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Introduction : ONG à vocation politique, mondialisation et quasi pouvoir de régulation

La mondialisation actuelle de l’économie est le produit de plusieurs décennies de flux transfrontaliers de commerce et d’investissement. Si ces flux ont été entrepris la plupart du temps par des entreprises privées recherchant le profit, ce sont quand même des États souverains qui ont été et qui restent les gardiens des frontières ainsi traversées. En ce sens, la mondialisation actuelle de l’économie est le reflet d’une forme d’entente entre États souverains et firmes privées.

Les chercheurs de la discipline des affaires internationales (international business en anglais), ont longtemps reconnu cette réalité par leur utilisation d’un modèle à deux joueurs, l’État d’une part et l’entreprise multinationale d’autre part, afin d’expliquer les modes d’implantation et d’opération des entreprises multinationales à l’extérieur de leur territoire national d’origine (voir Eden, Lenway et Schuler, 2005, pour une perspective historique sur l’utilisation de cette approche). Ce modèle est aujourd’hui considéré incomplet par plusieurs, notamment en raison du fait que des ONG actives sur la scène internationale ont depuis acquis une influence indéniable dans la détermination des conditions auxquelles doivent se soumettre les entreprises actives dans plus d’une juridiction nationale (Doh, 2003). Tout particulièrement en ce qui touche les sphères de l’environnement, du respect des droits des personnes et des travailleurs, et même de la production et du commerce international de certaines denrées comme le café, des ONG exercent aujourd’hui un quasi pouvoir de régulation qui n’est pas sans empiéter d’une certaine manière sur les pouvoirs relevant traditionnellement du domaine exclusif de l’État.

Bien qu’elle soit déjà florissante, la littérature sur ce quasi pouvoir de régulation des ONG est toujours à la recherche de ses conclusions fermes. Certains auteurs mettent l’accent sur la collaboration existant entre ONG et firmes multinationales en invoquant l’existence de biens publics internationaux échappant à l’autorité d’un seul État et dont la production requerrait à la fois l’expertise technologique et managériale des firmes multinationales et le capital social des ONG (Teegen, 2003). D’autres insistent plutôt sur la relation d’affrontement existant entre ONG et firmes multinationales et se posent plutôt la question de l’adaptation de la stratégie de la firme aux demandes provenant des ONG (Spar et La Mure, 2003; Argenti, 2004). Des cas d’adaptation ont été étudiés, par exemple celui de Starbucks (Argenti, 2004), celui d’IKEA (Bartlett, Dessain et Sjöman, 2006) ou encore celui d’Inditex (Marcuello et Marcuello, 2007). Bartlett, Ghoshal et Beamish (2008, chapitre 8, p. 727-743) vont jusqu’à proposer une nouvelle taxonomie des entreprises multinationales basée sur le type de relations qu’elles entretiennent avec les ONG. En dépit de ces contributions, nous sommes encore loin de disposer d’une théorie générale des rôles respectifs de l’entreprise multinationale, de l’État et des ONG dans le contexte actuel de mondialisation de l’économie.

Dans cet article, nous prenons pour acquis que les ONG ont vu leur quasi pouvoir de régulation augmenter avec la mondialisation de l’économie. Le but principal de l’article est alors d’expliquer pourquoi. Par quasi pouvoir de régulation, nous entendons le pouvoir d’influer de manière directe, et non à travers l’action législative et réglementaire de l’État, sur les conditions devant être respectées par les entreprises lorsqu’elles opèrent dans un marché donné. Ce quasi pouvoir de régulation, les ONG l’ont acquis le plus souvent en s’engageant sur le terrain des idées et de la politique et en ciblant des entreprises plutôt que des États lorsqu’elles voulaient changer les manières de faire dans la sphère économique de la société. Les ONG qui s’engagent d’une manière ou d’une autre et de manière significative sur le terrain des idées et de la politique afin de provoquer des changements institutionnels constituent ce que nous appelons dans cet article les ONG à vocation politique.

La définition de ce qu’est une ONG à vocation politique ne va pas pourtant nécessairement de soi. En particulier dans la littérature francophone, le terme ONG est le plus souvent réservé à des organisations dont le but premier est de mener des opérations sur le terrain dans un but humanitaire. Néanmoins, ces organisations que les auteurs anglo-saxons désignent souvent comme « opérationnelles » sont de plus en plus engagées sur le terrain politique et attirent de plus en plus de jeunes qui y voient l’occasion de faire de la politique autrement que ne le faisaient leurs parents (Doucin, 2007, chapitre 7). La distinction entre les volets « opérationnels » et « militants » des activités des ONG est affaire de degré. Merle (1988, chapitre III, p. 397) est sans doute celui qui a le mieux défini les pôles opposés entre d’une part les activités qui n’ont pour but que celui de défendre les intérêts des membres du groupe ou encore de mener des opérations à caractère caritatif ou humanitaire, et d’autre part les actions qui visent bien davantage à transformer le monde.

Ces deux types d’activité peuvent fort bien coexister au sein d’une seule et même ONG. Médecins sans frontières, par exemple, est d’abord et avant tout engagée dans la fourniture de services médicaux aux populations vulnérables, ce qui en fait une ONG à vocation opérationnelle. Cependant, son combat en faveur d’une baisse du prix des médicaments essentiels à la lutte contre les maladies graves et endémiques dans les pays en voie de développement, et conséquemment en faveur d’une révision au régime de protection des brevets des entreprises pharmaceutiques, en ont aussi fait une ONG à vocation politique. À l’inverse, l’ONG d’origine américaine Global Exchange a pour objectif premier de promouvoir par le biais de campagnes politiques les idéaux altermondialistes (commerce équitable, droit des travailleurs dans les pays en voie de développement, environnement, etc.), ce qui en fait d’abord et avant tout une ONG à vocation politique. Cela ne l’empêche toutefois pas de vendre en même temps elle-même des produits étiquetés « équitables », ce qui en fait aussi une ONG à vocation opérationnelle. Tout simplement, certaines ONG sont nettement plus politiques que d’autres, en consacrant à la défense d’une idée ou d’une cause l’essentiel de leurs ressources. Dans cet article, l’expression « ONG à vocation politique » s’adresse à toute ONG dont une part non négligeable des ressources est consacrée à des activités de nature politique qui visent à obtenir un changement des règles du jeu et donc des institutions qui gouvernent la société.

Ne serait-ce que par ce que les ONG à vocation politique recrutent des militants et sollicitent des dons qui auraient pu autrement se diriger vers des partis politiques, il existe une réelle concurrence entre ces deux acteurs de la sphère politique. Cette concurrence s’exerce sur le terrain national où l’ONG recrute ses militants et recueille ses dons, que ce territoire se situe ou non dans son environnement national d’origine. Cette vision nécessite toutefois de prendre une certaine distance vis-à-vis d’une partie de la littérature francophone habituée à inclure d’office la dimension internationale dans la définition même des ONG (voir Ryfman, 2009, p. 26). Le modèle proposé dans cet article admet l’existence d’ONG à vocation politique dont le rayon d’action ne dépasse pas les frontières nationales. De toute manière et sauf exception, que leur rayon d’action soit national ou international, les ONG naissent toujours dans un environnement national donné. En contexte international, cela pose même souvent le problème de leur légitimité (Doucin, 2007, chapitre 6), légitimité qui est également abordée dans cet article.

Une fois admise l’existence d’ONG à vocation politique, il s’agit de mieux cerner les options tactiques qui s’offrent à elles entre les actions dirigées vers l’État et celles dirigées vers les entreprises. L’économiste David Baron a désigné le phénomène qui consiste à prendre pour cible des entreprises plutôt que des États en vue d’atteindre des objectifs de nature politique par l’expression private politics, expression que nous traduirons simplement par « politique privée » (voir Baron, 2003; Baron et Diermeier, 2007). Ces actions dites de politique privée, dirigées vers les entreprises, sont à distinguer des actions plus traditionnelles dirigées vers l’État, actions que nous désignerons comme relevant de la « politique publique ». Lorsqu’elles s’engagent sur la voie de la politique publique, les ONG respectent les prérogatives traditionnelles de l’État, et ne cherchent dans les faits qu’à convaincre celui-ci de légiférer ou de réglementer la conduite des entreprises dans un sens qui soit favorable à la cause qu’elles défendent au nom de leurs militants et sympathisants. Lorsqu’elles s’engagent sur la voie de la politique privée, les ONG cherchent d’une certaine manière à se substituer à l’État dans le but de modifier la conduite des entreprises. Leur succès éventuel sur ce terrain constitue alors la manifestation concrète de leur quasi pouvoir de régulation. La question principale examinée dans cet article est donc celle du lien présumé entre la mondialisation de l’économie et le recours plus fréquent de la part des ONG à des actions de politique privée, actions qui, dans la mesure où elles atteignent leurs objectifs, les dotent d’un quasi pouvoir de régulation.

L’approche utilisée pour examiner la double question de l’augmentation et de la légitimité du quasi pouvoir de régulation des ONG en contexte international est celle de l’économie institutionnelle. C’est donc à travers le prisme de la théorie du changement institutionnel (voir North, 1990 et 1994; Scott, 1995 et Campbell, 2004) et en mettant l’objectif de « création de valeur » pour leurs commettants au centre des préoccupations des ONG, que l’augmentation de leur quasi pouvoir de régulation est expliquée. Cette emphase sur la fonction créatrice de valeur des ONG est ici résolument économique mais rejoint tout de même l’approche de chercheurs s’inspirant davantage d’une approche sociologique comme Teegen, Doh et Vachani (2004).

L’événement promoteur du changement institutionnel considéré dans cet article est celui de la mobilité internationale des entreprises, mobilité entendue comme étant la capacité de celles-ci de traverser par leurs activités plusieurs espaces institutionnels, alors que les acteurs de la sphère politique, à l’exception des ONG à vocation politique, n’ont pas cette même capacité. Pour les ONG, ce changement modifie radicalement le rapport des bénéfices aux coûts attendus des actions dites de politique publique, en relation à celui des actions dites de politique privée. Ce changement durable des « prix relatifs » au sens de North est ce qui amène les ONG à privilégier davantage les actions de politique privée dans le but de modifier les règles du jeu et donc les institutions de la vie économique et sociale.

D’un point de vue conceptuel, il s’agit donc de mesurer l’impact de ce changement de « prix relatif » sur l’équilibre d’un espace institutionnel d’origine. Logiquement, cet espace institutionnel d’origine est ancré dans une réalité nationale pré-mobilité des entreprises et donc pré-mondialisation de l’économie. La représentation de cet espace institutionnel d’origine fait appel à l’approche spatiale de la concurrence mise de l’avant par Hotelling (1929), laquelle a été utilisée par la suite pour expliquer tant la concurrence entre les partis politiques lorsque les électeurs ont des préférences hétérogènes (Mueller, 1976, p. 408) que le commerce international des biens différentiés lorsque que ce sont plutôt les consommateurs dont les préférences ne sont pas identiques (Krugman, 1990, chapitre 14, p. 229). En mettant l’emphase sur la concurrence pour satisfaire l’espace hétérogène des préférences des citoyens tantôt électeurs et tantôt consommateurs, l’approche d’Hotelling permet de distribuer les rôles entre les entreprises, les partis politiques et les ONG à vocation politique, tout en identifiant les segments de cet espace sur lesquels les trois acteurs sont potentiellement en concurrence.

C’est dans le cadre ainsi établi que l’analyse présentée dans cet article est en mesure d’énoncer trois propositions susceptibles de faire avancer notre compréhension du rôle des ONG dans la régulation du système international issu de la mondialisation de l’économie. Cette analyse permet également d’ouvrir le débat sur la légitimité internationale des ONG à vocation politique issues des pays développés.

Rôle et action des ONG à vocation politique dans l’espace institutionnel national d’origine

North (1990 et 1994) définit les institutions comme l’ensemble des règles formelles et informelles régissant la vie en société, ainsi que l’ensemble des mécanismes visant à s’assurer que les individus s’y conforment. Ces « règles du jeu » sont nécessaires car les marchés sont incomplets, imparfaits, les échanges sont coûteux et les capacités cognitives comme la rationalité des personnes sont limitées. Les institutions réduisent l’incertitude, donnent un sens et fournissent le cadre nécessaire au développement de l’activité entrepreneuriale des agents, que ceux-ci oeuvrent dans la sphère politique ou économique. Dans cette vision, les individus qui composent la société ne sont donc pas demandeurs que de biens et services mais aussi de règles du jeu et de mécanismes capables de faire respecter ces règles.

Différents courants de pensée alimentent l’approche institutionnelle, en fonction notamment de la discipline d’ancrage des chercheurs impliqués. Certains insisteront sur l’importance des lois, d’autres sur celle des principes moraux et d’autres encore sur celle des idées (Scott, 1995, chapitre 3) mais tous convergent sur l’importance de la légitimité pour qu’une règle potentielle ne devienne véritablement une institution. Les lois, les principes moraux et les idées invoqués pour justifier l’action doivent en définitive être conformes aux croyances et aux intérêts des personnes qui accepteront d’y soumettre leur conduite même si, en retour, ces lois, principes et idées peuvent aussi influencer les croyances et la perception que ces mêmes personnes ont de leurs propres intérêts. Pour Campbell (2004, chapitre 4), les intérêts propres ne constituent d’ailleurs qu’un type « d’idée » parmi d’autres. En définitive, c’est l’ensemble de leurs idées, pas seulement leurs intérêts propres, qui dictent aux personnes leur comportement en société.

Sur de telles bases, on peut supposer que les individus qui composent la société expriment une demande pour des biens et services, pour des lois et des règles, et pour la conformité de ces biens, services, lois et règles aux valeurs morales et aux idées qui les rendent à leurs yeux légitimes. En règle générale donc, la valeur totale d’un bien, d’un service, d’une loi ou d’une règle pour un individu ne reposera pas que sur sa seule dimension utilitaire perçue. Elle reposera également sur ses dimensions morale et cognitive. Feddersen et Gilligan (2001) se référent en anglais au concept de « credence goods » pour désigner ces biens dont la valeur dépend des dimensions morale et cognitive qui y sont associées. Ces dimensions sont d’ailleurs largement exploitées en marketing, que celui-ci soit utilisé à des fins commerciales ou politiques.

Évidemment, ni dans leur appréciation de la dimension utilitaire ni dans celle des dimensions morale et cognitive des biens et services ou des lois et des règles, les préférences des personnes ne sont identiques. Le rôle des entrepreneurs de la sphère économique est donc de mobiliser et de combiner des ressources afin de former une coalition d’acheteurs dont la taille et la volonté de payer permettront de rembourser l’ensemble des coûts de production et de transaction assumés par l’organisation à l’intérieur de laquelle ils oeuvrent (une entreprise). De manière symétrique, le rôle des entrepreneurs de la sphère politique est, en régime démocratique, de mobiliser des ressources, bénévoles et rémunérées, afin de former une coalition d’électeurs dont la taille permette à l’organisation dans laquelle ils oeuvrent (un parti politique) de gagner les élections ou à tout le moins de prendre part au processus législatif. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’identifier et d’amalgamer des préférences individuelles de manière à constituer un marché qui permette à l’organisation au mieux de croître et au minimum de préserver son existence.

Par ailleurs, le modèle de concurrence spatiale d’Hotelling est bien connu pour son résultat selon lequel les partis politiques, dans un régime démocratique à deux formations dominantes, établiront leur programme de manière à se rapprocher des préférences de l’électeur médian (Mueller, 1976). Gouverné par le parti vainqueur des élections, l’État aura donc tendance à édicter les lois, à établir la réglementation, et à mettre en oeuvre ses programmes de revenus et dépenses en accord avec les préférences utilitaires, morales et cognitives de l’électeur médian. Dans la sphère économique et de manière parfaitement symétrique, le modèle d’Hotelling prédit aussi que deux entreprises mises en concurrence pour remplir l’ensemble des besoins des consommateurs, auront tendance à offrir le panier de biens et services reflétant les préférences utilitaires, morales et cognitives du consommateur médian.

Il s’en suit que les préférences de nombreux électeurs/consommateurs ne se verront refléter que très partiellement dans la plateforme des partis politiques, dans les programmes du gouvernement, ainsi que dans l’offre de biens et services des entreprises. Cela ouvre la porte à ce que de nouvelles entreprises se créent afin de répondre aux niches de marché inexploitées et aussi à ce qu’apparaissent de nouveaux partis politiques en quête du vote des électeurs laissés orphelins. La règle de la majorité, jumelée à l’ensemble des coûts d’organisation, impose toutefois une limite sérieuse au nombre de partis politiques susceptibles de coexister. Dans la sphère économique, l’ensemble des coûts d’organisation et de transaction, de même que l’existence d’économies d’échelle, limiteront aussi le nombre d’entreprises susceptibles de rembourser l’ensemble de leurs coûts tout en se concurrençant par la différentiation dans l’espace des préférences des consommateurs. Les théoriciens du commerce international, en particulier Lancaster (1980) et Helpman (1981), ont d’ailleurs montré que le commerce international permet de relâcher en partie cette contrainte puisqu’en permettant l’expansion de la taille du marché pour l’ensemble des entreprises locales et étrangères, il permet à plus d’entreprises capables de différentier leur offre tout en récupérant leurs coûts de coexister, permettant ainsi de satisfaire les préférences d’un plus grand nombre de consommateurs hétérogènes, localement comme à l’étranger.

Si on laisse néanmoins le commerce international de côté pour l’instant, on peut s’attendre à ce que la règle de la majorité, plus sévère en politique que dans la sphère commerciale, implique que moins de partis politiques se livreront concurrence pour la préférence des électeurs que d’entreprises se livreront concurrence pour la préférence des consommateurs. Cela implique qu’il existe un marché très imparfaitement desservi par les partis politiques et cela invite à la création d’organisations dont l’un des buts sera d’influencer depuis l’extérieur du cadre politique formel l’offre du gouvernement telle qu’elle s’exprime dans ses programmes de revenus et dépenses (achats de biens et services, transferts et fiscalité) et dans son programme législatif (édiction de lois et règles formelles). On peut supposer qu’il s’agit là du rôle premier des ONG à vocation politique. Vues sous cet angle, les ONG à vocation politique sont aux partis politiques ce que les entreprises de niche sont aux entreprises de masse. Cette symétrie peut être représentée graphiquement.

Dans la figure 1, on a supposé pour simplifier que le rôle du gouvernement se limitait à offrir un programme législatif et que la tâche des partis politiques, limités ici à deux pour fins d’illustration, était d’élaborer le projet de programme qui reçoive l’assentiment d’une majorité d’électeurs. On a supposé également que les programmes législatifs proposés pouvaient être ordonnés selon certaines caractéristiques et que les préférences des électeurs étaient distribuées normalement en fonction de ces caractéristiques. Les partis A et B, en concurrence pour former le gouvernement, se rapprochent de l’électeur médian à partir de leurs positions respectives, initialement plus à gauche dans un cas ou plus à droite dans l’autre de l’échiquier des caractéristiques utilisées pour évaluer le programme législatif. C’est ainsi que chaque parti peut espérer former la coalition la plus vaste possible d’électeurs et qu’il est le plus susceptible de gagner les élections tout en réussissant à mobiliser les ressources requises pour y parvenir. Les minorités qui se sentent abandonnées dans un tel mouvement vers le milieu constituent les clientèles cibles des ONG 1 à 6 représentées sur le graphique. Une situation virtuellement identique prévaut sur le marché des biens et services où il suffit de remplacer les mots programme législatif par panier de biens et services, électeur par consommateur, parti politique par entreprise de masse et ONG par entreprise de niche.

Figure 1

Entreprises, partis politiques et ONG dans l’espace hétérogène des préférences des électeurs/consommateurs

Entreprises, partis politiques et ONG dans l’espace hétérogène des préférences des électeurs/consommateurs

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Quelle sera alors la dynamique générale de ce système en l’absence de mobilité internationale des partis politiques, de l’État, des ONG et des entreprises ? Il faut se rappeler d’abord que la valeur de tout panier de bien et services (bs), de tout programme de lois et règles (lr) et de tout programme de revenus et dépenses du gouvernement (rd) est fonction des bénéfices utilitaires (u), moraux (m) et cognitifs (c) qu’en perçoivent les consommateurs/électeurs. Pour une personne i, nous aurons donc trois fonctions de valeur fbs, flr et frd :

La création de valeur dans un tel système repose donc sur l’activité entrepreneuriale des différents acteurs institutionnels, laquelle consiste à rendre l’offre de biens et services des entreprises, et l’offre de lois et règles et de programmes de revenus et dépenses du gouvernement la plus près possible de la valeur maximale du plus grand nombre d’électeurs/consommateurs, sous contrainte de mobiliser et de rémunérer adéquatement les ressources nécessaires pour y parvenir.

Conforme à l’approche institutionnelle de North, cette activité entrepreneuriale s’exerce toutefois dans un contexte d’incertitude, de rationalité limitée et d’information imparfaite alors qu’il existe aussi des arbitrages à faire entre les dimensions utilitaires, morales et cognitives, en consommation comme en production. Par exemple, une entreprise qui se focaliserait sur la seule dimension utilitaire des chemises qu’elle produit pourrait chercher le marché le plus vaste possible en abaissant ses coûts de production au maximum, quitte à abaisser les conditions de travail et de rémunération de ses employés à un niveau jugé inacceptable par un très grand nombre de personnes dans la société. Si cette situation en venait à être connue du public et à fortiori si elle était le fait de plusieurs entreprises, il pourrait alors s’enclencher un ou plusieurs des événements suivants :

  1. Le gouvernement légiférerait pour imposer des normes minimales de travail.

  2. Les partis politiques proposeraient dans leur plateforme électorale des changements aux normes du travail.

  3. Des ONG à vocation politique entreprendraient des actions auprès du gouvernement et feraient pression sur les partis politiques pour que des changements soient apportés à la législation du travail et que ces changements soient imposés aux entreprises. En d’autres termes, elles se livreraient à des actions de politique publique.

  4. Des entreprises différencieraient leur offre de celles des entreprises jugées fautives en respectant et en publicisant le respect de normes du travail plus élevées afin de capturer une plus grande part de marché. Ce pourrait être là une manière de devenir « entreprises de niche » en créant de la valeur davantage sur l’espace moral et cognitif des préférences plutôt que sur le seul espace utilitaire.

  5. Les ONG à vocation politique entreprendraient des actions auprès des entreprises jugées fautives pour qu’elles modifient leurs pratiques en dehors de toute nouvelle considération juridique ou réglementaire imposée par l’État. En d’autres termes, elles se livreraient à des actions de politique privée.

La mesure dans laquelle l’une ou plusieurs de ces options seront utilisées sera affaire de coûts et bénéfices attendus. Cependant, ces coûts et bénéfices ne sont pas indépendants de l’environnement institutionnel (North, 1990). Dans un système démocratique où l’information circule rapidement et librement, dans une société où les préférences morales et cognitives à l’égard du problème soulevé ne sont pas trop hétérogènes et où l’État est susceptible de corriger rapidement la situation par la voie législative, appuyé en cela par des partis politiques prêts à coopter les valeurs des ONG faisant la promotion d’un changement aux normes du travail, il est probable que le mécanisme de résolution soit d’abord et avant tout législatif. Dans un tel contexte, les ONG à vocation politique, habituées à gagner leurs combats en influençant les partis politiques et l’État, seront moins susceptibles de s’engager sur la voie d’un affrontement direct avec les entreprises.

Si par contre les intérêts soulevés par les ONG motivées par des changements aux normes du travail ne trouvaient guère d’écho auprès des acteurs formels de la politique, il serait plus probable que celles-ci cherchent alors à créer de la valeur pour leurs commettants en tournant leurs actions directement vers les entreprises. Dans un cadre dynamique, une combinaison des approches (4) et (5) est même susceptible de promouvoir une entente entre certaines ONG et certaines entreprises, entente qui permettrait de résoudre le problème perçu en dehors du cadre législatif habituel. On retrouve là une source possible d’institutionnalisation de pratiques de responsabilité sociale d’entreprise régulées en dehors de tout cadre législatif. Que les entreprises cèdent aux pressions des ONG après que celles-ci aient été déclenchées, qu’elles modifient ex-ante leurs pratiques dans le but d’éviter un éventuel affrontement, ou qu’elles aillent jusqu’à s’allier à certaines ONG dans le cadre de la mise en oeuvre d’une politique particulière de responsabilité sociale, le résultat est finalement le même : elles reconnaissent aux ONG un quasi pouvoir de régulation.

En somme, tout ce qui est susceptible de limiter l’efficacité de la voie législative et réglementaire formelle est susceptible d’amener les ONG à opter pour la voie de la politique privée plutôt que publique et ainsi éventuellement acquérir un quasi pouvoir de régulation. Évidemment, cela suppose aussi un environnement institutionnel favorisant ou à tout le moins ne mettant pas trop d’entraves à l’action militante des ONG politiques, lorsque les campagnes de celles-ci affectent directement les intérêts des entreprises. Poursuivant dans le registre de la responsabilité sociale d’entreprise, Campbell (2007) lie d’ailleurs en partie la mise en place par les entreprises de pratiques de responsabilité sociale à la liberté d’action et à la mobilisation des ONG et des mouvements sociaux.

On peut résumer l’ensemble de cette discussion par une proposition très simple :

Proposition 1 : Dans un environnement institutionnel favorable à l’action des ONG à vocation politique, l’inefficacité relative des voies législative et réglementaire formelles à répondre à la demande d’un nombre suffisant d’électeurs/consommateurs vis-à-vis d’une nouvelle « règle du jeu » devant encadrer l’activité des entreprises encouragera ces mêmes ONG à entreprendre des actions de politique privée plutôt que publique. Dans la mesure où les entreprises céderont aux pressions représentées par ces actions, ces ONG acquerront un quasi pouvoir de régulation se substituant en partie aux pouvoirs législatifs et réglementaires de l’État.

Notons que rien dans cette proposition n’implique à ce stade une quelconque mobilité internationale des entreprises ni n’implique un désengagement volontaire de l’État de ses responsabilités traditionnelles. L’inefficacité relative des voies législative et réglementaire formelles pourrait être simplement due au fait que la demande des électeurs/consommateurs à la base de l’activité entrepreneuriale des ONG concernées se situe trop loin des préférences de l’électeur médian pour que les acteurs de la politique formelle se sentent concernés et éventuellement menacés au point d’y voir un motif de légiférer. Il existe néanmoins un lien entre la mondialisation des activités économiques et l’inefficacité relative de la voie législative et réglementaire formelle et c’est ce lien qu’il convient maintenant d’explorer.

Impact de la mobilité internationale des entreprises et de la mondialisation économique

North (1990 et 1994) identifie deux forces génériques susceptibles de perturber un système institutionnel donné. D’abord, les préférences des citoyens consommateurs/électeurs évoluent dans le temps, modifiant ainsi l’espace dans lequel les entrepreneurs institutionnels s’affairent à créer et à capturer de la valeur. C’est cependant sur la deuxième force, soit celle des « changements de prix relatifs », qu’il concentre l’essentiel de son analyse du changement institutionnel. Par changement de prix relatif il entend toute modification de la relation entre les coûts et les bénéfices attendus par les acteurs institutionnels en présence de la mise en oeuvre de stratégies et d’action alternatives. Il est relativement aisé de voir dans la mondialisation des activités économiques la source d’un tel changement de prix relatif.

D’abord, la souveraineté des États a au moins trois conséquences :

  • La mobilité internationale des acteurs de la politique formelle est nulle.

  • L’application des règles issues du processus législatif est confinée au territoire de l’État souverain.

  • La mobilité internationale des électeurs est quasi nulle.

Certes, l’État souverain a une certaine capacité d’action à l’échelle internationale, laquelle est directement proportionnelle à l’influence qu’il est en mesure d’exercer au delà de ses frontières. À ce jeu, les États souverains ne sont évidemment pas tous égaux. L’important est toutefois ici d’admettre que la souveraineté des États impose une barrière suffisamment étanche à l’interpénétration des espaces politiques et juridiques pour que l’on puisse parler d’espaces institutionnels distincts chaque fois que l’on se réfère à des États souverains distincts.

En outre, le droit international constitue un substitut très imparfait au droit national. Dans sa partie contractuelle, le droit international public est le fruit de compromis ardus qui risquent de toujours laisser un grand nombre d’électeurs/consommateurs déçus dans chacun des pays participant à son élaboration. Il serait par exemple très difficile et peut-être même impossible d’envisager que les États membres de l’OMC puissent se mettre d’accord sur l’application de taxes à l’importation de produits en fonction des émissions de gaz à effet de serre associées à leur manufacture dans un pays donné plutôt qu’un autre alors qu’il serait beaucoup plus facile, quoique loin d’être simple, pour un État d’instaurer sur son propre territoire une taxe sur le carbone. En somme, l’influence exercée par chaque État dans l’élaboration du droit international public ne remet nullement en question la pertinence d’associer aux frontières de cet État un espace institutionnel donné.

En revanche, le rayon d’action des acteurs de la sphère économique, nommément celui des entreprises, est autrement plus grand. En particulier, les entreprises jouissent :

  • D’une très grande mobilité internationale, laquelle est décuplée par le progrès technologique et par l’ouverture des marchés décidée par les États souverains, de manière unilatérale, bilatérale ou multilatérale.

  • De la possibilité de disposer de marchés et de mobiliser des ressources dans des espaces institutionnels distincts.

Ce couplet, immobilité ou quasi immobilité internationale des acteurs de la sphère politique formelle et très grande mobilité des acteurs de la sphère économique, est au coeur du changement de prix relatif induit par la mondialisation des activités économiques.

Un exemple de cette situation peut être représenté graphiquement. Dans la figure 2, on a supposé que les gouvernements à l’origine de l’activité législative et les partis politiques cherchant à former ce gouvernement ont un rayon d’action entièrement confiné aux frontières de leurs espaces institutionnels respectifs, désignés ici par les lettres A et B. On a aussi supposé, pour l’instant seulement, que l’action des ONG était également confinée aux frontières d’un espace institutionnel donné. Reprenons dans ce contexte l’exemple de l’entreprise dont la stratégie consistait à se focaliser sur la dimension utilitaire des chemises qu’elle produit et qui devait pour ce faire chercher le marché le plus vaste possible en abaissant ses coûts de production au maximum. À la différence de l’exemple précédent toutefois, cette entreprise jouit maintenant de la possibilité de choisir entre les espaces institutionnels où elle produira et vendra les chemises. En d’autres termes, cette entreprise a la possibilité de se livrer à l’arbitrage des espaces institutionnels du côté de la production comme du côté des ventes.

Figure 2

Mobilité internationale des entreprises et arbitrage entre marchés et lieux de production

Mobilité internationale des entreprises et arbitrage entre marchés et lieux de production

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Pour fins d’illustration, supposons que les consommateurs résidant dans l’espace institutionnel B possèdent un pouvoir d’achat nettement supérieur à celui des consommateurs résidant dans l’espace institutionnel A et que les travailleurs de l’espace institutionnel B jouissent en même temps de salaires et de conditions de travail nettement supérieurs à ceux de leurs vis-à-vis résidant dans l’espace institutionnel A. Naturellement, l’entreprise considérée dans cet exemple choisira de localiser la manufacture dans l’espace institutionnel A afin de minimiser le coût des ressources utilisées en production et choisira de vendre de manière prédominante dans l’espace institutionnel B, là où les consommateurs sont capables de payer un prix plus élevé.

Poursuivant avec le même exemple, supposons à nouveau que les conditions de travail et de rémunération des employés de cette entreprise se situent à un niveau jugé inacceptable par un très grand nombre de citoyens consommateurs dont la résidence se situe dans un espace institutionnel maintenant défini, à savoir l’espace institutionnel B. Clairement, des cinq avenues de solution considérées dans la section précédente, seules les deux dernières ont maintenant une quelconque chance de mener à une résolution du problème puisque le gouvernement issu de l’espace institutionnel B n’a aucun pouvoir pour légiférer dans l’espace institutionnel A, rendant ainsi vaine tant l’action des partis politiques locaux au niveau de la redéfinition de leur plateforme électorale que celle des ONG locales habituées à mener des actions de politique publique dans le but d’influencer la législation et la réglementation en vigueur.

On peut donc s’attendre à ce que des entreprises concurrentes sur le marché B différencient leur offre de celle de l’entreprise jugée fautive en respectant et en publicisant le respect de normes du travail plus élevées et à ce que les ONG à vocation politique de l’espace institutionnel B tournent leurs activités politiques contre l’entreprise prise en faute plutôt que contre le gouvernement. Certes, ces mêmes ONG pourraient également chercher à convaincre le gouvernement de l’espace institutionnel B de contingenter ou de frapper d’un droit de douane punitif les importations de chemises en provenance de l’espace institutionnel A mais l’efficacité d’une telle tactique dépendra des obligations contractuelles internationales auxquelles le gouvernement de l’espace institutionnel B a choisi de se soumettre.

D’une manière ou d’une autre, on en arrive au résultat essentiel, à savoir qu’une augmentation de la mobilité internationale des entreprises, non accompagnée d’une augmentation conséquente de la mobilité internationale des acteurs de la sphère politique formelle, diminue l’efficacité relative des voies législative et réglementaire formelles à répondre à la demande d’un nombre suffisant d’électeurs/consommateurs vis-à-vis d’une nouvelle « règle du jeu » devant encadrer l’activité économique. Il s’agit donc du type même de changement de prix relatif considéré par North comme moteur du changement institutionnel. Dans ce cas précis, ce changement de prix relatif encouragera les ONG à vocation politique à entreprendre des actions auprès des entreprises mobiles à l’échelle internationale plutôt qu’auprès des acteurs formels de la politique nationale. Notons aussi que dans la mesure où elles identifieront les obligations internationales contractuelles des États comme l’une des sources de cette mobilité internationale accrue des entreprises, ces mêmes ONG dirigeront également des efforts contre les institutions encadrant ces obligations, l’OMC par exemple, surtout si elles sentent qu’elles ont de cette manière une influence sur la nature et l’étendue de ces obligations. La participation de nombreuses ONG au mouvement des mouvements altermondialiste (Dupuis-Déri, 2009) et la concentration des manifestations contre les organisations internationales à vocation économique comme la Banque Mondiale, le FMI, l’OMC et le G7 (voir Doucin, 2007, p. 97; Rugman, 2001, chapitre 3, p. 35-52; Deslauriers et Kotschwar, 2003) témoignent bien de cette tangente.

Ce qu’illustre la situation représentée dans la figure 2 est en fait un conflit entre deux espaces institutionnels. La législation et la réglementation en vigueur dans l’espace institutionnel A sont différentes de celles en vigueur dans l’espace institutionnel B. Cela peut bien entendu être dû à une foule de facteurs, allant des préférences des électeurs/consommateurs habitant chacun des deux espaces aux institutions encadrant l’activité entrepreneuriale des acteurs institutionnels habilités à répondre aux demandes de ces mêmes électeurs/consommateurs. On ne peut toutefois ignorer que la source principale de divergence identifiée dans cet exemple a trait au niveau de développement économique et social des deux espaces institutionnels considérés. L’espace institutionnel A ici représenté est celui d’un pays en voie de développement tandis que l’espace institutionnel B est celui d’un pays développé. L’arbitrage des lieux de production entre pays développés et pays en voie de développement amène les entreprises multinationales à localiser une partie de leurs activités manufacturières dans des pays dont la législation et les pratiques en matière de droit du travail diffèrent de beaucoup de celles qui sont jugées acceptables par leurs consommateurs des pays développés. Certaines ONG à vocation politique cherchent alors à défendre les valeurs de ces citoyens consommateurs des pays développés en s’attaquant directement aux entreprises jugées fautives. Ce genre de situation est tout à fait typique des motifs sous-jacents à l’attaque des ONG anti « sweat shops » dont les campagnes contre une entreprise comme NYKE ont été célébrées par l’ensemble du mouvement altermondialiste (Klein, 2000).

Un tel conflit entre espaces institutionnels des pays développés et ceux des pays en voie de développement ne se limite cependant pas aux cas d’arbitrage des lieux de production. À cet égard il est utile de rappeler le cas de Nestlé qui dès 1973 s’était retrouvée au coeur d’une controverse qui allait mobiliser de nombreuses organisations dans une campagne de boycott de ses produits. Cette campagne suivait la publication par la revue The New Internationalist d’une entrevue avec deux médecins dénonçant le rôle de Nestlé dans la promotion des substituts au lait maternel et ce, au détriment de l’allaitement naturel et de la santé des enfants dans les pays en voie de développement.

En appliquant le même raisonnement qu’auparavant, la présence d’une entreprise multinationale comme Nestlé dans les espaces A (en voie de développement) et B (pays développé) à des fins de marché et non d’approvisionnement, ainsi qu’illustré par la figure 3, est tout aussi susceptible d’engendrer le type de conflit qui incitera les ONG à vocation politique de l’espace B à entreprendre des actions de politique privée plutôt que publique afin de défendre les valeurs de leurs commettants résidant dans l’espace B. Ce type de conflit aurait été beaucoup plus difficilement imaginable si les espaces institutionnels A et B avaient été ceux de deux pays développés, partageant une législation et une réglementation semblables, de même que des valeurs et des modes d’interaction entre acteurs institutionnels plus comparables.

Figure 3

Mobilité internationale des entreprises et conflit institutionnel entre deux espaces marchés

Mobilité internationale des entreprises et conflit institutionnel entre deux espaces marchés

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Les conflits plus fréquents entre les espaces institutionnels des pays développés et ceux des pays en voie de développement pourraient donc être au coeur de l’augmentation du quasi pouvoir de régulation des ONG à vocation politique. Il n’est d’ailleurs pas surprenant que ces conflits aient pris une plus grande importance au cours des trois dernières décennies, lesquelles ont vu les pays en voie de développement prendre une place chaque fois plus importante dans le système économique mondial. Ce pouvoir de quasi régulation est cependant d’abord et avant tout celui des ONG provenant des pays développés.

Sans égard pour l’instant à la question de la légitimité de ce pouvoir, on peut résumer l’ensemble de cette discussion sur l’asymétrie entre la mobilité internationale des acteurs de la sphère politique nationale formelle et celle des entreprises par la proposition suivante :

Proposition 2 : Lorsque les entreprises oeuvrent dans plus d’un espace institutionnel à la fois et que ces espaces institutionnels sont en conflit, notamment du point de vue des lois et règlements en vigueur ainsi que des préférences des électeurs/consommateurs habitant ces espaces, il est plus probable que les ONG à vocation politique entreprennent des actions de politique privée auprès des entreprises plutôt que des actions de politique publique auprès des acteurs formels de la politique des pays où habitent leurs commettants, cherchant ainsi à gagner un quasi pouvoir de régulation.

Il convient maintenant d’examiner la légitimité internationale des ONG qui sont à la source du système de quasi régulation qui est en train de se mettre en place avec la mondialisation de l’économie, soit celle des ONG à vocation politique des pays développés.

Mobilité internationale des ONG et légitimité internationale des ONG à vocation politique des pays développés

Le modèle présenté prédit que les ONG à vocation politique recourront davantage aux actions de politique privée afin de chercher à imposer directement leur volonté aux entreprises au fur et à mesure que celles-ci traversent des espaces institutionnels en conflit. La raison d’être de ces ONG étant de défendre les préférences morales et cognitives de leurs commettants et ceux-ci habitant un espace institutionnel généralement délimité par des frontières nationales, il est clair que les préférences défendues seront celles des électeurs/consommateurs habitant l’espace national d’origine de ces ONG.

Cette vision pourrait être contestée du fait que les buts professés par plusieurs ONG à vocation politique actives en politique privée ont trait à la solidarité entre les peuples des pays développés et ceux des pays en voie de développement. D’autres encore sont engagées dans la défense de valeurs considérées universelles en matière de droits de la personne et des travailleurs. En outre, les ONG ne sont pas soumises à la contrainte d’immobilité internationale à laquelle sont soumis les partis politiques et certaines d’entre elles sont même devenues, par leur présence internationale étendue, de véritables « multinationales » des causes qu’elles défendent. En théorie, cette internationalisation pourrait leur permettre de transcender les valeurs de leur lieu d’origine en intégrant à leurs préoccupations les valeurs de celles de l’ensemble des pays où elles sont présentes.

Peuvent-elles pour autant éviter tout biais national ? Le modèle institutionnel présenté explique l’existence et la croissance des ONG à vocation politique par leur capacité de créer de la valeur dans l’espace cognitif et moral des militants et sympathisants qui leur confient des ressources. Rien n’interdit évidemment que les préférences morales et cognitives de ces militants et sympathisants, aussi nationales soient-elles, soient fondées sur un désir sincère de solidarité internationale. Néanmoins, le but premier de l’ONG est de répondre à l’existence de ces préférences morales et cognitives telles qu’elles s’incarnent dans un environnement institutionnel donné. Les moyens concrètement mis en oeuvre pour satisfaire les préférences de ces militants et sympathisants pourraient ne pas toujours convenir aux intérêts des populations habitant un autre espace institutionnel.

La question du travail des enfants dans les pays en voie de développement fournit un bon exemple des conflits pouvant exister entre deux espaces institutionnels et de la prédominance des ONG provenant des pays développés dans la définition des normes qui devraient s’appliquer. Dans le cas étudié par Bartlett, Dessain et Sjöman (2006), l’entreprise multinationale d’origine suédoise IKEA est mise sur la sellette par ce que certains de ses fournisseurs de tapis indiens ont été trouvés coupables d’employer de jeunes enfants sur les métiers à tisser. Des pressions sont exercées par médias interposés afin qu’IKEA se départissent de l’ensemble de ses fournisseurs et n’achètent ses tapis indiens qu’auprès de fournisseurs certifiés par l’ONG d’origine allemande RUGMARK, laquelle prétend qu’aucun des tapis sur lesquels elle appose son sceau n’a impliqué le travail d’un enfant. IKEA rétorque qu’il est impossible d’offrir une telle garantie dans le contexte indien et qu’en plus, le gouvernement indien lui-même juge acceptable que des enfants apprennent les rudiments du métier de tisseur en travaillant à la maison aux côtés de leurs parents. Pour IKEA, il peut être contreproductif d’aller à l’encontre de cette pratique jugée normale et souhaitable dans un pays en voie de développement comme l’Inde. IKEA souhaite donc discipliner elle-même ses fournisseurs sans pour autant garantir qu’aucun enfant ne sera jamais impliqué dans la production de tapis. Cela lui vaut de nombreuses critiques en Allemagne, pays d’origine de RUGMARK et pays constituant le marché principal d’IKEA. Si IKEA ne cède finalement pas aux pressions, celles-ci ne sont pas sans impact sur la valeur de son capital marque en Allemagne. On comprend alors pourquoi de nombreuses entreprises dont les ventes sont concentrées dans les pays développés finissent par céder aux pressions des ONG, en incorporant dans leurs pratiques d’affaires leurs préoccupations, et sans trop adapter celles-ci aux circonstances particulières des pays en voie de développement dans lesquels elles fabriquent ou s’approvisionnent.

Un exemple de ce peu d’adaptation locale aux pressions des ONG à vocation politique des pays développés est fréquent du côté des entreprises multinationales de la filière textile/vêtement/chaussures. Suivant en cela l’exemple d’une entreprise comme NYKE qui a revampé sa politique de responsabilité sociale en réponse aux pressions des ONG, l’entreprise canadienne Gildan dont les activités de confection sont désormais concentrées au Honduras a adopté un code de conduite lui imposant de ne jamais employer personne qui n’ait au moins atteint l’âge de 18 ans. Ce code de conduite qui comprend aussi des dispositions en matière de liberté d’association et de santé et sécurité au travail a reçu l’aval de l’ONG canadienne Maquiladora Solidarity Network, ONG qui ayant auparavant mené une campagne contre Gildan, endosse maintenant publiquement les bonnes pratiques de cette entreprise. Or, il est loin d’être évident qu’une restriction à 18 ans de l’âge requis pour travailler constitue une politique favorable au développement dans un pays comme le Honduras. Dans ce pays où l’âge moyen de scolarisation dépasse à peine le primaire et où le gouvernement a adopté un modèle de développement fondé sur l’investissement direct étranger dans le secteur manufacturier, que feraient les jeunes sortis de l’école à 11 ou 12 ans si toutes les entreprises étrangères s’imposaient le même code de conduite que Gildan ? Il n’existe pas de réponse simple à cette question mais il apparaît assez évident que les entreprises multinationales sont d’abord et avant tout à l’écoute des préoccupations des ONG localisées dans les pays développés, et que celles-ci défendent souvent la vision du développement en vogue chez leurs sympathisants, sans que la mise en pratique concrète de cette vision ne garantisse le développement harmonieux des pays les moins riches.

La question se pose au-delà de la question du travail des enfants. Beaucoup d’ONG à vocation politique des pays développés font par exemple la promotion active du café certifié équitable, certaines comme Global Exchange allant jusqu’à organiser des campagnes de boycott contre les entreprises n’offrant pas systématiquement de café ainsi certifié dans leurs établissements. Or, il y a des coûts particuliers associés à l’obtention de la certification équitable et certains de ces coûts sont parfois hors de portée des petits producteurs. En outre, le modèle coopératif imposé par la certification équitable ne donne pas les mêmes résultats partout. Une étude récente portant sur le Nicaragua montre que les petits producteurs fonctionnant dans le modèle équitable touchaient en 2007 et 2008 des revenus moins élevés que ceux des petits producteurs fonctionnant à l’intérieur du modèle conventionnel (Beuchelt, Tina D. et Zeller Manfred, 2011). S’il faut bien se garder de généraliser à partir d’un tel résultat, il faut quand même garder à l’esprit que les modèles de régulation proposés concrètement par les ONG en réponse aux préférences morales et cognitives de leurs membres et sympathisants habitant dans les pays développés ne garantissent pas en soi le développement des pays les plus pauvres. Les intentions peuvent être nobles mais on ne peut présumer sans autre examen de l’efficacité de moyens mis en oeuvre sous l’égide de biais culturels et idéologiques particuliers.

L’internationalisation du champ d’action des ONG est-elle de son côté susceptible de pallier à ce problème de biais culturel ? Peut-être, mais une caractéristique de l’internationalisation des ONG mérite d’être soulignée : le siège et les ressources des ces organisations demeurent essentiellement localisés dans les pays développés (Doucin, 2007, p. 229-231). Si cela signifie que certaines ONG à vocation politique réussissent à amalgamer les préférences morales et cognitives de citoyens de plus d’un espace institutionnel à la fois, ces préférences demeurent malgré tout grandement celles des pays développés. Cela implique qu’il existe une différence de taille entre les entreprises multinationales et les ONG devenues internationales. Alors que les premières peuvent beaucoup plus facilement séparer au besoin les espaces où elles puisent leurs ressources productives des espaces où elles trouvent leurs marchés, les secondes ont davantage tendance à trouver leurs ressources aux lieux mêmes où elles trouvent leur marché, puisque ces ressources prennent souvent la forme de travail bénévole et de dons provenant des mêmes personnes dont la satisfaction des préférences utilitaires, cognitives et morales constituent la raison première de leur existence.

Cette situation typique est représentée dans la figure 4 alors que l’ONG internationale puise ses ressources et trouvent ses marchés de manière prépondérante dans les espaces institutionnels B et C alors que l’entreprise multinationale peut fort bien trouver ses marchés dans les mêmes espaces institutionnels B et C tout en puisant ses ressources dans l’espace institutionnel A. En pratique, ces espaces institutionnels B et C sont ceux des pays développés où autant les entreprises multinationales que les ONG à vocation politique trouvent leurs principaux marchés. Dans la mesure où l’espace institutionnel A est celui d’un pays en voie de développement et que sa législation, ses règles et ses normes entrent en conflit avec celles des espaces B et C, il est à prévoir que les entreprises multinationales préféreront adapter leur conduite aux règles et normes des espaces B et C, là où elles trouvent leurs principaux marchés et là où elles sont encouragées en ce sens par les ONG qui y sont implantées, que celles-ci soient ou non internationales.

Figure 4

Représentation de la présence de l’ONG internationale

Représentation de la présence de l’ONG internationale

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On peut tirer de cette discussion une troisième et dernière proposition :

Proposition 3 : Les règles de conduite qui émaneront de la confrontation entre ONG à vocation politique et entreprises auront tendance à refléter davantage les préférences utilitaires, morales et cognitives des électeurs/consommateurs des pays où les entreprises réalisent la majeure partie de leurs ventes, généralement les pays les plus développés, que celles des électeurs/consommateurs habitant d’autres pays, en particulier des pays en voie de développement.

Si on ne peut présumer de l’impact de ce système de quasi régulation sur le développement des pays les moins riches, on peut néanmoins en souligner le biais culturel, lequel va clairement dans le sens des valeurs partagées par les citoyens des pays les plus développés.

Conclusion

S’il est généralement admis que le pouvoir des ONG a augmenté de pair avec la mondialisation de l’économie, peu d’auteurs se sont attachés à en expliquer les fondements théoriques. Le modèle présenté dans cet article constitue une manière d’ouvrir le débat sur les déterminants et la légitimité de ce pouvoir.

Le modèle proposé s’appuie sur deux approches complémentaires, soient celles de l’économie institutionnelle et de la concurrence dans l’espace hétérogène des préférences individuelles. Il surgit de ce cadre que les ONG à vocation politique ancrées dans un espace national d’origine sont appelées à diriger leurs actions davantage vers les entreprises que vers les acteurs de la politique formelle au fur et à mesure que les entreprises deviennent multinationales. Ces actions dites de « politique privée » sont à la base du quasi pouvoir de régulation que de nombreux auteurs reconnaissent aujourd’hui aux ONG.

La mondialisation de l’économie implique que les entreprises traversent des espaces institutionnels potentiellement en conflit du point de vue des lois, règlements, normes et coutumes en vigueur. Ces conflits institutionnels sont d’autant plus fréquents qu’ils opposent des pays en développement à des pays développés. Étant donné la concentration de leurs ventes dans les pays les plus développés, les entreprises multinationales sont particulièrement sensibles aux valeurs qui sont véhiculées dans ces pays. En même temps, les ONG à vocation politique les plus actives à l’échelle internationale trouvent généralement tout autant leurs marchés que leurs ressources dans ces mêmes pays développés. Il n’est donc pas étonnant que les valeurs qui sous-tendent leurs actions politiques, y compris celles de nature privée, soient d’abord et avant tout celles de leurs militants et sympathisants habitant ces pays développés.

Cela ne remet pas nécessairement en cause la sincérité de ces ONG dans la défense de valeurs considérées universelles. Cela signifie simplement que le système de quasi régulation qui est en train de se mettre en place sous l’égide de cette confrontation/collaboration entre ONG et entreprises multinationales est susceptible de porter un biais culturel et idéologique, soit celui des populations des pays les plus développés. Cela n’implique pas forcément que ce biais aille toujours à l’encontre des besoins des populations des pays en voie de développement mais il y au moins là matière à un débat qui ne devrait pas être occulté. Au-delà de l’approche positiviste proposée, soit celle de dériver d’un cadre théorique formel trois propositions vérifiables sur le quasi pouvoir de régulation des ONG à vocation politique, c’est à l’ouverture de ce débat de légitimité que cet article entend contribuer.