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Les pratiques de collaboration entre acteurs sont encastrées dans un système socio-économique dominant que cet ouvrage propose de déconstruire, en montrant comment les sciences de gestion peuvent penser des modalités de collaboration socioéconomiques plus justes et respectueuses des écosystèmes naturels. Cet ouvrage a été publié dans la collection « Sociologie économique » dirigée par Jean-Louis Laville, qui propose de questionner l’ordre économique et d’articuler des analyses critiques en mettant en avant des pratiques sociales émergentes. Si elle met l’accent sur le champ de l’économie solidaire, cette collection est ouverte à des ouvrages portant sur une pluralité de formes et de logiques économiques. Ce n’est donc pas par hasard que l’ouvrage d’Eynaud et França Filho y est édité par les Éditions Erès, qui ont déjà publié deux livres sur la gouvernance des associations et sur la gestion des associations, acteurs clés de l’économie sociale et solidaire. Ces deux ouvrages ont mis en évidence des modèles hybrides et alternatifs de gestion des associations, où les objectifs sociaux font partie intégrante de la stratégie organisationnelle.

L’ouvrage d’Eynaud et Franca Filho propose quant à lui de se recentrer sur les sciences de gestion et la théorie des organisations, afin de construire le socle épistémologique d’une gestion alternative à la pensée économique libérale et penser l’économie solidaire tout comme l’état actuel de nos sociétés. Plus précisément, la proposition des auteurs est de repenser la gestion pour la redéfinir face aux défis environnementaux et sociaux, en vue d’ouvrir des nouveaux chemins vers des modèles plus soutenables. Cet objectif est d’autant plus d’actualité depuis le déclenchement de la crise sanitaire globale de la Covid-19.

Le point de départ de « Solidarité et organisation : penser une autre gestion » est la difficulté du modèle économique dominant de satisfaire les besoins sociétaux de manière juste et respectueuse des équilibres écologiques. Selon les auteurs, il est urgent de changer de modèle et les sciences de gestion peuvent y contribuer. Les inégalités économiques et sociales sont liées aux nombreuses externalités écologiques négatives de l’activité économique, dont les changements climatiques. Les impacts négatifs du modèle économique dominant sont difficilement gérables voire ignorés ou incompréhensibles par les citoyens, surtout si nous prenons en compte leurs conséquences politiques sur les territoires les plus vulnérables de la planète. Bref, en dépit de ses objectifs affichés de progrès social et écologique, l’économie hégémonique semble être en guerre contre la nature et l’équilibre social.

Or, les sciences de gestion par ses apports théoriques et empiriques peuvent favoriser la prise de conscience de ces enjeux et dangers pour tous les habitants de la planète, afin de rééquilibrer les dimensions sociale et environnementale des sociétés humaines. La faible présence des enjeux sociaux et intergénérationnels dans l’économie dominante nous renvoie à une question clé des sciences de gestion : nous faisons partie d’une gestion pour quoi et pour qui ? Est-ce qu’il reste une place pour la solidarité dans le monde économique et la gestion des organisations ?

On ne se doute pas des conséquences négatives sur la société et la planète d’activités économiques principalement guidées le profit. Plutôt que de rester dans une posture dénonciatrice, les auteurs proposent en premier lieu de questionner les principes historiques et prééminents de la gestion d’origine anglo-saxonne, et dans un second temps de revenir à des penseurs classiques tout en bénéficiant de l’apport d’autres disciplines et de contributions venant de pays moins présents dans la pensée dominante. Si leur exposé est clair, il est toutefois recommandé d’avoir quelques connaissances préalables sur les caractéristiques spécifiques de l’économie sociale, de l’économie solidaire, et des biens communs.

L’ouvrage engage tout d’abord un dialogue « Nord-Sud » des approches théoriques non hégémoniques. Du côté « nord », les principes de l’économie sont réélaborés à partir de la théorie de Karl Polanyi. Puis, les oppositions gestion publique/gestion privée et intérêt général/intérêt particulier sont déconstruites et contre-argumentées, grâce au cas de la gouvernance des communs. En effet, la théorie institutionnaliste d’Elinor Ostrom sur les communs, qui place les enjeux écologiques en son coeur, a ouvert la voix pour articuler une gestion collective multi-acteurs avec le principe de justice sociale. Un des apports pédagogiques d’Eynaud et Franca Filho est de signaler avec précision les points de rencontre et de complémentarité entre les communs, l’économie sociale et l’économie solidaire. Du côté du « sud », la place des penseurs brésiliens ne surprend guère si l’on considère la trajectoire de Genauto Carvalho Franca Filho, ainsi que la prégnance des enjeux sociaux et politiques dans un pays dont l’histoire est riche de mobilisations sociales et intellectuelles anticolonialistes. Ce contexte amène les auteurs à proposer un ouvrage très riche par la complexité des thématiques abordées et très original par les théories discutées, le tout illustré par une grande variété d’exemples organisationnels concrets.

La première partie du livre vise à identifier l’histoire incomplète de la gestion et de rendre visible son récit façonné par le passé et l’influence d’écoles de pensée ne prenant pas en compte la diversité des modèles de gestion, cultures ou types d’organisations existants. D’après les auteurs, l’histoire de la gestion s’est construite comme un récit « performant » de la bonne gestion capitaliste. Ainsi, même les lectures contemporaines des auteurs considérés comme classiques ont été ajustées à une perspective « officielle », focalisée sur des agents parfaitement rationnels et calculateurs et l’efficacité strictement économique. Par conséquent, l’objectif scientifique d’appréhender les liens sociaux dans toute leur diversité et d’adopter une vision intégrée des objectifs organisationnels a été marginalisé. À partir de ce point de départ, les auteurs présentent une relecture des textes classiques qui valorise les aspects oubliés ou laissés de côté. Par exemple, ils proposent une déconstruction du discours d’Adam Smith comme défenseur de la « main invisible », en expliquant le dilemme et les limites de l’intérêt individuel et de l’intérêt général.

Selon eux, afin de déployer les bases possibles d’une gestion différente, la vision instrumentaliste de l’économie doit être contestée pour laisser place à d’autres types de relations sociales. Pour ce faire, la vision instrumentaliste de l’économie est déconstruite en mobilisant les apports de Karl Polanyi. La mobilisation de la théorie de Polanyi comme pilier d’une autre vision de l’économie, ancrée et substantive, permet aux auteurs de replacer les dimensions politiques et sociales au coeur du phénomène organisationnel. En outre, ils proposent de redécouvrir le sociologue Max Weber à travers la pensée du brésilien Guerreiro Ramos, qui a réintroduit la sociologie et la philosophie dans la théorie des organisations. Cela lui a permis de développer le concept de « syndrome comportemental », qui dénonce les forces organisationnelles poussant à réduire la subjectivité des acteurs via la rationalité instrumentale. Les auteurs soulignent l’importance de l’héritage de la pensée de Guerreiro Ramos, ainsi que son recours à la pédagogie de la libération de Paulo Freire dans, par exemple, l’école de pensée non colonialiste brésilienne de « gestao sociale » au point de vue ancré dans la société.

Cette riche discussion nous permet de comprendre comment les entreprises modernes organisées autour de la recherche de profit ont « déshumanisé » les relations sociales en générant chez leurs membres un sentiment d’aliénation et d’impuissance. Il apparaît donc que le développement personnel, le bien-être et la solidarité n’occupent pas une grande place dans l’entreprise capitaliste. Dès lors, comment lutter contre le malheur systémique dans les organisations contemporaines ? Pour répondre à cette question, Eynaud et Franca Filho analysent les causes de ce malheur et reviennent sur ses origines qui ont façonné nos réflexions et nos manières d’agir. Puis, conscients des impacts de la pensée et de l’histoire sur la conduite des affaires humaines, les auteurs nous invitent à réfléchir de manière collective aux nouveaux outils permettant de changer nos pratiques et nos impacts sur la planète et la société.

En somme, les contributions théoriques non hégémoniques discutées dans ce livre doivent se comprendre comme une introduction aux perspectives alternatives en management et en lien avec l’économie solidaire. Le dialogue a été ouvert par les auteurs, restons à l’écoute et tâchons de le faire vivre, y compris à travers la co-création et la co-production de perspectives critiques communes au Nord et au Sud. Pour revenir au point du départ, à savoir les enjeux environnementaux et sociaux et le rôle de la gestion, l’exposition du modèle de gouvernance démocratique, participative et horizontale de l’économie solidaire et des communs permet aux auteurs d’illustrer un chemin possible vers l’intégration des acteurs les plus vulnérables et la reconnaissance des diversités sociales et culturelles dans la gestion. Le discours d’Eynaud et Franca Filho prône en définitive une gestion pour toutes et tous : cela est-il possible ? Est-ce que la gestion peut être une alliée de la justice sociale et environnementale ? Même s’il n’y a pas de recette universelle, les réflexions et exemples proposés dans cet ouvrage soulignent au regard de l’urgence sociale l’impératif d’une solidarité à l’échelle de la planète. Nous sommes évidemment face au dilemme de la responsabilité collective pour la justice sociale et le bien-être de toutes et tous. Quels sont donc les prérequis pour solidariser la gestion ? Outre la démocratie et l’inclusion de multiples parties prenantes, la réconciliation entre économie et territoires, ainsi qu’un modèle soutenable pour les humains et les non humains. D’où viennent ces principes ? Les auteurs ont recours à l’économie solidaire en raison de son projet de démocratisation de l’économie, de sa pratique de valorisation des formes hybrides de gouvernance, et de la complémentarité qu’elle recherche et accomplit entre objectifs économiques, sociaux et environnementaux. L’ouvrage illustre cette sage complémentarité avec l’exemple français des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), ou comment l’économie sociale et solidaire peut servir à la protection et gestion des communs par un modèle soutenable.

Suite à ces derniers développements, on peut questionner la pertinence de qualifier d’« autre gestion » les modèles de gestion non capitalistes et non libéraux, ces expériences collectives et communautaires qui équilibrent soutenabilité et intérêt collectif. Nous sommes ici confrontés à la controverse de la qualification des phénomènes sociaux, et penser qu’une seule « autre gestion » n’existe pas en soi, car il y a de multiples résistances et pratiques « autres » ou « alternatives », critiques, différentes, mais surtout plurielles. Nous pouvons dès lors regretter le titre du livre qui propose de « Penser une autre gestion ». Nonobstant les auteurs ne se limitent pas à une définition exclusive de l’autre gestion. « Penser une autre gestion » devrait être interprété plus comme un manifeste qui décentre la réflexion de l’entreprise. En effet, les expériences d’autres pays d’Amérique Latine montrent clairement que la trajectoire syndicale, communautaire et historique façonne les formes d’organisation et l’émergence d’une économie sociale, d’une économie solidaire, ou du « bien vivre » qui sont profondément diverses dans leur gestion bien qu’elles peuvent partager certains principes fondamentaux.

Étant donnée la diversité des phénomènes qui ont marqué l’histoire de chaque région du monde, nous recommandons aux lecteurs connaissant mal ces histoires de ne pas suivre le chemin d’une critique qui oppose parfois l’économie sociale et l’économie solidaire et populaire, car cela peut conduire à masquer ce qu’elles ont en commun pour mettre en exergue ce qui les différencie.

Enfin, un mot sur la partie du livre consacrée à l’épistémologie : si les auteurs ne proposent d’épistémologie alternative, ils élargissent la conception de la gestion et ses dimensions en discutant des contributions positives d’autres disciplines et champs d’étude comme l’anthropologie, la philosophie et la sociologie pragmatistes ainsi que l’épistémologie du Sud de Sousa Santos, parmi d’autres. Néanmoins, pour l’instant, il reste beaucoup de chemin à parcourir, car la construction d’un cadre plus vaste qui intègre les différentes théories présentées autour du phénomène social de la gestion reste en construction. Même s’il s’agit d’une grande ambition, l’ouvrage propose un riche panorama nous permettant de découvrir ce que pourrait être une « autre gestion », ainsi que des cadres théoriques alternatifs pour penser le monde social, économique et écologique.

Afin de réinventer la conception et la pratique d’une gestion « insoutenable » (d’un point de vue social et environnemental) et faire face aux grands défis de l’humanité, les auteurs proposent aux professionnels et aux gestionnaires de revisiter des penseurs classiques de la discipline ainsi que des écoles de pensée critiques moins connus. Ce pas est nécessaire pour envisager une gestion de la différence, avec et dans l’altérité. Le livre d’Eynaud et Franca Filho constitue sans aucun doute un encouragement au débat sur la démocratie et la justice sociale au sein de la gestion des activités économiques et sociales. Avec cet ouvrage, tout un chacun pourra approfondir sa réflexion sur le rôle nécessaire de la solidarité dans la gestion pour la transition sociale et environnementale.