Corps de l’article

Une véritable révolution culturelle est initiée depuis le début du XXIème siècle grâce à la mondialisation des économies (Banon et Chanlat, 2011). Cette globalisation de la circulation des personnes est associée à une mondialisation des religions, que l’on retrouve dans le contexte français « en un siècle s’est affirmée une diversité religieuse sans précédent. Les quatre cultes historiquement les plus représentés en 1905 (catholicisme, protestantismes réformé et luthérien, judaïsme) côtoient aujourd’hui des religions géographiquement ou historiquement nouvelles (…) La France est ainsi le pays européen qui compte le plus grand nombre de musulmans, de juifs et de bouddhistes » (Machelon, 2006). La question religieuse se positionne ainsi au coeur des débats dans des pays qui pensaient définitivement avoir réglé cette question, à tous les niveaux de la société, que ce soit dans la sphère publique (école, services publics) ou au niveau des entreprises (Banon et Chanlat, Ibid.). En effet, si le sentiment religieux irrigue la vie des salariés, alors « les employeurs ne peuvent-ils s’attendre à ce qu’il reste à la porte » de l’entreprise (Kutcher et al, 2010).

En France, l’expression religieuse n’est certes pas nouvelle dans le monde du travail. Nombre d’usages, de règles qui définissent par exemple le repos hebdomadaire ou fixent certains jours fériés, prennent racine dans une culture marquée par le catholicisme tout en étant appréhendés comme des évidences inscrites dans des valeurs partagées. La nouveauté réside dans les revendications qui visent à prolonger dans la vie professionnelle un engagement religieux affirmé dans la vie personnelle et jusqu’ici ignoré au travail. La Halde[1] rapportait ainsi un essor des réclamations en matière de convictions religieuses, passées de 1 % à 3 % entre 2006 et 2009. Les revendications religieuses présentées aujourd’hui ne semblent ainsi pas toujours se fondre aisément dans le corpus de règles existantes et des logiques sous-jacentes. Les entreprises et leurs managers se sentent alors démunis face à ces attentes inédites et surtout diverses (Galindo et Surply, 2010). D’autant qu’entre le respect de la laïcité qui ne s’applique pas aux entreprises privées, et celui plus large de liberté religieuse institués par la loi, « en matière religieuse, le vide juridique est sidéral »[2]. Les différents acteurs doivent alors construire ou aménager à la fois le cadre de pensée et l’instrumentation pour gérer les revendications religieuses de plus en plus complexes et multiples (Machelon, Ibid.).

Les entreprises doivent donc tenter de résoudre les questionnements introduits par le phénomène nouveau et récent, de montée et de diversité des revendications religieuses dans le contexte du travail. Ces entreprises semblent ainsi s’engager dans un processus d’apprentissage organisationnel (Nonaka, 1999). Nous étudierons justement cette démarche à travers une question : quel est le processus d’apprentissage construit par les acteurs managers de proximité et les dirigeants en France, pour identifier et reconnaître d’abord, expérimenter ensuite, institutionnaliser peut-être enfin des modalités de gestion du fait religieux ? Nous souhaitons ainsi éclairer un sujet considéré comme embryonnaire d’un point de vue académique en France (Galindo et Surply, Ibid.), alors même qu’il est traité de façon croissante dans les magazines grand public et qu’une division « Religion and Spirituality » a été récemment créée au sein de l’Academy of Management aux Etats-Unis.

Nous montrons comment se déroulent et s’articulent, dans le temps, différentes phases de déstabilisation, de tâtonnements, de recherche de repères, d’interprétation, d’émergence et de consolidation de solutions nouvelles pour répondre à un problème nouveau. Nous rapprocherons dans un premier temps la littérature sur l’apprentissage (Argyris, 2000; Crossan et al., 1999) de notre thème d’étude. Nous présenterons et discuterons, dans un second temps, les résultats issus d’une recherche exploratoire conduite depuis novembre 2009 dans les grandes entreprises françaises. Nous mettrons ainsi en évidence que le processus d’apprentissage remet en question les « manières de voir » le fait religieux, et partant les manières d’agir pour gérer ce fait religieux.

Cet article permet de rapprocher la gestion du fait religieux de tout autre processus d’apprentissage, en identifiant les phases, les niveaux et les outils, mais aussi en mettant en évidence les freins individuels et organisationnels à l’acceptation de l’intime dans le monde du travail.

Revue de la littérature

Le rôle de l’apprentissage organisationnel face à un fait nouveau

L’apprentissage est posé comme un processus dans lequel les individus, les collectifs ou les organisations cherchent à résoudre un problème nouveau ou à faire face à un dysfonctionnement alors que les routines existantes ne fournissent pas de solution « toute faite ». L’apprentissage organisationnel peut être considéré « comme un phénomène collectif d’acquisition et d’élaboration de savoirs qui modifie la gestion des situations et les situations elles-mêmes » (Koenig, 1997, p. 174). Il représente la dernière étape d’un processus initié par l’individu car « le nouveau savoir commence toujours par l’individu (Nonaka, 1999, p. 41). Il se transforme en apprentissage organisationnel quand il est reconnu, formalisé, diffusé dans l’entreprise et sert de cadre de référence pour un type d’action. Si les règles de gestion sont une simple adaptation de pratiques à un cadre de pensée existant, l’apprentissage est qualifié de « simple boucle ». Il aboutit à gérer un problème nouveau par ajustement des routines existantes, sans en changer le fondement, « les valeurs directrices ». (Argyris et Schön, 1974). L’apprentissage serait qualifié de « double boucle » s’il permettait la mise en place de solutions appuyées sur de nouveaux schémas mentaux de référence.

Cet apprentissage organisationnel se construit dans le temps par la mise en relation de sous-processus. Crossan et al., (1999) en identifient quatre :

  • l’intuition se réfère à la reconnaissance de possibilités inscrites dans l’expérience ;

  • l’interprétation consiste à traduire les intuitions par des mots ou des actes, pour soi-même ou pour les autres ;

  • l’intégration est le processus qui vise à développer, d’une part, une compréhension partagée entre individus, et, d’autre part, une coordination par ajustement mutuel ;

  • l’institutionnalisation, concerne la dernière phase et celle qui confère le caractère organisationnel à l’apprentissage. Il s’agit des règles, des routines, pertinentes pour permettre la diffusion et la répétition, dans l’organisation, des actions construites par apprentissage individuel et/ou collectif.

Plusieurs éléments caractérisent donc le processus d’apprentissage :

  • les niveaux : individuels, collectifs et organisationnels

  • la dynamique : avec le passage d’une intuition vers la possibilité d’une institutionnalisation des pratiques.

Il est cependant nécessaire de souligner le caractère non linéaire des étapes d’apprentissage identifiées par Crossan et al., (Ibid.). Gauthier (2000) pointe la difficulté dans l’apprentissage individuel et collectif, de changer son regard, sa manière de penser et donc son comportement en profondeur. Les individus (salariés, managers, dirigeants) peuvent ainsi manifester de la résistance essentiellement pour l’apprentissage « double boucle », qui requiert de penser autrement, de transformer les schémas mentaux (Berry, 1983), les visions du monde. Un apprentissage conduit inévitablement à une modification dans les règles et induit un changement de perspective quant à l’image que nous avons de nous même, de notre statut, de notre place dans le collectif. Ces modifications peuvent entraîner des résistances et des refus mais aussi, parfois, des solutions innovantes pour résoudre des problèmes nouveaux.

Un processus d’apprentissage est initié par des situations inédites face auxquelles les individus et l’organisation n’ont pas de réponses pré-établies. La question religieuse représente justement un enjeu d’apprentissage dans les entreprises privées françaises, afin d’apporter des réponses claires, homogènes et justifiées aux revendications religieuses diverses.

La gestion de la diversité religieuse vue comme un fait « nouveau » dans les entreprises françaises

En France, la gestion de la diversité fait une percée récente sous différentes impulsions (Barth et Mahieu, 2011). Des contraintes réglementaires obligent, d’une part, les entreprises à se saisir de ces questions souvent sur des facettes de la diversité considérées comme visibles (genres, âge, handicap par exemple). D’autre part, gérer la diversité peut-être vu comme une opportunité d’affaires selon l’approche anglo-saxonne du « business case » (Cox et Blake, 1991). Les entreprises françaises se sont engagées dans un processus pour repenser leurs politiques et leurs pratiques en se centrant sur les diversités portées par le législateur ou tout simplement considérées comme « utiles » pour une approche managériale (Sanders et Belghiti-Mahut, 2011). Cependant, le champ des diversités est à la fois glissant et foisonnant, et évolue au fur et à mesure des transformations de la société (et des différences qui s’y affirment et/ou s’estompent) et de son environnement juridique. La religion, définie par le Larousse (2010) comme « un ensemble déterminé de croyances et de dogmes définissant le rapport de l’homme avec le sacré » c’est-à-dire un « ensemble de pratiques et de rites spécifiques propres à chacune de ces croyances », s’impose comme une nouvelle facette de la diversité à considérer. En effet, si 65 % des français se déclarent catholiques, un nombre croissant d’entre eux s’estiment être agnostiques (25 %), musulmans (6 %), protestants (2 %) ou juifs (600 000), dans le rapport Machelon (Ibid.). La France, marquée par une longue (et parfois complexe) histoire en matière d’immigration de sa main d’oeuvre (Al Ariss et Özbilgin, 2010), connaît par conséquent une diversification des croyances de ses salariés. Depuis la fin des années 90, les entreprises françaises sont ainsi confrontées à des nouvelles demandes liées à la diversité religieuse, qui relèvent non seulement des RH mais plus largement du management comme le recense l’encadré 1 :

Si la religion renvoie à l’intime et à la face cachée de l’individu, elle peut être ainsi dévoilée aux yeux de tous, notamment dans le contexte du travail, par le biais de manifestations ou de la religiosité de chacun (King et al., 2009) comme le précise le tableau précédent. Plus que de simples demandes, il s’agit souvent de revendications. Les salariés qui revendiquent, considèrent réclamer une ou des choses dues au nom de la liberté de conscience et de culte posée par la loi de 1905, qui institue le principe que la France est un pays dans lequel il ne s’agit pas simplement de tolérer mais de permettre l’expression d’un choix religieux. En ce sens, ces revendications renvoient à la fois au droit à l’indifférence, à « être traité comme les autres », et à « un certain droit à la différence »[3]. Ces revendications se diffusent en outre dans toutes les sphères des entreprises : « Le fait nouveau, réside dans la diversité religieuse dans le secteur d’ingénierie » (un responsable des ressources humaines d’une grande entreprise automobile). Des directeurs des ressources humaines constataient plus largement une hausse des revendications religieuses dans 37 % des entreprises basées en Ile-de-France, et de 26 % sur l’ensemble du territoire[4].

L’enjeu pour les entreprises est de savoir apporter des réponses à ce type de dévoilement de l’intime, qui sont loin d’être évidentes pour nombres d’entre elles, comme le rappelle un récent avis de la Halde « les entreprises soulignent la difficulté de déterminer le champ des restrictions de l’expression religieuse sur le lieu de travail »[5]

Les limites des pratiques existantes face à la diversité religieuse

L’apprentissage naît à partir du moment où les pratiques et routines existantes ne fournissent pas de solution « toute faite » à la gestion des situations. Dans le cas de la religion, les routines reposent notamment sur des règlementations historiquement mises en place.

En France, les croyances et pratiques religieuses sont en effet profondément marquées par une valeur fondatrice et un principe essentiel de la République, le principe de laïcité, qui consacre en 1905 la séparation des Eglises et de l’Etat. Cette laïcité s’incarne depuis dans de nombreuses obligations juridiques. Le Préambule de la Constitution française du 27/10/1946 précise ainsi que « nul ne peut être lésé dans son travail et dans son emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances », tandis que l’article 2 de la Constitution de 1958 affirme que « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

La liberté de croire, mais aussi de ne pas croire, en des religions diverses est ainsi inscrite dans les gènes de la société française. Respecter cette liberté de croyance religieuse était d’autant plus aisée dans un contexte où la France était dominée par « l’infrastructure culturelle du christianisme » (Willaime, 2007) [6]. Le calendrier chrétien des jours fériés et le rituel du poisson le vendredi dans les restaurants d’entreprises en sont les exemples les plus visibles. Un modèle dominant s’est ainsi imposé en France, associant liberté de croire et domination de la religion catholique, et ce, à tous les niveaux de la société, y compris les entreprises. Et face aux « nouvelles » revendications religieuses exposées précédemment, seul le principe de liberté de croyances prime dans les entreprises privées. La Halde a rappelé en 2009, que le principe de laïcité s’impose à l’Etat et aux intervenants publics, et non aux personnes privées. Les salariés du secteur privé sont ainsi régis par le principe de liberté de conscience inscrit dans la Constitution. Une entreprise, une association ou un particulier, ne peut alors invoquer le principe de laïcité pour limiter la liberté religieuse d’autrui. Toute la question est de savoir quelles sont les limites de cette liberté dans les entreprises. Dans un récent rapport, le Haut Conseil à l’Intégration entretient l’ambiguïté, en notant qu’il s’agit « d’affirmer que, dans l’entreprise privée […], on a le droit de vouloir travailler dans un cadre religieusement neutre, les individus pouvant y être préservés de toute pression communautaire » (2011, p.6)[7].

Dès lors, ce qui était auparavant réglé de manière informelle, doit aujourd’hui comme nous l’avons souligné précédemment, s’appuyer sur des droits concrets. Et les entreprises n’ont pour l’instant que peu de références juridiques sur ce sujet. La loi du 4/08/1982 précise seulement que le règlement intérieur ne peut comporter des éléments entravant la liberté des salariés. L’article L. 1121 du Code du Travail, rappelle que « nul ne peut apporter (…) des restrictions qui ne seraient justifiées par la nature des tâches à accomplir, ni proportionnées au but recherché ». Par exemple, un arrêt du Conseil d’Etat (25/01/89) a censuré un règlement intérieur interdisant les « discussions politiques ou religieuses ». En 2004, une décision individuelle du Ministère du Travail a également précisé que l’interdiction de tout signe religieux ou politique ostentatoire dans le règlement intérieur, ne répond pas aux exigences de l’article 1121-1 du Code du Travail. Six limites à la liberté d’exercice de la religion dans le cadre du travail sont cependant acceptées.

  • Trois concernent directement l’entreprise : la revendication de la religion ne doit pas entraver des aptitudes pour le travail, l’organisation de la mission, l’intérêt commercial de l’entreprise.

  • Trois concernent l’individu dans l’entreprise : le respect des règles de sécurité et d’hygiène doit pouvoir être assuré, et le prosélytisme est également interdit sur son lieu de travail.

La question, à l’intérieur des entreprises, est alors non pas de revenir sur les principes de laïcité et d’égalité érigés par les lois successives, mais plutôt de trouver une voie pour ne pas faire de la laïcité une quasi-religion, sans tout accepter d’un autre côté (Galindo et Surply, Ibid.).

Question de recherche

L’irruption de manifestations de la diversité des croyances religieuses en entreprise correspond finalement à des revendications pour faire évoluer et/ou changer les règles existantes, qui peuvent affecter la répartition du travail (ex. attribution de congés pour de fêtes religieuses, refus d’appartenir à une équipe « mixte » hommes/femmes) ou encore les comportements au travail (ex. manière de se saluer, rapport à l’autorité). Ces revendications peuvent être considérées comme un élément « déclencheur » d’un processus d’apprentissage, et, notamment, d’apprentissage organisationnel susceptible d’aboutir à l’institutionnalisation de certaines pratiques. L’objectif de cet article est de s’intéresser au processus d’apprentissage de la gestion du fait religieux dans les entreprises françaises. Nous l’étudierons en nous appuyant sur une question : quel est le processus d’apprentissage construit par les acteurs managers de proximité et les dirigeants, en France, pour identifier et reconnaître d’abord, expérimenter ensuite, institutionnaliser peut-être enfin des modalités de gestion du fait religieux ? Nous proposons ainsi une lecture de la gestion de la diversité religieuse par le biais des théories de l’apprentissage, afin d’envisager les niveaux individuels, collectifs et organisationnels de ce processus.

Choix méthodologiques et présentation du terrain

« Quand on aborde le sujet [du fait religieux] avec des dirigeants de haut niveau tout le monde est silencieux. Les gens ne parlent pas. Les gens ont peur de s’exprimer » (une consultante diversité). Cette citation résume le caractère à la fois récent et tabou de la question du fait religieux en entreprise, et les difficultés que l’on peut rencontrer en France, lorsqu’une recherche est conduite sur ce sujet. Pour ce faire, nous avons privilégié une recherche qualitative et exploratoire, fondée sur des données primaires et secondaires recueillies entre septembre 2009 et mars 2011. 11 entretiens semi-directifs ont été menés, d’une durée moyenne d’1 h 30, auprès de différents acteurs dans des grandes entreprises mondialisées appartenant aux secteurs automobile, bancaire, agro-alimentaire, de l’intérim, informatique, logistique, de la restauration collective et des télécommunications. Nous avons interrogé des dirigeants, managers de proximité et responsables des ressources humaines, que nous avons rencontrés par effet « boule de neige » (Al Ariss et Özbilgin, Ibid.) ou par démarchage direct.

Pour appréhender le processus d’apprentissage, nous avons recueilli auprès de ces répondants les antécédents, les modalités mais aussi les effets de la montée des revendications religieuses, à travers des questions du type « quels sont les événements qui vous ont conduit à considérer la question religieuse dans votre organisation ? », « pouvez-vous nous décrire les phases d’évolution de la prise en compte de ce phénomène dans votre entreprise ? ». Nous avons conduit une forme d’approche longitudinale, dans la mesure où les personnes interrogées au cours de l’année 2009, ont pour certaines participé ensuite à des travaux collectifs (par exemple au sein d’organismes tels l’Association Française des Managers de la Diversité, AFMD) et auxquels nous avons eu accès. Des documents internes à ces entreprises ont également pu être recueillis afin de comprendre les orientations instaurées et diffusées dans ces organisations. Nous avons ainsi suivi l’évolution de leurs politiques et pratiques en matière de diversité religieuse. Cinq observateurs privilégiés de ce phénomène, journaliste, syndicaliste, conseiller culturel, consultants, ont également été interviewés, afin de recueillir leur vision englobante et moins impliquée, du fait religieux dans l’entreprise.

Nous avons triangulé nos données en nous appuyant sur des données secondaires (rapports d’étude, actes de conférences) émanant d’organisations diverses (Halde, ANDRH, cabinets conseil, colloques AFMD) et sur des articles de presse (spécialisée ou généraliste) qui nous ont permis de suivre l’évolution de certaines politiques.

Pour traiter ces données primaires et secondaires, nous avons procédé à une analyse thématique en isolant les thèmes dans un texte afin de permettre sa comparaison avec d’autres textes traités de la même façon (Ghiglione et Matalon, 1991). Certains thèmes renvoient à des dimensions clefs de la gestion du fait religieux en entreprise (organisation du travail, conditions de travail par exemple) tandis que d’autres émergent de notre analyse (pratiques collectives/individuelles, rôle des RH/ des managers de proximité, stéréotypes, étapes et modalités du processus). L’analyse de la diversité de ces informations nous a permis de trianguler nos données, en recueillant plusieurs exemples des résultats trouvés, auprès de différentes sources (Miles et Huberman, 2003). Cette triangulation a combiné le recours aux récits collectés lors des entretiens, car « raconter, c’est déjà expliquer » (Ricoeur, 1985), et, l’utilisation de sources secondaires. Elle permet de relever les ambiguïtés et entretient la vigilance.

Résultats

Si pour Argyris (2000), nous apprenons quand nous détectons une erreur et que nous la corrigeons, ici l’erreur est d’abord perçue au niveau du « terrain » comme une difficulté à répondre aux revendications religieuses par absence de règles, de pratiques appropriées à la situation. Les managers de proximité sont les premiers à capter les signaux et à être soumis à des situations réelles alors que la question religieuse n’a pas encore été observée et analysée par les responsables RH ou par les pilotes diversité. Le plus souvent également, le fait religieux provoque au niveau « central » « affolement et philosophie sur ce sujet, et c’est même parfois tour à tour » (responsable diversité d’une entreprise de services). A l’issue de notre recherche exploratoire, émerge un processus, que nous pouvons maintenant caractériser en reprenant la typologie de Crossan et al. (Ibid.) exposée précédemment.

L’intuition ou les déclencheurs de l’apprentissage

Dans un premier temps, les managers de proximité se trouvent confrontés à des revendications locales sous la forme de demandes d’aménagements d’horaires de travail, de tenue vestimentaire ou de relations professionnelles : « On demande aux managers des aménagements d’horaires pour le Ramadan. En région parisienne, certains salariés refusent de parler à une supérieure hiérarchique qui serait une femme. Des femmes ont des problèmes lors des visites médicales quand ce sont des hommes, on nous a aussi demandé des salles de prière. J’ai aussi eu il y a quelques années un autre cas. Un juif qui ne voulait pas travailler le samedi alors que son travail le demandait » (Responsable diversité entreprise de logistique). Il s’agit alors bien de la phase « d’intuition » puisqu’il s’agit pour eux de progressivement reconnaître la nécessité de traiter cette question et d’envisager la diversité religieuse comme une dimension à gérer au même titre que les autres types de diversités. Ces managers rencontrent alors cependant des difficultés à se référer à des principes et à des pratiques existants dans leur entreprise.

L’interprétation ou les prémisses d’un apprentissage

La récurrence de demandes liées à la diversité religieuse fait progressivement entrer les managers locaux et les directions dans la phase d’interprétation : « La question religieuse est toujours l’objet d’interprétations » (consultant sur ce thème). Ce qui pouvait jusque-là être considéré comme marginal et ponctuel, devient un sujet à traiter tant au niveau local qu’organisationnel. Les managers locaux pratiquent souvent ce que l’on peut qualifier de « bricolages clandestins » : faute de solutions proposées au niveau supérieur, ils construisent eux-mêmes leurs propres principes pour répondre et parfois endiguer les revendications religieuses, avec une intrusion alors de l’opinion personnelle dans le professionnel : « quand on s’y intéresse [à la diversité], il y a souvent une dimension personnelle. Le raisonnement purement rationnel ne suffit pas. Il faut aussi de l’émotionnel » (consultante en diversité).

S’ils entrent ainsi dans un processus d’apprentissage individuel face à la question religieuse, ils résolvent souvent cette question au cas par cas. La pression du « business » (répondant) impose alors de rapides prises de décision. Ce sont des éléments qui contribuent à la variété des solutions adoptées localement, et donc aussi, souvent, à leur manque de visibilité voire de lisibilité. Le manager de proximité aménage ainsi des horaires, des postes de travail : « Le bons sens quotidien fait que les managers locaux ont l’habitude de laisser leurs collaborateurs musulmans s’organiser sur le sujet, s’organiser pour trouver un lieu » (Responsable diversité dans la restauration collective). Pour autant, il tente de s’inscrire dans les « schémas d’exécution » existants, sans bouleverser l’ordre de l’entreprise. Un répondant (secteur industriel) affirme ainsi « On agit à l’amiable, on a une discussion, ça se passe plutôt bien. On se rapporte aux règles », celles de l’entreprise (par exemple, celle qui concerne le nombre de jours de congé) ou celles qui sont imposées par la loi (par exemple celles se rapportant à la non discrimination), que l’on aménage de manière contextuelle… voire subjective : « En même temps, c’est évident qu’on va s’adapter au niveau de la production. En période de ramadan, les ouvriers sont moins vaillants en milieu d’après-midi et on en tient compte » (Responsable RSE entreprise industrielle). L’apprentissage du manager de proximité peut se cantonner au niveau individuel. En effet, les savoirs construits pourront rester sans effet sur le reste de l’organisation pour diverses raisons. Par exemple, le manager de proximité n’est pas visible dans l’organisation ou bien la pertinence des savoirs pour répondre aux problèmes est elle-même en cause. Plus encore, les savoirs peuvent ne pas correspondre au positionnement de l’entreprise sur l’opportunité et la manière de prendre en compte le fait religieux.

Toutefois, lors de cette phase, les directions diversités et/ou RH des entreprises commencent à être confrontées aux remontées de managers en quête de repères : « C’est par exemple, le cas où un manager vient me voir et dit, mon équipe a accueilli une jeune femme voilée, quelles vont être les réactions de mon équipe. Le manager avait fait sa connaissance quand elle ne portait pas le voile, et devait l’accueillir en stage. Est-ce que je dois lui demander d’enlever le foulard… » (Responsable diversité, industrie). L’apprentissage se construit alors au niveau des directions représentées par le pilote diversité et/ou le DRH des grandes entreprises, lorsque des revendications religieuses se font plus nombreuses, plus pressantes aussi et que des pratiques pour faire face aux problèmes se mettent en place au niveau des opérationnels : « la difficulté, c’est le outing : quand une personne en poste change son apparence physique. C’est la même chose que le piercing, si une personne arrive du jour au lendemain toute piercée, il faudra voir si c’est compatible avec l’entreprise. Il faut avoir la bonne réserve par rapport à un signe » (responsable diversité, entreprise intérim). Au niveau du top management (niveau « central » ou niveau « corporate »), l’apprentissage peut s’appuyer sur des solutions déjà en cours d’expérimentation. Mais il se construit aussi sur de nouveaux savoirs en bénéficiant de ressources, comme l’appui de la direction générale, l’accès à l’information dans l’entreprise et celle de réseaux « d’experts » (ex. AFMD, IMS entreprendre pour la cité, les avis du Haut Conseil à l’Intégration). Cet apprentissage pourrait bien être qualifié « d’hybride ». En effet, il est partiellement individuel, parce que le responsable diversité et/ou le DRH, lui-même démuni de référentiel préalable pour gérer le fait religieux, doit être capable de se construire individuellement une représentation du phénomène afin d’en dessiner des principes et des pratiques nouveaux mais cohérents avec les valeurs idiosyncrasiques de son organisation.

Cette phase d’interprétation initie finalement plusieurs processus d’apprentissage : au niveau local, de la part des managers, et à un niveau plus global voire inter-entreprises, entre les managers de la diversité. La plupart des grandes entreprises terrains de cette recherche, se positionnent dans cette phase où deux niveaux d’apprentissage co-existent sans nécessairement se rencontrer et s’accorder. Certaines d’entre elles font alors un choix délibéré de rester à ce stade du processus : « Il faut donc dédramatiser. Ne pas en parler. Je préfère que ça reste tabou, peu répandu et que cela ne soit pas grave si ça reste marginal, plutôt que cela ne soit pas tabou, répandu et pas réglé. C’est pire » (Responsable RSE, banque).

L’intégration ou l’apprentissage croisé entre les différents niveaux d’apprentissage

La phase précédente avait dessiné les contours de l’intégration en favorisant les échanges entre les managers et responsables diversité de l’organisation. La phase « d’intégration » est synonyme d’interactions croissantes entre les différents niveaux, notamment à l’occasion de réunions locales sur des thèmes plus généraux de RH et/ou de diversité, en vue d’aller vers l’homogénéisation des réponses : « On a aussi des difficultés par rapport à la taille de notre entreprise. Il faut que tout le monde ait les mêmes réponses (et non pas des arrangements, même si certains se sont accommodés de ça) » (Responsable diversité, distribution). Les réponses portent alors sur l’affirmation des principes de liberté religieuse tout en respectant l’organisation de l’entreprise : « Dès qu’un manager nous pose une question sur ce sujet, ça fait immédiatement l’objet de mails avec les RH. Les questions se posent et on y répond avec le règlement intérieur et ce qui y est prévu » (Responsable diversité entreprise industrielle).

L’apprentissage devient collectif pour deux raisons principales. D’une part, il s’intègre et se combine, même de manière très incomplète, à l’expérimentation conduite par les managers de proximité. D’autre part, l’apprentissage des directeurs diversité ou RH se construit aussi dans les échanges avec les homologues d’autres entreprises au sein de réseaux. Le tableau 1 synthétise la manière dont les situations sont appréhendées aux différents niveaux opérationnel et central et leur incidence sur les principes et les pratiques.

Ce tableau souligne la confrontation des deux niveaux concernés par la gestion de la diversité religieuse, qui ne s’inscrivent pas forcément ni dans les mêmes temporalités, ni dans les mêmes objectifs.

Tableau 1

Les deux niveaux de gestion du fait religieux

Les deux niveaux de gestion du fait religieux

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Une institutionnalisation partielle

Aucune entreprise rencontrée dans cette recherche n’est dans la phase « d’institutionnalisation » décrite par Crossan et al. (Ibid.), avec la mise en place de routines et de principes partagés dans l’entreprise. En revanche, nous pouvons avancer que quelques entreprises se sont engagées dans une « institutionnalisation modérée ou partielle », au sens où les directions (diversité ou RSE), commencent à construire des règles pouvant s’appliquer à la gestion du fait religieux. Il s’agit alors plutôt d’une réaffirmation de règles existantes face à ce thème émergent de la diversité. A l’occasion de réunions, certains principes ou règles sont alors rappelés. L’élaboration d’outils en interne tels que des guides, permet de proposer des réponses appropriées aux managers face aux revendications religieuses. « L’idée de ce guide est de donner quelques repères légaux, des délibérations de la Halde, des situations concrètes, et de dire quelle est la position à tenir » (Responsable diversité, distribution). Ces guides récapitulent par exemple les fêtes et coutumes des différentes religions, et proposent des situations concrètes dans lesquelles peuvent se retrouver les managers et les attitudes à adopter. Il s’agit alors de diffuser dans l’organisation des règles homogènes et claires pour que les managers puissent faire face aux différentes situations de gestion « On est dans une politique sur voilà ce qu’il faut faire et ne pas faire » (Responsable diversité entreprise agro-alimentaire). A notre sens, cette institutionnalisation reste cependant modérée puisque les entreprises considérées concentrent souvent ce genre d’actions à quelques niveaux ou services de l’entreprise : « Il y a un bon guide édité par IMS sur ce sujet, que je voulais diffuser aux managers. Les RH n’ont pas été d’accord, pour ne pas créer un problème (…) Mais c’est quand même un débat avec les RH » (Responsable diversité industrielle).

Comme le résume le schéma 1, cette recherche exploratoire permet d’identifier les deux niveaux impliqués, ainsi que le processus d’apprentissage initié dans les entreprises françaises étudiées.

Ce schéma représente un idéal-type au sens de Weber, du processus d’apprentissage organisationnel. Il caractérise les traits essentiels et cohérents des phases et niveaux d’apprentissage de la gestion du fait religieux issus de notre étude terrain. Une réflexion peut être maintenant menée, partant de cet idéal-type, pour caractériser ce processus d’apprentissage mais aussi affiner son analyse.

Schéma 1

La gestion du fait religieux vue comme un processus d’apprentissage

La gestion du fait religieux vue comme un processus d’apprentissage

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Discussion

Quel type d’apprentissage ?

Un changement de pratiques ou une construction de nouveaux principes d’action

Si les règles de gestion du fait religieux sont une simple adaptation de pratiques à un cadre de pensée existant, l’apprentissage est qualifié de « simple boucle ». Il aboutit à gérer un problème nouveau par ajustement des routines existantes, sans en changer le fondement, « les valeurs directrices ». (Argyris et Schön, 1974, 1978). Dans notre étude, et dans ce cadre, les règles sont modifiées à la marge, en conformité avec la loi (respect de la liberté religieuse) et les avis de la Halde.

L’apprentissage serait qualifié de « double boucle » s’il permettait la mise en place de solutions appuyées sur de nouveaux schémas mentaux de référence. Sans atteindre ce modèle d’apprentissage, des interrogations, pointées par certains de nos répondants, pourraient bousculer l’ordre existant et être à l’origine d’un nouveau cadre de pensée. Ainsi, un « pilote diversité » nous déclare « on est avant tout dans une société laïque, même si c’est difficile et une entreprise n’est pas exempte de convictions » ou encore « on ne décrète pas de jours de congés religieux, même, si le calendrier est fortement inspiré de la religion catholique ». La question de la légitimité des règles existantes est posée même si leur socle est encore protégé.

Un apprentissage « émergent »

Nous considérons ainsi que le processus étudié (l’apprentissage de la manière de répondre à des revendications religieuses) correspond à un « apprentissage émergent » pour plusieurs raisons.

D’abord, l’apprentissage ne résulte pas de situations voulues par la direction mais imposées par un contexte importé de la société civile : « On a des salariés qui sont pratiquants, ont besoin d’aller vers nous, pour pouvoir respecter les devoirs de leur religion la religion fait irruption dans l’entreprise de manière très forte » (Responsable diversité entreprise agro-alimentaire). C’est pourquoi, « les DRH ont été surpris »[8].

Ensuite, la Direction RH s’est trouvé « démunie » (selon plusieurs répondants), sans cadre de pensée de référence pour affronter la situation : « Les RH sont paumés par rapport à ces sujets, par rapport aux autres. C’est un peu comme une armée en route, sur les quatre autres thèmes, ils y vont comme un seul homme parce-qu’il le faut. Mais par rapport à la religion ou à l’orientation sexuelle, ils sont paumés » (Responsable RSE, banque).

Enfin et surtout, les managers de proximité, confrontés à des situations inédites, ont bricolé et contribué à inventer des solutions aux problèmes nouveaux. Un focus sur eux est donc indispensable pour comprendre l’évolution du processus, comme d’autres recherches sur la gestion de la diversité ont pu le montrer (Roberson et Kulik, 2007). Développer le processus d’apprentissage jusqu’à l’apprentissage organisationnel aboutit à stabiliser certaines des règles construites par les managers de proximité et par les directeurs diversité et RH pour les étendre à l’organisation. Le processus d’apprentissage des situations pour agir est donc aussi processus pour construire, aménager, voire transformer les règles.

Deux variables clefs dans l’apprentissage organisationnel

L’apprentissage quant aux faits religieux en entreprise peut s’appuyer, comme nous l’avons précédemment souligné, sur un processus déjà avancé de la gestion d’autres types de diversités (handicap, sexuelle, âge…). Il peut être aussi facilité ou au contraire freiné par deux phénomènes identifiés lors de notre étude terrain. En effet, la question de la religion renvoie les entreprises aux frontières instituées entre les sphères privées et professionnelles. Elle interroge aussi les managers sur leur propre identité face au dévoilement de l’identité personnelle de leurs subordonnés.

Au niveau organisationnel : la porosité vie privée – vie professionnelle

Kreiner et al. (2006) identifient trois manières pour les salariés d’articuler identité au travail (ce qu’ils font) et identité personnelle (ce qu’ils sont). Ils peuvent choisir de les séparer, et ils n’auront alors pas de volonté d’exprimer leurs convictions religieuses de quelque manière que ce soit. Ils peuvent aussi tenter d’équilibrer ces deux facettes de leur identité ou même de les fusionner. D’autres sont, à cette occasion, renvoyés à leur système personnel dans le contexte du travail. Dans ces cas, les entreprises sont interrogées sur leurs propres frontières entre ce qui relève du privé ou de l’intime, et ce qui est professionnel. De la même manière qu’au niveau individuel, trois postures sont observées dans la littérature (Kirchmeyer, 1995), et peuvent dans le cas de notre recherche, entraver ou au contraire faciliter le processus d’apprentissage décrit dans le schéma 1 :

  • la « séparation » : l’organisation se tient alors à l’écart de la vie privée de ses salariés pour des motifs économiques, idéologiques, par carence de modèles ou par peur d’une réaction négative des salariés. L’apprentissage ne dépassera alors pas la phase d’intuition, et on entendra alors « La religion, c’est l’affaire privée des salariés, pas de l’entreprise » (un manager). Cette posture constitue alors une sorte de barrière à l’entrée empêchant tout processus de considération collective de la question religieuse dans la sphère professionnelle. Le processus se cantonnera alors à la phase d’intuition et d’interprétation au niveau uniquement des managers, qui doivent alors gérer (seuls) le refus de toute revendication religieuse.

  • l’« intégration » : à l’autre extrême, l’entreprise cherche alors à réduire la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle sur le modèle de l’employeur paternaliste. Le processus d’apprentissage sera alors facilité par la mise en place antérieure de pratiques permettant aux salariés d’affirmer leur identité personnelle sur leur lieu de travail. Cette posture risque de ne pas conduire à l’institutionnalisation de pratiques. La fusion entre professionnel et personnel apparaît alors si naturelle qu’elle ne requiert pas la mise en place de pratiques formelles et surtout homogènes au niveau de l’organisation.

  • le « respect » : l’entreprise est alors dans une posture intermédiaire. Ce cas est a priori le plus propice à la mise en place d’un processus d’apprentissage organisationnel. La question du fait religieux fait alors l’objet de réflexions spécifiques tant aux niveaux individuels que collectifs : « On a eu des négos l’année dernière. Moi je pilotais celle sur la négociation vie privée-vie professionnelle. Est sortie les autorisations spéciales d’absences pour fêtes religieuses » (responsable diversité entreprise de télécommunications). Rien ne garantit cependant que le processus aboutisse à l’institutionnalisation de pratiques. Cette posture a pour objectif de maintenir une frontière entre vie au travail et vie privée tout en reconnaissant le fait religieux et en tenant compte des contraintes personnelles des salariés dans la gestion des ressources humaines (par exemple, l’organisation des congés ou l’aménagement d’espaces de prière). On rencontre alors des discours du type : « Nous essayons systématiquement de trouver des solutions permettant aux salariés désireux de pratiquer leur religion, de le faire sur le lieu de travail » (un dirigeant).

Les avancées dans le processus d’apprentissage organisationnel sont ainsi conditionnées par le positionnement préalable du curseur de séparation vie privée-professionnelle. Notre étude terrain nous permet de constater que plutôt que de remettre en cause cette frontière, les revendications religieuses vont au contraire renforcer les postures existantes. La diversité religieuse n’est ainsi jamais dans notre recherche-terrain, le prétexte (de la part des managers, et contrairement à ce que certains salariés revendiquent) pour déplacer les frontières instituées préalablement entre privée et professionnel.

La porosité organisationnelle entre professionnel-personnel n’est cependant pas le seul facteur facilitateur ou frein au processus d’apprentissage. Les stéréotypes sont en effet prégnants lorsqu’est évoquée la question religieuse en entreprise.

Au niveau individuel : le poids des stéréotypes

Comme nous avons pu le souligner précédemment, les managers de proximité sont les acteurs clefs au début du processus. Ils sont les premiers à capter et à recevoir les revendications religieuses (phase 1 d’intuition) auxquelles ils doivent répondre dans la phase d’interprétation. C’est aussi par eux par que passe nécessairement la phase d’institutionnalisation des pratiques et/ou leur mise en oeuvre. Cependant, ces managers sont porteurs de différents stéréotypes, définis comme « une croyance concernant les groupes sociaux » (Rudman et al., 2008 dans Landy, 2008). Ils peuvent alors associer des attributs à un groupe par exemple en matière de religion (Roberson et Kulik, Ibid.). Les musulmans sont ainsi parfois l’objet de stéréotypes négatifs (Ghumman et Jackson, 2010), notamment lorsque leur appartenance religieuse est rendue visible par le port d’un signe religieux, tel le voile islamique (Al Ariss et Özbilgin, Ibid.). Plus largement, tout croyant s’expose à des stéréotypes dès lors qu’il revendique sa religiosité, comme le soulignent les cas de demandes d’obtention d’un jour de congé pour le vendredi saint. Le salarié passera ainsi d’un statut de potentiellement discréditable au sens de Goffman (1963), dans la mesure où sa différence n’est pas immédiatement perceptible dans la vie courante, à celui de discrédité (en affichant son « stigmate »). Les organisations ont alors certes la possibilité de mettre en place des politiques pour prévenir l’influence ces stéréotypes. Mais force est de constater qu’ils existeront toujours dans la société et qu’il paraît difficile tant pour les managers que pour leurs collaborateurs de laisser leurs croyances sur le pas de la porte de leur entreprise (Landy, 2008), comme le confirme un responsable diversité d’une entreprise d’intérim : « Ca fait référence d’une part à l’intime, et d’autre part au subjectif. Ca renvoie aussi au débat public ».

Ces stéréotypes jouent alors un rôle à deux niveaux du processus :

  • Lors de la phase d’intuition, les managers de proximité peuvent écarter d’emblée ou au contraire accepter directement les revendications de leurs salariés selon les stéréotypes positifs ou négatifs qu’ils peuvent avoir, consciemment ou pas, vis-à-vis des pratiquants de certaines religions.

  • Lors de la phase d’intégration, une rupture dans le processus d’apprentissage peut survenir. Dans certains cas, les stéréotypes sont occultés des échanges. Dans d’autres cas, ils sont caractérisés différemment ou viennent heurter le déni de certains managers, aboutissant à une incompréhension réciproque.

Les stéréotypes représentent un enjeu majeur pour le management de la diversité. Il s’agit de changer les attitudes et les comportements managériaux, afin de réduire les attitudes négatives, stéréotypes et les préjudices contre les membres de différents groupes. « On ne stigmatise pas une communauté par rapport à une autre. On travaille sur les stéréotypes pour que les gens soient droits dans leurs bottes. On va faire prendre conscience que les gens sont discriminatoires, parce que c’est comme ça » (un responsable diversité dans les télécommunications). Mais changer les attitudes et réduire les stéréotypes est une entreprise de long-terme, dans la mesure où ils sont ancrés dans la culture et sont renforcés par la vie hors travail (Roberson et Kulik, Ibid.), comme le souligne un théologien dans un groupe de réflexion conduit sur ce sujet : « Beaucoup des questions qui apparaissent dans l’entreprise sont des sujets de société et ne peuvent être entièrement résolues par celle-ci. Il y a interaction perpétuelle entre société et entreprise ». L’entreprise ne peut ainsi seule faire évoluer les mentalités des individus. Qui plus est, le travail et/ou les formations centrés sur ces stéréotypes sont parfois difficiles face au caractère tabou de ce sujet, comme le souligne une consultante spécialisée dans le management de la diversité : « Dans l’organisation d’une table ronde sur le fait religieux avec des animateurs internes, les « gens se regardaient en chien de faïence ». A la pause, ils ont commencé à raconter « off » leurs histoires ». Enfin, ce processus de déconstruction des stéréotypes se heurte de plein fouet aux tendances à l’uniformisation et l’assimilation des individus (Sanders et Belghiti-Mahut, Ibid) et à la standardisation de la GRH (Barth et Mahieu, Ibid.).

Ces deux phénomènes remettent en cause, chacun à leur niveau le processus d’apprentissage. La porosité de l’organisation à la vie privée de ses salariés est du ressort des politiques de l’entreprise, elle peut être initiée sous l’impulsion de pratiques et d’exemples, et ainsi favoriser l’intégration du fait religieux dans l’organisation. La volonté de l’organisation peut en ce sens jouer en faveur de l’apprentissage décrit dans le schéma 1. Les stéréotypes sont plus ancrés dans l’intime et l’inconscient parfois de chaque salarié. Si l’entreprise peut engager le dialogue et la reconnaissance de ses stéréotypes, il s’agit aussi d’un processus individuel et parfois long de prise de conscience.

Quelle évaluation de l’apprentissage ? Observations et perspectives de recherche

Dans cette dernière partie de la discussion, nous nous intéressons à l’évaluation de l’Apprentissage Organisationnel (AO) pour questionner la pertinence des réponses apportées aux revendications religieuses et la faisabilité de leur mise en oeuvre. Cette dimension de l’AO offre l’opportunité de perspectives de recherche, de travaux empiriques afin de développer et d’enrichir cette analyse.

Le passage entre apprentissage individuel et apprentissage organisationnel s’effectue –ou non- quand l’organisation s’engage dans un processus social d’interactions (Ingham, 1994). L’entreprise construit alors de nouvelles connaissances et de nouveaux savoir faire qui lui sont utiles pour « élargir son répertoire de comportements » (Dodgson, 1993) afin d’agir dans la situation nouvelle créée par la nécessité de gestion du fait religieux. Pour autant, l’apprentissage organisationnel ne se produira que si les membres de l’organisation (et pas seulement des individus isolés) ont appris, c’est-à-dire ont fait évoluer leur comportement relatif à la gestion du fait religieux (cf. paragraphe précédent sur les stéréotypes). Cette observation ne présume pas de la nature des logiques ou de la typologie des comportements induits par l’AO. A titre d’exemples, en se fondant sur des logiques de laïcité ou de sécurité professionnelle ou encore d’acceptation, voire de valorisation de la différence, il peut s’agir d’accepter vs refuser des tenues religieuses, d’accorder vs d’interdire la prière sur le lieu de travail.

Pour notre recherche, l’évaluation d’une démarche d’AO peut s’apprécier, dans une première approche, à la mesure des effets sur la gestion du fait religieux, telle que l’entreprise a souhaité la concevoir puis la mettre en oeuvre. En effet, nous pointons que l’application du droit français en matière d’expression religieuse laisse aux organisations la latitude managériale de définir et d’opérationnaliser les modalités de gestion, comme celle d’y consacrer des ressources, humaines et financières, telles des équipes dédiées, des correspondants sur différents sites s’appliquant à rédiger une charte ou à équiper les salariés d’un « kit des bonnes pratiques » dans un cadre de référence idiosyncrasique. L’efficacité de l’AO pourrait ainsi se mesurer à l’adéquation des comportements induits par les nouvelles routines instaurées dans l’organisation ou encore à la réduction des conflits… pour autant que des indicateurs en autorisent le repérage. Dans un grand groupe français, considéré comme exemplaire en matière de diversité en France y compris celle religieuse, Barth et Mahieu (Ibid.) remarquent que « le déficit de capitalisation et de mutualisation des expériences concrètes de traitement de la diversité » conduites dans les différents établissements du groupe entraîne « des effets organisationnels […] limités et, en quelque sorte, en patchwork ». L’apprentissage organisationnel ne se serait donc pas produit.

Ce constat incite à une seconde approche de l’évaluation de l’AO interrogeant le processus lui-même considéré processus de changement. Pour notre recherche, nous appréhendons le changement comme un cheminement dynamique visant à l’évolution des routines, fondées sur les savoirs et les connaissances relatifs au fait religieux et à sa gestion. Deux catégories d’obstacles peuvent gêner l’apprentissage. Le premier, relevé par Barth et Mahieu (Ibid.) se rapporte à l’inadaptation des mécanismes favorisant l’AO. En l’absence de vision systémique de l’AO, la responsabilité pourrait en incomber principalement à l’entreprise elle-même. Il s’agit, le plus souvent, d’une mise à l’écart d’acteurs qu’il conviendrait d’impliquer dans la démarche, ou d’un cadre et d’une organisation du travail, insuffisamment propices aux interactions sociales et cognitives. Alors, en l’absence d’échanges et de confrontations de points de vue, il devient impossible de construire une compréhension commune des enjeux, des représentations du phénomène et des possibilités d’action. Le second obstacle, corrélé au premier, pointe les résistances au changement, les « routines défensives » (Agryris et Schön, Ibid.) qui permettent de conserver le statu quo, c’est-à-dire, de continuer à agir selon ses croyances, en garantissant les avantages perçus dans cette situation. La responsabilité est alors partagée entre l’ensemble des acteurs. Selon Fray (2008), la mise en oeuvre de la diversité suppose une responsabilisation individuelle et collective. S’il appartient à l’entreprise de « poser le cadre, donner les moyens » aux différents acteurs (ex. managers de proximité mais aussi salariés), il convient que ces acteurs s’impliquent à la fois dans « la prise de conscience [et dans] la mise en oeuvre » des routines qui font évoluer la gestion du fait religieux. Cependant, cette démarche, qui conduit à repenser et à changer ses propres visions du monde, est bien la plus difficile, donc aussi la plus incertaine car elle déstabilise le socle des valeurs qui guident notre action. Dans cette approche, l’acteur perçoit davantage ce qu’il peut perdre (ex. nouvelle organisation du travail, changement d’équipe… à la suite de refonte du système de congés considérés comme facteurs de stress) que ce qu’il pourrait gagner à la mise en oeuvre de nouvelles routines, fondant de nouvelles relations et de nouveaux comportements.

Notons encore que la démarche d’AO peut aussi conduire à un apprentissage « superstitieux » (Moingeon, 1998), à des solutions inadaptées quand le problème est mal identifié, donc mal résolu. Or, les revendications religieuses, comme nombre de questions touchant à la diversité, affectent les domaines touchant à la vie en société, à la représentation de l’autre, soit à une dimension de subjectivité susceptible d’induire de l’incohérence, voire un manque de pertinence par rapport aux dispositifs et à la culture de l’organisation. Chez les salariés, qu’ils soient pratiquants ou non, les nouvelles routines peuvent alors être perçues comme des règles injustes, trop individualisantes (ex. : en accordant des congés supplémentaires pour fêtes religieuses sans compensation pour les non pratiquants versus en refusant d’accéder à ce type de revendications pour les pratiquants).

Conclusion

La mise en place de règles de gestion du fait religieux peut être considérée comme un processus d’apprentissage qui est le plus souvent initié par les questions auxquelles est confronté le manager de proximité à propos de ce qui est acceptable ou pas (tenues, horaires, relations professionnelles notamment) et qui touche à l’organisation du travail et à la cohésion des salariés. L’apprentissage se poursuit et l’organisation peut s’en emparer, notamment par du formalisme, dès lors que le phénomène prend sens au niveau organisationnel.

Les deux trajectoires d’apprentissage (celles des managers de proximité et des responsables diversité et/ou RH) peuvent conduire à de l’apprentissage organisationnel sous certaines conditions. D’abord, le savoir nouveau doit être identifié, visible et accepté au niveau « corporate » dans le cadre de la recherche que nous avons conduite. Ensuite, le nouveau savoir doit se révéler « potentiellement utile » à l’organisation, en lui offrant les possibilités pertinentes de décision et d’action (Huber, 1991). Alors, l’apprentissage organisationnel peut être rendu possible par la formalisation des nouveaux savoirs, leur encodage dans des routines, leur diffusion, leur appropriation par les autres acteurs de l’entreprise. C’est ainsi qu’il contribue à cheminer vers une nouvelle régulation dans l’entreprise. Toutefois, notre recherche souligne le défi que représente la gestion collective des faits religieux notamment pour les managers de la diversité. Il ne s’agit en effet pas de se cantonner à certains effets d’annonce (désignation d’un référent diversité, ajout d’une dimension dans le référentiel managérial, comme le soulignent Barth et Mahieu, Ibid.), mais de pousser à une réflexion collective sur la manière de traiter ces questions et d’y apporter des réponses homogènes.

Si, notre recherche exploratoire permet de mettre en lumière un processus d’apprentissage émergent dans les grandes entreprises françaises face à une diversité religieuse de plus en plus affirmée, plusieurs limites peuvent être soulignées, notamment liées à la contextualisation de notre recherche.

D’une part, les entreprises interrogées sont des grandes entreprises qui ont déjà mis en place des politiques consacrées aux autres types de diversités (sexe, âge, handicap…) et qui ont des moyens humains et financiers susceptibles de pouvoir se saisir de cette « nouvelle » thématique de la diversité. Le processus d’apprentissage identifié ici est certainement beaucoup moins avancé dans nombre de PME, pourtant tout autant confrontées à des revendications religieuses croissantes. Le caractère mondialisé des entreprises étudiées fournit également des repères aux responsables diversité ou RSE à travers les politiques mises en place dans d’autres pays (Etats Unis et Grande Bretagne essentiellement), afin de souligner le caractère de « non problème » de cette question de la diversité religieuse (tout en reconnaissant la spécificité française).

D’autre part, nous avons essentiellement conduits dans cette recherche exploratoire des entretiens auprès de responsables diversité, RSE, RH. Ce choix nous a permis de cerner les étapes du processus d’apprentissage et ses niveaux. Les résultats restent cependant dans l’analyse du discours de ces responsables. Le prolongement naturel de cette première phase de cette recherche réside maintenant dans le recueil de données auprès de salariés des entreprises afin de cerner dans quelle mesure le phénomène d’apprentissage par rapport à la diversité religieuse est initié, et pourrait être qualifié d’apprentissage organisationnel.

L’objectif est ainsi d’aller au-delà du discours pour interroger les faits.