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Les Innovations Organisationnelles (IO) sont les innovations les plus répandues au sein des entreprises françaises. Selon l’enquête communautaire sur l’innovation française CIS 2006 (Community Innovation Survey), elles concernent 47.6 % des entreprises industrielles innovantes de 20 salariés et plus. Mol & Birkinshaw (2009, 2012) ont récemment mis en évidence leur effet positif sur la performance. Elles sont aussi dites « supports » (Ayerbe, 2006) ou « vecteurs » de l’Innovation Technologique (IT) (Ménard, 1995). Paradoxalement, la littérature sur l’innovation continue à se focaliser majoritairement sur les IT (produits, et dans une moindre mesure, procédés). Ainsi, Keupp, et al. (2011) indiquent que, sur 342 articles publiés[1], seulement 25 portent sur les IO contre 246 sur les IT.

L’IO représente un processus collectif, long et complexe, lié à l’apprentissage (Alter, 2010, Scozzi &Garavelli, 2005) et susceptible de se heurter à de nombreux obstacles (Van de Ven, 1986, Vermeulen, 2005). Notre objectif est ici d’en améliorer sa compréhension en s’inscrivant dans la lignée des recherches récentes basées sur les barrières à l’innovation (Baldwin &Lin, 2002, Galia &Legros, 2004, Hadjimanolis, 1999, Madrid-Guijarro, et al., 2009, Mohnen &Röller, 2005, Tourigny &Le, 2004).

Selon Keupp, et al. (2011) et Segarra-Blasco & Garcia-Quevedo (2008), les recherches qui choisissent d’étudier les innovations sous l’angle de leurs barrières plutôt que de leurs déterminants restent encore peu nombreuses et font figure d’exception. Elles ont d’ailleurs récemment été qualifiées d’ « innovantes » (Mirow, et al., 2008). A quelques rares exceptions près (Madrid-Guijarro, et al., 2009, Wagner, et al., 2011), elles se concentrent sur les IT laissant pour compte les IO. Ainsi, peu de connaissances sont encore disponibles sur les barrières à l’IO. L’objectif de cet article est donc de les identifier.

Notre questionnement est double : Quelles sont les barrières à l’innovation organisationnelle et en quoi se distinguent-elles de celles identifiées pour les innovations technologiques ?

L’originalité de cette recherche se fonde sur trois points. Tout d’abord, nous nous focalisons sur l’IO et nous inscrivons ainsi dans l’effort de clarification du concept et de compréhension de son processus. Ensuite, les recherches sur les barrières à l’innovation reposent majoritairement sur la perception des top-managers. Nous proposons d’élargir la perception des obstacles à d’autres acteurs. Enfin, nous distinguons les différentes phases du processus d’innovation (phase de décision, de mise en usage et de poursuite de l’usage) alors que les recherches empiriques sur les barrières à l’innovation, soit ne précisent pas la phase concernée, soit se focalisent uniquement sur la phase de décision. Pourtant, selon Wolfe (1994), le fait de ne pas apporter cette distinction peut expliquer, en partie, l’inconsistance des résultats des recherches, notamment sur les déterminants à l’innovation qui sont susceptibles de varier en fonction des phases du processus (Damanpour &Schneider, 2006). Nous pouvons supposer qu’il peut en être de même des barrières.

En nous appuyant sur l’analyse de 35 entretiens semi-directifs réalisés dans 6 entreprises industrielles françaises qui ont adopté une IO, telle que le LeanManagement, nous proposons de hiérarchiser les barrières en fonction de leur impact sur le processus d’IO. Nous montrons que les barrières internes, telles que la résistance au changement, le manque de temps, le manque de qualifications, et le manque de support managérial sont celles qui sont le plus fréquemment perçues et qui ont le plus d’impact sur le processus d’IO. Elles devancent celles relatives aux coûts de l’innovation qui représentent le principal obstacle à l’IT (Baldwin &Lin, 2002, Corrocher &Fontana, 2008, Galia &Legros, 2004, Segarra-Blasco &Garcia-Quevedo, 2008, Tourigny &Le, 2004). Nous montrons également que les attributs de l’IO peuvent représenter des freins alors qu’ils ont rarement été étudiés en tant que tels. Enfin, nos résultats indiquent que les barrières peuvent jouer un rôle de « stimulant managérial » dans le sens où elles incitent les entreprises à penser et mettre en oeuvre des actions pour les dépasser.

Dans une première partie, nous définissons l’IO et ses spécificités par rapport aux IT. Nous proposons une synthèse des barrières à l’innovation, majoritairement technologique, relevées dans la littérature et nous questionnons leur pertinence pour l’IO. Notre choix d’étudier le Lean Management comme IO, la présentation de la méthode de recueil et d’analyse des données ainsi que les six cas étudiés font l’objet d’une deuxième partie. La troisième partie présente les résultats de notre recherche que nous discutons en dernière partie avant de conclure et de présenter les pistes de recherches futures.

Les obstacle à l'innovation organisationnelle

L’objectif de cette partie est double. D’une part, nous définissons le concept d’Innovation Organisationnelle (IO) et identifions ses spécificités par rapport aux Innovations Technologiques (IT). D’autre part, nous cernons les obstacles à l’innovation, majoritairement technologique, dans la littérature, et nous interrogeons sur leur pertinence pour l’IO.

L’innovation organisationnelle

L’IO est sujette à diverses interprétations mais deux approches principales peuvent être distinguées. D’une part, l’IO est vue comme un dispositif organisationnel qui soutient l’activité d’innovation, essentiellement technologique (produits et procédés), de l’entreprise (Damanpour, 1991, Damanpour &Evan, 1984, Kimberly &Evanisko, 1981). L’organisation représente ici l’unité d’analyse et ses caractéristiques (taille, âge, structure…) sont examinées pour évaluer leur impact sur l’innovation. D’autre part, l’IO est définie comme l’adoption de nouvelles pratiques managériales, procédures de travail, techniques, formes ou structures organisationnelles (Armbruster, et al., 2008, Birkinshaw, et al., 2008, Damanpour &Aravind, 2012, Damanpour &Evan, 1984)[2]. Dans cette définition, que nous retenons, l’unité d’analyse est bien l’IO elle-même.

Les typologies des innovations les plus répandues distinguent les innovations produits et procédés (Abernathy &Utterback, 1978) et les innovations techniques (ou technologiques) et administratives (Evan, 1966). Les innovations produits sont définies comme les nouveaux produits ou services et répondent à une demande du marché. Elles ont donc un « focus » externe. Les innovations de procédés sont définies comme les nouvelles méthodes de production, nouvelles formes d’organisation et nouveaux éléments introduits dans les opérations de services. Elles ont un « focus » interne et sont motivées par la recherche de gains d’efficience et d’efficacité des processus organisationnels (Abernathy &Utterback, 1978).

La distinction entre les innovations techniques (ou technologiques) et administratives (ou organisationnelles) provient des travaux de Evan (1966). Les premières se produisent au sein du système technique de l’organisation et sont usuellement reliées à la technologie. Les secondes se produisent au sein du système social de l’organisation et portent sur le recrutement, l’autorité, les récompenses et la structure des tâches. En résumé, l’IO représente une innovation de procédé non technologique, de type administratif qui peut être définie comme les nouvelles pratiques managériales, procédures de travail, techniques et formes organisationnelles qui sont adoptées par une entreprise dans le but de gagner en efficacité et efficience.

A partir de ces typologies, quatre distinctions majeures peuvent être relevées entre l’IO et les IT (produits et procédés). Premièrement, l’IO est moins visible (Damanpour &Evan, 1984) ou plus tacite (Birkinshaw, et al., 2008), notamment parce qu’elle se focalise sur des objectifs internes et non sur la demande du marché. Du fait de sa nature tacite, il est plus difficile de la protéger légalement contre les imitations, par le biais de brevets par exemple (Alänge, et al., 1998, Teece, 1980). Deuxièmement, elle serait plus difficile à adopter (Damanpour, 1996, Damanpour &Evan, 1984) pour trois raisons principales. Tout d’abord, elle implique des modifications dans le système social de l’organisation, telles que des réaffectations de tâches ou des changements dans les routines organisationnelles (Birkinshaw, et al., 2008, Teece, 1980, 2007). Ensuite, elle affecte un plus grand nombre d’individus au sein de l’organisation que la plupart des IT (Alänge, et al., 1998). Enfin, sa faible « observabilité » peut la rendre difficile à imiter (Teece, 1980). Troisièmement, son coût serait plus lié à sa phase de mise en usage (Damanpour &Aravind, 2012) qui peut engendrer des perturbations importantes et coûteuses (Alänge, et al., 1998) alors que celui de l’IT serait plus lié aux dépenses en R&D (équipements, scientifiques, experts), souvent plus élevées. Elle serait donc moins coûteuse, même si son coût, comme ses effets sur la performance, restent difficiles à évaluer (Alänge, et al., 1998). De ce fait, l’avantage perçu de l’IO serait moins favorable que celui de l’IT, la réduction des coûts des processus organisationnels paraissant faibles par rapport aux revenus potentiels que peuvent générer des produits couronnés de succès (Ettlie &Reza, 1992). Quatrièmement, les IO pouvant difficilement être protégées et le retour sur investissement étant moins concret et visible (les IO se sont pas vendues sur le marché), les organisations sont moins incitées à leur allouer des ressources (Alänge, et al., 1998). Ainsi, par exemple, moins d’experts avec des compétences prouvées sont dédiés aux IO que d’ingénieurs et scientifiques aux IT (Birkinshaw, et al., 2008) et aucune unité n’est spécialisée dans le développement d’IO par analogie avec les départements R&D pour les IT. Les IO recevraient donc une attention managériale moindre et seraient moins prioritaires que les IT.

Les notions de « nouveauté » et « d’adoption », au coeur de la définition de l’IO, doivent aussi être précisées. La nouveauté peut être saisie au niveau de l’organisation (Evan &Black, 1967) qui adopte cette innovation pour la première fois, même si d’autres entreprises l’ont adoptée avant elle. Si les pratiques, processus ou structures sont perçues comme nouveaux par l’organisation et ses membres, il s’agit donc d’une IO même si elle peut apparaître comme une imitation de ce qui existe déjà dans d’autres entreprises (Van de Ven, 1986). Le concept d’adoption est assimilé à un processus comprenant trois phases : la décision de mettre en usage, la mise en usage et la poursuite de l’usage (Damanpour, 1991). Il s’agit d’un processus long, complexe, étroitement lié à l’apprentissage (Scozzi &Garavelli, 2005) et qui suppose une création de sens (Alter, 2010) pour l’individu comme pour le collectif. L’IO n’est donc pas un processus automatique et de nombreux obstacles peuvent la retarder, voire la faire échouer (Van de Ven, 1986, Vermeulen, 2005). La compréhension de ce processus social complexe et l’identification des obstacles à sa réussite semblent clé pour les entreprises et, au-delà, pour les acteurs publics en charge des dispositifs de soutien à l’IO.

Les barrieres a l’innovation

L’approche par les barrières ou obstacles (les deux termes sont indifféremment utilisés dans la littérature) à l’innovation est nettement plus récente que celle qui étudie les déterminants de l’innovation (Galia &Legros, 2004). Elle permet d’identifier les obstacles à l’innovation et d’en connaître leur nature, origine, importance et impact.

Les barrières sont entendues comme les problèmes qui empêchent d’innover ou qui font que le processus d’innovation stoppe prématurément ou est sérieusement ralenti (Mohnen, et al., 2008, Tourigny &Le, 2004). Dans une recherche pionnière, Piatier (1984) différencie les barrières externes des barrières internes. Les barrières externes sont celles liées à l’offre (obtention d’informations technologiques, matières premières, financement), à la demande (besoins des consommateurs, leur perception du risque, limites des marchés domestiques et étrangers) et à l’environnement (régulations gouvernementales, mesures anti-trust, actions politiques). Les barrières internes sont liées aux ressources (manque de fonds, expertise technique, temps du management, culture) et à la nature humaine (attitude du top management et des employés face au risque). A ces ressources internes (financières et humaines), peuvent être ajoutés les facteurs liés à la structure de l’entreprise (Hadjimanolis, 1999).

Outre les barrières internes et externes, celles liées aux attributs de l’innovation doivent également être prises en considération. En effet, selon Damanpour & Evan (1984) et Rogers (1995), les attributs de l’innovation (avantage relatif, compatibilité, complexité, visibilité et propension à être essayée) aideraient à expliquer son taux d’adoption. Ils peuvent donc avoir un effet levier (ils sont d’ailleurs analysés en tant que déterminants) mais aussi un effet bloquant. En effet, selon David (1996), si l’écart entre les attributs de l’IO (degré de faisabilité du substrat technique, pertinence de la philosophie gestionnaire, et compatibilité) et ceux de l’organisation est trop important, l’IO peut être rejetée ou son processus stoppé.

La figure 1 recense ces différentes barrières.

Figure 1

Les barrière à l'innovation organisationnelle

Les barrière à l'innovation organisationnelle

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Les résultats des recherches empiriques (voir tableau 1) mettent en évidence que les barrières à l’innovation telles que le coût (attributs de l’innovation), le manque de fonds et de qualifications (barrières internes) sont les plus fréquentes, avec un niveau d’importance plus élevé pour le coût. La notion de coût n’est pas toujours clairement définie dans les recherches, qui parlent souvent du « coût du développement de l’innovation » ou du « coût de l’innovation » (Segarra-Blasco &Garcia-Quevedo, 2008, Tourigny &Le, 2004). Elle peut néanmoins recouvrir différents aspects : coût d’acquisition d’une nouvelle technologie, de nouveaux équipements, de formations, accroissement des dépenses de maintenance, de la recherche et du développement, de la recherche d’informations

Tableau 1

Revue de la littérature empirique sur les barrières à l’innovation

Revue de la littérature empirique sur les barrières à l’innovation

Légendes :

Méthodologie :

Q quantitative q qualiative

Interviewés :

TM Top Management M Management Tt Tout type acteurs

Type d’innovation :

T technologique O Organisationnelle I Indifférenciée

Auteurs : 1 Hadjimanolis, 1999 2 Freel, 2000 3 Baldwin, Lin, 2002 4 Frenkel 2003 5 Oke, 2004 6 Galia, Legros, 2004 7 Tourigny, Le, 2004 8 Mohnen, Röller, 2005 9 Vermeulen, 2005 10 Hewitt-Dundas, 2006 11 Christensen 2007 12 Larsen, Lewis, 2007 13 Segarra-Blasco, Garcia-Quevedo, Teruel-Carrizosa, 2008 14 Mohnen, Palm, Van der Loeff, Tiwari, 2008 15 Corrocher, Fontana, 2008 16 Mirow, Hoelzle, Gemuenden, 2008 17 Madrid-Guijarro, Garcia, Van Hauken, 2009 18 Wagner, Morton, Dainty, Burns, 2011 (Pour cette recherche, seuls les résultats relatifs à l’IO sont reportés)

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(Baldwin &Lin, 2002, Corrocher &Fontana, 2008). Pour les barrières externes, l’aspect « financement » et les difficultés pour trouver des partenaires ressortent en tête.

Ces résultats concernent majoritairement les IT. Or, compte tenu des caractéristiques distinctives de l’IO par rapport aux IT, les barrières à l’IO pourraient différer de celles de l’IT. A notre connaissance, seules deux recherches ne se focalisent pas uniquement sur les IT et tentent de distinguer les barrières en fonction du type d’innovation. La première, en logistique, a pour objectif de comparer les forces et barrières à la diffusion d’innovations selon qu’elles soient radicales ou incrémentales (Wagner, et al., 2011). Pour cela, à travers deux études de cas de grandes entreprises automobiles (sans indication du statut et du nombre de personnes interrogées), l’une adoptant une innovation radicale en technologie avancée de la production (Rapid Manufacturing), et l’autre une innovation incrémentale de type organisationnel (Lean Management), Wagner, et al. (2011) montrent que les principales barrières à l’IO incrémentale sont le manque d’engagement (attitudes des salariés) et de clarté dans la définition des rôles quand celles de l’IT radicale sont le manque de planification stratégique, d’acceptation généralisée (attitude des salariés), de temps, de connaissances, les applications limitées et l’immaturité technologique. Ils suggèrent que l’approche managériale, les événements passés et la culture des deux entreprises expliquent en grande partie ces différences d’obstacles. Si cette recherche de distinction des barrières en fonction des types d’innovations apporte un regard nouveau et intéressant, il est difficile d’en tirer un enseignement clair pour deux principales raisons. Tout d’abord, elle mêle le type d’innovation (IO et IT) et son degré de radicalité. Ensuite, elle ne prend pas appui sur les typologies de barrières existantes. La seconde recherche, en management de l’innovation, examine 15 barrières à l’innovation produit, procédé et management, à travers un échantillon de 294 managers de PME Espagnoles (Madrid-Guijarro, et al., 2009). Les résultats ne permettent pas de différencier les obstacles, d’une part, parce que ceux relatifs aux innovations produits ne sont pas significatifs, et d’autre part, parce que le cadre conceptuel retenu pour les innovations de procédé inclut aussi bien les technologiques (« acquisition of new equipment ») que les organisationnelles (« changes in manufacturing processes »). De ce fait, les résultats pour les IO (nommées innovation management) et les innovations technologiques de procédé sont, en toute logique, relativement similaires : la barrière principale est liée à la détérioration des ressources financières et celle relatives aux Ressources Humaines (RH) (manque de qualifications, difficulté pour les conserver, manque de formation et résistance au changement) est significative pour les deux types d’innovation. Une distinction surprenante ressort toutefois : le facteur risque qui est lié au coût et aux difficultés d’accès aux ressources financières, a un impact significatif sur les IO mais pas sur les innovations de procédé. Par ailleurs, les résultats de Madrid-Guijarro, et al. (2009) montrent que les managers perçoivent peu les barrières liées aux RH alors qu’elles ont un effet négatif significatif sur les innovations (p 484). Au regard de ces résultats, deux nouveaux constats peuvent être faits. D’une part, il paraît important de ne pas se limiter aux seules perceptions des managers et top-managers pour identifier les obstacles à l’innovation. D’autre part, l’hypothèse selon laquelle les barrières à l’IO, du fait de ses spécificités, pourraient être différentes de celles des IT reste encore à investiguer.

Les barrières à l’IO pourraient être moins liées au coût, les IT étant supposées plus coûteuses que les IO notamment du fait des dépenses en R&D (Damanpour &Aravind, 2012). Elles pourraient également être plus internes qu’externes, le « focus » des IO étant lui-même interne (Utterback &Abernathy, 1975), et plus liées aux RH puisque les IO impliquent plus clairement des modifications dans le système social de l’organisation (Birkinshaw, et al., 2008, Teece, 2007).

Notre recherche comble certains des vides laissés par les travaux empiriques sur les barrières à l’innovation. Tout d’abord, elle se focalise sur les IO. Ensuite, elle est basée sur des études de cas multiples qui permettent de recueillir les perceptions d’acteurs de différents statuts. Enfin, elle distingue les barrières à l’IO en fonction de ses différentes étapes (décision, mise en usage et poursuite de l’usage), alors que les recherches préalables adoptent plus une perspective statique des barrières à l’innovation en identifiant uniquement les obstacles à la décision d’innover. Cette perspective statique représente d’ailleurs une des faiblesses majeures des recherches empiriques sur l’innovation (Damanpour &Schneider, 2006, Wolfe, 1994).

Méthodologie

Pour améliorer la compréhension du processus social complexe que représente l’IO et identifier ses obstacles, nous avons opté pour une démarche qualitative (Eisenhardt &Graebner, 2007, Langley, 1997). Elle repose sur six études de cas d’entreprises industrielles, chaque cas permettant de confirmer ou infirmer les inférences tirées des autres dans une logique de réplication (Eisenhardt et Graebner, 2007). Elle permet d’appréhender à la fois les obstacles perçus par différents acteurs des entreprises et l’enchaînement des phases du processus dans le temps (Langley, 1997, Miles &Huberman, 2003).

Le lean management comme innovation organisationnelle

Le Lean Management inspiré du Système de Production Toyota (TPS) (Ohno, 1988) et ainsi baptisé par Womack et Jones au début des années 1990 est défini comme une nouvelle organisation accompagnée d’une nouvelle philosophie organisationnelle et de nouvelles techniques (Womack &Jones, 2009). Il peut être assimilé à une IO telle que nous l’avons définie. Il est d’ailleurs régulièrement cité en exemple ou utilisé comme proxy dans les recherches sur l’IO (Aoki, 1988, Armbruster, et al., 2008, Birkinshaw, et al., 2008, Ménard, 1995, Niosi, 1998). L’étude CIS 2006 - qui définit l’IO en suivant les recommandations de l’OCDE publiées dans le manuel d’Oslo (OECD, 2005) - le donne aussi comme exemple d’IO en tant que nouvelles pratiques dans les modes de production. Ces dernières représentent d’ailleurs le type d’IO le plus répandu dans les entreprises françaises innovantes sur la période 2004-2006 (32 %).

La revue de la littérature sur le Lean révèle quelques principes clé et un grand nombre de pratiques. Les principes clé du Lean sont de réduire au maximum tous les gaspillages tout en maintenant un processus d’amélioration continue et en gardant comme référence la valeur attendue par le client (Womack &Jones, 2009). Concernant les pratiques, le tableau 2 définit et répertorie celles qui sont les plus communément rattachées au Lean (Shah &Ward, 2003), en précisant leurs principales implications.

Tableau 2

Les principales pratiques Lean : définitions et implications

Les principales pratiques Lean : définitions et implications

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Les six etudes de cas et leurs caractéristiques

Nous avons retenu 6 entreprises qui nous semblaient suffisamment « parentes » (entreprises industrielles ayant décidé d’adopter le Lean comme IO) pour autoriser des comparaisons pertinentes tout en présentant une variété en termes de caractéristiques (tailles et positions au sein de la supply-chain). Les six entreprises (Tableau 3) ont été sélectionnées parmi les 44 entreprises industrielles qui ont répondu en 2009 à un questionnaire d’auto évaluation (Lyonnet, et al., 2010) sur leur niveau de maturité Lean. Les pratiques Lean retenues dans ce questionnaire sont cohérentes avec la littérature : le juste à temps, l’amélioration continue, la qualité, l’élimination des gaspillages et le management visuel (Shah &Ward, 2003).

Tableau 3

Caractéristiques des six entreprises étudiées

Caractéristiques des six entreprises étudiées

Légendes : * 2008 ** 2009 ST Sous-Traitant / DO Donneur d’Ordres

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Ce questionnaire est basé sur la méthode IEMSE qui consiste pour chaque question à répondre par Inexistant (1), Existant (2), Méthode (3), Systématique (4), et Exemplaire (5). Un score de 1 à 5 est attribué à chaque réponse, puis un score moyen est calculé (colonne score maturité Lean dans tableau 3). Pour les entreprises dont le score en termes de maturité Lean était faible, nous avons vérifié qu’elles avaient, par ailleurs, bien décidé d’adopter le Lean (critère retenu : participation à des programmes d’accompagnement collectifs ou intervention de consultants pour mettre en oeuvre le Lean).

Le Lean pouvant recouvrir un certain nombre de pratiques différentes, le tableau 4 répertorie celles qui ont été mises en usage dans les six entreprises étudiées et donne une indication quant au fait qu’elles soient, ou non, encore en usage aujourd’hui (ce qui permet de voir si la phase finale du processus d’IO est atteinte ou pas). L’année à laquelle l’entreprise a décidé d’adopter le Lean (phase de prise de décision) est aussi indiquée.

Tableau 4

État des lieux de l’adoption du Lean dans les 6 entreprises

État des lieux de l’adoption du Lean dans les 6 entreprises

Légende : * P Poursuite de l’usage / R Abandonnée et remise à l’ordre du jour / A Abandonnée

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La methode de recueil et d’analyse des donnees

Notre démarche est basée sur une variété de sources détaillées dans le tableau 5.

Tableau 5

Sources des données mobilisées

Sources des données mobilisées

Légendes : DG Direction Générale, RI Responsable Industriel, RP Responsable Production, RUP Responsable Unité de Production, RQ Responsable Qualité, RH Responsable RH, CP Chef Projet LeanM Manager atelier T technicien, TM Technicien manager R régleur, O Opérateur, C Consultant

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Nous avons conduit 35 entretiens semi-directifs d’une durée moyenne de 1 h 30 avec des personnes de différents statuts qui ont vécu le processus d’adoption du Lean dans leurs entreprises ou qui ont accompagné les entreprises dans cette démarche. Tous ces récits d’évènements rétrospectifs (Langley, 1997) ont été réalisés entre mai 2009 et octobre 2010 à l’aide d’un guide d’entretien et ont été enregistrés. Notre guide d’entretien est structuré en 4 grands thèmes : l’entreprise et son organisation, la prise de décision concernant l’adoption du Lean, les mise en usage et poursuite de l’usage du Lean ainsi que les différents freins et leviers. Le contenu des entretiens a été intégralement retranscrit, puis segmenté et codifié à l’aide du logiciel SPHINX. La grille de codage (cf. annexes 1 et 2 pour la grille et un exemple de codage) est structurée en 3 grands thèmes : obstacles internes, externes, liés à l’IO elle-même. Une rubrique « autres » susceptible d’être alimentée par des barrières non identifiées dans la littérature a été ajoutée. A titre d’exemple, dans le thème « obstacles internes », des sous-catégories ont émergé lors du codage, comme les problèmes de définition de la stratégie et/ou objectifs contradictoires. Cette grille contient également 3 sous-thèmes pour caractériser les différentes phases du processus (décision, mise en usage et poursuite de l’usage).

Nous avons réalisé des tableaux croisés qui nous ont permis d’analyser les éléments de la grille de référence en termes, notamment de variation des barrières en fonction des phases d’adoption.

Pour trois des entreprises (ENT1, ENT4, ENT6) des restitutions ont permis de confronter nos analyses aux réactions de certains des acteurs. Nous avons, par ailleurs, eu recours à des données secondaires internes et externes. Elles nous ont permis de compléter et/ou de corroborer les informations obtenues lors des entretiens.

Les obstacle à l'innovation organisationnelle

Au regard des six cas étudiés, les obstacles internes et notamment ceux liés aux RH apparaissent être les plus importants lors de l’adoption d’une IO telle que le Lean Management, que l’entreprise ait atteint ou non la phase finale du processus. Viennent ensuite ceux relatifs aux attributs de l’innovation elle-même, notamment l’image négative que peut avoir l’IO, et enfin les obstacles externes, notamment les difficultés pour trouver des partenaires.

Le tableau 6 propose une synthèse des principaux obstacles à l’IO identifiés et indique : (1) leur importance en termes d’effets sur le processus d’IO : l’obstacle ralentit sérieusement l’IO (+), la stoppe prématurément (++), empêche d’innover (+++), (2) la phase du processus concernée, (3) des verbatim pour les illustrer. Le tableau 7 met en évidence que c’est en phase de mise en usage que les obstacles sont majoritairement perçus. Nous détaillons ces résultats dans les sections qui suivent.

Tableau 6

Degré d'importance des principaux obstacles à l'innovation organisationnelle

Degré d'importance des principaux obstacles à l'innovation organisationnelle

Légende : Important : +++ forte ++ moyenne + faible

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Tableau 7

Impacts des barrières à l’IO en fonction des phases du processus d’adoption

Impacts des barrières à l’IO en fonction des phases du processus d’adoption

Légende : Importance : +++ forte ++ moyenne + faible

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La prépondérance des obstacles internes

Les obstacles internes (structurels, liés aux ressources financières et humaines) sont ceux qui ont été le plus souvent cités spontanément en réponse à la question ouverte « Quels ont été les obstacles les plus importants lors de l’adoption du Lean ? » mais aussi lors du récit par les acteurs du processus d’adoption du Lean dans leurs entreprises.

Les obstacles liés aux ressources humaines

Ils sont pour l’essentiel liés à l’attitude face au changement aussi bien des salariés que du management ou top-management.

La résistance au changement intervient majoritairement en phase de mise en usage même si elle peut perdurer en phase de poursuite de l’usage. Elle toucherait plus largement, mais non uniquement, les salariés qui ont une ancienneté plus élevée.

Les gens qui travaillent depuis plusieurs années, ils travaillent d’une certaine façon et c’est vrai qu’ils se demandent toujours si ça va vraiment fonctionner.

Opératrice, ENT6

Elle peut naître d’un manque de confiance quant au bien-fondé de l’IO et au fait qu’elle soit réellement susceptible d’améliorer les performances de l’entreprise. Elle peut aussi représenter une remise en question d’une décision unilatérale prise par le sommet hiérarchique, une incompréhension ou un refus de changer ce qui semble fonctionner, un manque de sens, voire un non-sens.

C’était la vision de l’entreprise faite par des initiés mais les gens n’ont pas participé au truc et n’ont pas adhéré. 

DRH, ENT6

Je n’arrive pas à comprendre pourquoi on nous impose ces contrôles alors que l’on sait que ce n’est pas une cote qui nous pose problème.

Technicien, ENT2

La résistance dont font preuve les personnels en ateliers provient aussi du fait que le Lean est synonyme pour eux d’une restriction de leur marge de manoeuvre. Le Lean est vu comme une menace « rationalisante », voire une remise en question de leur capacité à gérer leur travail en dehors des standards.

La première réaction, c’est qu’on nous enlève la gestion de quelque chose sur notre poste

R, ENT4

Cette résistance au changement semble représenter un obstacle de taille, perçu comme le plus difficile à dépasser et capable de mettre en péril l’adoption des pratiques Lean, voire de conduire à une véritable inertie organisationnelle.

Au départ, il n’y avait que des intérimaires sur les lignes ENT6 Production System car personne ne voulait y aller

DRH, ENT6

Pourtant, bien que difficile, cette barrière n’est pas insurmontable. Certaines entreprises, tout en ayant été fortement confrontées à cet obstacle, sont parvenues à mettre en place des dispositifs pour le dépasser (ENT2, ENT4, ENT6). Cela s’est fait dans une sorte de processus « essai-erreur », en somme un processus d’apprentissage par l’expérience. Le principal levier utilisé a été de faire participer les salariés aux définitions des nouvelles procédures de travail. L’entreprise ENT6 l’a fait après s’être très nettement heurtée à un blocage du processus d’adoption du Lean.

Ils ont commencé à adhérer quand ils ont participé. Les power workshops ont été des véritables accélérateurs à ce niveau là.

DRH, ENT6

Un autre moyen de dépasser cet obstacle a été de démontrer le bien-fondé de l’IO par la réussite terrain ou par des formations-simulations.

…ça discute beaucoup, les gens ne sont pas convaincus et puis si le projet est un succès, tous les gens de l’équipe vont être des défenseurs du projet, des moteurs donc il faut gagner des gens petit à petit.

Responsable unité de production, ENT4

après, avec des simulations : il fallait monter des visseuses avec l’ancienne méthode puis avec la nouvelle méthode et puis on s’est aperçu que ça marchait

Opératrice, ENT6

La notion de temps prend ici toute son importance : le temps de démontrer, le temps de former, le temps de communiquer, le temps que le processus « boule de neige » se fasse, que la masse critique des personnes qui baissent la garde de la résistance se crée. Mais le temps, notamment le temps management, est le second obstacle endogène le plus perçu.

Le manque de temps a été ressenti plus fortement par les entreprises qui ont abandonné l’usage du Lean. Le fait d’en bénéficier, à l’inverse, a été relevé comme un déterminant de la pérennisation du Lean, notamment pour ENT4 et ENT6.

Il ne faut pas oublier que c’est toute une histoire chez ENT4, on a mis 10 à 15 ans pour mettre en place les îlots.

DG ENT 4

Cet obstacle ne semble concerner que les phases de mise en usage et poursuite de l’usage.

L’adoption du Lean est considérée comme consommatrice de temps et notamment de temps management. Elle impose plus de management de proximité, de suivi des indicateurs, de suivi des problèmes journaliers et de temps de consultation des salariés pour trouver les solutions d’amélioration (cf. tableau 2).

En fait, on s’aperçoit que le Lean demande plus de supports et plus d’indirects.

DG, ENT6

Ce manque de temps est particulièrement notable au niveau du management qui se retrouve à la croisée d’objectifs contradictoires : mettre l’accent sur l’amélioration continue et la qualité mais rester sur des priorités productives, prendre le temps d’implémenter de nouvelles pratiques de travail Lean mais ne pas en perdre en production. Il serait donc le pendant de deux autres obstacles internes, à savoir, les problèmes liés à la définition de la stratégie et aux objectifs contradictoires.

Mon patron m’a dit un jour : « c’est bien le 5S, mais il faudrait peut-être penser à produire ». Ça a mis un point final à la démarche

Technicien Manager ENT1

Malheureusement l’encadrement aujourd’hui est relativement débordé par tout un tas de problématiques de productivité, de qualité

Responsable qualité ENT5

Le management est le troisième obstacle interne le plus cité. Il interviendrait uniquement en phases de mise en usage et de poursuite de l’usage. Il est intéressant de noter qu’il est principalement relevé par les membres de la direction, et qu’il est analysé comme bloquant notamment par les entreprises qui ont échoué dans la pérennisation du Lean.

Un autre frein aussi, c’est peut-être notre management. Les managers, c’est un peu le ventre mou

DG, ENT3

Le manque de proximité (c’est à dire de présence sur le terrain, de soutien), de communication et de suivi (contrôler, s’assurer que l’axe de développement déterminé est compris, réalisable et réalisé en pratique) freinent l’adoption du Lean.

Et puis, aussi, il n’y a pas eu de suivi. Il aurait fallu que ce soit mieux suivi.

Régleur, ENT1

Le Lean imposant plus de support et de management, des entreprises ont parfois décidé de promouvoir des techniciens à des postes de management sans les préparer à ces missions et sans détecter leur potentiel. Inconscientes, ou négligeant la difficulté à devenir manager, elles nourrissent, pourtant, des attentes importantes au niveau de leurs néo-managers.

Et les gars, ils se sont dits, non mais attends, ils sont tombés sur la tête, on est des techniciens, on n’est pas des managers.

DG, ENT3

Certaines entreprises, plus lucides quant au risque que cela représente, mettent en place des dispositifs de soutien tels que des formations au management motivationnel, des ateliers du management (les managers se retrouvent, partagent les difficultés qu’ils rencontrent) et même des supports de communication. Ces derniers sont conçus par les services de communication interne et mis à la disposition des managers pour les aider à réagir au mieux aux attitudes de rejet ou de résistance de leurs équipes. Si, de prime abord, ils peuvent sembler être un moyen « d’instrumentalisation », il ressort de nos entretiens qu’ils sont appréciés par les managers comme une aide réelle pour tenir leur rôle.

Ces kits de com. sont bien faits alors on les utilise volontiers…notre métier n’est pas facile, et je suis content qu’on nous épaule sur certains aspects.

Responsable unité de production, ENT4

Le manque de qualifications, de connaissances et d’expertise sur le Lean a pour effet de retarder la prise de décision et de rendre la mise en usage plus difficile ou obligatoirement assistée ce qui représente alors un coût.

On a travaillé avec XXX (Centre de ressources). Nous, on ne connaissait rien au Lean.

DG, ENT1

Les six entreprises étudiées se sont toutes faites assister par des consultants ou ont participé à des programmes d’accompagnement collectif pour la mise en usage du Lean. Pour deux d’entre elles, le départ des consultants a été synonyme de perte de l’usage (ENT1, ENT3), le manque d’expertise sur le Lean, en interne, étant alors perçu comme une barrière discriminante.

Dans deux des entreprises (ENT4 et ENT6) qui ont réussi à atteindre la dernière phase du processus d’IO (poursuite de l’usage), un noyau de personnes impliquées dans le projet Lean et qui se sont, semble-t-il, passionnées pour le Lean, ont constitué ce qui pourrait être assimilé à une communauté de pratiques informelle qui les amènent à échanger régulièrement sur les pratiques, sur les difficultés rencontrées et à « benchmarker » en interne comme en externe. Elle représente le moyen de partager les expériences vécues et résultats des benchmarks (best practices), et ainsi de créer des nouveaux modèles de développement du Lean, dans un souci de mise en action.

Les obstacles liés aux ressources financières et à la structure ont été nettement moins cités. Au niveau des barrières de structure, c’est la centralisation, la prise de décision centralisée qui ressort comme le frein le plus important.

Le principal frein, pour moi, ce sont les solutions toutes faites d’avance, dont on ne discute pas avec les opérateurs. Là, ce n’est pas jouable.

Opérateur, ENT6

Les acteurs interviewés ont très peu fait état des barrières financières en tant que telles mais l’obstacle « manque de temps » renvoyait, en partie, au manque de ressources et à la problématique financière.

Le calendrier de ENT6 n’est pas dicté par les analystes financiers, ENT 6 peut se concentrer sur sa Priorité... elle ne subit pas la tyrannie du court terme.

DG, ENT6

L’adage « Time is money » prend ici tout son sens. Lors de l’adoption du Lean, l’expectative ou l’obligation de retours financiers à très court terme peut contraindre à des abandons prématurés.

Une bien moindre perception des obstacles externes

Les obstacles externes tels que l’obtention de financements, la difficulté pour trouver des partenaires, des informations ou du personnel qualifié sont ceux dont les acteurs interviewés ont fait le moins état. Pourtant, lorsqu’ils expliquent comment le Lean a été mis en oeuvre dans leurs entreprises, certains ont avancé des problèmes liés au fait que le Lean, pour être performant, doit aussi être développé par les partenaires. Il est, en effet, difficile de fonctionner en Lean avec des fournisseurs qui ne travaillent pas selon la même philosophie, et, réciproquement, de fournir des entreprises qui imposent des livraisons répétées de petites quantités ou avec qui il est difficile d’anticiper les quantités à produire.

 Je pense que c’est un peu délicat de vouloir forcer les fournisseurs à s’adapter à notre système. Cela pose problème au niveau des livraisons car on voudrait qu’ils puissent nous livrer toutes les semaines. Les managers ne nous en parlent pas mais on le ressent bien lorsqu’il y a rupture sur nos lignes !

Opératrice, ENT6

Les difficultés pour trouver des partenaires (consentants et/ou contraints) se situent plus en phase de poursuite de l’usage, comme si les entreprises prenaient conscience de cette barrière très tardivement.

Les obstacles liés à l’image de l’IO

L’image négative de l’innovation (ou une perception négative de ses attributs) est perçue comme un obstacle par les entreprises. Elle est, semble-t-il, liée à trois aspects :

1/le lien qui est fait par les acteurs entre Lean et conditions de travail détériorées (désavantage perçu),

On a vu une vidéo du « shaku shaku « qui nous montrait des images hallucinantes : les gens devaient travailler debout, ce qui était l’enfer puisqu’ils piétinaient

DRH, ENT6

2/ le lien entre Lean et « vampirisation » des fournisseurs, sous-traitants (désavantage perçu),

Alors le Lean, merci ! C’est le Lean chez le client, mais nous, on subit. Il y a quelque chose de cassé dans les têtes.

Technicien Manager, ENT2

3/ le sentiment que le Lean n’est réservé qu’à un certain type de production, voire de culture (incompatibilité avec la culture, les pratiques ou routines internes).

avec tout un tas de considérations du style « oui, mais non, ce n’est pas pour nous. Nous, on fait que de la petite série, ça ne marchera pas. C’est bon pour l’automobile, c’est bon pour les japonais.

Responsable de production et chef de projet Lean, ENT6

En phase de décision, l’image négative du Lean a eu pour conséquence de retarder la décision définitive de s’engager dans une telle démarche (ENT 2 et ENT6). Chez ENT6, par exemple, les membres du comité de Direction n’ont pas du tout adhéré au Lean lors d’une première initiative. Une année est passée avant que les leaders décident de relancer l’idée et développent alors des pratiques de communication et de formation pour parvenir à « démystifier » le Lean et à convaincre leur top management qu’il pouvait représenter une bonne solution pour le devenir, voire la survie du site.

On a commencé par former tout le CoDir, dans un stage de 3 jours Tout le monde y est passé, sans exception, moi, compris.

DG - ENT6

En phase de mise en usage, cet obstacle a eu pour effet, au mieux de ralentir le processus, au pire de le bloquer. Au sein de ENT6, les opérateurs et techniciens ont refusé de travailler sur les lignes de production Lean, créant ainsi un blocage et imposant d’embaucher des intérimaires pour pallier leur refus de participer à la nouvelle organisation et de se plier aux nouvelles procédures de travail.

La prise de conscience de cet obstacle a permis d’échafauder des stratégies de dépassement. Celles-ci ont notamment été de deux ordres. D’une part, ENT2 et ENT4 ont rayé le terme « Lean » du vocabulaire de l’entreprise.

On fait du Lean mais sans employer les noms Lean, Six Sigma.

Responsable Qualité, ENT2

D’autre part, une démarche poussée de formation pour parvenir, dans certains cas, à démystifier le Lean, a été mise en oeuvre. ENT6 a même créé une école du Lean en interne.

On a mis en place les formations pour avoir des exemples par la pratique : les gens ont pu avoir une toute autre vision du Lean.

Manager, ENT6

Mais cette mauvaise image du Lean, bloquante par certains aspects, a pu être induite par les entreprises elles-mêmes, par certains de leurs responsables qui ont voulu la présenter de manière très, voire trop, réductrice ou respectueuse de ce qui se faisait ailleurs, soit notamment au Japon, stoppant alors toute velléité en interne.

C’est l’ancien directeur de production qui nous avait présenté le Lean de façon catastrophique... personne n’a adhéré à l’époque.

DRH, ENT6

Discussion

A la lumière des études de cas, nous discutons nos résultats et regardons en quoi ils prolongent et enrichissent les travaux existants. Nous souhaitons, par ailleurs, faire ressortir les constats susceptibles d’éclairer les réflexions des praticiens sur l’accompagnement des IO.

De la prise de conscience des barrieres a leur depassement

Notre recherche révèle que ce sont les entreprises qui sont parvenues à aller le plus loin dans le processus d’IO qui sont aussi les plus conscientes des obstacles. La conscience des barrières à l’IO représenterait donc le premier pas vers les actions qui peuvent les minimiser ou les éliminer. Baldwin et Lin (2002), Hadjimanolis (1999), Tourigny et Le (2004) ont déjà mis en évidences ce type de résultat en étudiant les barrières à l’IT. Par contre, contrairement aux conclusions de Tourigny et Le (2004) selon lesquelles les rigidités organisationnelles (résistance au changement) sont des barrières infranchissables, nos résultats montrent que les entreprises qui ont réussi à pérenniser l’usage de l’IO, sont parvenues à les minimiser (voire même à transcender le processus d’IO) à l’aide de pratiques de management (participation des salariés à l’élaboration des plans de mise en oeuvre, démonstration par la formation, démonstration par les résultats sur le terrain). Les barrières ont alors joué un rôle de « stimulant managérial ». C’est une illustration de l’effet d’apprentissage propre au processus d’innovation.

L’aspect bloquant du coût devance par les obstacles lies aux ressources humaines

A la différence des résultats – relativement stables sur ce point – des recherches sur les barrières à l’IT (Baldwin &Lin, 2002, Corrocher &Fontana, 2008, Frenkel, 2003, Galia &Legros, 2004, Madrid-Guijarro, et al., 2009, Mohnen, et al., 2008, Segarra-Blasco &Garcia-Quevedo, 2008, Tourigny &Le, 2004), le coût n’apparaît pas, dans notre étude, comme le premier obstacle perçu par les entreprises pour l’IO. Les barrières internes telles que la résistance au changement, le manque de temps (notamment le temps management), ou le manque de qualifications, les devancent nettement.

Trois explications peuvent être données à ce phénomène. Premièrement, les barrières liées aux coûts ou à l’accès aux ressources financières pourraient, par nature, être plus liées à l’IT qui réclame des financements très importants en termes de R&D et d’équipements. Le coût de l’IO serait bien moindre et serait plus lié à sa phase de mise en usage (Damanpour &Aravind, 2012). La seconde explication repose sur le fait que nous avons interviewé des acteurs qui ont vécu et vivent encore le processus d’IO et qui font face à ces obstacles dans leur « quotidien ». Il est peut-être naturel que leur souci soit davantage orienté sur la résistance au changement de leurs collaborateurs et collègues ou sur le temps qui leur fait tant défaut. Enfin, notre recherche repose sur les perceptions des barrières à l’IO de différents acteurs de l’entreprise, et non plus uniquement sur celles de la direction, qui, de fait, pourraient être plus orientées sur les impératifs et difficultés d’ordre financier.

La « résistance au changement » qui est l’obstacle le plus fortement perçu dans notre étude a, bien sûr, déjà été identifiée pour l’IT (Baldwin &Lin, 2002, Galia &Legros, 2004, Tourigny &Le, 2004, Zwick, 2002) comme par les deux recherches qui ont aussi étudié les barrières à l’IO (Madrid-Guijarro, et al., 2009, Wagner, et al., 2011). Elle paraît effectivement indissociable de l’IO qui, plus que toute autre innovation, répond à l’idée de « destruction créatrice » au sens de Niosi (1998) : elle « détruit » certaines règles sociales dont la stabilité avait fini par faire sens (exemple : produire le plus possible quitte à stocker, …) et qui étaient sources de « routinisation », pour « créer » de nouveaux modes de pensée, de nouveaux modes opératoires (dans le cas du Lean, produire au juste à temps, produire uniquement ce qui est demandé par le client, …) qui devront devenir des routines ou standards à leur tour. C’est la raison pour laquelle certains auteurs ont estimé qu’elle était plus difficile à adopter que les IT (Damanpour &Evan, 1984), car plus « sujette » à résistance. Suivant le concept de « Path dependency » (Coombs &Hull, 1998), le processus d’IO serait donc contraint par les routines, les apprentissages passés, les évènements passés, vécus par le collectif comme les individus (Alänge, et al., 1998). Comme l’ont montré Wagner et al. (2011), les échecs dans les tentatives de changements passés affectent la perception de l’IO et de ses attributs, causant du scepticisme, voire un désintérêt et une non-implication dans le nouveau projet. Au sein de ENT4, certains salariés se sont dits très réticents lors de l’adoption du Lean parlant de la nouvelle « lubie » de l’entreprise. Leur scepticisme face au nouveau projet prenait une forme passive de résistance au sens de Lapointe et Rivard (2005). ENT 6 s’est, elle, heurtée à une résistance plus active qui, selon ces mêmes auteurs, se manifeste par des comportements durs mais non destructifs, ici, un refus ostentatoire de travailler sur les nouvelles lignes de production Lean. Dans ce dernier cas, la résistance a eu des effets négatifs en termes de temps (blocage momentané du processus d’IO) et en termes financiers (recrutement d’un personnel intérimaire) mais a également et paradoxalement eu des effets bénéfiques. En effet, elle a incité la Direction de ENT6 à « revoir sa copie », à repenser l’adoption du Lean autrement, en associant notamment des pratiques managériales : mise en oeuvre de « workshop » pour co-construire la démarche, ouverture d’un centre de formation pour participer à la création de sens et à la « mutation » des routines. Il semble donc important de ne pas interpréter systématiquement la résistance comme une opposition de principe au management, inévitablement contraire aux intérêts de l’organisation, mais comme un phénomène inhérent à la vie de l’entreprise et qui peut même être « constructif et loyal » lors des processus d’innovation (Zwick, 2002).

Le manque de temps est le second obstacle interne le plus cité. Il a plus rarement été identifié, et, si oui, toujours dans le cas de PME (Hadjimanolis, 1999, Larsen &Lewis, 2007, Vermeulen, 2005) et pour l’IO (Wagner, et al., 2011). Si l’IT est plus consommatrice de ressources financières (financement de la R&D, de ses acteurs et des équipements), l’IO le serait plus en temps, notamment en phase de mise en usage (Damanpour &Aravind, 2012). Il semble donc cohérent que le manque de temps paraisse être un frein plus palpable à l’adoption d’une IO que d’une IT, d’autant que les entreprises étudiées sont majoritairement des PME.

Le manque de temps recouvre, selon nous, différents phénomènes. Tout d’abord, il peut être une forme de résistance passive de la part des acteurs. Ensuite, il peut s’expliquer par le fait que les entreprises ont, en règle générale, moins de personnel et d’experts spécifiquement dédiés aux IO qu’aux IT (Birkinshaw, et al., 2008). De ce fait, les acteurs internes qui sont chargés de la mise en usage des IO doivent souvent partager leur temps avec d’autres missions, ce qui peut représenter une entrave ou un frein. L’incapacité à allouer les ressources nécessaires à l’adoption d’une innovation a été identifiée comme une des difficultés majeures des PME (Hadjimanolis, 1999, Tourigny &Le, 2004, Vermeulen, 2005). Enfin, les entreprises percevant moins les avantages (notamment en termes d’effets sur la performance) des IO que des IT, elles sont aussi moins enclin à leur allouer spécifiquement des ressources, d’où cette perception plus forte du manque de temps. Nos résultats mettent en évidence que le manque de temps est d’autant plus ressenti par les managers qui n’ont pas toujours de temps dédié pour le suivi et l’accompagnement de leurs équipes, alors que leurs directions nourrissent de grandes exigences à ce niveau. Elles n’hésitent d’ailleurs pas à parler de « ventre mou » à leur égard. On peut donc noter une certaine hypocrisie de la part des Directions à ce niveau (de grandes exigences sans donner les moyens de celles-ci) ou, plus certainement, un manque de conscience ou une représentation simplifiée et biaisée de la fonction managériale et de ce qu’elle implique. Cela peut avoir des incidences sur la capacité des managers à exercer leurs fonctions, ceci, d’autant plus, si l’entreprise a décidé de promouvoir ses meilleurs techniciens aux postes d’encadrement de proximité sans accompagnement et sans penser leur transition de rôle. L’expérience malheureuse de ENT3 en est un exemple cuisant : démission de 3 techniciens promus managers. A l’inverse, une des entreprises qui a réussi l’IO, ENT6, a mené une large réflexion sur les missions des managers et les moyens à mettre en oeuvre pour qu’elles puissent être assumées au mieux. Elle a ainsi notamment décidé de retirer les temps de travail des managers des temps de production de manière à ce qu’ils soient intégralement dédiés aux missions de suivi, de contrôle et d’accompagnement. Elle a ainsi donner les moyens aux managers de jouer un rôle de « créateur de sens » (en légitimant et donnant de la signification aux nouvelles pratiques), « d’improvisateurs » (en reconnaissant les signes et causes de résistance, en étant à l’écoute des idées qui émergent du terrain et en apportant les réponses co-construites appropriées) (Vas, 2005) et de constructeur du climat social propice à l’adoption d’innovations (Madrid-Guijarro, et al., 2009). En l’absence de tels signaux de support des managers, les chances de succès de l’adoption d’une IO sont réduites (Yetton, et al., 1999, Zmud, 1984).

Le manque de qualification a très souvent été identifié comme barrière à l’innovation technologique et, selon Tourigny et Le (2004), plus fortement pour les PME. Il serait, selon les résultats de Galia et Legros (2004), le second facteur le plus décisif, après le risque économique, dans le report des projets d’innovation. Nos résultats montrent qu’il peut mettre en péril la poursuite de l’usage de l’IO ou ralentir son adoption. Ce manque de qualification ou d’expertise est une des raisons qui conduisent les entreprises à se tourner vers l’extérieur (consultants, centres de ressources dédiés…). Les six entreprises étudiées ont fait appel à des consultants. Pour deux d’entre elles (ENT1 et ENT3), le départ des consultants a sonné le glas du Lean.

Par ailleurs, face au manque de connaissances et d’expertises, « des communautés de pratiques » Lean (une passion commune pour le Lean semble en être le ciment) qui tendent davantage vers des « communautés épistémiques » (leur objectif est clairement de développer des connaissances utiles pour le collectif, et non pas seulement, pour leurs compétences individuelles) (Cohendet, et al., 2003) se sont constituées autour de « champions » dans deux des entreprises qui ont réussi (au sens d’usage pérenne) l’adoption du Lean (toutes deux appartiennent à des groupes). Elles ont permis une accumulation des connaissances (sur la démarche, ses outils, ses difficultés, ses leviers) et leur circulation ou diffusion au sein des entreprises. Elles ont aussi participé à créer et donner du sens à la démarche. Elles semblent donc avoir joué, et continuent à jouer (en phase de poursuite de l’usage) un rôle crucial dans le processus d’IO.

Les attributs de l’innovation organisationnelle elle-même

Les typologies des barrières à l’innovation n’ont, à notre connaissance, jamais intégré les attributs de l’innovation comme de potentiels obstacles, étant restées fidèles à la catégorisation initiale (barrières internes et externes) proposée par Piatier (1984). Pourtant, les recherches sur les déterminants de l’innovation les ont intégrés depuis longtemps établissant que le taux et la vitesse de diffusion d’une innovation sont influencés par ses attributs (Damanpour, 1991, Häggman, 2009, Rogers, 1995). La recherche plus récente de Häggman (2009) montre d’ailleurs que la perception des attributs (notamment l’avantage relatif aussi bien en termes de bénéfices que de coûts) de l’innovation technologique (laser pulsé) par le collectif adoptant, peut favoriser ou bloquer son processus d’adoption. Nos résultats justifient l’intégration des attributs de l’IO dans les potentielles barrières et incitent à plus de développements à ce niveau. Dans les cas étudiés, la mauvaise image du Lean aussi bien en termes d’incompatibilité avec les valeurs et routines de l’entreprise qu’en termes de désavantage relatif (impression notamment que le Lean peut être source de détérioration des conditions de travail) a eu des conséquences néfastes sur son processus d’adoption. Elle a aussi bien affecté la phase de décision (décision reportée) que celle de mise en usage (retard ou même blocage). Il semble qu’une organisation qui adopte pour la première fois une IO largement développée dans d’autres entreprises (voire pays), et qui a donc fait couler beaucoup d’encre, aura tout intérêt à prendre conscience, d’une part, qu’elle ne peut pas pour autant être envisagée comme une innovation « clés en main » (David, 1996) et, d’autre part, qu’elle peut être perçue négativement par les salariés, ce qui représente alors un risque pour son adoption. Cela lui permettra non seulement de penser à « contextualiser » l’IO c’est à dire à la « transformer » pour l’adapter au contexte spécifique de l’entreprise (David, 1996), mais également d’anticiper le travail de communication et de démonstration à entreprendre pour que les salariés perçoivent l’utilité et la pertinence de l’IO pour leur propre travail comme pour l’entreprise (Yetton, et al., 1999). Favoriser les interactions entre les salariés et services acquis à la cause de l’IO et ceux qui font preuve de plus de scepticisme et de résistance semble représenter un levier intéressant pour atteindre cet objectif (Häggman, 2009).

Une moindre perception des barrieres externes

Nos résultats montrent que les barrières externes sont moins fréquemment perçues et ont un plus faible poids lors de l’adoption d’une IO telle que le Lean. Les difficultés pour trouver des ressources financières sont peu soulevées par les acteurs. Deux explications peuvent être proposées. Tout d’abord, le coût de l’IO étant, en règle générale, plus faible que celui de l’IT, la recherche de financements est moindre. Ensuite, comme la perception des difficultés ne se limite pas, dans notre recherche, à celle des top-managers, cet aspect financier est peut-être aussi moins prégnant. Les difficultés pour trouver des informations, documentions, soutiens extérieurs n’ont pas non plus été relevées. Cela s’explique en grande partie par le fait que le Lean fait l’objet d’une grande attention aussi bien au niveau national (réflexions au sein du gouvernement pour le développement du Lean dans la fonction publique) que territorial (lancement de programmes d’accompagnement : Lean PME soutenu par la Région Rhône Alpes et la Drire). Les publications, conférences sur le Lean ainsi que les offres de prestations de services (consultant, cabinets conseil…) sont très importantes, et parfois soutenues et promues par le Pôle de Compétitivité Arve Industries Haute-Savoie Mont Blanc[3] dont 5 des entreprises étudiées sont membres. Les entreprises disposant d’une offre pléthorique de conseils et d’experts, la perception de la difficulté à accéder à ces ressources extérieures en est réduite. La seule barrière externe clairement identifiée par nos résultats concerne la difficulté pour trouver des partenaires extérieurs (fournisseurs notamment) capables de fonctionner selon la même philosophie Lean. En effet, l’adoption des nouvelles pratiques Lean (le juste à temps, la réduction des stocks par exemple) a des répercussions sur l’ensemble de la chaîne logistique et peut donc être entravée si les fournisseurs ne parviennent pas à fonctionner selon le même mode (produire à la demande, livrer en juste à temps). Cette difficulté se matérialise plus en phase de poursuite de l’usage lorsque les obstacles internes, qui prédominent en phase de mise en usage, sont en partie dépassés. Pour surmonter cet obstacle, une des entreprises (ENT6) a, par exemple, ouvert son centre de formation à ses partenaires pour les inciter à fonctionner selon les mêmes principes. Elle participe aussi activement (tout comme ENT4) à la promotion du Lean par le biais de conférences.

Des synergies entre barrieres a l’innovation organisationnelle

Nos résultats laissent entrevoir des synergies, des interdépendances entre certaines barrières. Par exemple, nous avons vu que la résistance au changement semble nettement liée au manque de temps, notamment au manque de temps « management », qui est lui-même étroitement lié à une gestion de priorités contradictoires (produire et assurer un soutien et suivi terrain de ses équipes). Lors du processus d’IO, ce manque de temps dédié au management peut alors amplifier la résistance au changement qui ne sera alors pas suffisamment perçue et gérée. Par ailleurs, la centralisation présente aussi des synergies avec la résistance au changement. Le fait que la décision d’adopter une IO soit prise unilatéralement par la direction, que sa mise en oeuvre soit imposée renforce le risque de résistance au changement.

Des complémentarités entre barrières à l’IO se dessinent donc, mais notre travail ne permet pas d’en définir clairement les « grappes ». Plusieurs recherches ont travaillé sur cet aspect (Galia &Legros, 2004, Segarra-Blasco &Garcia-Quevedo, 2008). Les complémentarités entre les barrières à l’IO peuvent avoir des implications fortes sur les politiques de l’innovation puisque, comme le suggèrent Galia et Legros (2004), elles rendraient inefficaces des actions centrées sur une barrière de manière isolée.

Conclusion

Cette recherche visait à améliorer la compréhension de l’Innovation Organisationnelle (IO), à travers l’étude du Lean Management et à en identifier les obstacles en distinguant les phases de son processus (décision, mise en usage et poursuite de l’usage).

Trois principaux apports émergent de notre travail.

Tout d’abord, il semble que lorsque les barrières à l’IO sont identifiées, leurs effets compris (souvent aux dépens du processus), des actions peuvent être entreprises pour les éliminer et ainsi permettre au processus d’IO de reprendre son cours. Les barrières ne doivent donc pas être interprétées comme des facteurs qui stoppent l’IO mais comme de possibles « stimulants managériaux ». Ensuite, notre travail a permis d’identifier et de classer les barrières à un type particulier d’innovation, l’IO, ce qui a rarement été traité. La grande majorité des travaux se concentrent, en effet, sur les IT. Contrairement aux résultats des recherches sur les obstacles à l’innovation (majoritairement technologique), le coût ou les barrières dites économiques n’apparaissent pas, dans notre étude, comme les premiers obstacles perçus par les entreprises lors d’un processus d’IO. Les barrières internes telles que la résistance au changement, le manque de temps (notamment le temps management), ou encore le manque de qualifications, les devancent nettement. A l’instar de Monhen et al. (2008), nos résultats montrent donc que les barrières internes, notamment celles liées aux RH, doivent recevoir une plus grande attention de la part des chercheurs et des praticiens. Enfin, dans la lignée des travaux de Galia et Legros (2004), nos résultats suggèrent que certaines barrières sont interdépendantes et se renforcent mutuellement. Les combattre de manière isolée serait alors inutile.

Au plan managérial, outre les actions suggérées dans la partie précédente, nous attirons l’attention des acteurs publics en charge du soutien à l’IO et des entreprises sur deux points complémentaires. D’une part, bien que les compétences techniques soient souvent privilégiées dans les programmes d’accompagnement à l’innovation technologique ou même organisationnelle, il nous semble crucial que l’accent soit aussi porté sur le management. Il ne s’agit pas seulement, selon nous, de proposer des formations en management, mais d’inciter les entreprises à mener des réflexions approfondies notamment sur le rôle des managers de proximité lors d’un processus d’IO, sur la difficile naissance des managers (pour éviter d’improviser un passage à ce statut comme nous avons pu le voir). En effet, ils sont une des clés à la résistance, à la création de sens, au climat social propice à l’IO. Mais il serait hypocrite de se limiter aux exigences que l’on place en eux, sans réfléchir aux moyens à mettre en oeuvre pour les former et les accompagner. D’autre part, pour pallier le manque de qualifications et d’expertises au sein des entreprises, il nous semblerait intéressant d’encourager des « communautés de pratiques ou épistémiques » inter-entreprises (Cohendet, et al., 2003) pour partager les expériences, en tirer bénéfice et ainsi développer les connaissances.

Des travaux ultérieurs pourraient pallier les limites de notre recherche, notamment en étudiant une autre IO que le Lean Management et en contrôlant l’influence de facteurs de contingence tels que la taille et la complexité structurelle des entreprises dont les effets sur l’innovation ont déjà été mis en évidence (Damanpour, 1996, Kimberly &Evanisko, 1981). Nous devons aussi reconnaître que l’analyse par phase que nous proposons peut créer des approximations, « les frontières entre les périodes d’analyse pouvant être aussi ambiguës que les frontières entre processus supposément distincts » (Langley, 1997). Elle présente pourtant l’intérêt de montrer, notamment, que les efforts d’accompagnement, ne devraient pas se limiter aux phases de mise en usage mais redoubler de vigilance en phase de poursuite de l’usage au risque que celui-ci ne se perde avec le temps.

Ces premiers résultats appellent aussi à d’autres approfondissements. Une analyse quantitative des barrières en fonction du type d’innovation pourrait permettre de vérifier si leur hiérarchisation est différente pour les IT et les IO. Ces dernières étant les plus répandues en France, elles devraient d’ailleurs faire l’objet de plus d’attention. Nos résultats suggèrent que la perception des barrières varie en fonction des acteurs et que, comme l’ont aussi montré Madrid-Guijarro, et al. (2009), il pourrait être réducteur, voire dommageable, d’uniquement prendre en compte la perception des managers et des membres de la direction. Il serait donc intéressant d’analyser comment la perception des barrières à l’innovation varie en fonction des acteurs et en quoi elle affecte le processus. Enfin, la complémentarité des barrières à l’IO appelle aussi à de plus amples recherches.