les statistiques sur les procès, Certains cabinets juridiques aux Etats-Unis tiennent ce type de statistiques. Si on considère par exemple qu’un procès comprend dix étapes : à chaque étape, par rapport à ce qui s’est passé avant, combien vous avez de chances en moyenne de gagner ou de perdre l’étape suivante ? Ensuite, il est intéressant d’analyser les statistiques par district aux Etats-Unis qui sont très différentes. Les patent trolls font souvent des procès au Texas, qui est plus favorable aux détenteurs de brevets. Dans ces statistiques, combien de fois les détenteurs de brevets gagnent ou perdent. Et puis aussi des statisitiques sur la durée moyenne des procès qui varient fortement suivant les districts.

Enfin nous parlions de travaux universitaires, sur la valeur des brevets. Il y a des travaux réalisés aux Etats-Unis comparables à l’analyse qui a été faite par Ocean Tomo. Dans cette analyse, quels sont les critères les plus significatifs qui expliquent la valorisation des brevets ? Une université américaine a pris tous les brevets US qui ont fait l’objet de procès et les a étudié. C’est un travail fastidieux mais l’approche est intéressante.

P.C. : Il y a effectivement beaucoup d’articles sur la valeur théorique qui ont été écrits parfois il y a longtemps par des économistes. Et quand on voit la méthode d’Ocean Tomo, en fait ils se fondent largement sur ces articles. Cela engendre aussi une limite : compte tenu des méthodes utilisées pour évaluer la valeur des brevets dans ces études, ces modèles prennent mal en compte les cas extrêmes, comme celui d’un brevet qui couvrirait un médicament « blockbuster »…

A.C. : Je considère que ces modèles sont surtout des filtres. Si vous avez un portefeuille de 10 000 brevets, les modèles vont identifier les 500 brevets sur lesquels il faut passer du temps avec les experts. Vous en laisserez peut être passer des importants. Mais globalement c’est un filtre : si vous n’avez pas le temps de regarder les 10 000, vous regardez seulement les 500. C’est comme si vous aviez des morceaux de musique MP 3 et que vous aviez un outil informatique qui va lire ces morceaux de musique mais sans écouter la musique et vous dire quelle est la chanson qui peut faire un hit. S’il y a un morceau qui fait quinze minutes, l’outil pourra dire qu’il y a peu de chance qu’il passe à la radio, donc la durée du morceau de musique est un critère. Mais on comprend que c’est limité. Les modèles brevets ne remplacent pas la lecture et la compréhension du brevet. L’outil ne comprend pas le brevet. L’outil se base simplement sur des critères du type : nombre de mots, nombre de claims, citations etc., mais il ne lit pas et ne comprend donc pas le fond du brevet.