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La consommation serait-elle devenue une affaire d’enfant ? Le 18 juin 2015, la directrice du FMI Christine Lagarde invitait la Grèce et ses créanciers à se comporter comme des adultes afin d’entamer un dialogue. Bien que nous ayons tous une idée de ce que la directrice du FMI entendait par adulte et donc indirectement par enfant, il devient en réalité de plus en plus difficile de déterminer où s’arrête la conceptualisation de l’enfant et où commence celle de l’adulte (Firat et Venkatesh, 1997). Par exemple, que dire de l’antinomie enfant/adulte lorsque des vendeurs proposent du « gel magique » sur les étals d’un marché, des cours de « mermaiding » au cours desquels les participantes marseillaises apprennent à nager dans un costume de sirène, des briques LEGOs à taille augmentée facteur 100 juste à côté de sex toys dans un magasin du 4ème arrondissement parisien, ou encore des billets pour fêter Halloween au milieu de fantômes et de revenants sur le Queen Mary à Los Angeles ? Que penser de l’antinomie enfant/adulte lorsque les destinations les plus populaires pour un voyage de noces sur le territoire américain sont Las Vegas et le parc à thème Walt Disney World Resort à Orlando ? Dans le même temps, le département marketing et vente de Disneyland Paris cible les jeunes couples sans enfant qui représentent déjà plus de 25 % des visiteurs du parc.

Représentatif de cette frontière enfant/adulte devenue floue à certains égards, le concept d’enfant intérieur témoigne du comportement enfantin de l’adulte qui, selon Barber (2007), se fait omniprésent dans nos sociétés de consommation occidentales. L’enfant intérieur a régulièrement été un bouc-émissaire au sens de Girard (1982), permettant ainsi de refouler les comportements inappropriés et tabous d’une société se voulant adulte, responsable, productive et avec de grands projets prédéfinis. Résultat d’une certaine vision occidentale de l’homme apparue dès l’Antiquité, puis revivifiée à partir du siècle des Lumières, l’enfant intérieur a été relégué au XXème siècle à un simple concept de psychologie et souvent réutilisé par les magazines de pop psychologie. Néanmoins l’enfant intérieur met en lumière des aspects de l’adulte longtemps considérés comme spécifiques à l’enfant, et aujourd’hui socialement acceptés chez l’adulte notamment dans la sphère publique. Ainsi les consommateurs parisiens peuvent jouer à des jeux de sociétés dans un bar tout en sirotant des cocktails alcoolisés dans un biberon. A Londres, certains font la fête dans une maison de poupée à taille réelle après s’être déguisés en zombies le temps d’une course à pied. A Taiwan, la chambre de Batman est mise à disposition des clients dans un hôtel de la ville de Kaohsiung. Il y a encore peu de temps, la très sérieuse[1] compagnie aérienne All Nippon Airways opérait des vols avec des avions décorés aux couleurs du personnage Pokémon.

Alors que la recherche en marketing s’est intéressée au comportement de consommation de l’enfant (Brée, 1990; Ezan, 2009), l’objectif de cette recherche est la compréhension du comportement enfantin chez l’adulte. Plus particulièrement, cette recherche vise à mieux connaître et comprendre le concept d’enfant intérieur ainsi que l’expérience qui en est faite par les consommateurs américains et français. A cette fin, nous commençons par présenter le concept d’enfant intérieur. Construction sociale influencée au XXème siècle par la psychologie qui accentue la frontière conceptuelle enfant/adulte, nous retrouvons ce concept dans les mythes anciens et contemporains ainsi qu’en publicité. Après une description de l’ethnographie du cosplay conduite aux Etats-Unis et en France, nous mettons en avant l’importance du jeu dans l’expérience de l’enfant intérieur puis distinguons deux types de jeu : le ludus et la paidia. Nous discutons par la suite de l’existence en Occident d’un métarécit contemporain qui ferait de l’enfant intérieur une figure héroïque, puis nous terminons cette discussion en proposant un possible lien entre le courant postmoderne et le comportement enfantin. Enfin, les implications managériales de cette recherche ainsi que des voies potentielles de recherche sont présentées.

Le concept d’enfant intérieur et la frontière enfant/adulte

Le concept d’enfant intérieur est la conséquence de plusieurs siècles de représentations de l’homme et de jugements collectifs au sujet du comportement à adopter en société. Dans cette partie, l’enfant intérieur est d’abord présenté comme symbole de la frontière enfant/adulte. Cette dualité enfant/adulte a et continue d’influencer la représentation de l’enfant intérieur aussi bien en psychologie qu’en mythologie et en publicité. Plus particulièrement, l’enfant intérieur représente toujours la possibilité pour notre société d’expliquer et/ou de tolérer les comportements déviants de l’adulte, tout comme il permet au consommateur adulte de mieux faire face à une société parfois qualifiée d’ « anxiogène » (Badot, Brée et Filser, 2015).

L’enfant intérieur comme symbole de la frontière enfant/adulte

Le comportement qualifié d’enfantin chez l’adulte témoigne de l’existence d’une frontière enfant/adulte. Cette frontière est pensée et décrite en Occident depuis l’Antiquité. Par exemple, Platon (-360, p. 60) fait dire à un prêtre égyptien que les grecs sont « toujours des enfants ». Dans Caton l’Ancien, ou de la vieillesse, Cicéron (-44) associe les enfants à la sauvagerie alors que l’adulte est sérieux et civilisé. Le monde gréco-romain, à travers une série de rituels, prépare les enfants à un monde adulte sérieux et responsable car souvent associé à la citoyenneté (Dupont, 1994; Garland, 1990). Golden (2015) remarque que les écrits de l’époque athénienne mettent plus facilement en avant les différences entre l’enfant et l’adulte plutôt que les points communs. Il remarque également, mis à part quelques récits tragiques, l’absence de nostalgie de l’enfance du fait que celle-ci représente une période de faiblesse. Les athéniens parlent donc généralement du comportement enfantin de manière négative, et font allusion à l’enfant pour marquer l’infériorité d’un individu. Ils associent ainsi l’enfant au fou, au malade, à la personne ivre ou encore au faible (Golden, 2015).

Cette différenciation de l’enfant et de l’adulte est également marquée dans d’autres cultures anciennes. En Mésoamérique, par exemple, la société Aztèque différencie les enfants et les adultes en mettant en avant la discipline et l’apparence du corps (Joyce, 2000). Comme en Occident, l’enfant est un esprit vierge qu’il convient, sous le contrôle de l’adulte, de modeler à l’image de la société (Clendinnen, 1991). Sous les Tang en Chine, l’enfant de dix ans qui démontre ses qualités d’adulte (i.e., être doué de raison, maîtriser parfaitement des classiques tels que le Xiao Jing ou des discours de Confucius) pouvait se voir attribuer un titre de fonctionnaire spécifique par l’Empereur (Hu Sterk, 1997). D’une manière générale et quelle que soit la culture, l’enfant est un individu en devenir et encore incapable d’apporter, sauf exception, une contribution à la vie sociale et politique. Le passage à l’âge adulte marque la capacité de l’individu à être citoyen, c’est-à-dire à avoir des droits et des devoirs. Ces droits et devoirs se retrouvent également autour de la notion de travail. Ainsi, pour Wyness (2012), la majorité des sociétés occidentales associe l’âge adulte au travail et l’enfance au jeu. Cette association entre l’enfant et le jeu est notamment rendue légitime par la résolution 44/25 de l’Assemblé Générale de l’ONU qui fait du jeu un droit pour chaque enfant.

L’enfant intérieur en psychologie

Le concept d’enfant intérieur apparait avec la psychanalyse et l’idée d’un homme habité par plusieurs entités. Par exemple, Freud (1923) envisage la petite enfance comme un moment où le principe de plaisir et le Ça dominent la psyché de l’individu, alors que le Surmoi revêt le visage du père et, avec le principe de réalité, influence fortement l’âge adulte. Dès lors, certains comportements contraires au principe de réalité comme le jeu ou la rêverie sont appelés régression temporelles et sont rattachées à des sentiments et attitudes infantiles. Plus généralement, l’enfant intérieur est associé à la pensée magique, l’aventure, l’art, l’imagination, l’énergie, la désinhibition, la rébellion et le principe de plaisir (Berne, 1961; Williams et Williams, 1980). Cette conceptualisation de l’enfant intérieur représente donc un ensemble de traits que la société moderne a souvent associé à l’enfance. Ces même traits, parce qu’ils sont susceptibles de modifier l’état social, sont moins tolérés chez l’adulte moderne guidé par le principe de réalité (Freud, 1923).

L’enfant intérieur peut également être considéré comme la résultante de notre propre enfance. Ainsi l’enfant revêt une importance capitale en psychanalyse avec l’idée selon laquelle ses traumatismes persisteront durant l’âge adulte (Missildine, 1963). De nombreuses thérapies incluent donc un travail sur cet enfant intérieur, notamment lorsqu’il s’agit de gérer des addictions en lien direct avec des situations de violence ou d’abus sexuel connus durant l’enfance. Les thérapies consistent alors à libérer l’enfant coincé dans des étapes de développement antérieures.

Enfin, dans la psychanalyse jungienne, l’enfant intérieur est pensé comme une part enfantine souvent abandonnée, sans lien systématique avec notre propre enfance. Il s’agit d’une seconde personnalité qui joue un rôle déterminant dans la vie de chaque adulte et dans la formation du Soi (Jung, 1958). Là encore, cette conceptualisation symbolise la distinction enfant/adulte apparue et institutionnalisée au siècle des Lumières (Locke, 1693; Kant, 1784). Parce que l’adulte, individu complet et éclairé, n’est pas supposé se comporter comme l’enfant qui n’est pas encore complètement formé d’un point de vue biologique, la psychanalyse a longtemps préféré traiter certains comportements déviants comme les faits d’un enfant intérieur. Par exemple, von Franz (2000) observe que ses patients fortement influencés par l’enfant intérieur sont des séducteurs éprouvant des difficultés à s’engager dans des relations exclusives et de longue durée, synonymes de fin du jeu. Ses patients mènent le plus souvent des vies provisoires, quelques fois risquées, et ont la capacité d’enchanter leur entourage tout en étant enchantés facilement.

L’enfant intérieur comme figure mythologique et publicitaire

Si certaines marques –par exemple Sony Playstation en octobre 2015 avec la sortie du nouveau film Star Wars– utilisent l’enfant intérieur pour éveiller un sentiment de nostalgie (Kessous et Roux, 2012), nombreuses sont celles qui mettent en avant un enfant intérieur proche de l’archétype jungien. Cet archétype jungien apparait dans de nombreux mythes anciens et contemporains, mais aussi dans les discours de consommation, à travers la publicité. Un archétype peut-être défini comme une forme de représentation donnée a priori, structurant et simplifiant les comportements élémentaires de l’être humain et pouvant affecter « la personnalité toute entière […] à travers un processus d’identification » (Jung, 1960/1991, p. 122). En marketing, Mark et Pearson (2001) ainsi que Wertime (2003) soulignent l’utilisation des archétypes par les marques pour améliorer le capital de marque.

Parmi les figures récurrentes des mythes anciens et contemporains, nous retrouvons celle du Fripon Divin, archétype de l’enfant intérieur (Jung, 1958). Le Fripon Divin est « une image fidèle d’une conscience humaine indifférenciée à tous les égards, correspondant à une psyché qui dans son évolution, a à peine quitté le plan animal » (Jung, 1958/1993, p. 183). Il prend des formes très différentes selon les cultures : de Mercure ou Hermès pour la civilisation gréco-romaine, au singe pour la Chine du XVIème siècle en passant par le coyote ou le lièvre pour certaines cultures indiennes d’Amérique. S’il est à rapprocher d’une figure postmoderne (Maffesoli, 2003), c’est parce qu’il ne suit aucune règle établie par l’ordre social. Le Fripon Divin ère, parcourt le monde et suit ses désirs tout en se transformant et fragmentant son identité. En cela, il se rapproche des quatre figures de la modernité liquide que sont le joueur, le vagabond, le touriste et le flâneur (Bauman, 1996). Le joueur considère la vie comme un jeu et accepte la part de chance que cela implique. La prise de risque et l’intuition sont les seules règles du joueur qui se consacre pleinement à la tâche, « comme les enfants le font » (Bauman, 1996, p. 32). Le touriste transforme la vie en une expérience excitante, esthétique et régénératrice. Le vagabond pense la vie comme une somme d’opportunités (parce qu’il ère sans destination précise, un autre avenir est toujours possible). Enfin, le flâneur mène une vie de comme si et joue avec les artifices et l’hyperréalité du monde.

A travers les campagnes publicitaires, les marques caricaturent parfois la figure de l’enfant intérieur avec l’objectif d’inciter les consommateurs à délaisser le principe de réalité au profit du principe de plaisir. Haribo souhaite par exemple réveiller « l’enfant qui sommeille en chacun de nous » tout en nous autorisant à « grandir plus tard »; Nestlé veut « sauver » ce même enfant intérieur présent chez le consommateur adulte (campagne France - Chocapic 2015). Aidées par les media, la littérature et la pop culture qui privilégient depuis des décennies la figure de l’adolescent éternel (Porterfield, Polette et Baumlin, 2009), par les Harlem Shake et autres phénomènes de consommation désinvolte, les marques jouent la carte du consommateur à la fois vagabond, touriste, flâneur et joueur. Il ne s’agit plus de communiquer un statut, un certain ordre social, mais bien de transpercer cet ordre et de s’adonner à une consommation carnavalesque (Bakthine, 1965). Dans son spot français de 2015 pour la Classe B (figure 1), Mercedes ne propose pas d’acquérir ou de maintenir un rang dans la société mais bien de considérer que « la vie est un jeu » en montrant un homme-enfant. En 2017, la même marque lance une campagne intitulée « Time to grow up » dans laquelle elle met en scène des personnes à qui l’on demande de se comporter comme des adultes, en même temps qu’elle incite à rester enfant -montrant ainsi un dérèglement et une certaine résistance à l’ordre établi. Enfin, pour ses modèles les plus luxueux, un spot local de la région de Washington DC, USA, met en avant l’infraction des règles en montrant un adulte influencé par son enfant intérieur.

FIGURE 1

Campagne Mercedes

Campagne Mercedes

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Les marques mettent en scène des consommateurs adultes brisant les règles de bienséance : ces derniers jouent dans un supermarché, dansent au milieu de la rue, crient… La force de l’enfant intérieur, tel qu’il est présenté dans les publicités, est qu’il parvient à jouer avec les règles –sans jamais les rejeter– et que les limites qu’il dépasse sont sans conséquences sur l’ordre social. Ce léger dépassement des limites ne sert qu’à rappeler au consommateur l’infinité des possibles lorsque, comme le dit la marque Apple, il/elle « pense différemment », en dehors de la pensée dominante de la société. A l’inverse de l’image du hors-la-loi ou du rebelle communiquée par des marques comme Harley Davidson (Schouten et McAlexander, 1995), l’enfant intérieur ne remet jamais en question les lois les plus fondamentales qui structurent nos sociétés. Ainsi, il permet aux marques de se maintenir en retrait des questions réelles de sociétés et plus généralement du principe de réalité, tout en restant incontournables puisque ce sont elles qui, dans leurs relations avec les consommateurs, proposent de nouvelles règles du jeu qui contournent les règles de la société.

Le cosplay aux Etats-Unis et en France : ethnographie comparative d’une expérience de jeu

Le cosplay, forme extraordinaire du jeu

Le choix d’étudier le cosplay résulte de la place privilégiée occupée par le jeu chez l’enfant. Né aux Etats-Unis et très développé au Japon, le cosplay consiste à entrer dans la peau d’un personnage de manga, de comics, de film, ou encore de jeu vidéo, en se costumant et en jouant son rôle.

Le port d’un costume, en étant considéré comme la forme la plus extraordinaire du jeu (Huizinga, 1938), est apparu comme un terrain d’investigation idéal pour mieux comprendre le concept d’enfant intérieur et l’expérience qui en est faite par les consommateurs américains et français. Comme nous l’avons vu plus haut, le jeu est le symbole de l’enfance (Wyness, 2012). A l’image de la publicité Mercedes demandant au consommateur adulte de considérer la vie comme un jeu, la consommation enfantine de l’adulte se centre sur le jeu (Alemany Oliver, 2013). L’association du jeu et de l’enfance se retrouve dans de nombreuses cultures occidentales et orientales. Par exemple, les idéogrammes japonais et chinois pour le mot « jeu » représentent un enfant flottant sur l’eau et un autre enfant en train de flâner (Kiuchi, 2009). Déjà dans la Grèce antique, il est noté que Socrates, devenu âgé, hésitait à jouer pour ne pas se ridiculiser (Golden, 2015). Dans son étude anthropologique du jeu, Hamayon (1995) note que dans de nombreuses langues le verbe jouer signifie également faire comme si. Or cette idée du jeu comme imitation est à la base du terme romain ludus qui signifiait dans l’antiquité l’apprentissage par le jeu. Ainsi l’école aidait l’enfant à imiter l’adulte –faire comme si– jusqu’à ce qu’il devienne prêt à être citoyen romain, marqueur de l’âge adulte. Une fois citoyen, il n’imitait plus, il agissait (Valette-Cagnac, 2003).

Méthodes de collecte et d’analyse des données

Cette recherche s’inscrit dans un pluralisme méthodologique et disciplinaire. Inspiré par l’anthropologie interprétative de Geertz (1973) et les techniques de l’ethnographie (Desjeux, 1990; Arnould et Wallendorf, 1994; Badot et al., 2009), notre terrain consiste en une ethnographie du cosplay, effectuée à la fois sur l’internet, en France et aux Etats-Unis. En utilisant la description dense (Ryle, 1971; Geertz, 1973), nous avons voulu comprendre ce que le concept d’ « enfant intérieur » signifie pour les consommateurs; et comment il se manifeste dans les expériences de consommation ludiques. Le tableau 1 récapitule les différentes phases de collecte des données et leurs objectifs.

Nous nous sommes entretenus durant l’été 2012 avec un membre de la Rebel Legion et un membre de la 501st Legion, les deux organisations officielles de costumés Star Wars. Nous avons ainsi pu acquérir une meilleure connaissance des vérités locales et des règles à respecter au sein de ces communautés. Un des membres a été particulièrement bienveillant et a joué le rôle de « parrain » en nous invitant à partager des moments normalement réservés aux membres (l’adhésion nécessite un costume très détaillé au préalable que seul un véritable passionné de la saga Star Wars peut confectionner). Nous avons également étudié tous les sites et forums internet sur lesquels les membres passent du temps (MintinBox, RL, 501st…). Une fois le fonctionnement de ces organisations compris, nous avons commencé la phase d’observation participante et les entretiens aux Etats Unis et en France. Parallèlement à l’expérience Star Wars, nous avons participé à des conventions (dont une virtuelle) sur le thème des mangas japonais et avons pu nous entretenir avec les organisateurs. Comme pour Star Wars, nos rencontres sur place nous ont permis de prolonger l’expérience en dehors des locaux dédiés à la manifestation et de pouvoir échanger longuement.

Pour interpréter nos données, nous avons fait le choix du processus itératif de l’herméneutique qui consiste à faire des aller-retour permanents entre le tout et les parties (Schleiermacher, 1938). Cela implique de « former une compréhension globale provisoire, de la mettre en doute, de la réviser, puis de la développer » en utilisant un mouvement itératif entre des données particulières et la compréhension émergente de l’ensemble des données (Thompson, 2005, p. 237). Aussi l’interprétation s’est construite au fur et à mesure, avec un aller-retour entre l’analyse et le terrain, comme préconisée par Glaser et Strauss (1967).

Une phase de codage ouvert commença dès la retranscription du premier entretien effectuée. Durant cette phase les données ont été découpées en unités ou catégories conceptuelles dont les relations ont été étudiées dans la phase suivante (codage axial). Enfin, deux catégories centrales ont émergées lors du codage sélectif tel qu’il est décrit par Glaser (1978) : le jeu et la réalité. Notons toutefois que l’interprétation d’interprétations ne peut, comme le mentionnent Thompson, Pollio et Locander (1994) au sujet de l’herméneutique, aboutir à une interprétation définitive ou exhaustive.

Au total, nos données proviennent de six conventions (France, Etats-Unis et Internet), onze entretiens phénoménologiques (France et Etats-Unis), du temps passé avec les participants (atelier de cosplay, blogs, pique-nique, événement caritatif, soirées costumées), de photos, vidéos et de notes personnelles.

Résultats

Le jeu comme zone intermédiaire universelle

Véritable outil créatif, l’enfant intérieur reconfigure les mondes personnels des consommateurs non pas pour fuir la banalité ou l’anxiété du quotidien, mais pour mieux y revenir et l’enchanter. Et cela toujours en passant par le jeu. En permettant de relier la réalité au fantasme, le jeu du costume et l’idée de travestissement permet d’accéder au réel en s’en écartant, puis d’y revenir par le pouvoir du jeu et l’imagination qu’il implique. Or, parce que le travestissement est tabou au sens de Freud (1913), il faut ruser comme le Fripon Divin, expliquer les comportements qualifiés de déviants comme s’ils étaient toujours le fruit d’un raisonnement et l’objet d’une production. Les cosplayers, par exemple, ne parlent pas de déguisement mais de costume. Le costume doit être détaillé au plus haut point, signifiant qu’il est l’oeuvre d’un adulte. De nombreux participants, à l’image d’Eric (48 ans), considèrent que « le mot déguisement rabaisse » et que « ce sont les enfants qui se déguisent ». Il se dessine ainsi une zone de tension entre d’un côté l’enfant intérieur et le principe de plaisir qu’il évoque à travers le jeu de rôle, et de l’autre côté la figure de l’adulte et le principe de réalité qu’il représente. Pour mieux comprendre cette zone de tension, les paragraphes suivants mettent en avant l’existence d’une zone intermédiaire d’expérience qui permet, à travers le jeu, de mieux gérer les influences et exigences des principes de plaisir et de réalité.

Tableau 1

Récapitulatif de la phase de collecte des données

Récapitulatif de la phase de collecte des données

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Nos répondants utilisent le jeu pour « sortir du quotidien » (Hector, 38 ans) et entrer dans « un autre univers » (Sandra, 27 ans). Le jeu n’est donc pas le contraire du sérieux mais de la réalité (Freud, 1908). Il nous permet de créer une passerelle entre la réalité intérieure et la réalité extérieure (Freud, 1940; Piaget, 1945; Winnicott, 1971; Bettelheim, 1988). Comme durant une partie de jeu vidéo, le joueur adopte une perspective psychologique différente : le jeu devient une affaire sérieuse tout en gardant à l’esprit qu’il n’est pas la réalité (Bateson, 1972).

D’après nos données, l’expérience de consommation de l’enfant intérieur crée une zone de jeu reliant la réalité extérieure à la réalité intérieure, appelée zone intermédiaire d’expérience chez Winnicott (1971). Par exemple, Alexander (35 ans) note l’existence d’une « bulle » dans laquelle il peut se « réfugier » pour échapper aux responsabilités de sa « vie d’adulte ». Cette zone intermédiaire d’expérience apparaît comme une porte d’entrée vers des mondes imaginaires faits de magie et s’appuyant sur une relation conflictuelle entre la réalité intérieure et la réalité extérieure, alimentée par le conflit entre le principe de plaisir (le ça freudien–entretenu par l’enfant intérieur) et celui de réalité (le moi et surmoi freudien; Freud, 1923). Cette porte que constitue l’expérience de consommation ludique permet à l’enfant intérieur, notamment par l’imagination, de conduire l’adulte vers des réalités augmentées/construites plaisantes, des scénarios où un adulte doué de raison ne peut généralement pas s’immerger. Ainsi William (54 ans) explique que l’adulte ne sait plus transformer mentalement un « Sharpie marker » en un « couteau » ou tout autre objet, alors que l’enfant passe son temps à imaginer et réinterpréter ce qui l’entoure. Très visible chez les répondants américains, l’enfant intérieur représente également la faculté à poursuivre ses rêves. Peter (45 ans) nous dit par exemple que « le seul moyen de poursuivre ses rêves est d’avoir un enfant intérieur pour nous conduire dans la bonne direction, pour imaginer ses rêves et les réaliser ».

Encore plus visible à l’ère du numérique, les scénarios imaginés par l’enfant intérieur engagent le Soi vers de nouvelles extensions (Belk, 1988, 2013). Les passerelles entre les multiples réalités construites se font grâce à l’illusion, ce qui, par définition, convient parfaitement à l’enfant intérieur : « illusion » trouve ses racines dans le latin et signifie « entrée dans le jeu » (Huizinga, 1938/1988, p. 29). Elle obéit à une logique de désir et rejette la logique de vérité (Freud, 1913). A travers le jeu, il est donc possible d’envisager l’enfant intérieur comme un producteur de « texture imaginaire » qui appréhende la réalité (Merleau-Ponty, 1964, p. 24). Ainsi le sens d’une expérience de consommation repose ici sur la rencontre du réel et de l’imaginaire (Merleau-Ponty, 2003). En marketing, nous retrouvons l’importance de cette rencontre entre le réel et l’imaginaire à travers l’expérience de consommation hédonique (Belk et Costa, 1998; Kozinets, 2001). Le consommateur hédoniste est un artiste de l’imagination (Campbell, 1987). A l’image de nos participants, le consommateur hédoniste devient capable de personnaliser son monde (Firat et Venkatesh, 1995), de faire de la fantaisie et de la réalité des concepts malléables au service de son identité (Kozinets et al., 2004; Martin, 2004).

Distinction du ludique et du paidique

En comportement du consommateur, Grayson (1999) distingue deux types de jeu auxquels le consommateur peut jouer : le jeu traditionnel, c’est-à-dire selon les règles; et le jeu du Fripon Divin, où l’on joue avec les règles du jeu. Caillois (1958) observe également une distinction similaire au travers de ce qu’il nomme le ludus (i.e., où l’on joue plus volontiers selon les règles) et la paidia (i.e., où il s’agit souvent de jouer avec les règles). Pour Caillois (1958), le jeu a une typologie bien précise comprenant le simulacre, le vertige, la compétition et le hasard. Aussi, ces formes sont plus ou moins institutionnalisées, évoluant entre une absence de règles réellement prédéfinies (i.e., la paidia) et la présence de règles arbitraires (i.e., le ludus). Toujours selon Caillois (1958), chaque société tend à favoriser la paidia ou le ludus ainsi qu’une combinaison spécifique des formes de jeux. Ainsi, la paidia aurait été favorisée par les sociétés dîtes primitives en l’associant au simulacre et au vertige. Cette combinaison serait proche du jeu de l’enfant[2] et perdure dans nos sociétés contemporaines sous la forme de divertissements enfantins et de comportements aberrants dont on discrédite les vertus (Caillois, 1958). A contrario les sociétés antiques et modernes, elles, se caractériseraient par le ludus et par une préférence pour la compétition et le hasard.

Dans le cadre du cosplay Star Wars, les consommateurs tant français qu’américains s’immergent principalement dans le jeu du simulacre. Il y a cependant deux types de consommateurs : ceux qui s’adonnent à l’imitation de manière ludique et ceux qui s’y engagent de façon paidique. Chez les premiers (figure 2), les consignes données par les instances officielles sont scrupuleusement suivies (la Rebel Legion ou la 501st par exemple pour Star Wars). Nous sommes ici dans un cas de consommation ludique, avec des consommateurs qui s’adaptent, parfois de manière très créative, aux exigences de la marque Star Wars. Ces consommateurs sont souvent les plus critiques vis-à-vis des consommateurs profanes qui ne se soumettent pas aux règles. Ce sont eux, également, qui forment la plus grande partie des troupes Star Wars. Très organisés au sein d’associations officielles qui quadrillent pratiquement toutes les parties du monde à l’aide d’instances locales, ces cosplayers font office d’ambassadeurs lors d’avant-premières ou de publicités mettant en scène un personnage du film. Chez les seconds (figure 2), l’enfant intérieur est encore plus présent. Il y a une préférence pour l’invention de nouveaux costumes en se basant ou non sur l’univers étendu de Star Wars. Ces consommateurs se détachent ainsi des règles arbitraires des organisations officielles au profit de la paidia pour ne pas brider leur imagination.

FIGURE 2

Distinction du jeu

Distinction du jeu

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Discussion

L’enfant intérieur, héro liquide d’un métarécit contemporain ?

La société est qualifiée de liquide dès lors qu’elle voit ses conditions à partir desquelles chacun accomplit ses tâches quotidiennes, tout comme ses grands projets, changer trop rapidement pour pouvoir être pérennes (Bauman, 2000).

Dans ce contexte de modernité liquide, la première hypothèse proposée ici est qu’un nouveau métarécit consumériste a fait son apparition au sein de la société de consommation. A l’intérieur de ce récit, le consommateur est envisagé comme un individu qui, souhaitant s’adapter à la société liquide et aux changements culturels qu’elle implique, cherche des sources de liquéfaction dans les marchés. Ainsi, à l’image des travaux de Bardhi, Eckhardt et Arnould (2012) au sujet des consommateurs nomades, le consommateur deviendrait aujourd’hui impliqué dans une relation liquide aux objets qu’il possède. La seconde hypothèse est que le comportement enfantin, notamment à travers le concept d’enfant intérieur, constituerait une forme idéale de liquéfaction mise à la disposition du consommateur. Par exemple, selon Rushkoff (1999), les enfants et leurs capacités d’adaptation sont les meilleures sources d’inspiration pour les adultes qui souhaitent s’insérer dans un monde en constante évolution. La vision du monde de Rushkoff (1999) appartient à ce même métarécit qui fait de l’enfant la source d’inspiration idéale. Une vision du monde que l’on retrouve également dans les entreprises et les lieux de formation au management qui mettent l’accent sur la complexité et le caractère liquide de l’environnement, ainsi que le besoin de conserver une certaine agilité cognitive, de former du personnel adaptable et flexible.

L’impermanence constante qui caractérise la modernité liquide amène à penser la société et ses membres comme pris dans un état liminal se renouvelant sans cesse. Dans ce contexte, l’expérience de consommation contemporaine constituerait alors une possibilité (illusoire) de fin d’état liminal pour le consommateur. Originalement pensé par Turner (1969) comme la deuxième étape d’un rituel, l’état liminal correspond au moment où un individu perd un statut sans avoir encore accédé au nouveau statut de remplacement. Turner (1969) décrit ainsi l’état liminal comme un moment d’indistinction pendant lequel les entités ne sont ni ici ni ailleurs, mais dans un entre-deux[3]. Par exemple, Schouten (1991) montre comment un consommateur peut se retrouver dans un état liminal lors d’une reconstruction de son identité suite à une intervention chirurgicale, la perte d’un proche ou l’arrivée d’un enfant, un divorce, ou bien un changement de métier. Pendant cette période transitoire, le consommateur utilise la consommation de manière symbolique en partie pour restaurer une identité qui lui parait cohérente et satisfaisante (Schouten 1991).

Szakolczai (2009) considère que la figure charismatique du Fripon, qui revêt les caractéristiques du sauveur, est souvent prise en exemple par la population lorsqu’elle se trouve dans un état liminal. La conséquence de cette arrivée du Fripon au pouvoir est le passage d’un état liminal, par définition passager, à un état liminal infini dans lequel le Fripon se sent parfaitement à l’aise. Il est à ce titre intéressant de noter que l’adolescence, longtemps conceptualisée comme une période de l’enfance (et toujours envisagée ainsi aux yeux de la loi), est considérée comme un parfait exemple de liminalité (van Gennep, 2004; Turner, 1969). Aussi cette période de vie s’étend aujourd’hui jusqu’à un âge plus avancé alors que l’âge adulte débute toujours plus tard, notamment en raison de marqueurs du passage à l’âge adulte de plus en plus difficiles à atteindre (Arnett, 2000; Drenten, 2013; Furstenberg et al., 2004).

Symbole oublié de la postmodernité ?

Dans les années 1980, la recherche en marketing et en comportement du consommateur a connu de grands changements avec l’arrivée de la pensée postmoderne. En puisant d’un côté dans le post-structuralisme français et d’un autre côté dans l’Ecole de Francfort, la pensée postmoderne souligne plusieurs changements dans nos sociétés : par exemple la défiance envers les valeurs et promesses modernes, l’importance de l’individualisme mais également du tribalisme, la consommation de masse et son influence sur les individus, la non linéarité des vies, ou encore les questions d’identité de l’individu (Campbell, 1987; Featherstone, 1988; Vattimo, 1988). Ces changements ont été diffusés et de manière plus générale publiés et discutés dans les travaux de la Consumer Culture Theory (CCT) (Arnould et Thomson, 2005; Firat et Venkatesh, 1995; Özçaglar-Toulouse et Cova, 2010). Parallèlement à la montée du postmodernisme, le psychologue Kiley (1984) nommait syndrome de Peter Pan le nombre croissant d’individus angoissés à l’idée de grandir et de devenir adultes. Un an plus tard, dans le New York Times, Martin (1985) suggérait le terme kidult pour parler de ces adultes qui, tout en tirant avantage de l’âge adulte, se montrent réticents envers cette période de vie jugée trop contraignante.

Dès lors nous suggérons l’existence possible d’une relation entre d’un côté le contexte postmoderne généralement entendu comme un échec de l’idéal moderne, et d’un autre côté le rejet des devoirs que comportent l’âge adulte associé à une apologie de l’enfance. Les marques n’ont cessé de promouvoir le principe de plaisir à travers la promesse d’une satisfaction toujours plus immédiate; Baudrillard (1970) soulignait déjà l’importance du divertissement et la relation magico-ludique entre le consommateur et l’objet. Aussi, une grande partie des recherches les plus influentes de notre discipline date des années 1980 et porte sur l’hédonisme et l’exploration du Soi (Belk, 1988; Holbrook et Hirschman, 1982). Une des explications possibles à cette absence du comportement enfantin chez l’adulte dans les recherches des années 1980-90 pourrait être le clivage qui s’est opéré dans le domaine du marketing, entre la psychologie et l’économie d’un côté et les approches socio-anthropologiques de l’autre. Pourtant, comme le suggèrent Elias (1987) ou Geertz (1973), l’individu étudié par la psychologie ne peut jamais totalement se détacher des sociétés dans lesquelles il évolue, tout comme l’analyse d’une société ne peut nier les processus individuels qui composent la société.

Implications managériales et voies de recherche futures

Implications manageriales

Cette recherche a permis de constater d’une part que l’enfant intérieur revêt une signification similaire aux Etats-Unis et en France, et d’autre part que le comportement qualifié d’enfantin semble peu défini par les cultures locales de ces deux pays. Le niveau d’influence de l’enfant intérieur parait toutefois plus ou moins important selon les exigences sociales du pays : plus la pression sociale est importante, plus l’enfant intérieur est visible. Aussi nous avons pu observer que les marques françaises et américaines utilisant le concept d’enfant intérieur mènent des campagnes plus ou moins réussies. Des éléments essentiels pour communiquer sur/avec l’enfant intérieur sont donc développés ci-dessous.

Premièrement, les marques considèrent souvent que l’enfant intérieur, en tant que manifestation de l’enfant chez l’adulte, se réduit à un comportement régressif du consommateur avec quelques touches de nostalgie. Nos résultats indiquent que l’influence de l’enfant intérieur sur le consommateur adulte naît de la maturité de ce dernier plutôt que de l’enfant qu’il/elle souhaiterait rester. Dans le sud de la France, un centre commercial a souhaité fêter ses trente ans en célébrant l’enfant intérieur, au travers d’activités telles qu’un atelier de barbe à papa, du coloriage et une décoration inspirée d’Alice au Pays des Merveilles avec des bonbons géants et de toutes les couleurs. Cet événement a été un échec : peu de fréquentation et des visiteurs adultes peu enclins à participer aux activités. L’une des erreurs de ce centre commercial est de ne pas avoir compris la véritable signification de l’enfant intérieur pour le consommateur. Les activités ne doivent pas faire régresser l’adulte mais le faire « s’évader » : sensation de liberté, sentiment de suivre le principe de plaisir quitte à ne pas respecter, de manière un peu naïve, certaines règles… parce que la marque, autorité légitime, nous y autorise. La régression ne peut venir que d’un choix du consommateur. Ainsi, pendant des matchs de baseball des Dodgers de Los Angeles, lorsqu’il est demandé aux spectateurs filmés et passant sur grand-écran de feindre de jouer de la guitare comme Jimi Hendrix, ces derniers n’éprouvent aucune honte et acceptent volontiers. Même si l’activité est a priori enfantine, elle ne fait pas passer le consommateur pour ce qu’il n’est pas (un enfant). L’activité se contente de faire vivre une expérience d’enfant sans y faire directement référence. La référence directe à l’enfant n’est cependant pas toujours interdite, mais elle doit dans ce cas être perçue comme une possibilité d’amélioration du Soi (communiquer par exemple sur l’aspect créatif).

Deuxièmement, l’importance du jeu lors de l’expérience de consommation indique à la marque qu’elle doit être en mesure de créer les conditions parfaite pour accueillir le jeu du consommateur. Le jeu ne se pratique pas n’importe où, ne se vit pas n’importe comment et avec n’importe qui. Nos résultats indiquent que les conditions requises par le jeu consistent principalement en un sentiment de sécurité physique et psychologique. Sans sécurité, il n’y a pas de jeu. Et sans jeu, il n’y a pas d’enfant intérieur. Nous retrouvons notamment cette condition du jeu dans les travaux de Winnicott (1971).

Troisièmement, les marques doivent tenir compte d’une nouvelle forme de consommation plus paidique que ludique. Le concept d’enfant intérieur, en nous basant sur Caillois (1958), représente la combinaison simulacre-vertige sous une forme paidique. Il indique une influence plus importante des formes de jeu déréglées sur nos sociétés, visible dans divers contextes de consommation. Par exemple, alors que des magasins comme IKEA proposent des règles de visite, certains consommateurs adultes préfèrent organiser des parties de cache-cache à l’intérieur du magasin. Dans la péninsule gaspésienne au Québec, la population décide sans aucune autorisation de créer une monnaie complémentaire au dollar, appelé le demi gaspésien, en déchirant les billets en deux. Dans tous les cas, il s’agit de jouer avec les règles pour mieux se réapproprier un lieu, un produit ou une expérience de consommation. Dans un tel contexte de consommation paidique, les symboles et la culture de la marque sont réinterprétés par les consommateurs, si bien que les marchés deviennent la résultante[4] d’une adaptation des marques aux exigences du consommateur. L’histoire du streaming, de l’open innovation ou le phénomène récent d’uberisation sont de bons exemples de ce renversement de hiérarchie et de dérèglement du jeu institutionnel au travers de la paidia. Dans l’industrie musicale, alors que les maisons de disques ont longtemps décidé du format des chansons, du lieu de vente, du prix, et tout simplement des artistes à produire, le partage de fichiers en peer-to-peer via des sites comme Napster ou Kazaa au début des années 2000 puis l’arrivée de sites de streaming légal gratuits ou payants comme YouTube, Spotify ou Deezer, ont donné le pouvoir aux consommateurs et aux artistes. Ainsi, après avoir vu en 2007 le groupe anglais Radiohead sortir l’album In Rainbows à un prix libre pour le consommateur, le rappeur américain Frank Ocean a sorti en 2016 son album Blonde en exclusivité sur Apple Music sans passer par une maison de disque. De manière similaire, des milliers d’artistes encore inconnus ont l’opportunité de diffuser leurs oeuvres sur YouTube ou Spotify et de toucher de potentiels fans à l’autre bout du pays ou du monde sans attendre de signer un contrat avec une maison de disque. Du côté des consommateurs, ces derniers ont aujourd’hui la possibilité d’acheter une seule chanson pour moins d’un euro plutôt qu’un album entier, ou bien d’écouter des millions de chansons à volonté et de se créer des centaines de listes d’écoute au prix de quelques publicités ou d’un abonnement mensuel sans engagement d’environ 10 dollars. Aussi, afin de mieux rémunérer les artistes, les concerts et festivals se multiplient et améliorent par la même occasion la relation client et l’expérience de consommation. Le phénomène d’uberisation, à l’image d’Airbnb, témoigne d’une même logique consistant à dérégler le jeu institutionnel jusqu’à l’apparition de nouvelles règlementations plus ou moins efficaces et/ou justifiées (par exemple en imposant comme à New York une location de logement entier supérieure à trente jours, ou bien en interdisant de louer son logement entier sur Airbnb ou Wimdu comme à Berlin). De manière plus modérée, le consumer made (Cova, 2008) ou le crowdsourcing (Schenk et Guittard, 2012) mettent en avant cette importance croissante du consomm’acteur et des entreprises capables de jouer avec les règles pour mieux renverser l’ordre établi. Dans le domaine de l’open innovation, le changement de stratégie de Microsoft ces derniers mois à l’égard de Linux illustre ce changement des règles et le renversement d’un ordre établi. Lors de la conférence LinuxCon en 2016, Microsoft a ainsi annoncé sa volonté de travailler avec Linux d’égal à égal après avoir longtemps considéré Linux et l’open source comme des menaces peu sérieuses.

Enfin, nous invitons les managers américains et français à développer des formes de communications paidiques, plus couramment appelées « non conventionnelles » (Cova et Saucet, 2014). Le défi des entreprises cherchant à communiquer avec l’enfant intérieur ne se trouve pas dans le contenu du message, mais dans l’idée même de message : comment délivrer une idée, susciter l’intérêt, sans jamais faire passer de message ? A travers la consommation paidique, le message traditionnellement transmis de façon unidirectionnelle est délaissé au profit d’une mise à disposition non conventionnelle des signes. Cela permet ainsi à l’enfant intérieur de jouer avec ces signes tout en personnalisant l’information partagée par la marque.

Voies de recherche futures

Cette recherche ouvre de nombreuses voies de recherche futures. Deux principaux axes sont présentés ici.

Premièrement, l’acceptation de l’enfant intérieur dans la sphère publique alors qu’il était, il y a encore peu, considéré comme tabou pourrait être l’indication d’une redéfinition de l’âge adulte au sein de nos sociétés. Qu’est-ce qu’être adulte aujourd’hui ? En Occident, le passage à l’âge adulte est statistiquement évalué par des marqueurs d’indépendance émotionnelle et économique (e.g., quitter le nid familial, avoir un diplôme, se marier, avoir un enfant et être financièrement indépendant) (Furstenberg et al., 2004). Or, les statistiques révèlent aujourd’hui très clairement que le passage à l’âge adulte est repoussé aux Etats-Unis comme en Europe à un âge plus avancé… voire indéfiniment (Sebille, 2015; Eurostat; US Census Data). Dans le même temps, certains chercheurs en psychologie (Arnett, 2000) et en sociologie (Côté, 2000) nous invitent à repenser les périodes de vie, ou même d’en ajouter une entre l’adolescence et l’âge adulte : « l’âge adulte émergent » (Arnett, 2000).

Dans ce contexte, nous invitons les chercheurs à mieux comprendre de quelles manières se définit aujourd’hui l’âge adulte par les consommateurs eux-mêmes et quels sont les rituels liés à la consommation qui s’y rapportent. Aussi, si l’âge adulte est aujourd’hui plus un état d’esprit qu’un statut (Côté, 2000), quels sont les principaux composants de ce nouvel âge adulte et quelles influences ont-ils sur la décision d’achat, l’expérience de consommation, la fidélité, la résistance à la marque ou encore la création de communautés de marques ? D’après cette recherche, le comportement enfantin semble être inclus dans ce nouvel âge adulte et accentue ainsi les caractéristiques traditionnellement associées à l’enfance comme le jeu, la pensée magique ou l’émerveillement. Cela signifie-t-il pour autant que la dimension ouverture de la personnalité humaine est amenée à être plus présente à l’avenir dans nos sociétés ? Nous retrouvons également dans cette étude une certaine banalisation de la transgression. Dès lors, pour se démarquer, les marques proposeront-elles aux consommateurs adultes de demain d’abandonner l’idée de transgression –qu’elles sont aujourd’hui nombreuses à utiliser– au profit du respect des conventions ? Enfin, nous suggérons que la transformation actuelle de l’âge adulte est susceptible de redéfinir en partie les relations entre consommateurs et marques, mais aussi entre consommateurs. Plus particulièrement, nous proposons que de nouvelles formes de relations plus pragmatiques et proches des relations d’amitiés de niveau zéro telles que décrites par Selman (1980), sont amenées à se développer. Ce niveau zéro est observé chez l’enfant et correspond à une interaction physique succincte pendant laquelle l’enfant veut simplement jouer et passer un moment divertissant. Dans cette relation, les individus ne cherchent pas à se connaître et se comprendre; l’interaction est créée dans une logique utilitariste. A cet égard, les travaux de Bardhi et Eckhardt (2012) sur les clients de Zipcar viennent nuancer les travaux précédemment menés sur les phénomènes de tribus ou de communautés de marques, notamment dans le monde de l’économie partagée. En effet, Bardhi et Eckhardt (2012) montrent comment le choix du consommateur de mettre un bien à disposition ne découle pas forcément d’une volonté de partager quelque chose mais bien d’économiser du temps et de l’argent.

Deuxièmement, nous souhaitons intéresser par cette recherche les chercheurs en innovation et co-création. La distinction ludus/paidia n’est pas sans rappeler la pensée de Levi-Strauss (1962) à propos de la démarche de l’ingénieur et celle du bricoleur[5]. Alors que l’ingénieur s’inscrit dans un projet précis avec un cahier des charges, c’est-à-dire un ensemble de règles, le bricoleur n’a pour règle du jeu que de s’arranger avec les moyens du bord (Levi-Strauss, 1962). Dans le même esprit, Sarasvathy (2001) évoque comment de nombreux entrepreneurs ayant réussi n’ont pas obligatoirement fixé d’objectifs en amont mais en aval, c’est-à-dire à partir de leurs ressources, et se situent dans une logique de contrôle plutôt que dans une logique de prédiction (i.e., raisonnement effectual vs. causal). Il est également intéressant de noter que les knowledge angels jouent un rôle décisif dans le processus d’innovation en jouant avec les règles, c’est-à-dire en adoptant un comportement paidique (Muller, Zenker, Héraud, 2015). En recherche en marketing, la motivation intrinsèque explique une très large part de l’expérience de co-création du consommateur (Salgado et Hemonnet-Goujot, 2016). Une théorie possible serait donc que la co-création et l’innovation apparaissent plus volontiers dans un contexte de bricolage paidique. Leclercq, Poncin et Hammedi (2016) ont récemment mis en avant l’impact des mécanismes de gamification sur l’engagement des consommateurs lors d’une phase de co-création. Le jeu, pensé comme motivation intrinsèque, est un des facteurs d’engagement décisifs dans la co-création (Fuller, 2006). Aussi, Leclercq, Hammedi et Poncin (2016) soulignent la présence de plateformes d’engagement plus ou moins structurées. Une explication possible est l’émergence d’anti-structures ou de zones liminoïdes favorisée par le jeu paidique et nécessaire à l’innovation (Sutton-Smith, 1972; Turner, 1974). Nous invitons donc les chercheurs à analyser les processus d’innovation et de co-création à travers les concepts de paidia et de ludus, afin de mieux comprendre comment l’existence ou l’absence quasi-totale de règles et de contraintes dans un environnement de jeu peut modifier les comportements de collaboration, d’innovation et de co-création.

Conclusion

Le jeu du costume a toujours permis aux adultes d’emprunter temporairement une identité autre. A travers la mise en scène du grotesque, le carnaval a longtemps joué le rôle de soupape de sécurité en permettant un renversement de la hiérarchie, une liberté d’expression et une transformation sociale normalement non tolérés (Bakhtine, 1965; Turner, 1983). Dès lors, le comportement qualifié d’enfantin se tolérait sur une période et un lieu donnés. L’étude du concept d’enfant intérieur à travers le jeu du costume révèle que la consommation elle-même est devenue, dans certains contextes, carnavalesque. Par conséquent le comportement enfantin devient toléré au sein de la société de consommation, soit sur une durée et un lieu quasiment infini.

Parallèlement, la société se fait ludique, tragique, intense et se saisit d’instants immobiles remplis d’autant de passion et d’énergie que d’absence de buts (Maffesoli, 2003). Parler d’enfant intérieur, c’est donc inévitablement signaler le ré-enchantement du monde qui va au-delà des cathédrales de consommation orchestrées par le marketing (Ritzer, 2010). A l’image de nos participants, les consommateurs sont non seulement des « acteurs » et des « joueurs » (Cova et Cova, 2009), mais également des magiciens. Ils participent à la construction de mondes hyperréels. Et puisqu’un monde hyperréel repose sur l’illusion, les consommateurs n’ont d’autres choix que de laisser s’exprimer leur enfant intérieur s’ils souhaitent comprendre, accepter, apprécier et personnaliser ce monde. La société de consommation contemporaine est en réalité le Pays des Merveilles (Caroll, 1865). Et comme Alice, les consommateurs doivent croire en ce qu’ils voient sans chercher à en comprendre la totalité. N’étant plus des « pèlerins » (Bauman, 1996), ils n’ont nulle part où aller sinon vers des mondes infinis, créés de toutes pièces, où ils se sentent assez en sécurité pour jouer, rêver, et interagir avec leurs héros préférés. Des mondes qui, finalement, ressemblent beaucoup à l’ambiance que nous avons pu trouver dans les conventions.