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Avec la transformation de l’économie en économie « du savoir », la globalisation de la concurrence, la hausse des coûts de la recherche et les restrictions budgétaires auxquelles font face les gouvernements (OCDE, 1999 : 9), plusieurs pays de l’OCDE ont mis en place des politiques technologiques qui lient celles de la science et de la technologie avec celles pour l’industrie et l’économie. Les activités menées en coopération sont largement favorisées. La plupart des gouvernements ont désinvesti de l’ancienne structure de recherche pour diriger les fonds vers la création de réseaux innovants. Les stratégies de collaboration sont largement favorisées par les gouvernements qui placent l’innovation au centre des stratégies nationales face à la concurrence mondiale. Dans les pays de l’OCDE, il existe de nouvelles logiques de financement, de valorisation et d’organisation de la recherche largement inspirées de l’expérience américaine. Dans plusieurs de ces pays, les partenariats de recherche sont considérés comme des outils de valorisation de la recherche dans des domaines où les connaissances peuvent aisément être opérationnalisées et commercialisées. La valorisation est souvent envisagée dans sa dimension commerciale ou économique (commercialisation des résultats de la recherche universitaire, de la propriété intellectuelle ou technologique). Les partenariats de recherche sont conçus et étudiés comme des relations de transfert des connaissances entre deux grands acteurs, les universités et les entreprises. Ce sont les liens entre ces deux acteurs que les programmes gouvernementaux cherchent généralement à structurer (Trépanier & Ippersel, 2003, p. 81).

Les cas de la France et de l’Allemagne montrent pourtant que la collaboration entre plusieurs autres acteurs est nécessaire pour que soient appropriées et mobilisées les connaissances scientifiques dans le champ économique. Dans certains petits pays comme le Danemark, la réussite économique ne semble pas nécessairement passer par des investissements massifs en R&D ou en haute technologie (Lévesque, 2005, p. 8). Le Québec a également choisi de considérer que la valorisation de la recherche concerne autant les sciences sociales que naturelles (Milot, 2005, p.26). Compte tenu de sa petite taille, le Québec doit miser sur la mise en réseau de ses universités et des différents acteurs de l’innovation. La création de réseaux de collaboration et de partage des connaissances à travers lesquels des relations de multiples natures sont instaurées (recherche, formation, consultation, service communautaire, commerce) permettent aux institutions dont la masse critique est insuffisante pour être compétitives au niveau international de profiter des ressources du réseau et d’augmenter les capacités d’innovation du système au niveau national. La valorisation des connaissances au Québec est comprise comme un ensemble d’activités destinées à favoriser l’innovation sur le plan social aussi bien que sur le plan technologique.

Ce qui nous intéresse dans le cadre de cet article n’est pas tant de réfléchir au processus d’innovation au niveau national que de se demander comment se concrétisent localement les dispositifs de gouvernance lorsque l’innovation est conçue comme le fruit de l’activité d’un collectif varié et hétérogène. L’étude des partenariats de recherche au Québec est intéressante à cet égard puisqu’il s’y est développé un modèle original de collaborations entreprises/universités qui inclut des entreprises et institutions universitaires oeuvrant dans des secteurs tels que la biotechnologie et le pharmaceutique, par exemple, mais aussi de solides collaborations dans le domaine des sciences sociales, dans des champs d’actions variés (santé, éducation, administration publique) avec des organisations variées (PME, organismes publics, parapublics, privés, etc.). Les cinq centres de liaison et de transfert (CLT), organisations hybrides qui regroupent en leur sein des chercheurs de toutes les universités québécoises et des partenaires industriels, visent à susciter des projets de recherche, à faciliter le réseautage entre partenaires, à assurer le transfert de technologie et à contribuer à la formation d’une main-d’oeuvre qualifiée. Trois de ces CLT oeuvrent dans le domaine des sciences pures et appliquées et deux dans le domaine des sciences sociales.

Dans cet article, nous examinerons comment a été organisé et géré, par un centre de liaison et de transfert, un projet de recherche impliquant des acteurs de plusieurs milieux. Ce faisant, nous souhaitons contribuer à la réflexion sur les réseaux d’innovation et les partenariats de recherche en nous concentrant sur la question de la gestion de ces partenariats lorsque les projets de recherche sont complexes, c’est-à-dire qu’ils regroupent plusieurs acteurs provenant de milieux variés et pas nécessairement habitués à travailler ensemble. Nous nous appuierons sur un cadre d’analyse qui nous permet de suivre la construction des dispositifs de gestion en étant attentifs aux ajustements qu’ils impliquent entre les différents acteurs de la recherche.

Le cas choisi permet de déborder les seules questions des liens de transfert des connaissances entre l’entreprise et l’université en regardant comment les acteurs peuvent, localement, s’ajuster et co-construire une innovation à la fois sociale et technique. Le projet « École éloignée en réseau » (ÉÉR) que nous avons examiné ne visait rien de moins que de tenter de préserver, dans un contexte de baisse démographique, l’accessibilité à une éducation de qualité en région par le biais des TIC et du réseau internet.

L’étude des pratiques de gestion de projets de recherche entre l’entreprise et l’université pourrait permettre la mise au jour des dynamiques d’élaboration, de développement et de diffusion de l’innovation et de penser à des façons de l’évaluer et de la gérer.

L’étude des activités de recherche menées en collaboration

Les partenariats entreprise-université sont largement conçus par les gouvernements comme des outils de transfert et de valorisation de la recherche. La question de la mesure économique des transferts de connaissances entre les deux institutions donc d’abord été centrale et a préoccupé les chercheurs en macroéconomie, avec les concepts de coûts de transaction et de réduction de l’incertitude (Arora & Gambardella, 1997, Callon & Foray, 1997). Les chercheurs en management stratégique se sont également intéressés aux partenariats à partir du concept de réseau stratégique (Ahuja, 2000), de capacités dynamiques (Santoro et Chakrabarti, 2002) ou de capacité d’absorption (Zhang et al., 2007), pour ne nommer que ceux-ci. Dans ces perspectives d’étude, les partenariats de recherche entre l’entreprise et l’université sont abordés au niveau national puis organisationnel. Si les nouvelles formes d’organisation en réseau comme les partenariats de recherche commencent à être bien documentés au niveau structurel et contractuel, les dynamiques locales d’ajustements mutuels qu’ils supposent le sont beaucoup moins. Trépanier et Ippersiel (2003) ont aussi soulevé les limites de plusieurs études en termes méthodologiques : les partenariats étudiés sont souvent le fruit d’une alliance réussie entre une grande université américaine et une grande entreprise de même nationalité, dans le domaine des biotechnologies. Plus précisément, les auteurs montrent que sur 105 articles consacrés aux partenariats de recherche entre l’entreprise et l’université, lorsque des pays sont mentionnés, il s’agit majoritairement des États-Unis et des pays d’Europe où les systèmes universitaires et industriels sont très développés, dans des secteurs technologiques. Lorsqu’il est question d’innovation, de transfert et de valorisation, il est ainsi question d’innovation technologique.

La littérature sur les partenariats entreprise-université nous apparaît limitée à deux égards, soit dans la manière dont est construit l’objet de recherche (l’innovation est souvent envisagée dans sa dimension exclusivement sociale ou juste technique) et dans les terrains choisis (dans le cas de la recherche en partenariat entreprise-université, les grandes entreprises et les universités américaines prestigieuses spécialisées dans le domaine des biotechnologies). Nous pensons qu’il ne faut pas distinguer a priori innovation technologique et innovation sociale dans les recherches sur l’innovation. Les innovations technologique sont le produit d’innovations sociales et organisationnelles, les innovations sociales ont souvent besoin de support technologique et peuvent participer au développement économique, etc. (Lévesque, 2005, p. 37).

D’autres recherches ont mis l’accent sur les obstacles et les difficultés liées à l’établissement des partenariats et au transfert des connaissances pour conclure que les partenariats impliquent une difficile conciliation entre des cultures et des modes de production et de coordination parfois antinomiques (Slaughter & Leslie, 1997). Des travaux s’appuyant sur des cadres d’analyse sociologiques ou anthropologiques (par exemple : Cassier, 1997 et 1998, Meerwarth et al., 2005, Sengir et al., 2004) ont montré l’importance de la qualité des interactions entre les acteurs des partenariats de recherche. Cette qualité est fonction de la confiance que peuvent établir les partenaires, de la fréquence des leurs échanges, de la qualité de leurs communications et des règles formelles et informelles que les participants établissent.

La littérature sur la collaboration[1] entre chercheurs et praticiens de la gestion aborde encore plus précisément la question des interactions entre les partenaires de l’entreprise et ceux de l’université. Elle montre que ces nouveaux liens entre universitaires et gens de l’entreprise et autres parties prenantes à la recherche (Cummings et al., 1985 : 279) impliquent d’importants changements dans les rôles joués par les chercheurs et des praticiens dans le processus de recherche, dans la manière dont est conçue et dont évolue la recherche et dans ses résultats et leur évaluation. Les partenariats de recherche transforment les institutions et les pratiques traditionnelles et impliquent une organisation et une gestion particulière.

Dans nombre de recherches, les connaissances en gestion sont produites à l’intérieur et, ultimement, pour la communauté scientifique (Cummings et al., 1985 : 293). Le fait de faire primer la validité scientifique sur l’utilité des connaissances pour les praticiens implique que les impératifs méthodologiques guident davantage les chercheurs que la réalité du phénomène à étudier. L’idée-clé de la recherche en collaboration est que les connaissances développées doivent servir à la fois à l’évolution des théories mais aussi à l’amélioration des pratiques en entreprise. Peu importe, toutefois, le design de recherche choisi dans le cadre de la collaboration, il demeure que les chercheurs sont, à l’intérieur de l’université, souvent soumis aux impératifs de la publication scientifique et que les recherches en collaboration comptent moins dans leurs évaluations (Adler & Norrgren, 2004 : 65).

Ces travaux soulèvent plusieurs questions sur la recherche, l’innovation et la prise de décision qui impliquent plusieurs acteurs aux identités et aux intérêts variés : Comment les différents acteurs s’organisent-ils concrètement ? Comment les différents rôles dans le processus collectif de recherche, d’innovation, de décision sont-ils octroyés ? Comment se partagent les pouvoirs ? Comment les acteurs se concertent-ils et se coordonnent-ils pour produire l’innovation ? Quels sont les problèmes que posent la multiplicité et la diversité des intérêts des acteurs impliqués dans ces situations ?

Notre approche pour l’étude d’un cas de partenariat entreprise-université consiste à privilégier la compréhension des dynamiques d’ajustement entre les personnes. Nous faisons l’hypothèse que pour bien comprendre les partenariats de recherche qui impliquent de nombreuses parties prenantes, il faut se rendre sur le terrain, observer et analyser les pratiques, regarder les pratiques sociales et techniques le plus précisément possible. Le constat précédent nous invite à faire reposer notre analyse de cas sur des courants de recherche qui mettent au centre de leur réflexion les dynamiques d’association entre les acteurs, tout en tenant compte des dispositifs concrets qui sous-tiennent ces associations. À la lumière d’éclairages théoriques empruntés principalement la théorie de l‘acteur-réseau (Callon, l986, Latour, 1995), nous avons tenté de suivre les acteurs dans l’élaboration et le développement d’un projet de recherche dans le contexte d’un partenariat, de mettre au jour les tensions et les dispositifs mis en place pour accommoder les différents intérêts en présence. Nous nous attacherons au travail d’un acteur en particulier, le centre de liaison et de transfert québécois CEFRIO, pour montrer qu’il est continuellement engagé dans des activités de médiation et d’intégration entre les différents acteurs de la recherche.

Les organismes hybrides comme acteurs de la recherche

C’est la théorie de l’acteur-réseau qui permet d’analyser les conditions à partir desquelles les acteurs d’une situation peuvent se retrouver en convergence autour d’une innovation grâce à des activités de médiation. Cet éclairage théorique permet de comprendre la mise en forme d’une innovation - sans distinguer a priori si elle est technique ou sociale - et la construction de nouveaux dispositifs de coordination en appuyant l’investigation sur les pratiques des acteurs (Amblard, 1996). À l’origine, les sociologues de sciences ont construit leur appareillage théorique en étudiant les pratiques de production des connaissances au sein des laboratoires de recherche. Leur approche peut être appliquée à la compréhension des pratique de production des connaissances à l’extérieur des laboratoires de recherche, dans des collectifs de recherche hybrides où les connaissances sont co-construites dans des dynamique où sont à la fois produites connaissances et innovations socio-économiques et où des acteurs hybrides jouent un rôle important (vinck, 2007 : 249).

Le projet de recherche que nous avons examiné a été géré par le centre de liaison et de transfert CEFRIO. C’est un des organismes intermédiaires que le Québec a mis sur pied pour favoriser les liens entre les acteurs de l’innovation. Le CEFRIO expérimente depuis quelques années de nouvelles formes de transfert en matière d’innovations sociales et organisationnelles. L’examen de ces expérimentations s’avère intéressante, d’autant plus que l’idée est explicitement d’appuyer le changement organisationnel et social sur les technologies de l’information et de s’assurer de l’institutionnalisation des innovations.

Le CEFRIO travaille sur le thème de l’appropriation des technologies. Il a été créé en 1987 pour répondre aux défis de l’informatisation des organisations. Il est composé de 25 employés (Montréal, Québec, Gaspésie, Abitibi) qui constituent l’équipe de gestion et de valorisation de projets. La mission du CEFRIO est d’aider les organisations autant privées que publiques à être plus productives et à contribuer au bien-être des citoyens en utilisant les technologies de l’information comme levier de transformation et d’innovation. Pour ce faire, il crée des collaborations avec des chercheurs du monde universitaire, des décideurs publics et des partenaires du secteur privé en constituant, pour des projets spécifiques, des équipes multidisciplinaires orientées vers la résolution d’une problématique particulière dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’administration publique, de la compétitivité des entreprises, de la gestion du savoir et des TIC. À ce titre, le CEFRIO peut faire appel, selon la teneur des projets, à une équipe de chercheurs associés spécialisés en éducation, en relations industrielles, en gestion, en communication, en sciences comptables, en génie, en sociologie, en technologies de l’information, en psychologie industrielle, en économie, etc. , par exemple.

L’étude des projets récents gérés par le CEFRIO permet ainsi de mieux comprendre certains ressorts de l’innovation qui implique les sciences sociales. Alors que les sociologues des sciences ont largement étudiés la construction des connaissances au sein des laboratoires de recherche, l’étude des dispositifs institutionnels mis en place par un organisme comme le CEFRIO permet de mieux comprendre comment ces connaissances sont reprises par les acteurs socio-économiques et traduites en innovation durables à l’extérieur des universités.

Cadre d’analyse des activités de mise en forme d’une innovation

Pour suivre l’élaboration d’une innovation, les sociologues des sciences ont développé le répertoire de la traduction. Ce répertoire permet de suivre les acteurs, de voir comment ils mobilisent des ressources au cours de leurs interactions et de saisir comment ces interactions construisent, transforment et redéfinissent les entités mobilisées. C’est un cadre d’analyse qui permet de saisir à la fois les éléments techniques, économiques et sociaux d’un projet d’innovation.

La traduction peut être envisagée comme un ensemble d’opérations qui permet d’établir un lien intelligible entre des activités, des enjeux, des énoncés ou autres entités hétérogènes ou, plus concrètement, comme le processus qui permet à une idée de devenir une réalité. Le concept-clé de la théorie de la traduction est celui de réseau sociotechnique. C’est ce concept, plutôt que celui de sphère d’activité, d’institution ou d’organisation, qui sert à conceptualiser ce rassemblement d’entités diverses liées entre elles. La particularité de la théorie de la traduction est d’inclure dans ces réseaux aussi bien les aspects sociaux que technique, les personnes et les choses, plutôt que de restreindre la réflexion aux réseaux de personnes. Comme le mot qualifie un processus, l’analyse d’une problématique à l’aide de la théorie de la traduction se fait en plusieurs étapes, bien que celles-ci ne se présentent pas nécessairement de façon séquentielle. En s’attachant au travail de traduction d’un acteur particulier, il s’agit de voir comment cet acteur définit la situation, comment il identifie et met en scène les acteurs importants en définissant leurs problèmes et leurs intérêts, et comment l’énoncé qu’il propose peut produire la convergence des acteurs concernés.

La première étape du processus de traduction est celle de la problématisation. En s’attachant au travail de traduction d’un acteur particulier, il s’agit de voir comment cet acteur définit la situation, comment il identifie et met en scène les acteurs importants en définissant leurs problèmes et leurs intérêts, et comment l’énoncé qu’il propose peut produire la convergence des acteurs concernés. Par exemple, suite aux États généraux tenus au Québec sur l’éducation et dans le contexte de la refonte subséquente du système d’éducation québécois, amorcée en en 1994, l’un des chantiers prioritaires identifiés pour rénover le système d’éducation québécois était la question de l’accès à l’éducation et donc du maintien des écoles de petites tailles en milieu rural. Dans un contexte économique difficile, un des sous-ministres adjoints à l’Éducation est interpelé en 2001 sur cette problématique de l’exode rural. Il donne au CEFRIO le mandat d’examiner le rôle que pourraient jouer les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans le maintien et le développement des écoles de village. Le projet proposé par le CEFRIO et des chercheurs en sciences de l’éducation vise à relier des étudiants et des élèves d’écoles situées en région avec d’autres établissements scolaires, afin d’améliorer l’environnement éducatif de ces écoles. Ce faisant, ces dernières deviennent des lieux d’expérimentation pour la collaboration à distance et de nouvelles expériences pédagogiques. Le projet opère ainsi un lien entre l’utilisation des technologies en éducation, la recherche en sciences de l’éducation, la qualité de l’éducation, la réussite scolaire, des méthodes pédagogiques, le déclin démographique, la fermeture des villages, l’amélioration des services éducatifs, le développement social, etc. 

L’intéressement et l’enrôlement consistent ensuite à s’assurer des collaborations et à définir les formes et les contenus de ces collaborations. Il faut donc matérialiser le réseau d’alliances dessiné aux étapes précédentes. L’équipe de chercheurs a été constituée de personnes de l’université Laval, McGill, l’Université du Québec à Chicoutimi et l’Université de Sherbrooke qui se sont organisées en équipe de recherche intervention dans le cadre d’un design de recherche-action ou, plus précisément, de « design experiment ». Dans une première phase du projet, on décide de relier une dizaine d’écoles par le biais de la fibre optique pour permettre des activités de vidéoconférence et de clavardage sur forum électronique. Des outils technologiques sont mis à la disposition des enseignants : un lien internet à large bande passante, un logiciel de vidéoconférence (iVisit) et un logiciel soutenant un forum de discussion (Knowledge Forum). L’élaboration des activités pédagogiques à être employées à l’aide des outils technologiques est laissée à la discrétion des enseignants.

Les enjeux théoriques se heurtent toutefois aux réalités vécues par les acteurs, ce qui ne va pas sans créer certaines tensions au sein même du projet. Les commissions scolaires québécoises peuvent percevoir l’initiative du Ministère et du CEFRIO comme une intrusion « dans leur cour », par exemple. L’arrivée d’un tel projet demande une disposition à ouvrir et partager les caractéristiques des milieux dans lequel ÉÉR doit s’implanter, tout comme il demande le partage des résultats obtenus dans le cadre d’un tel projet. Les directeurs des écoles concernées peuvent ressentir la même chose, mais de manière peut-être encore plus intense puisqu’ils vivent cette « intrusion » au quotidien. Pour les enseignants, le projet ÉÉR représente de nombreux défis, dont une augmentation du temps de travail, surtout lors de la phase de l’implantation du projet. De fait, le projet implique un chamboulement majeur des méthodes d’enseignement et une remise en question de l’organisation scolaire en place. Les professeurs ont également peur d’être évalués sur leurs pratiques pédagogiques privées et d’être considérés comme des « cobayes » dans la recherche, puisqu’on porte un regard ethnographique sur leurs pratiques quotidiennes. Pour les chercheurs universitaires, le design du projet est aussi exigeant. Il oblige des chercheurs de différentes universités à travailler ensemble, à produire des textes de vulgarisation, à modifier leur design au fur et à mesure de la recherche tout en s’assurant toujours de la validité de leur démarche et de leur protocole de recherche. Ils sont soumis à des règles de confidentialité et doivent être prudents dans l’interprétation des résultats obtenus. La relation des chercheurs avec les enseignants est délicate lorsqu’il s’agit de faire modifier des pratiques pédagogiques. La conduite d’un protocole de recherche requiert une rigueur qui parfois sied mal à la culture d’autonomie propre au métier d’enseignant. En ce qui a trait à la technologie, il n’y a pas un contexte semblable d’une école à l’autre. La technologie disponible n’est pas standardisée et l’on doit adapter la solution technologique au contexte. En dernier lieu, pour les gens du CEFRIO, le projet ÉÉR constitue un énorme assemblage d’acteurs provenant de divers horizons et de structures administratives aux procédés différents. Le défi de cet organisme est de s’assurer que les engagements pris auprès du ministère soient respectés par les chercheurs et les acteurs sur le terrain et que se bâtissent progressivement les liens de confiance essentiels à la bonne marche de ce projet.

Il est nécessaire de mettre une série de comités sur pied et ce, avec tous les acteurs à tous les niveaux du projet. Un premier comité directeur est constitué au sommet du projet. Ce comité comprend des représentants nationaux et régionaux du Ministère de l’Éducation régional, du Loisir et du Sport (MELS), la chargée de projet du CEFRIO, un représentant du Ministère des Affaires municipales et des Régions (MAMR), un représentant de la Fédération des commissions scolaires, et, en dernier lieu, un représentant de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ), l’instance syndicale la plus importante du milieu de l’éducation québécois. Sur le terrain, des comités de suivi sont formés dans chacun des sites retenus. Ces comités comprennent les directions d’école, des conseillers pédagogiques, certains dirigeants administratifs des commissions scolaires concernées (directeurs des services éducatifs, directeurs des services informatiques), de même que la chargée de projet du CEFRIO.

Une série d’autres dispositifs, servant aussi d’intermédiaires entre les différentes composantes du projet, permet de consolider l’apprentissage et les liens de confiance entre les acteurs. Les sessions de transfert, par exemple, sont des rencontres réunissant tous les intervenants du projet afin de mettre en commun les activités pédagogiques réalisées dans le cadre du projet. En « ouvrant » les résultats de la recherche à tous les acteurs impliqués dans le projet, on permet ainsi une plus grande implication des individus, une meilleure appropriation des objectifs du projet, une ouverture sur les solutions pédagogiques, technologiques et organisationnelles amenées par les autres participants et une plus grande compréhension des réalités vécues par ces derniers.

Les documents produits dans le cadre du projet constituent aussi des intermédiaires entre les acteurs du projet. Au tout début du projet, par exemple, l’équipe de chercheurs prit soin, en élaborant une revue de littérature exhaustive sur le sujet de l’enseignement collaboratif à distance, d’établir, en quelque sorte, le domaine du possible et du souhaitable pour le projet ÉÉR. Par la suite, l’évolution du projet a été balisée par une multitude de documents venant enrichir la compréhension de ce dernier, pour le bénéfice de tous. Les équipes-écoles ont été amenés à produire eux-mêmes un bref descriptif de leur milieu et de leur école afin de permettre une réflexion quant aux axes d’intervention à privilégier dans le cadre du projet. Le déroulement du projet a lui aussi donné lieu à la production de documents de toute nature, et ce de la part de tous les acteurs impliqués : articles scientifiques ou de vulgarisation par les chercheurs universitaires en éducation, analyses diverses (impacts sociaux, implications pour les politiques publiques) et synthèses de phase par les experts du CEFRIO, rapports sur les aspects technologiques du projet (configurations, problèmes techniques), études de cas sur les différentes communautés impliqués dans ÉÉR, présentations effectuées par les équipes-écoles lors des sessions de transfert, etc.

En dernier lieu, le projet n’aurait pu tenir sans la présence d’artefacts techniques sur lesquels il s’appuie fortement. La structure technologique constitue le « système nerveux » du projet. Celle-ci s’appuie avant tout sur une connexion internet adaptée au contexte local (lien par câble ou lien par satellite) et sur deux logiciels, iVisit (un logiciel permettant la vidéoconférence de manière synchrone) et Knowledge Forum (un logiciel de télécollaboration visant à l’apprentissage conjoint de connaissances et à l’apprentissage par les pairs).

Les phases successives du projet ont permis de voir ce dernier accroître le nombre d’écoles et d’acteurs impliqués dans la résolution des problématiques du succès scolaire des jeunes vivant en communautés éloignées et de la vitalité de ces mêmes communautés. Ne touchant à l’origine que quelques écoles de trois commissions scolaires ainsi qu’une poignée d’élèves et d’enseignants, le projet ÉÉR comptait, à sa conclusion, plus d’une centaine d’écoles primaires et secondaires, 200 enseignants et près de 2 500 élèves répartis dans 22 commissions scolaires. Les avancées constatées auront poussé le CEFRIO à suggérer aux instances ministérielles la création d’un statut particulier pour les écoles de petite taille situées en région rurale.

Discussion

Le projet ÉÉR est considéré par les chercheurs, les gens du CEFRIO et les écoles et commissions scolaires participantes comme un succès, car il a su répondre à des besoins variés et créer une coopération intensive entre les acteurs. Pour les chercheurs, le projet a été source de données de recherche extrêmement riches, il a fourni des terrains à des étudiants de maîtrise et de doctorat et a donné de la matière pour la publication d’articles scientifiques. Pour les enseignants des écoles participantes, le projet est finalement une belle occasion de développement professionnel, notamment au niveau de l’utilisation des outils technologiques, et d’ouverture sur le monde au profit de leurs élèves. Du point de vue des commissions scolaires, le dossier des écoles de petite taille est un dossier politiquement sensible. Toute solution envisagée pour maintenir les écoles en région, dans des paramètres budgétaires cependant bien définis, constitue donc une manière de conserver la satisfaction d’une clientèle d’un territoire scolaire donné. Les ministères impliqués dans le projet (MELS et MAMR) y ont eu aussi trouvé leur compte puisque l’innovation sociale que constitue le projet ÉÉR permet d’apporter une ébauche de solution aux problématiques du rendement scolaire et de l’isolement des communautés éloignées. Pour le CEFRIO, c’est une occasion d’apprentissage mais, surtout, d’affirmation et de consolidation du rôle important qu’il joue dans la mise en forme de vastes projets de recherche regroupant plusieurs acteurs à différents niveaux - au niveau des ministères, des universités, des écoles, etc. - et dans l’institutionnalisation de l’innovation.

Les facteurs-clé de succès d’un tel projet peuvent se concevoir à deux niveaux : celui du design du projet et celui de l’exécution de ce dernier. Dans la mesure où un projet virtuel implique un faible niveau de cohésion des acteurs, le design initial doit pouvoir prévoir un espace où l’autonomie des acteurs sera primordiale. En impliquant dès le départ les enseignants dans la conception des activités pédagogiques, on créé une adhésion qui vient renforcer le projet. Les incontournables fluctuations du niveau d’adhésion au projet sont dès lors « combattues » par les équipes de chercheurs qui viennent accompagner au quotidien les enseignants et les soutenir dans le déroulement de leurs scénarios pédagogiques. Sur le plan de l’exécution du projet, la décentralisation des décisions et l’adaptabilité du projet aux situations spécifiques vécues sur le terrain ont contribué de manière certaine au succès de l’école éloignée en réseau. La gestion des quatre dimensions abordées directement par le projet ÉÉR (administration, pédagogie, technologie, organisation communautaire) a, dans une large mesure, été laissé aux acteurs locaux, plus à même d’identifier les problématiques vécues sur leurs terrains respectifs et d’élaborer des solutions qui répondaient directement aux défis rencontrés.

Conclusion

Les leçons[2] tirées des expériences des dernières années au CEFRIO en matière de conditions de transfert de l’innovation sociale et organisationnelle par les TI sont d’abord de mettre à profit l’expertise universitaire dès le départ dans l’examen de la problématique et de l’innovation. Lors de la mise en oeuvre, de s’assurer de l’échange entre les chercheurs et gens du milieu périodiquement et de s’assurer que les acteurs de terrain prennent le leadership de l’innovation. Le design de la recherche a permis cette autonomie dans l’exécution de la recherche et un temps d’intégration des pratiques nouvelles.

Sur le terrain, il faut faire circuler l’information, favoriser les échanges et les négociations, et une façon de le faire est de tirer des résultats de la recherche des méthodes pour outiller les gens des terrains pour l’utilisation des résultats du processus de recherche et offrir un cadre institutionnel propice à la concertation de toutes les parties prenantes en organisant le support logistique nécessaire. La coopération intensive entre les acteurs du projet ÉÉR a été favorisée par l’instauration de ces différents espaces de communication entre les acteurs variés comme les comités directeurs, les comités de suivi, les sessions de transfert, les guides pratiques, le travail des gens capables de naviguer entre les mondes des chercheurs, des ministères, des professeurs, des commissions scolaires, des gestionnaires d’école, et sensibles à la capacité des gens à travailler ensemble.

En plus de doter les projets de partenariat d’une structure de gestion à plusieurs niveaux lorsque requis et établir des passerelles entre les niveaux pour favoriser le transfert d’apprentissages et la résolution de problèmes, la gestion des enjeux au niveau politique, législatif et administratifs est essentielle dans une perspective d’institutionnalisation des nouvelles pratiques à plus large échelle.