Corps de l’article

Dans les années 2000, les classements universitaires ont fleuri (Barats & Bouchard, 2017), notamment sous l’impulsion de réformes visant le développement d’Économies de la Connaissance (Mouillot, 2013). Depuis, les évaluations des organismes d’enseignement supérieur se multiplient et se renforcent en passant par des standards sans cesse étoffés (Gingras, 2014). À mesure de leur développement, ces standards contribuent à créer un marché international de l’enseignement supérieur (Brunsson & Jacobsson, 2002; Musselin, 2017). En 2012, Michèle Lamont détailla le panorama de ce paysage, principalement aux États-Unis et en Europe. Elle mit en exergue la complexité d’aboutir à des critères d’évaluation transnationaux standardisés. Cependant, bien que la technologie de la connaissance accueille une hétérarchie des bonnes pratiques, les experts ne sont ni en mesure de produire une définition unanime d’un critère d’évaluation, ni de le formaliser. L’évaluation de l’enseignement supérieur englobe donc, d’après Michèle Lamont (2012), des critères, des conventions (Jaziri & Levy-Tadjine, 2009), des conceptions personnelles, des enjeux institutionnels et des outils techniques nombreux et variés, ce qui rend l’harmonisation difficile. En outre, l’évaluation académique représente un double enjeu, pour les nations d’un côté, et pour les établissements d’enseignement supérieur de l’autre. Pour les nations, l’enjeu n’est pas seulement de créer et d’entretenir le capital humain de la population (Becker, 1962), mais aussi d’augmenter des ressources pouvant être valorisées dans les échanges économiques internationaux. Dans ce contexte, l’évaluation académique a pour rôle d’assurer la plus grande qualité et donc valeur possible pour l’enseignement supérieur. Mais les établissements académiques se trouvent aussi dans une situation de concurrence. En effet, qu’ils soient publics ou privés, leur enjeu réside dans le droit de décerner des diplômes permettant d’attirer des étudiants de qualité et d’accéder à des ressources durables. Chacun essaie alors de se positionner sur le marché de l’éducation avec les référentiels qui correspondent le mieux à ses stratégies.

En 2018, les Business Schools détenant une ou plusieurs accréditations internationales (parmi EQUIS, AACSB, AMBA et/ou EPAS) étaient au nombre de 486 aux États-Unis, de 45 au Royaume-Unis, de 35 en France et de 28 en Chine. Parmi les 35 écoles françaises, 13 seulement détiennent aujourd’hui la « triple couronne » AACSB-AMBA-EQUIS. Au Royaume de Bahreïn, l’un des deux terrains de notre étude, aucun établissement de l’enseignement supérieur n’est accrédité internationalement. Dans un contexte international de « tétra-normalisation », marqué par des normes toujours plus nombreuses et par une pression des standards internationaux (Zardet & Bonnet, 2010), l’évaluation est donc devenue un élément incontournable de la vie des universités. La littérature propose différents états des lieux de l’évolution de ces universités dans une situation de plus en plus compétitive (Musselin, 2017), et des pratiques d’évaluation et de leurs enjeux dans ce contexte (Durand & Dameron, 2017).

Au sein des Sciences de Gestion, la recherche s’est principalement attachée à étudier l’évaluation de la recherche et des chercheurs (Lussier & Chanlat, 2017). Les mesures quantitatives (comme le nombre de publications dans des revues listées dans des classements institutionnels ou selon leur « impact factor », ou bien les citations des travaux d’un chercheur exprimées selon son « H-Index ») comportent des biais importants et « l’obsession de la productivité » mène parfois à des dérives (Aggeri, 2016). Un des biais marquants est lié à la langue de publication de la recherche avec une survalorisation de l’anglais (Chanlat, 2014) à travers ces fameux impact factors et les classements des revues (en France ceux du CNRS, de la FNEGE et du HCERES). En France, la dévalorisation de la recherche publiée en langue française par les institutions du pays a été dénoncée en février 2019 dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde, et signée par plus de 100 enseignants-chercheurs et chercheurs en Sciences de gestion. Toutefois, la littérature est beaucoup moins développée en matière d’étude des évaluations des institutions et de leurs programmes. La conception des « bonnes » pratiques de gestion est éminemment culturelle (Davel et al., 2008; D’Iribarne, 1989; Dupuis, 2008). Ceci vaut également pour l’évaluation académique qui n’est pas accueillie de la même manière selon les cultures (Lamont, 2012); cette forme d’évaluation fait partie des instruments de gestion et ces derniers n’échappent pas à l’influence culturelle (Bourguignon & Nørreklit, 2002; Dechamp et al., 2006). Certes, les organismes d’accréditation internationaux déploient des standards homogènes quel que soit leur pays d’intervention. Or, rien ne laisse présumer que l’évaluation académique par des organismes nationaux, comme le Haut Conseil à l’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (HCERES) en France, se déroule selon des procédures identiques dans les pays qui y ont recours. Dans un contexte d’internationalisation de l’offre académique mondiale, certaines universités peuvent ainsi avoir comme seul repère des procédures strictement nationales. Notre recherche questionne donc le rôle de la culture dans les différentes phases du processus d’évaluation académique institutionnelle. Au sein du champ de l’évaluation de l’enseignement supérieur, nous nous concentrons sur l’évaluation des institutions, notamment à travers leurs programmes, et nous laissons de côté l’évaluation de la recherche qui a déjà davantage été étudiée. Nous ne visons pas à analyser la composition ou la pertinence des outils d’évaluation d’institutions, mais à étudier les phases de leur mise en oeuvre. Nous choisissons le prisme spécifique de la culture pour aborder le rôle de celle-ci dans les différentes phases du processus. Ici, nous mobilisons des données empiriques sur quatre cas d’évaluations, deux en France et deux au Royaume de Bahreïn, recueillies à l’aide d’observations participantes. En questionnant le rôle de la culture dans le processus d’évaluation académique institutionnelle en France et au Royaume de Bahreïn, nous visons une triple contribution : (1) un complément à la littérature sur l’évaluation académique des programmes et des établissements, (2) une meilleure connaissance des cultures française et bahreïnienne dans le contexte général du management public et (3) une observation de différences culturelles dans la réception de l’évaluation académique. Le constat d’une forte divergence culturelle, notamment dans la phase de réception de l’évaluation, représente le principal résultat mis en exergue par cette recherche. Nous allons dans un premier temps présenter la littérature sur l’évaluation académique en tant qu’outil de gestion, ainsi que la culture française et celle du Royaume de Bahreïn, les deux pays où nous avons effectué des interventions participantes. Ensuite, nous expliciterons notre méthodologie et nous décrirons nos quatre cas. Dans un troisième temps, les différences culturelles observées dans la manière d’aborder l’évaluation académique seront décrites phase par phase. Enfin, nous discuterons ces résultats pour aboutir à des contributions, entre autres à destination des institutions académiques.

L’évaluation académique : un outil de gestion standardisé ?

Toute évaluation, même quantitative, n’est jamais débarrassée de normes implicites. Il en est de même lorsqu’elle concerne la qualité et la performance de programmes universitaires. C’est l’évaluation des institutions d’enseignement supérieur et de leurs programmes que nous désignons ici par le terme « d’évaluation académique ». En effet, à l’instar de Peter Ewell (2010), notre article adopte la terminologie d’évaluation académique plutôt que d’audit académique car les motifs de recours à l’évaluation académique sont variés et peuvent aller d’une volonté de progression d’un établissement jusqu’à l’obligation de procéder à l’évaluation.

Les fondements de l’évaluation académique

En 2011, Karen Nicholson passa en revue les travaux sur l’assurance qualité dans l’enseignement supérieur aux États-Unis, travaux dont il ressortit qu’il convient notamment de distinguer, au sein du champ d’étude de l’évaluation académique, les procédures d’évaluation des institutions et de leurs programmes d’enseignement de l’évaluation des enseignants-chercheurs (dans notre recherche, le terme « d’évaluation académique » n’inclut pas l’évaluation des étudiants). Comme évoqué précédemment, en partie dans le sillage des classements des établissements d’enseignement supérieur (Musselin, 2017), l’évaluation des enseignants-chercheurs s’est considérablement renforcée au cours des dernières décennies. Or, « l’obsession de productivité » des chercheurs n’induit pas seulement des dérives mais comporte aussi des biais importants (Aggeri, 2016). Certains chercheurs adoptent face à l’injonction de publication des stratégies de résistance ou de résignation (Lussier & Chanlat, 2017). L’acception même du rôle de cet outil peut donc varier d’un environnement à l’autre.

La finalité stratégique de l’évaluation académique

Comme évoqué dans l’introduction, l’évaluation académique possède une dimension stratégique à deux niveaux : au niveau des pays et ensembles de pays d’un côté et au niveau des établissements de l’autre. En Europe, le Processus de Bologne (1998) n’est pas étranger à cette dynamique de diagnostic universitaire (Belloubet-Frier, 2005). D’abord, l’apparition des classements d’universités concomitamment aux efforts réalisés pour poser les bases d’un espace européen de l’enseignement supérieur fondé sur l’harmonisation des systèmes nationaux en trois cycles LMD (Licence-Master-Doctorat) a mis en exergue le besoin accru de recours à l’évaluation. Ensuite, la reconnaissance des qualifications par le biais de l’instauration des crédits ECTS a permis une plus grande fluidité des échanges universitaires, notamment par la mise en place de programmes communs et de doubles diplômes permettant aux étudiants et aux personnels enseignants d’évoluer dans plusieurs pays. Enfin, la Déclaration de Londres de 2007 et la mise en place d’une politique d’assurance qualité des établissements et des formations (Tremblay & Kis, 2008) ont renforcé le recours à l’évaluation, en permettant à l’Europe de se positionner comme un espace compétitif au sein des économies de la connaissance mondiales. Dans ce contexte, l’évaluation académique s’est positionnée comme l’un des outils clés de gestion des établissements et des formations universitaires. En effet, si l’Europe souhaite renforcer la cohérence des programmes d’échanges universitaires et harmoniser les compétences acquises dans les formations, l’évaluation continue de l’ensemble des institutions semble essentielle. Au-delà des frontières européennes, on constate également des tentatives d’harmonisation internationale passant par d’ambitieuses transformations. Par exemple, dans la région de la Péninsule Arabique, les pays entament de profondes réformes de leurs systèmes éducatifs afin de se positionner sur le marché d’avenir de l’enseignement supérieur, une nouvelle voie de diversification pour les pays jusqu’ici dépendants des énergies fossiles.

L’évaluation académique, un outil de gestion

Dans le contexte de globalisation de l’enseignement supérieur et concurrence internationale accrue, l’évaluation académique se positionne au-delà d’un simple outil visant, par exemple, à améliorer la pertinence des programmes universitaires pour augmenter le taux d’employabilité des étudiants. Le terme « évaluation académique » doit donc être entendu dans une acception large et intégrée, celle d’une évaluation de la structure universitaire dans son ensemble. Techniquement parlant, « évaluer » c’est faire appel à des indicateurs. Et selon ce que l’on souhaite prouver, il peut en exister une infinité (Allaire, 2006). Loin d’être neutres, les outils de gestion émergent donc dans des contextes politiques et sociaux précis, et leurs choix et utilisations traduisent les objectifs stratégiques des acteurs en présence (Chiapello & Gilbert, 2013). Lorsque l’on observe la méthode utilisée dans les deux contextes étudiés dans cet article, par le HCERES en France et la NAQQAHET (National Authority for Qualifications & Quality Assurance of Higher Education & Training), son équivalent bahreïnien, on constate que les évaluateurs des deux institutions questionnent les mêmes choses. Et des indicateurs identiques dans leur nombre et leur nature sont toujours filtrés par des représentations individuelles. Bien que les champs couverts par l’évaluation académique soient très variés, ils n’en demeurent donc pas moins des indicateurs qui doivent être interprétés. Ceci ouvre la voie à une possible subjectivité nourrie par les différences culturelles.

L’influence des cultures nationales sur les organisations

La culture est un système de significations partagées au sein d’un groupe (Geertz, 1973). Ce groupe peut être un pays, une organisation ou tout autre type de groupe aux contours plutôt stables dans le temps. Les individus sont influencés par les différences cultures des groupes auxquels ils appartiennent. Les cultures de grands groupes d’individus, comme notamment celles des pays, sont loin d’être homogènes et ne se reflètent pas chez chaque membre de la culture de la même manière. Néanmoins, et malgré la globalisation, les nations restent des unités d’analyse pertinentes pour l’étude de la culture (Chevrier, 2009). Cette dernière se compose d’éléments plus ou moins visibles et explicites. Les comportements et les artefacts y sont facilement observables; ils traduisent les valeurs et les normes qui, à leur tour, expriment et nourrissent des hypothèses fondamentales (Trompenaars, 1993). Ces hypothèses fondamentales, également appelés « postulats de base », sont définis comme des présupposés absolus sur la vie (Hall & Hall, 1990). Nous nous inscrivons dans l’approche de Philippe d’Iribarne (1989) qui privilégie une description détaillée des particularités des comportements au sein des organisations et qui mobilise des éléments contextuels, notamment historiques, pour expliquer ces spécificités culturelles.

Méthodologie

Pour aborder la question de l’évaluation académique par l’angle de la variable culturelle, nous avons choisi une approche inductive basée sur une recherche participante au sein de quatre cas d’évaluations académiques, deux au Royaume du Bahreïn, deux en France. Le tableau n°1 synthétise la comparaison France-Bahreïn sur les critères politiques, géographiques et académiques.

Notre démarche empirique était largement exploratoire et visait à comprendre les contextes et manières dont les cultures nationales interviennent dans les différentes phases du processus d’évaluation.

La culture des pays de la Péninsule Arabique

Les pays qui forment la Péninsule Arabique sont réunis et organisés autour du Gulf Cooperation Council (GCC). On parle souvent de Golfe Persique ou de Golfe Arabe selon qu’on se place respectivement du côté de l’acception iranienne chiite ou saoudienne sunnite. Pour éviter ces considérations religieuses, nous privilégions ici la terminologie de « Péninsule Arabique » ou de « GCC ». Quant aux autochtones, ils sont appelés « Gulfiotes ». Les pays du GCC ont des cultures très proches les unes des autres. Ceci est principalement dû aux faits qu’ils partagent les croyances et les pratiques islamiques, qu’ils ont une langue commune, l’arabe, et que les liens familiaux entre les différents dirigeants sont très marqués. Si l’on devait relever quelques spécificités, nous pourrions souligner que la culture bahreïnienne est proche de celles de l’État du Koweït et des Émirats Arabes Unis (EAU), mais plus distante d’autres pays de la Péninsule Arabique comme le Royaume d’Arabie Saoudite, l’État du Qatar et le Sultanat d’Oman (Demigha & Kharabsheh, 2016). Dans le premier cas, Bahreïn, Koweït et EAU ont des relations aux femmes très similaires, une ouverture politique et culturelle à l’occident très proche et une immigration équivalente en nature. Dans le second cas, Arabie et Qatar ont un degré de conservatisme incomparable avec les autres pays de la Péninsule Arabique; quant à Oman, le pays a historiquement toujours préféré se positionner comme négociateur. Pour évoquer plus précisément les aspects culturels du Royaume de Bahreïn, notons que le pays est relativement ancré dans un système de formalisation des procédures, avec des cadres de vie assez stricts et peu ouverts au changement malgré une volonté affirmée de la jeunesse de lutter contre la discrimination d’une manière générale et le sectarisme chiite-sunnite en particulier (Eid, 2015). Le pouvoir est davantage critiqué au Royaume de Bahreïn que dans le reste du GCC car la légitimité de la position hiérarchique y est plus liée à une question de compétence que de réseau (Wasta, phénomène consistant à donner la priorité à ses contacts pour obtenir des avantages). Dans la Péninsule Arabique, la culture nationale l’emporte toujours sur celle de l’organisation (Al-Bahar, 1996), ce qui n’est pas incompatible avec le multiculturalisme puisque les expatriés sont facilement intégrés et les partenaires internationaux bien accueillis malgré une crainte atavique que la culture locale puisse être incomprise, voire, même accidentellement, peu respectée, nous y reviendrons. Le Royaume de Bahreïn, de culture anglo-saxonne puisque le pays a obtenu son indépendance du Royaume-Uni en 1971, valorise fortement le secteur académique, par exemple en donnant plus de crédit à un titre de docteur qu’à un titre royal.

Tableau 1

Comparaison France-Bahreïn sur critères politiques, géographiques et académiques (2019)

Comparaison France-Bahreïn sur critères politiques, géographiques et académiques (2019)

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L’environnement institutionnel de l’évaluation académique en France et au Royaume de Bahreïn

Pour apporter en regard quelques éléments importants de contextualisation française, notons qu’en France l’évaluation académique de l’action pédagogique et scientifique des établissements d’enseignement supérieur telle que nous la connaissons aujourd’hui a débuté en 2006 avec l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur (AERES), remplacée en 2014 par le HCERES. L’idée de l’évaluation académique remonte néanmoins en France à 1984 avec la Loi Savary, elle-même consécutive à la Loi Faure de 1968 sur l’orientation à donner à l’enseignement supérieur. Au Royaume de Bahreïn, c’est en 2008 que cette volonté d’évaluer les institutions académiques est née avant d’être réformée en 2012 pour s’inscrire dans le programme politique de réformes nationales du pays et intitulé « Bahrain 2030 ». Dans ce contexte, les premières évaluations académiques ont débuté au Royaume de Bahreïn en 2013-2014.

Une observation participante de quatre cas d’évaluations académiques

Les quatre cas étudiés sont des opportunités de recherche. Les universités qui font l’objet de cette étude ont été anonymisées pour des raisons de confidentialité. En effet, le premier auteur étant expert évaluateur en France (HCERES) et au Royaume de Bahreïn (NAQQAHET), il était possible d’accéder précisément aux deux procédures. Les évaluations qui font l’objet de cette étude ont été réalisées au second semestre 2013-2014 au Royaume de Bahreïn et au cours de l’année universitaire 2016-2017 en France. Dans l’esprit des travaux de Michael Huberman et Matthew Miles (2003), le tableau n°2 liste différentes missions. Nous n’avons pas considéré ici l’appartenance des quatre institutions à des terrains à la fois publics et privés comme un biais expérimental car des choix doivent nécessairement être faits (Martin & Stella, 2007). En revanche, ce point mérite évidemment critique et invite à réaliser des recherches complémentaires à l’avenir, ce que nous précisons dans notre conclusion.

Outre l’opportunité d’étudier ces quatre cas, la mise en miroir de la France et du Royaume de Bahreïn a surtout pris tout son sens lorsque le premier auteur a pris conscience que l’évaluation académique au Royaume de Bahreïn est très majoritairement conduite par des experts internationaux sans lien culturel avec le pays concerné. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la totalité de la procédure est réalisée en langue anglaise, langue officielle du Royaume de Bahreïn au même titre que l’arabe nonobstant certaines ambivalences culturelles (Hayes, 2018). Certes, un administrateur de la NAQQAHET, de nationalité bahreinienne, donc bilingue arabe-anglais, assiste le processus du point de vue administratif, utilisant donc l’arabe lorsque cela s’avère nécessaire. Mais en aucun cas ni à aucun moment les experts étrangers sont informés de certaines spécificités en lien avec la culture. Au Royaume de Bahreïn, la langue arabe n’est jamais utilisée pendant les étapes officielles de l’évaluation sinon pour exprimer certaines salutations ou des remerciements dans une logique de politesse interculturelle. Bien que la méthode d’évaluation académique soit très formatée, les différences culturelles existant entre le groupe d’experts et les membres de l’institution diagnostiquée sont marquées, certains experts venant dans le pays pour la toute première fois. De ce fait, nos opportunités de terrains offraient des perspectives de recherche prometteuses puisqu’il était possible de comparer des procédures internationales et d’observer les interactions qui naitraient nécessairement d’un échange multiculturel dans le cadre d’une activité de diagnostique, potentiellement anxiogène pour ses acteurs. Nous avons eu un rapport aux terrains qui nous a permis de mettre en place une observation participante complète. Le premier auteur a systématiquement pris des notes écrites de tous les échanges et aspects qui lui paraissaient d’intérêt. À posteriori, cette prise de notes a notamment permis le recours aux verbatim dans cette recherche. Puis nous avons affiné notre travail, notamment en observant les différentes utilisations des ressources, en comparant les activités de recherche, la construction des cours, les évaluations, ainsi que les procédures de refus de diplomation et de recours. Notons ici que si la recherche est intégrée à l’évaluation bahreïnienne, elle est indépendante dans l’évaluation française. En effet, au Royaume de Bahreïn, les experts de la NAQQAHET évaluent la propension des enseignants à publier dans des revues scientifiques alors qu’en France, les laboratoires de recherche font l’objet d’évaluations distinctes par les experts du HCERES.

Tableau 2

Rôle du premier auteur dans les quatre cas d’évaluations académiques

Rôle du premier auteur dans les quatre cas d’évaluations académiques

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Résultats

L’analyse des quatre cas montre que les procédures d’évaluation sont très similaires sur le plan formel, mais qu’elles diffèrent dans l’interprétation qui est faite du processus. Les différences culturelles marquent tout particulièrement la dernière phase du processus, celle de la réception des résultats.

Des procédures d’évaluation académique très semblables en France et au Royaume de Bahreïn

L’approche française de l’évaluation académique se rapproche de celle du Royaume de Bahreïn dans la plupart de ses intentions. Sur la dimension technique de l’évaluation, les approches sont presque identiques. À ce titre, le tableau n°3 synthétise les similarités des procédures d’évaluation académique entre la France et le Royaume de Bahreïn. L’une des principales différences procédurales entre la NAQQAHET et le HCERES est que la première pourra recommander l’accréditation ou la fermeture d’un programme alors que le second se bornera à réaliser une évaluation et à proposer des axes d’amélioration.

Nous allons maintenant présenter les résultats et les différentes phases du processus d’évaluation académique. Nos observations sont illustrées par des verbatim recueillis à ces différents moments du processus (en italique).

Phase « annonce de l’évaluation »

En France, lorsque les personnels académiques et administratifs des institutions dans lesquelles nous avons pu conduire notre observation participante ont été informés de la venue prochaine d’experts dans le but de diagnostiquer des programmes académiques, la réaction des acteurs fut calme, organisée et immédiatement structurée en équipes informelles (Un responsable de diplôme : « Nous restons en salle de réunion pour travailler ou nous prenons une salle de cours ? »). Au Royaume de Bahreïn, les personnels ont été sélectionnés en amont à partir de leur niveau académique ou de responsabilité, leur ancienneté et leur fiabilité, l’évaluation de ce dernier point étant laissée à la discrétion de la Direction de l’institution (Un enseignant non-chercheur du département business : « Que diront la doyenne et le directeur général si nous ne savons pas répondre aux questions des évaluateurs ? »). À ce stade, les réactions dans les deux contextes convergent en une acceptation de la démarche, même si elle fut adoubée dans un cas et forcée dans l’autre. Dans tous les établissements évalués, nous avons observé l’expression d’un souci d’amélioration et une volonté d’augmentation de la visibilité de l’institution dans son périmètre régional et son territoire concurrentiel. Quant aux différences culturelles, elles se résument ici principalement à la manière d’envisager l’incertitude quant à ce qui allait se passer et aux conséquences de ce processus. Certes, les risques encourus ne sont pas de la même nature, mais ils sont néanmoins réels des deux côtés. Curieux et épris de leur mission d’intérêt public et d’enseignement, les Français interrogés vivaient plutôt bien cette incertitude, à l’inverse des Bahreïniens qui, recherchant des avantages concurrentiels, craignaient par conséquent la mise en lumière de faiblesses marquées. La crainte d’une éventuelle fermeture est largement amplifiée par le fait que de telles décisions sont ensuite systématiquement exposées sur la place publique au travers d’une médiatisation marquée, ce qui est perçu comme une humiliation dans la culture arabe.

Tableau 3

Similarités des procédures d’évaluation académique entre la France et le Royaume de Bahreïn

Similarités des procédures d’évaluation académique entre la France et le Royaume de Bahreïn

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Phase « rapport d’auto-évaluation »

Face à la première étape de la rédaction du rapport d’auto-évaluation, la réaction des participants français s’est traduite par un lissage hiérarchique, une allocation des responsabilités et une confiance et une indépendance d’action qui, somme toute, représente assez fidèlement l’organisation de l’institution, notamment en termes de responsabilités pédagogiques. (La Direction : « Je propose que chaque responsable de diplôme gère son équipe d’enseignants. » Un enseignant-chercheur en M2 : « Je traiterai les aspects du partenariat dont je suis responsable. »). Au contraire, au Royaume de Bahreïn, nous avons pu assister à un durcissement de la hiérarchie, une véritable « mise en quarantaine » des éléments jugés « subversifs » car susceptibles de révéler des dysfonctionnements majeurs à l’équipe d’experts. De plus, les programmes de formation sont directement sous la responsabilité du chef de département, lui-même sous la responsabilité du doyen; il n’y a donc pas de responsables de programmes. Les personnes retenues pour participer à l’évaluation sont choisies sur des critères éminemment subjectifs, selon leur comportement et leur caractère. Dans les cas qui nous concernent, les responsables locaux ont tenté de totalement contrôler les actions. (Direction et doyenne de l’institution évaluée : « Je ne veux pas que cette enseignante [étrangère] puisse échanger avec le jury, elle est incontrôlable. » Directeur général et doyenne de l’institution évaluée vers son personnel enseignant : « Si nous réussissons, vous serez récompensés; mais si nous échouons, il y aura des conséquences. »). Il est ici important de préciser qu’au sein de l’institution académique privée bahreïnienne, les responsabilités administratives sont réparties selon des critères de degré d’allégeance à la Direction, d’ancienneté (donc de degré d’expérience et de durabilité de l’engagement auprès de la Direction), de titre (full professor) et de genre, les hommes étant tout de même plus valorisés que les femmes, même si dans le cas du Royaume de Bahreïn nous sommes très loin des standards saoudiens ou qatariens. Ici, les convergences entre les deux situations se sont principalement manifestées en termes de similarité de la méthode d’évaluation. En revanche, des divergences évidentes ont concerné le format de mobilisation des personnels choisis pour participer à l’évaluation et la démarche de responsabilisation de ces derniers. Nous avons notamment pu constater l’opposition marquée entre une volonté de mettre en exergue les forces de l’institution française et une volonté de dissimuler les faiblesses de l’institution bahreïnienne : lorsque la première parie sur des compétences et de la transparence, la seconde parie sur un degré de propension à prêter allégeance pour limiter les risques d’exposition de fortes faiblesses. Ce comportement est éminemment lié à la culture régionale : dans la péninsule arabique, le problème n’est pas d’avoir des faiblesses mais que cela se sache, surtout publiquement.

Phase « étude du rapport et demande de compléments »

Après leur lecture du rapport d’auto-évaluation, le retour des experts peut apparaître comme relativement anxiogène si l’on se place dans une crainte du résultat plutôt que dans une curiosité de ce qui aura pu être soulevé comme éléments méritant discussion. Rappelons que la NAQQAHET peut demander la fermeture d’un programme voire d’une institution, ce qui n’est pas le rôle du HCERES. Cette différence nourrit considérablement le sentiment d’anxiété lié au processus d’évaluation au Royaume de Bahreïn. Au cours de cette étape, bien qu’accueillants, les acteurs français se sont néanmoins montrés critiques des demandes de compléments exprimées par les experts tout en s’efforçant d’y répondre de la manière la plus professionnelle et structurée possible (Enseignante-chercheuse : « Est-ce bien utile de présenter ces informations ainsi ? pourquoi ne pas proposer une mutualisation des données ? »). Quant aux acteurs bahreïniens, l’exercice a exacerbé de nombreuses tensions internes déjà marquées mais également sous-jacentes (Chef de département université évaluée : « Cela fait trois fois que je le lui demande mais elle est incapable de structurer ses ILO’s (Intended Learning Outcomes). » Doyenne département business université évaluée : « Nous règlerons cela lors de la prochaine demande de promotion. »). Néanmoins, la réponse fut très professionnelle et parfaitement structurée, en phase avec le cadre requis par les experts. Les convergences des deux réactions se résument donc en termes de réactivité et de respect des contraintes. Au sujet des divergences, les Français ont bien recueilli les éléments complémentaires exigés alors que les Bahreïniens se sont demandés ce que le jury allait bien pouvoir faire des documents complémentaires requis et des précisions demandées a posteriori.

Phase « visite de l’institution »

Lorsque tous les documents originels et complémentaires ont été étudiés, l’évaluation se poursuit par la visite des experts dans l’université évaluée. Cette étape a deux objectifs : le premier est de vérifier la réalité et l’exactitude des données qui ont été présentées dans le rapport d’auto-évaluation, et le second est de permettre aux experts de rencontrer et d’interroger les acteurs de l’université sur des points qui méritent des éclaircissements, voire de demander d’autres compléments. Ces visites sur sites sont structurées avec une grande rigueur. Par exemple, les échanges entre experts et participants se font toujours dans la même salle et selon un protocole minuté et organisé sous l’autorité du responsable de l’évaluation, et les visites du site se font de manière aléatoire. En France, les experts sont accueillis comme n’importe quel autre visiteur, par exemple un chercheur venu présenter ses travaux au laboratoire. (Échange entre un enseignant-chercheur et un membre du jury : « Bonjour, comment allez-vous ? Nous nous étions rencontrés au colloque XYZ. » / « Oui, je me souviens, de très beaux échanges ! »). En revanche, au Royaume de Bahreïn, la pression de l’évaluation et la propension culturelle à accueillir n’importe quel visiteur avec une déférence marquée engagent les acteurs à se comporter de manière très formatée. (Échange entre membres du personnel académique et la doyenne du département de gestion de l’université évaluée : « Où sont les membres du jury ? Sont-ils arrivés ? » / « Oui; ils sont actuellement reçus par la Direction; ensuite ils devront voir les membres du conseil d’administration. Vous ne les verrez que lors des séances de questions de toute façon. N’oubliez pas que vous ne devez émettre aucun autre commentaire que la réponse à la question que l’on vous posera directement. Si cette dernière ne vous concerne pas, restez silencieux. »). Lors des visites de sites, les comportements français et bahreïniens convergent en termes de préparation des salles de réunion, de souci de bien faire et d’implication de chacun. En revanche, là où les Français que nous avons interrogés assument une transparence totale, ont des réactions mesurées face aux questions posées et perçoivent ces dernières comme ayant pour unique but un souci de clarification, les Bahreïniens adoptent une transparence relative (un enseignant non publiant prétendra avoir plusieurs articles en écriture, en évaluation ou en révision), ont des réactions disproportionnées aux questions posées (une politesse exacerbée) et perçoivent a posteriori les questions posées comme stigmatisantes et critiques plutôt que factuelles. Ces derniers ressentis prennent leur source dans une croyance qui est relativement ancrée dans la culture de la Péninsule Arabique, une croyance selon laquelle quiconque n’est pas gulfiote ne peut pas comprendre la culture locale, quand bien même l’individu y résiderait depuis des années. Le premier auteur a du reste souvent été mis face à cette réalité sans ambages, et ce dès sa première visite dans la Péninsule Arabique. À cette objection, il répondait toujours qu’il était entouré de « professeurs » qui sauraient lui apprendre la culture locale, un argument qui apaisait à chaque fois les parties prenantes. La phase suivante, celle de « retours et résultats », est donc très complexe car duale et quelque peu ambiguë dans le sens où l’expert international est à la fois recherché, car reconnu, mais également considéré comme incapable de totalement comprendre les subtilités culturelles locales. Logiquement, ces arguments sont donc utilisés respectivement dans les cas de succès ou d’échec de l’évaluation, le succès émanant d’une figure académique de renommée internationale et l’échec étant la conséquence d’un manque de discernement culturel de la part de l’expert. La NAQQAHET tente du reste de limiter ce biais en sélectionnant ses experts « étrangers », en tenant compte de leur connaissance de la culture locale ou de leurs expériences passées dans la Péninsule Arabique.

Phase « retours et résultats »

Dans les deux cas, les rapports d’évaluation étaient rédigés avec un soin tout particulier apporté à l’équilibre entre forces et faiblesses, et comprenaient des critiques formulées avec une bienveillance constructive. À la lecture des rapports, la réaction des acteurs français est très positive. Ils cherchent à apprendre des opinions des experts et analysent leurs propositions d’amélioration en termes de pertinence et de mise en oeuvre. (Directrice Formation à Distance : « Les remarques sur la FAD pourraient effectivement nous permettre d’être plus réactifs avec nos apprenants internationaux. »). Au Royaume de Bahreïn, si le rapport valorise le programme ou l’institution, le dirigeant en capitalise le succès; en revanche, si le rapport souligne trop de dysfonctionnements, les personnels sont stigmatisés (Direction après recommandation de fermeture d’un programme : « J’étais en voyage d’affaires pendant l’évaluation, sinon le résultat aurait été différent ! » Direction après obtention de la « full confidence » : « Je connais mes équipes, je sais choisir mes leaders. »). Lors de cette étape, les convergences apparaissent en termes d’impatience des équipes, d’esprit collégial et d’apparition de spéculations en sous-groupes. Quant aux divergences, elles sont, là encore, cohérentes avec celles que nous avons observées lors des phases précédentes : les équipes françaises mettent en exergue des axes d’amélioration et les équipes bahreïniennes, selon qu’elles sont responsables ou subalternes, mettent en avant les faiblesses du groupe ou bien l’incompétence du chef de groupe ou du pilote interne, ici souvent les doyens ou les chefs de département, lorsque les évaluations sont négatives.

Phase « dialogue »

S’ensuivent des échanges entre les experts et l’institution, cette dernière étant en droit d’apporter de nouveaux éléments afin de répondre aux critiques négatives et ainsi éclairer les experts sur des aspects peut-être mal évalués ou inconsidérés. Ces échanges sont constructifs, libres et transparents en France (Direction : « Comment avez-vous vécu cette expérience ? Souhaiteriez-vous participer à un jury HCERES à l’avenir en tant qu’experts externes ? »). Au Royaume de Bahreïn, ces échanges renforcent les individualismes pour satisfaire l’autorité, notamment ceux des personnels administratifs et des enseignants non-chercheurs car en l’absence d’activité de recherche et de publications régulières, la valeur d’un enseignant est très marginale. En revanche, un enseignant-chercheur actif publiant est totalement protégé. (Enseignante non-chercheuse prétendant publier lors d’un échange avec la doyenne de l’université évaluée : « Je suis heureuse d’avoir pu exposer mes recherches, cela a permis de compenser le silence de mes collègues ! ».) Ces comportements convergent donc sur les aspects méthodologiques, puisque seule l’équipe pilote prend connaissance des résultats en priorité et que son feedback est limité aux acteurs (programme par programme par exemple). Mais ils divergent sur les aspects culturels puisque l’on constate une prise de parole libre et l’absence de questions taboues en France, alors qu’au Royaume de Bahreïn la prise de parole est limitée aux pilotes internes.

Phase « bilan interne »

À l’issue de l’évaluation, rares sont les organisations qui ne procèdent pas à un bilan interne consécutif à la conclusion de l’évaluation. Ce dernier peut alternativement prendre la forme d’un échange formel ou informel et convivial, par exemple autour d’une petite fête entre collègues pour célébrer la fin de cet épisode important dans l’histoire de l’institution. Au cours de ces échanges, nous avons pu observer en France que l’avis d’une amélioration générale était collectivement partagé. (Échange entre collègues enseignants-chercheurs : « Ces évaluations nous permettent quand même de ne pas nous endormir sur nos lauriers. »). Quant au Royaume de Bahreïn, nous avons pu assister à une apparition de réflexes individualistes de protection (Échange entre un chef de département et la doyenne de l’université évaluée : « Je vous avais prévenue. Je ne peux pas être responsable de mes équipes sans un minimum de compétences. Il faut arrêter de recruter des amateurs; ou bien donnez-moi les moyens de réellement changer les choses en interne ! »). Mais dans les deux cas, nous avons été les témoins d’échanges peut-être discutables sur la forme (par exemple entre personnes ayant l’esprit d’équipe et d’autres plus individualistes), mais toujours très pertinents et intelligents, allant dans le sens d’une recherche d’amélioration de l’existant. Ainsi, les deux nations convergent par leurs comportements organisés, lucides et réactifs, mais divergent lorsque l’on bascule aux applications et mises en oeuvre des conséquences de l’évaluation. Par exemple, les équipes françaises remettront en cause leurs procédures là où les équipes bahreïniennes restructureront en priorité leurs RH (licenciements, mutations, modification des responsabilités, recrutements), comme si de nouvelles équipes donnaient l’espoir d’obtenir des résultats différents si l’évaluation était reconduite dans les mêmes conditions.

Conséquences des évaluations académiques

L’université bahreïnienne que représentait le premier auteur (Cas n°2) a obtenu le renouvellement de l’accréditation de son département de commerce et gestion pour une durée de cinq ans. L’autre institution (cas n°1) s’est vue notifier l’obligation de fermer ce même département. Pourtant, à ce jour, soit plus de quatre ans après que l’évaluation a été réalisée, celle-ci continue de recruter et de délivrer des diplômes de commerce et de gestion car elle est dirigée par un membre de la famille royale. La dimension culturelle de la distance hiérarchique est donc matérialisée ici par une procédure d’évaluation dans laquelle la crainte du pouvoir en place l’a emporté sur l’opportunité d’améliorer un environnement pédagogique. L’indépendance et l’exceptionnelle autorité de la NAQQAHET n’aura pas suffi à vaincre la résistance au changement liée à ces exigences culturelles. Dans une certaine mesure, l’une et l’autre institutions ont donc été en totale adéquation avec les valeurs culturelles gulfiotes pour lesquelles le succès est démesurément mis en lumière et l’échec autant que possible éludé. Pour preuve de cet état de fait, notons la longue célébration publique et médiatique qu’a organisée l’institution faisant l’objet du cas n°2 puisque, culturellement parlant, le moindre succès implique une mise en lumière importante. Quant à l’institution faisant l’objet du cas n°1, le recours à ses appuis politiques a permis de passer le résultat sous silence et de pouvoir poursuivre son activité. Culturellement parlant, le moindre échec est immédiatement humiliant pour ses personnels, et ce d’autant plus lorsque le climat politique est très instable, ce qui est le cas au Royaume de Bahreïn (famille royale sunnite, population majoritairement chiite). Au Royaume de Bahreïn, les résultats de l’évaluation ont donc été perçu de manière contrastée par les acteurs locaux et le chercheur participant. Quelques exemples de données culturellement prégnantes sont résumés dans le tableau n°4.

Discussion

La comparaison des cas ci-dessus a mis en exergue un certain nombre de différences entre la France et le Royaume de Bahreïn en matière d’évaluation des établissements académiques. Ces différences s’expliquent par des raisons de plusieurs ordres, dont le contexte institutionnel et la culture du pays. Ci-dessus, nous avons tenté de montrer la place respective de ces dimensions par une description détaillée des contextes. Nous nous concentrons par la suite sur la dimension culturelle.

Tableau 4

Perceptions culturelles divergentes de certains résultats de l’évaluation

Perceptions culturelles divergentes de certains résultats de l’évaluation

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Thématiques culturelles influençant l’acception de l’évaluation académique

Les divergences culturelles observées dans les processus d’évaluation académique portent sur les notions de l’acceptation de l’autorité des experts évaluateurs, l’attitude face à l’incertitude que représente le processus d’évaluation, l’engagement dans l’action collective, l’interprétation des efforts et de la performance, et la mise en oeuvre de changements à l’issue du processus d’évaluation. L’appréhension de l’évaluation est totalement divergente entre la France et le Royaume de Bahreïn car la hiérarchie entre experts et évalués est interprétée de manière tout à fait différente. En France, tout acteur du HCERES est lui-même membre d’un collectif universitaire susceptible d’être également évalué. L’évaluation par les pairs renforce cette propension à accepter et valoriser les conclusions des experts. Ces derniers sont perçus comme légitimes du fait qu’ils appartiennent au même « rang » que les évalués (D’Iribarne, 1989). Leurs conclusions sont donc a priori perçues comme bienveillantes et constructives. Au Royaume de Bahreïn, en revanche, elles sont a priori rejetées, surtout lorsqu’elles sont trop critiques ou qu’elles mettent en exergue des dysfonctionnements importants. La réaction de rejet des conclusions des experts par le personnel évalué s’ancre dans le manque de légitimité des maîtres d’oeuvre, légitimité non pas académique mais culturelle. En effet, comme nous l’avons exposé dans la phase « visite de l’institution », si les personnes évaluées ont jugé négativement les pratiques d’évaluation, c’est parce qu’elles en ont une acception qui est fondée sur la mauvaise compréhension de certaines exigences culturelles de la part des experts (Al-Bahar et al., 1996). Rappelons également que la tendance bahreïnienne marquée du rejet d’un résultat négatif est constituée d’une crainte culturelle importante de l’humiliation publique (Eid, 2015). Celle-ci est renforcée par le fait que l’évaluation académique peut y avoir pour conséquence la fermeture d’un programme ou d’une institution. En France, si l’évaluation académique n’a qu’un objectif consultatif, elle n’en reste pas moins risquée pour les institutions évaluées. Comme nous l’avions déjà souligné, les enjeux ne sont pas comparables mais ils sont néanmoins réels. En France, une mauvaise évaluation peut aussi, in fine, entraîner moins de candidatures étudiantes, ou moins de budget, donc à moyen terme la fermeture d’un cursus. Ainsi, les risques sont presque équivalents; ce qui les distingue surtout ici, c’est principalement la manière dont ils sont communiqués et publiés. Nous constatons en France et au Royaume de Bahreïn des volontés similaires de réduire l’incertitude inhérente au processus d’évaluation. Ceci passe dans les deux pays par une formalisation des procédures d’évaluation et un prisme équivalent de l’accueil de ses résultats de la part des autorités. En effet, même si l’institution peut être volontaire pour entamer la vague d’évaluations, ce sont ces autorités qui soumettent la structure ou le programme à évaluation. Elles veulent donc des résultats fiables, argumentés, transparents et honnêtes. La réalisation d’une évaluation académique verra une forte implication de chacun pour le bien de l’institution au Royaume de Bahreïn, là où seule une poignée d’acteurs sera très impliquée dans l’approche française. Culturellement, l’action collective est davantage valorisée au Royaume de Bahreïn, comme dans tous les pays de sa région d’ailleurs, notamment parce que les individus y sont unis par un idéal commun en lien avec la tradition tribale et musulmane. En effet, il existe une réelle interaction entre une logique tribale harmonisant une multitude de groupes sociaux et une logique d’inspiration religieuse concevant la société comme une communauté d’égaux unis par un idéal commun (Yousfi, 2007). Mais cette plus faible implication des individus en France résulte aussi du fait qu’une évaluation académique ne joue qu’un faible rôle pour l’évolution professionnelle des enseignants-chercheurs qui n’en font donc pas une priorité du fait de leur statut d’agents du service public. Et puis la culture et les institutions académiques françaises accorde plus de crédit à la production scientifique personnelle qu’à l’implication dans des programmes menés plus collectivement en matière d’élévation de carrière. Dans le milieu universitaire français public, où l’évaluation se distingue de la seule accréditation, nous sommes dans un cas relativement individualiste d’orientation vers la performance mais également d’affirmation de soi, l’un et l’autre se nourrissant mutuellement car seule la performance individuelle est considérée en termes d’évolution de carrière. En revanche, au Royaume de Bahreïn nous sommes dans le cas d’une réelle action collective car l’évaluation a surtout la place d’un révélateur de faiblesses, ce que toute l’équipe a à coeur de ne pas laisser transparaitre. Cependant, au Royaume de Bahreïn, malgré la nature collective de la culture du pays, l’action collégiale lors de l’évaluation académique ne fonctionne qu’entre participants de même culture ou auprès d’acteurs de culture différente lorsque ces derniers ont une autorité hiérarchique marquée. Précisons également que les acteurs français s’ouvrent de plus en plus à l’effort collectif pour des bénéfices individuels, notamment lors de réalisations de publications scientifiques communes permettant, par exemple, de préparer une Habilitation à Diriger des Recherches (HDR) ou bien de passer du corps des Maîtres de Conférences à celui de Professeur des Universités. L’objectif de l’évaluation académique est un objectif de performance : améliorer des systèmes et des procédures, ce qui ne va pas sans réformes. Son influence est donc constituée de changements inhérents à ses résultats. De ce point de vue, les établissements d’enseignement supérieur français sont peut-être un peu plus aptes au changement que ne le sont ceux du Royaume de Bahreïn. L’effet de l’évaluation est donc plutôt positif en France et relativement neutralisé au Royaume de Bahreïn car, dans ce second cas, lorsque l’évaluation est terminée, elle marque la fin d’un moment de stress plutôt que le début d’un cycle de réformes et de progression. Les différences culturelles entre Bahreïn et la France entrainent donc des conclusions d’évaluation différentes malgré la similarité de l’ensemble des critères d’évaluation. Le tableau n°5 résume les interprétations culturelles de l’évaluation académique entre les deux nations.

Notons cependant que les variations liées aux conclusions de l’évaluation sont éminemment marquées par la perception qu’en ont les acteurs en amont. La forte distance hiérarchique au Royaume de Bahreïn amplifiée par une forte opposition religieuse nationale résulte en un rejet ex ante des conclusions des experts, les maîtres d’oeuvre manquant « forcément » de légitimité, notamment culturelle. L’orientation vers le passé, au Royaume de Bahreïn, entraîne une sanction de la démarche d’évaluation avant même qu’elle ne soit entamée, puisque tout changement doit être compatible avec les traditions existantes. Dans notre cas, l’influence culturelle se situe bien plus en amont en France qu’au Royaume de Bahreïn, en l’occurrence dès l’information de la future mise en place de la procédure puisque les Français que nous avons interrogés y détectent une occasion de progression sans grand risque à la fois sur le plan institutionnel comme sur le plan individuel. En revanche, cette influence se situe très en aval au Royaume de Bahreïn puisqu’à procédures normatives similaires, la France entame des réformes là où l’archipel gulfiote nuance surtout considérablement l’échec et valorise fortement le succès auprès de l’opinion publique sans pour autant procéder à des modifications majeures ou urgentes de sa gouvernance ou de son organisation. Ceci n’est pas sans conséquences sur le plan managérial, et ce à la fois du point de vue des évaluateurs et des institutions. Dans le cas des évaluateurs, du fait que les équipes d’experts sont de plus en plus internationales et transversales, ceux-ci devraient nécessairement être sensibilisés à l’influence de la culture sur l’ensemble des étapes qui jalonnent l’évaluation académique, avec une attention particulière portée aux phases d’échanges et de restitution. En effet, travailler avec minutie ces étapes permettrait de réduire certaines anxiétés individuelles comme collectives au bénéfice de la valorisation du contenu des résultats, normalement créateurs de valeur pour l’institution et ses personnels. La culture bahreïnienne perçoit la critique davantage comme une humiliation que comme une possibilité de progresser. Dans le cas d’évaluations menant à une sanction, l’approche culturelle permettrait donc là encore de peut-être mieux gérer les individualités et donc la distribution des responsabilités. Quant aux institutions académiques, avec l’augmentation du degré d’atomicité et de saturation du secteur de l’enseignement supérieur, elles optent de plus en plus pour des stratégies à la fois diversifiées et intégratives. Cela a pour conséquence inévitable d’influencer les tactiques de beaucoup de parties prenantes qui voient dans cette mondialisation l’occasion de s’internationaliser à la fois par une plus grande pénétration de marque mais également au travers de la création de partenariats toujours plus nombreux et plus ambitieux. Par exemple, en 2018, l’école supérieure de commerce de La Rochelle a choisi de changer son identité de Sup de Co pour la marque Excelia Group et ses sous-divisions, une marque plus globale, plus simple à prononcer à l’étranger, donc plus internationale. Dans le cadre de cette course à la clarification des identités institutionnelles et de leurs positionnements, la compréhension et la maîtrise des valeurs fondamentales qui animent une institution étrangère avec laquelle d’aucuns souhaiteraient s’associer semble donc inéluctable pour être en mesure de fabriquer des relations à la fois durables et souveraines.

Tableau 5

Interprétations culturelles de l’évaluation académique en France et au Royaume de Bahreïn

Interprétations culturelles de l’évaluation académique en France et au Royaume de Bahreïn

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Relativité culturelle des outils de gestion

Nos résultats rejoignent ceux qui parmi les auteurs que nous avons identifiés ont montré que les acceptions à l’international des différentes terminologies qui décrivent les processus visant à améliorer les universités variaient fortement, et ce principalement à cause des différences culturelles (Bruno et al., 2010; Lewis, 2011; Murray, 1997). Les publications que nous avons étudiées s’accordent à soutenir que toute évaluation doit passer par de l’information et de la justification, mais elles se rejoignent également sur la diversité de réception de ces différents messages de la part des acteurs qui prennent part aux évaluations, qu’ils soient évaluateurs ou évalués (Rontopoulou, 1998; Harvey, 1999; Martin & Stella, 2007). Les conséquences de la culture sur l’évaluation sont alors telles que les variations d’interprétation aboutissent à des décisions parfois diamétralement opposées (Harvey & Green, 1993). Nos résultats vont dans le même sens. L’évaluation académique est donc un exercice délicat puisqu’à la subjectivité des indicateurs et à l’interprétation des résultats s’ajoute l’influence de leur environnement culturel comme un défi ultime à la légitimité de ces processus internationaux.

Conclusion

L’objet de cette recherche était de questionner le rôle de la culture dans les différentes phases du processus d’évaluation académique institutionnelle. L’analyse de quatre cas d’évaluations, deux en France et deux au Royaume de Bahreïn, a montré que les processus d’évaluation des deux pays convergeaient à la fois dans leur structure et dans leur application. En revanche, lorsque ces processus divergent, c’est principalement dans leur réception, notamment en fonction de critères éminemment culturels. Pour simplifier à l’extrême nos résultats, nous pourrions avancer que les établissements français acceptent plus facilement les risques liés au diagnostic académique que les établissements du Royaume de Bahreïn, probablement parce que la culture bahreïnienne tolère très mal la critique négative et que l’évaluation académique y entraîne des conséquences parfois graves. En France, l’enjeu plus faible des résultats de l’évaluation pour les établissements, les parcours de formation et l’engagement des personnels contribuent à cette acceptation. Nonobstant ces différences, l’évaluation académique reste une observation réalisée par des experts qui ont à l’esprit que leur rôle est constructif, et que la bienveillance comme l’éthique et la déontologie doivent présider à chaque étape de la procédure qu’ils engagent. Une limite de notre étude tient à la nature des institutions étudiées. Dans l’absolu, il eut été préférable de comparer uniquement des institutions publiques. Cette limite est à nuancer à deux niveaux : (1) les cas étudiés étaient des opportunités de recherche avec un accès à des données particulièrement riches, notamment de par l’observation participante, et (2) l’établissement bahreïnien privé appartient à un membre de la famille royale et n’est, de ce fait, pas tout à fait indépendant du royaume. Nos résultats sur l’influence de la culture sur l’évaluation académique restent, bien sûr, exploratoires, car ils sont spécifiques aux deux pays étudiés, la France et le Royaume de Bahreïn. De futures recherches pourront contribuer à une compréhension plus complète, en étudiant d’autres contextes nationaux. Par ailleurs, une piste de recherche prometteuse semble résider dans l’analyse approfondie des stratégies développées localement par les établissements pour s’accommoder de standards internationaux pouvant sembler en décalage avec le contexte du pays mais s’imposant pourtant de manière de plus en plus forte. En tant que praticiens de l’enseignement supérieur et de l’évaluation académique, cette recherche nous invite sans doute à développer plus de discernement lors de la confrontation à une culture mal connue, qu’on soit experts évaluateurs ou personnels évalués. Nous gagnerions certainement à nous questionner sur la façon dont nous nous approprions, individuellement, les critères que nous tentons de mesurer. Quoi qu’il en soit, même lorsque les dispositifs et les critères d’évaluation sont identiques, chacun de nous les « traduit » finalement à sa manière, c’est-à-dire selon sa sensibilité déontologique, expérientielle, contextuelle et bien entendu culturelle.