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L’Europe constitue un terrain d’observation pertinent pour une analyse comparée des cultures de la diversité (Barmeyer et Chanlat, 2004; Davel et al., 2008). Bien qu’il soit possible de parler d’un modèle social européen caractérisé par des droits minimaux, une protection sociale universelle, un dialogue social et des services publics (Vaughan-Whitehead, 2005), il existe des contextes nationaux très différents : certains États ayant retenu l’option libérale accordent moins d’importance aux politiques sociales et au dialogue social; d’autres pays se caractérisent soit par l’importance de la régulation étatique soit par la force de l’action syndicale.

Esping-Andersen (1999) a mis en place une typologie des États européens en fonction des modes de régulation, de développement du bien-être et de la protection sociale. Il distingue le régime libéral des pays de langue anglaise comme le Royaume-Uni fondé sur la centralité du marché, le modèle nordique fondé sur la recherche du bien commun des contemporains et des générations futures, le modèle bismarckien typique de la France et de l’Allemagne fondé sur les assurances publiques ou sociales obligatoires et le modèle familialiste fondé sur les solidarités familiales qui caractérise les autres pays d’Europe méditerranéenne. D’autres études utilisent une typologie similaire en s’appuyant sur les modes de coordination du marché, distinguant les systèmes marchands fondés sur le libre-jeu du marché, les systèmes corporatistes typiques des pays du Nord et fondés sur une bonne coordination des acteurs économiques et les systèmes de relations industrielles à fort degré d’implication de l’État (Ebbinghaus et Manow, 2001).

Dans la continuité de ces études, Edlund et Grönlund (2008) ont mis en évidence une variable contextuelle, le rôle des syndicats, afin de distinguer les différents environnements européens. Les auteurs observent que les taux de syndicalisation sont élevés dans les pays d’économie libérale et nordiques et faibles dans les pays continentaux, méditerranéens et transitionnels. S’inscrivant dans la continuité de l’étude menée par Edlund et Grönlund (2008) sur la variété des modèles syndicaux en Europe, notre étude se place au niveau individuel de l’appartenance syndicale et vise à mieux comprendre l’incidence de la syndicalisation sur les émotions et représentations négatives envers les séniors.

En Europe, la question de l’emploi des séniors est le fruit de deux dynamiques qui sont souvent l’objet d’une confusion. D’un côté, l’objectif est celui d’une augmentation du taux d’emploi des séniors qui, selon le sommet de Stockholm de 2001, devait atteindre 50 % pour les 55-64 ans en 2010. Cette orientation a une visée essentiellement économique liée à la question du financement des retraites et au coût que représentent les retraites anticipées ou le chômage des quinquagénaires et sexagénaires. Elle est l’objet d’une régulation étatique dans les différents pays. D’un autre côté, l’objectif est une lutte anti-discriminatoire qui trouve sa source dans l’article 13 du traité d’Amsterdam et la directive emploi (2000/78) du Conseil de l’Union Européenne. Cette seconde orientation s’appuie davantage sur l’action des syndicats; elle ouvre la voie vers une lutte contre l’âgisme menée aux niveaux européen, national et local et intéresse pour cette raison notre étude. Résultant des travaux de Butler (1978), de Traxler (1980) et de Palmore (1999), l’âgisme peut être défini comme un processus à la fois cognitif et affectif contre ou en faveur d’un groupe d’âge.

En nous appuyant sur des données recueillies lors de l’enquête ESS 2008-2009 sollicitée par la Commission européenne et l’European Science Foundation et menée auprès de 48 141 individus répartis dans 25 pays européens, nous dégageons des résultats inédits sur le lien entre appartenance syndicale et âgisme. Après une revue de littérature sur les notions d’âgisme et de vieillissement et une présentation de la problématique du lien entre appartenance syndicale et âgisme, nous abordons les aspects méthodologiques et les résultats de l’enquête ESS et proposons un modèle d’analyse explicatif. Les résultats font apparaître un lien négatif entre l’appartenance syndicale et l’âgisme, lien qui est renforcé dans les pays dans lesquels les taux de syndicalisation sont élevés.

La notion d’âgisme

Le terme d’âgisme est généralement attribué à Butler (1978) qui le définit comme un désordre psychosocial caractérisé par des préjugés, des stéréotypes et un évitement des personnes plus âgées. Traxler (1980) considère l’âgisme comme une assignation des rôles sociaux sur la seule base de l’âge et montre que l’âgisme n’est pas toujours négatif mais peut être positif. Palmore (1999) introduit la dimension affective en intégrant une analyse des sentiments en faveur et en défaveur d’un groupe d’âge.

Ainsi, l’étude de l’âgisme permet d’aller au-delà des comportements discriminatoires visibles et quantifiables pour envisager les idées, émotions, sentiments relatifs aux différents âges de la vie (Fraboni et al., 1990; Nussbaum et al., 2005; Rupp et al., 2005). Selon Johnson et Neumark (1997), si l’âgisme était réduit à une analyse des pratiques discriminatoires, il serait plus difficile de l’évaluer, tant les discriminations peuvent être liées à d’autres causes que l’âgisme. Les études managériales ont cependant montré que les pratiques discriminatoires sont en lien avec les stéréotypes liés à l’âge (Rosen et Jerdee, 1976; Cleveland et Shore, 1992; Chiu et al., 2001). Parce que les salariés âgés sont jugés plus rigides à l’égard du changement organisationnel, les employeurs leur offrent moins de chances d’améliorer leur performance et leur promotion (Rosen et Jerdee, 1988). Dans une étude internationale, Chiu et al. (2001) affirment que les salariés âgés sont moins concernés par les politiques de formation, promotion et rétention.

Les travaux académiques ont tenté de dégager différents critères de mesure de l’âgisme. Tuckman et Lorge (1953) ont bâti une échelle de mesure portant sur les préjugés à l’encontre des séniors. Les préjugés sont évalués à partir d’expressions antipathiques, révélant des fausses conceptions, des informations erronées ou des mythes. Fraboni et al. (1990) se sont intéressés aux préjugés suivants : manque d’ouverture vis-à-vis de personnes plus jeunes, enfermement dans le passé et tendance à se plaindre. Ils ont également mis en valeur une autre dimension, la discrimination. Enfin, Rupp et al. (2005) ont mis en exergue le rôle de la dimension affective dans l’analyse de l’âgisme. C’est à la lumière de ces trois composantes de l’âgisme, les préjugés (Tuckman et Lorge, 1953), les sentiments (Rupp et al., 2005) et la discrimination (Fraboni et al., 1990) que les données de l’enquête ESS seront analysées.

La distinction entre vieillissement et âgisme

Se distinguant du processus biologique, psychologique et social du vieillissement (Kanfer et Ackerman, 2004), l’âgisme est dénoncé dans de nombreux travaux. L’altération des fonctions cognitives (Greller et Simpson, 1999; Segrave, 2001) comme le déclin de la motivation (Kanfer et Ackerman, 2004; Gordon et Arvey, 2004; Rabl, 2010) reposeraient sur des préjugés erronés. Il est vrai que les capacités de traitement de l’information, en particulier la vitesse de traitement (Salthouse, 1996), peuvent diminuer avec l’âge (Ilmarinen, 2006). Mais l’expérience permet de développer des capacités mentales complexes (Baltes et Smith, 1990; Greller et Simpson, 1999; Ilmarinen, 2006) qui peuvent être exploitées notamment dans les activités prospectives et les décisions de changement de l’organisation. La théorie du déclin de la motivation est également contestée (Kanfer et Ackerman, 2004). Des études anglosaxonnes ont montré que le désir d’acquérir de nouvelles compétences n’est pas moins fort avec l’âge (De Lange et al., 2010). Des études européennes ont également décrit la démotivation des salariés âgés comme une image injustifiée (Rabl, 2010).

De façon générale, les travaux académiques s’accordent sur l’idée que les difficultés d’adaptation des séniors résultent le plus souvent de dysfonctionnements organisationnels. Les situations de surcharge de travail, le manque de reconnaissance des savoirs et expertises ainsi que l’insuffisance de formation continue sont à l’origine d’une fragilisation des liens tissés entre des salariés d’âges différents (Levy et Banaji, 2002; Snape et Redman, 2003; Bytheway, 2005; Rabl, 2010).

La syndicalisation à l’échelle de l’Europe

L’intégration professionnelle des séniors est plus ou moins forte selon les pays européens pour des raisons en partie liées au rôle joué par les syndicats. Les meilleures performances obtenues en Europe du Nord en matière d’emploi des séniors s’expliquent par les stratégies optées durant ces dernières décennies. Alors que l’Europe continentale a choisi d’indemniser la sortie anticipée des salariés âgés, la Suède, la Norvège et le Danemark ont privilégié le développement de politiques actives de l’emploi en vue de réhabiliter les salariés âgés particulièrement vulnérables. Le succès des pays nordiques met en évidence l’absence totale de contradiction entre la quantité et la qualité de l’emploi : le maintien en emploi des séniors a été favorisé par l’amélioration de la qualité de l’emploi rendue possible par l’extension de la formation, par l’amélioration des conditions de travail des séniors et par la promotion de la mobilité horizontale en fin de carrière. La Suède est souvent montrée en exemple, dans la mesure où elle a accompagné sa réforme des retraites d’un ensemble de mesures, non coercitives, visant à rendre le travail plus attractif pour les séniors et à proposer des formules de cumul emploi - retraite dans le cadre de la promotion du temps choisi. La Finlande est parvenue à s’extraire de la culture de la sortie précoce grâce à une politique volontariste visant la formation des séniors, l’amélioration des conditions de travail et une communication positive à l’égard des séniors auprès des chefs d’entreprise, des responsables de ressources humaines et de l’encadrement. Le plan national finlandais se reflétait dans le mode d’ordre adopté : « L’expérience est une richesse nationale ». Ces différentes stratégies nordiques d’insertion professionnelle des séniors ont reposé sur un axe commun, celui de l’inclusion des partenaires sociaux et de l’importance de la négociation collective.

Le rôle ainsi joué par les syndicats invite à une considération des taux de syndicalisation par pays. Edlund et Grönlud (2008) distinguent les pays dans lesquels la protection de l’emploi relève de la responsabilité de l’État qui agit unilatéralement à travers la législation et les pays dans lesquels la régulation émane principalement de la négociation collective. Selon ce critère, les auteurs précités distinguent cinq groupes de pays : le régime libéral, le régime nordique, le régime continental, le régime méditerranéen et les pays du groupe transitionnel. Les taux de syndicalisation sont élevés dans les régimes libéraux et très élevés dans les pays nordiques, avoisinant 70 % de la force de travail. Les syndicats jouent un rôle important au niveau national mais aussi au niveau des entreprises, dans lesquelles ils participent au processus de décision stratégique. Dans le régime continental que les auteurs opposent au régime nordique, les accords collectifs jouent un moindre rôle. L’accent est davantage mis sur les droits individuels qui sont protégés par la loi. Les conventions collectives ne laissent pas toujours la possibilité d’une renégociation au sein de l’entreprise en fonction des besoins spécifiques de celle-ci (Wallerstein et al., 1997). Surtout, dans ces pays, le taux de syndicalisation est très faible, en décalage avec le champ d’application étendu des conventions collectives. Edlund et Grönlud (2008) rapprochent le groupe méditerranéen du groupe continental, les pays méditerranéens accordant un rôle important à l’État et faible aux syndicats (Molina Romo, 2006). Le groupe transitionnel est également opposé aux pays d’Europe du Nord, dans la mesure où le taux de syndicalisation y est faible. Ces États ont connu une chute des taux de syndicalisation dans les années quatre-vingts mais aussi quatre-vingt-dix en raison de la diminution des salaires et des prestations sociales et de la montée du chômage (Vaughan-Whitehead, 2005). Si le classement des pays par taux de syndicalisation est relativement stable, l’écart entre le pays le plus syndiqué et le pays le moins syndiqué se creuse (Waddington, 2005).

Problématique de l’étude

Que l’appartenance syndicale puisse jouer un rôle important en matière de diversité peut sembler douteux dans le contexte européen. D’une part, la syndicalisation recule dans bon nombre de pays. La hausse du chômage, la réticence des employeurs au syndicalisme mais aussi les insuffisances internes des syndicats, dont les pratiques sont parfois trop formelles et déconnectées de la réalité de l’entreprise, sont les principales explications de la baisse des taux de syndicalisation. S’ajoutent d’autres raisons qui sont l’importance des rapports conflictuels entretenus par les syndicats et l’importance qu’ils accordent parfois eux-mêmes à la loi plutôt qu’à la négociation collective. D’autre part, si dans les pays du groupe nordique, le taux de syndicalisation est supérieur à la moyenne européenne, ce serait simplement parce que, dans ces pays, les syndicats jouissent de règles qui incitent les salariés à se syndiquer : adhésion automatique dans les entreprises couvertes par une convention collective, pouvoir des syndicats d’administrer les prestations de chômage et autres prestations sociales… Inversement, si dans les autres pays, les taux de syndicalisation sont faibles, ce serait parce que les taux de couverture des conventions collectives sont élevés (Wolff, 2008). Se sentant protégés et n’ayant pas d’intérêt économique à se syndiquer, les salariés auraient moins besoin de s’impliquer personnellement dans l’action syndicale.

En d’autres termes, dans certains pays, la syndicalisation ne serait forte que parce qu’elle ouvre la voie à des avantages matériels (mutuelle, indemnisation du chômage…), alors que l’affiliation à un syndicat reposerait sur les convictions dans les autres pays. De ce point de vue, l’appartenance syndicale ne serait pas un critère pertinent d’évaluation du rôle des syndicats en matière de diversité. Seul le pouvoir des syndicats de conclure des conventions collectives constituerait un critère pertinent.

Il ne fait aucun doute que les négociations collectives conclues par les syndicats aient effectivement une incidence positive sur le pouvoir des salariés (Edlund et Grönlud, 2008), sur la flexibilité du travail et sur l’évolution des compétences (Dobbin et Boychuk, 1999). Selon Edlund et Grönlud (2008), le poids des syndicats a une influence sur les choix en matière de protection de l’emploi et d’organisation du travail. Ils peuvent agir à l’occasion des négociations en faveur de l’amélioration des conditions de travail, de la sécurité de l’emploi à long terme et de la formation des séniors. Si les syndicats ont incontestablement un pouvoir de négociation en matière d’intégration des séniors, nous n’écartons cependant pas que l’appartenance syndicale en elle-même puisse réduire l’âgisme envers les individus âgés.

En effet, certaines études portant sur le niveau individuel (Wilson et al., 1982) ont montré qu’il n’était pas toujours aisé de mesurer l’action des syndicats sur les processus décisionnels au sein des entreprises, leur rôle ne pouvant pas être réduit au pouvoir de négociation dont ils disposent. L’appartenance syndicale serait également efficace comme figure de sensibilisation, dans la mesure où elle engage personnellement les individus. Ce ne serait donc pas seulement l’action collective des syndicats mais aussi le partage de valeurs et les sensibilités communes des adhérents qui auraient une incidence sur les perceptions et les comportements en matière de diversité.

La question qui se pose est de savoir dans quelle mesure le fait d’être adhérent à un syndicat influence l’âgisme contre les personnes âgées. Cette étude envisage donc sous l’angle des perceptions individuelles le lien entre l’appartenance syndicale et les trois composantes précitées de l’âgisme – préjugés, sentiments et discrimination – ainsi que l’incidence des variables sociodémographiques et contextuelles – genre, âge et groupe de pays – sur ce lien.

Échantillon et mesures

Les informations requises pour évaluer l’âgisme proviennent de la base de données constituée à l’occasion de la quatrième vague de l’European Social Survey (ESS)[1]. Réalisée tous les deux ans depuis 2002 auprès d’environ 40 000 individus, l’ESS est un programme de production d’une enquête comparative européenne destinée à mesurer les comportements, les attitudes et les croyances des citoyens des pays membres de l’Union européenne (mais aussi de quelques pays non membres) sur un ensemble de thèmes socio-politiques. Ce programme a été développé à l’initiative de l’European Science Foundation (ESF) qui l’a inscrit parmi ses actions prioritaires depuis 2001.

Certains thèmes socio-politiques sont permanents, intégrés au questionnaire à chaque vague d’enquête. Il en va ainsi de la « confiance dans le gouvernement, les hommes politiques et autres institutions », des « valeurs morales, politiques et sociales », ou encore du « bien-être, santé et sécurité ». D’autres thèmes sont rotatifs. C’est précisément le cas de la « perception des groupes d’âge » qui figure exclusivement dans la quatrième vague réalisée en 2008 et qui contient des questions sur les composantes cognitives et affectives de l’âgisme.Les questions envisagées pour les besoins de notre étude concernent les stéréotypes, les sentiments ainsi que les volontés de discrimination à l’encontre des personnes âgées. La population retenue se limite aux cinq groupes de pays élaborés par Edlund et Grönlund (2008), à savoir le groupe d’économie libérale (Royaume-Uni), le groupe nordique (Suède, Danemark, Finlande et Norvège), le groupe continental (Allemagne, Suisse, Belgique et Pays-Bas), le groupe méditerranéen (France, Espagne, Portugal et Grèce) et le groupe transitionnel (Hongrie, République Tchèque, Slovaquie, Pologne, Slovénie et Estonie). Par ailleurs, cette étude portant sur le rôle de l’appartenance syndicale, nous limitons l’analyse à la population active relevant de la tranche d’âge 18-65 ans ayant répondu à la question de l’appartenance syndicale et du genre. Aussi, l’échantillon représente au final 28 080 individus dont les caractéristiques par groupe de pays, genre et classe d’âge sont présentées dans le tableau 1.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon

Caractéristiques de l’échantillon
Source : ESS 2008 (calculé par les auteurs)

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On retrouve dans l’enquête ESS les trois composantes précitées de l’âgisme : préjugés, attitudes affectives et volonté discriminante. Pour obtenir des réponses tranchées et non ambigües, l’enquête se réfère aux idées et émotions contre une population d’âge extrême, les plus de 70 ans, et non contre les séniors souvent envisagés dans la littérature comme les plus de 50 ans (Perry et al., 2003). La mesure des préjugés à l’encontre des personnes âgées est évaluée en fonction des seuils d’âge à partir desquels ces derniers sont perçus comme âgés (V1), en fonction de l’opinion sur la contribution aux modes de vie (V2) et à l’économie (V3) des personnes de plus de 70 ans. La mesure des attitudes affectives résulte d’une analyse du caractère positif ou négatif des sentiments inspirés par les personnes de plus de 70 ans (V4). Enfin, la mesure de la discrimination s’appuie sur une analyse de la volonté d’avoir un comportement non discriminant (V5) et/ou d’être vu comme ayant un comportement non discriminant (V6).

Nous nous sommes appuyés sur le test de Fisher (F) qui établit le rapport entre la variance « inter-groupes » qui mesure les différences entre les catégories de la variable explicative étudiée (par exemple, Homme/Femme pour le genre), et la variance « intra-groupes » qui mesure les différences à l’intérieur de chaque catégorie (par exemple, degré d’homogénéité des opinions des hommes). Si la valeur F est supérieure au seuil de la table de Fisher, l’estimation est considérée comme très significative (à 1 %), significative (à 5 %) ou peu significative (à 10 %).

Résultats

Le lien négatif entre appartenance syndicale et âgisme est vérifié (voir tableau 2). Nous observons que les préjugés des membres d’un syndicat à l’encontre des individus âgés sont moindres. La population syndiquée fixe l’âge à partir duquel les individus deviennent âgés à un seuil plus élevé (59,15 ans au lieu de 55,37 ans). Elle partage une vision plus positive de la contribution aux modes de vie et de la contribution économique des personnes de plus de 70 ans. Concernant les attitudes affectives, le sentiment à l’égard des personnes âgées est en moyenne sensiblement plus positif chez la population syndiquée. Enfin, concernant la discrimination, les individus syndiqués sont plus attachés à ne pas avoir de comportements discriminants à l’égard des personnes des autres groupes d’âge et à être perçus comme tels.

Tableau 2

Lien entre l’appartenance à un syndicat et l’âgisme

Lien entre l’appartenance à un syndicat et l’âgisme

* L’écart des moyennes se calcule en faisant la différence entre l’opinion moyenne des syndiqués et celle des non syndiqués. Un écart positif signifie que l’âgisme des syndiqués est moins élevé que l’âgisme des non syndiqués.)

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Tableau 3

L’incidence des trois variables sur le lien entre l’appartenance syndicale et l’âgisme

L’incidence des trois variables sur le lien entre l’appartenance syndicale et l’âgisme

(L’écart des moyennes se calcule en faisant la différence entre l’opinion moyenne des syndiqués et celle des non syndiqués. Un écart positif signifie que l’âgisme des syndiqués est moins élevé que l’âgisme des non syndiqués)

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Concernant l’incidence du genre sur le lien négatif entre appartenance syndicale et âgisme, l’enquête révèle que le fait d’être une femme accroît ce lien. Si l’écart entre l’opinion des syndiqués et celle des non syndiqués reste très significatif (p=0.01) dans les strates masculine ou féminine (voir tableau 3), il est plus important au sein de cette dernière (valeur F supérieure pour toutes les variables). Concernant l’incidence de l’âge, le phénomène de réduction de l’âgisme lié à la syndicalisation est plus important pour les séniors (46-65 ans), mais aussi pour les tranches d’âge intermédiaire (30-45 ans) que pour la population jeune en activité (18-30 ans). Enfin, l’analyse comparée par groupe de pays révèle que le lien négatif entre appartenance syndicale et âgisme est plus important dans les pays d’Europe du Nord que dans les autres groupes de pays.

Discussion

Cette étude montre que l’appartenance syndicale en elle-même joue un rôle dans la lutte contre l’âgisme, en particulier pour les femmes, les moins jeunes et dans les pays du groupe nordique. L’incidence du genre sur le rôle de l’appartenance syndicale en matière d’âgisme était prévisible. Selon Fabroni et al. (1990), Gordon et Arvey (2004) et Kite et al. (2005), les femmes ont des taux d’âgisme moindre que les hommes. De plus, si la syndicalisation des femmes est en constante augmentation, elle demeure moins élevée que chez les hommes (Silvera, 2009). Moins souvent syndiquées et généralement plus positives à l’égard des séniors, les femmes seraient particulièrement sensibles aux effets d’ouverture générés par une appartenance syndicale. L’incidence de l’âge sur le rôle de l’appartenance syndicale en matière d’âgisme va dans le sens des travaux de Gordon et Arvey (2004), Kite et al. (2005) et Rupp et al. (2005) qui avaient déjà constaté que plus les individus sont jeunes, plus les scores d’âgisme sont élevés à l’encontre des séniors. Notre étude met en évidence que la démarche consistant à appartenir à un syndicat diminue l’âgisme envers une catégorie d’âge éloignée de la sienne.

Il est surprenant en revanche que dans les pays du groupe nordique, le lien négatif entre appartenance syndicale et âgisme soit renforcé. Certes, à l’échelle nationale, ces pays bénéficient de meilleures performances en termes d’emploi (Eurostat, 2010) et de mesures visant à rendre le travail plus attractif pour les séniors (Delteil et Redor, 2005). Mais à partir du moment où l’appartenance syndicale dans ces pays repose plus souvent sur une visée matérielle (mutuelle, indemnisation du chômage…), on aurait pu penser qu’à l’échelle individuelle son impact sur l’âgisme serait moindre que dans les pays où la syndicalisation moins massive prend sa force dans les seules convictions des individus adhérents. Cela montre que dans les pays nordiques, l’appartenance syndicale ne repose pas seulement sur des visées matérielles (bien que celles-ci soient réelles et aisément objectivables), mais aussi et surtout sur des convictions et des sensibilités, notamment dans les domaines de la diversité.

Comment expliquer que l’incidence de l’appartenance syndicale sur la lutte contre l’âgisme est renforcée par le phénomène de syndicalisation massive ? Dans les contextes à fort taux de syndicalisation, même si l’appartenance syndicale ne résulte pas toujours d’un choix libre, les personnes syndiquées ont la possibilité de jouer un rôle plus opérationnel, pouvant plus aisément renégocier les accords au sein de l’entreprise en fonction des besoins spécifiques de celle-ci (Wallerstein et al., 1997), avoir une influence sur les processus stratégiques et décisionnels (Wilson et al., 1982) et se libérer de la stricte application des conventions collectives négociées en amont de l’entreprise (Edlund et Grönlund, 2008). Ainsi, notre étude révèle que lorsque le rôle opérationnel des personnes syndiquées est plus important, leur engagement personnel est également plus fort.

Dans les pays d’Europe du Nord, la problématique de la diversité est davantage basée sur la lutte contre les discriminations (Davel et al., 2008), alors que dans les pays méditerranéens, l’application équitable des règles légales et des conventions collectives en matière de diversité est première : si la protection issue des conventions collectives a le mérite de concerner une très large tranche de la population, il se peut que le niveau d’exigences et d’engagement dans la dénonciation au quotidien des discriminations soit plus élevé dans les pays nordiques, facilitant le développement d’un management de la diversité. Notre étude suggère donc que les taux de syndicalisation élevés participent à une dynamique de lutte contre les discriminations qui, sans pour autant conduire à des politiques d’ « affirmative action » souvent critiquées (Calvès, 2004; Weil, 2005; Kellough, 2006; Schnapper, 2007), ne se suffit pas du principe de l’égalité des chances. En d’autres termes, le contexte de forte syndicalisation favorise l’engagement de chacun au service de l’intégration des séniors. La transformation des mentalités et des comportements qui en résulte est certes moins visible que les règles légales ou les conventions collectives, mais il se peut qu’elle soit plus efficace pour faciliter l’adhésion de l’ensemble du personnel à des pratiques de diversité ayant pour objet la formation et la promotion des séniors. Il ne s’agit ni d’une égalité sans diversité qui risque de se contenter d’une interprétation minimaliste des droits, ni d’une diversité sans égalité qui risque d’exploiter l’hétérogénéité des salariés (Özbilgin, 2009). Il s’agit alors d’une diversité dans l’égalité qui propose d’appuyer le management de la diversité sur l’engagement de tous dans un contexte de forte syndicalisation. Elle peut ainsi plus facilement transformer les pratiques de gestion des ressources humaines, en particulier, des pratiques de transmission de la mémoire d’entreprise, de l’expérience et du savoir-faire des séniors.

Notre étude offre également à réfléchir sur la perception des syndicats et de la syndicalisation (Bryson, 2001; Laroche et Schmidt, 2004; D’Amadieu, 2006). Notre étude révèle la syndicalisation comme un élément positif du management de la diversité, à la condition que l’entreprise ne se prive pas de cette dynamique collective fondée sur des convergences de sensibilités liées à la syndicalisation de ses acteurs. Dans la continuité des travaux d’Amadieu (2006), notre étude fait de la syndicalisation un allié précieux pour la mise en place de pratiques visant une meilleure intégration professionnelle des séniors ainsi que l’évolution des mentalités des responsables et de leurs collaborateurs (Kirkon et Greene, 2005; Mor Barak, 2005; Cornet et Warland, 2008).

Limites et prolongements de la recherche

La principale limite méthodologique de cette étude tient aux choix des items. Fondés sur une enquête préexistante, certains critères de mesure utilisés diffèrent des questions de Fraboni et al. (1990) ou Rupp et al. (2005), ne permettant pas de parler de score d’âgisme. Cette enquête porte toutefois sur les composantes de l’âgisme dégagées par la littérature. Si cette limite méthodologique nuirait à une étude centrée sur les scores d’âgisme, elle ne fausse pas une analyse comparée du lien appartenance syndicale et âgisme.

Une seconde limite vient de ce que le résultat de notre étude ne peut pas être aisément transposé à tous les domaines de la diversité. Si l’appartenance syndicale réduit fortement l’âgisme envers les personnes âgées, c’est aussi pour des raisons liées au profil des salariés syndiqués qui sont en moyenne assez âgés. Ainsi, lorsque les thématiques de la diversité répondent aux attentes des profils-type des salariés syndiqués, l’appartenance syndicale peut être un moteur d’évolution des idées en faveur de l’intégration professionnelle et même un catalyseur de bonnes pratiques managériales en matière de diversité. Pour cette raison, la volonté des syndicats d’être tout aussi actifs en matière d’intégration professionnelle des jeunes peut également profiter aux directions d’entreprises. De futurs travaux de recherche pourront donc explorer l’impact de l’appartenance syndicale sur les préjugés, sentiments et discriminations ainsi que sur les pratiques managériales dans d’autres domaines de la diversité, et évaluer l’incidence des phénomènes de syndicalisation massive sur l’âgisme en Amérique du Nord.