Corps de l’article

Le contexte québécois

Suite au lancement en 2014 du Plan Culturel Numérique du Québec, l’investissement provincial pour renforcer les capacités des professionnels de la culture dans l’environnement numérique a fortement augmenté. Les acteurs du milieu muséal cherchent désormais à former leurs gestionnaires et leurs employés aux nouveaux modèles de gestion et de médiation liés à l’économie numérique. Dans ce contexte d’adaptation liée à des transformations sociotechniques induit par de nouvelles technologies, on voit, au Québec, se multiplier des initiatives pour renforcer les capacités numériques des organismes culturels : création d’événements phares (Forum des innovations culturelles, MUTEK, MUSEOMIX, etc.), de communautés professionnelles en ligne (les arts, la culture et le numérique au Québec sur Facebook, par exemple, ou encore le réseau des agents de développement culturel numérique) et incubateurs / laboratoires d’innovation numérique portés par divers organismes du secteur (Lab Culturel de Culture pour tous, LabDSR de La Danse sur les routes, Hub Culture/Savoir du Regroupement d’artistes et d’organismes culturels lavallois, etc.).

Ces initiatives mettent souvent de l’avant l’impératif de mise en pratique des méthodes de gestion de l’innovation propres à l’entrepreneuriat numérique. Parmi les approches couramment avancées, le design thinking est une méthode prisée par les gestionnaires et coordonnateurs à l’engagement numérique. Par exemple, cette méthodologie est fortement présente dans la programmation du Forum des innovations culturelles 2018, du Forum Culture + Numérique 2017, et dans l’approche d’incubation du Lab Culturel de Culture pour tous ! communiqué en 2019. Un tour rapide des forums professionnels montre également l’intérêt porté par des professionnels du secteur pour d’autres approches « à la mode », comme le lean management, les scrums ou l’innovation ouverte, en complément au design thinking.

Concernant les musées du Québec, les années 2018 et 2019 ont vu l’émergence de laboratoires d’innovation numérique en contexte muséal, tel que PRISME, le laboratoire du Musée des Beaux-Arts de Montréal. Ce laboratoire adopte une méthodologie de conception expérimentale inspirée du design thinking bootleg (Doorley et al., 2018) et du Design Thinking Bootcamp bootleg (Both & Baggereor, 2017) de l’Institut de design de Stanford. Il s’agit ainsi d’une nouvelle approche managériale qui s’inscrit dans la lignée des transformations organisationnelles successives vécues par les musées depuis les années 1960 et leur ayant permis de s’adapter continuellement aux transformations sociotechniques de la modernité (Davallon, 1997; Coblence, 2011).

Le laboratoire PRISME du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM)

Le MBAM, musée d’art le plus ancien du Canada, illustre à lui seul l’évolution des pratiques muséologiques contemporaines, étant passé des approches dites « centrées sur l’objet » à celles « centrées sur le visiteur et la communauté » (Poisson-de Haro et al., 2013). Sous la direction de Nathalie Bondil, le musée a renforcé ses liens avec les mouvements communautaires, adoptant une posture humaniste plutôt qu’experte, invitant les citoyens et les populations sous-représentés à participer à la vie de l’institution sous l’écusson du concept de vivre-ensemble, une posture avant-gardiste dans son temps. Cette posture muséologique assumée, tirant sa puissance dans la participation des communautés issues de la diversité de la métropole québécoise, est reconnue comme novatrice dans l’univers francophone et profondément ancrée dans les questionnements ontologiques touchant au rôle social du musée au XXIe siècle (Bellemare, 2020; Bondil et al., 2019). Le MBAM a par la suite innové en éducation muséale avec le numérique, notamment avec sa plateforme ÉducArt, dont le potentiel d’impact auprès des étudiants du primaire et du secondaire a attiré l’attention de nombreux chercheurs en muséologie (Larouche et al., 2019; Deveault, 2022). Aujourd’hui, son laboratoire d’innovation en médiation culturelle numérique, PRISME, encadre des démarches d’innovation collaborative et multidisciplinaire, faisant participer des professionnels de musées de tout le Québec.

PRISME, le laboratoire d’innovation numérique du MBAM, résulte de la mesure 115 du Plan Culturel Numérique du Québec (Ministère de la Culture et de la Communication, 2018) qui assure son financement depuis l’année 2018. Sa création répond au souhait des professionnels du milieu d’expérimenter de nouvelles technologies face à l’évolution rapide des habitudes culturelles induites par le numérique et les questionnements sur l’offre muséale dans ce contexte.

PRISME est un des premiers laboratoires d’innovation numérique dans un musée québécois. Attaché à la direction de l’éducation et de l’engagement communautaire, il occupe un espace dédié dans un pavillon accueillant habituellement les groupes scolaires et ateliers éducatifs. Son emplacement reflète la mission centrale du laboratoire qui s’intéresse avant tout au développement d’expériences de médiation muséale significatives et transformatrices. Il est dirigé et animé par une chargée de projet et une coordonnatrice, et profite également de la contribution de stagiaires de recherche intéressés sur divers enjeux touchant l’innovation numérique en médiation muséale.

La mission du laboratoire vise (1) à favoriser l’innovation en médiation numérique tout en stimulant une culture de l’expérimentation dans le milieu professionnel des musées; (2) à catalyser la création de nouvelles connaissances et le développement de compétences professionnelles reliés au numérique dans ce même secteur; (3) à constituer et entretenir un réseau intersectoriel (un écosystème) afin de faciliter la conception et l’évaluation de projets numériques innovants. Son activité principale concerne donc la conception de nouvelles médiations muséales ancrées dans la mission des institutions muséales et leur expérimentation dans des conditions réelles grâce au prototypage. Sur cette base, l’équipe de PRISME a donc décidé d’adopter une méthodologie inspirée du design thinking et des laboratoires vivants, dont les activités sont synthétisées dans le Tableau 1.

Le laboratoire a, depuis sa création, accompagné plus d’une dizaine de cellules d’innovation dans la mise en oeuvre dans des salles d’exposition du Québec. Il a également organisé des conférences pour sa communauté professionnelle à travers sa série DIFFRACTIONS et servi de terrain de recherche à des chercheurs dans le domaine de la médiation et de l’éducation muséale. Plus récemment, le laboratoire a conduit la première édition de son École d’été en innovation numérique en collaboration avec la Maison de l’innovation sociale afin d’imaginer des médiations pour contribuer à la transition socioécologique[1].

Tableau 1

Activités du laboratoire PRISME

Activités du laboratoire PRISME

-> Voir la liste des tableaux

La recherche s’est donc intéressée aux impacts du design thinking dans un contexte de laboratoire d’innovation interinstitutionnel sur les pratiques de gestion traditionnelle dans les musées. Elle invite ainsi à penser la boîte à outils du design thinking 1) comme instrument permettant de cultiver des valeurs, et donc des cultures organisationnelles, proches de celles des organisations créatives, et 2) comme boîte à outils de soutien à des formes de médiation organisationnelle et interdisciplinaire (Bélanger et Guyard, 2023) facilitant l’alignement de vision pour le respect des objectifs institutionnels lors de la conception de nouveaux produits et services. Sur ce deuxième point, la recherche a également mis en lumière l’appréciation des employés pour des dispositifs organisationnels réflexifs, sur le mode de l’exploration, permettant de prendre le temps de réfléchir en profondeur aux impacts d’un projet plutôt que de suivre les tendances imposées par la technique.

Revue de littérature

Les musées, particulièrement d’arts, ont souvent une image de galeries luxueuses présentant des artefacts et oeuvres d’art pour la délectation d’une minorité d’amateurs ayant bénéficié d’une éducation élitiste. Cette vision ancienne de la muséographie est héritée de l’image caricaturale des publics traditionnels des musées, où on les considérait comme des vitrines des collections privées ouvertes au public (Lacasse et al., 2004). Cependant, partout dans le monde, les musées ont évolué sous l’influence des transformations économiques, technologiques et sociétales depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Ils ont intégré de nouvelles fonctions organisationnelles leur permettant de se réinventer en augmentant le nombre de services, d’activités et de spécialisations professionnelles pour mieux répondre aux attentes des publics.

Ces constats nous amènent à réfléchir aux dynamiques et valeurs organisationnelles internes des musées comme étant tournés vers l’innovation : mais qu’en est-il dans la réalité ? Le cas d’un laboratoire d’innovation mobilisant les outils du design thinking représente une opportunité pour découvrir des dynamiques internes favorables ou non à l’innovation afin de poser un diagnostic sur des caractéristiques des pratiques de gestion dans ce secteur.

Le design thinking, d’un mode de pensée à une méthodologie de l’innovation

Le concept de design thinking, formalisé comme méthodologie d’innovation, résulte de recherches menées sur une cinquantaine d’années. Les premières définitions concernent une façon de penser spécifique aux praticiens de l’aménagement (architecture et design) adoptée pour la résolution de problématiques de conception contemporaines ancrées dans des systèmes socio-économiques complexes (Simon, 1969; Buchanan, 1992; Dunne & Martin, 2006; Camacho, 2018). Depuis les années 1960, la « pensée design » est liée à la résolution de problèmes « mal ou peu définis » (wicked), mobilisant des paramètres multidimensionnels de l’expérience humaine (symboliques, sémantiques, matériels, ergonomiques, etc.) pour concevoir des objets innovants et adaptés à la réalité des utilisateurs. Basée sur des considérations multidimensionnelles et le bien-être, cette approche se concentre sur les besoins réels des usagers (Dorst, 2011), prémisse donnant naissance aux méthodologies dites de « design centré sur l’humain ».

À partir des 1980, avec le mouvement des design methods, le design thinking est alors représenté comme processus créatif (Findeli & Bousbaci, 2005) qu’on peut activer en utilisant des outils méthodologiques contenus sur des boîtes à outils pratique développées, entre autres, par des firmes comme Ideo ou la d.school de Standford (Doorley et al., 2018). Ces outils ont désormais intégré le lexique courant des dialogues en stratégies d’affaires, les personas, scénarios d’utilisation et méthodes de remue-méninges peuplant de plus en plus les activités de conception et de mise en marché de nouveaux produits et services.

Le design thinking est dès lors principalement perçu comme une approche de gestion de l’innovation basée sur l’opérationnalisation d’activités créatives via un processus structuré en cinq étapes. Pour exemple, le Design Thinking Bootleg (Doorley et al., 2018) du d.School de Stanford les présente de la façon suivante : (1) Empathize; (2) Define; (3) Ideate; (4) Prototype; (5) Test (voir le Tableau 2).

D’autres formulations existent, mais elles reposent en grande partie sur les mêmes principes alignés aux étapes du modèle « double diamant » du Design Council (2005) : « découvrir » les besoins des utilisateurs, « définir » les critères de conception, « explorer » et développer des prototypes de solutions innovantes, « livrer » des solutions dans des contextes d’intervention précis. L’approche par le design se différencie des processus de conception orientés marché (Market pull) ou technologie (Technology push) (Verganti, 2011; Blum, 2019). L’innovation par le design résulte d’une méthodologie centrée sur les besoins des usagers et la pensée créative des designers. En tant que méthode prisée des gestionnaires pour stimuler la créativité des employés dans divers secteurs (Kelley and Kelley, 2013), le design thinking est pratiqué avant tout dans l’ingénierie, les services de santé et la gestion (Blum, 2020). Ses outils facilitent la conception innovante en partant des constats des utilisateurs cibles pour découvrir, formuler et organiser des connaissances multidimensionnelles sur leurs expériences de vie : habitudes de consommation, considérations ergonomiques, désirs, craintes et aspirations (Doorley et al. 2018; Brown, 2008). L’objectif avec ces informations étant d’orienter l’idéation et le prototypage de nouveaux produits, services ou expériences signifiantes (Camacho, 2018) sur la base des données recueillies sur le terrain afin de développer des produits et services mieux adaptés aux besoins émergents des usagers.

Tableau 2

Étapes, principes et activités de la démarche design thinking selon la d.school de Stanford

Étapes, principes et activités de la démarche design thinking selon la d.school de Stanford

-> Voir la liste des tableaux

Le design thinking et son impact sur les organisations

Au coeur des nouvelles pratiques managériales visant à favoriser la conception de nouveaux produits et services, la recherche en gestion s’est également rapidement intéressée au design comme pratique pour gérer les activités des organisations innovantes (Dumas et Mintzberg, 1991). Richard Buchanan soulignait, en 2015, les promesses de l’adoption des pratiques du design dans les entreprises dans leur capacité à transformer leurs cultures organisationnelles. Le design thinking permettrait d’abord de changer des approches de gestion souvent tournées vers l’intérieur de l’entreprise pour tourner le regard vers les connaissances et les opportunités résidant à l’extérieur de celle-ci (Starostka, 2014), au contact des utilisateurs et autres collaborateurs.

Le design thinking se démarque également par sa façon de questionner les valeurs organisationnelles partagées au sein des entreprises traditionnelles. Lorsqu’adopté, le design thinking contribue à l’émergence de nouvelles normes favorables à la créativité et l’innovation (Carlgren et col., 2014). Ainsi, la recherche en gestion porte un intérêt particulier aux impacts du design thinking au niveau de la culture des organisations, admis comme étant un véhicule d’apprentissage « expérientiel » favorisant le développement de cultures plus empathiques, collaboratives, tolérantes au risque et susceptibles d’encourager l’apprentissage. Cependant, Elsbach et Stigliani (2018) estiment également que le design thinking a plus de facilité à s’intégrer dans des organisations ayant déjà ses valeurs organisationnelles. Dans leur revue de la littérature sur la question, les chercheurs évoquent encore du travail à faire pour révéler en détail les opportunités en termes d’impacts de l’adoption de cette méthodologie sur la culture des organisations. Cet article vise à enrichir ces discussions à partir d’un cas issu du milieu muséal. Ce terrain de recherche offre une opportunité atypique d’évaluation des impacts du design thinking dans la mesure où l’innovation n’est a priori que peu perçue comme un impératif managérial, le milieu muséal échappant aux dynamiques de concurrences conventionnelles.

Design thinking, innovation et transformations dans les musées

En participant aux mouvements de décolonisation et aux mouvements progressistes des années 1960, de nombreux musées ont très tôt commencé à transformer leurs approches d’étude et de mise en valeur des collections, en particulier dans les musées d’art et d’archéologie, à travers la remise en question de la place du conservateur et de l’institution dans leur rôle de seuls interprètes de la signification des objets et des oeuvres exposées. La question du rôle social du musée a animé de nombreuses réorientations dans les pratiques muséales et a incité à innover en matière de pratiques de conservation (Davallon, 1997). Le Musée des beaux‑arts de Montréal, avec son approche de muséologie pour le vivre-ensemble, a longtemps été reconnu comme précurseur dans ce domaine (Bellemare, 2020).

Dès les années 1980, tout en conservant leurs activités principales de conservation, d’étude et de mise en valeur du patrimoine (Davallon, 1997; Jacobi, 2012), les musées voient leurs activités, produits et services se multiplier face aux impératifs managériaux liés aux transformations économiques et à l’émergence du tourisme de masse (Davallon, 1997; Jacobi, 2012; Gombault, 2003). Des innovations comme l’exposition temporaire, dispositif renouvelant régulièrement les contenus, émergent pour attirer de nouveaux publics et fidéliser la clientèle. Cette innovation génère de nouveaux contextes pour accroître l’offre d’activités éducatives et événementielles, marquant l’entrée des musées dans « l’ère de la communication » (Jacobi, 2013). Sont alors incluses dans les calendriers, des expositions « vedettes » et des activités didactiques pour rafraîchir l’identité de ces institutions pensées immuables (Jacobi, 2013). Depuis, les musées sont devenus de vrais influenceurs : dans les années 1980, le Louvre innove dans la façon de se présenter au public à travers des campagnes publicitaires reflétant des valeurs modernes (Gombault, 2000; 2003); aujourd’hui les musées ont une présence active dans tous les réseaux sociaux numériques, chacun déployant son propre langage. Le « tournant communicationnel » (Davallon, 1997; Kelly, 2010; Jacobi, 2012) annonce l’importance croissante des activités de communication et d’éducation, en plus des activités de gestion, de conservation et de recherche (Jacobi & Luckerhoff, 2009). Les musées sont devenus des institutions polyvalentes, avec des salles de conférences, des cinémas, des restaurants, des boutiques, etc. Ces transformations suscitent cependant des questionnements ontologiques sur la mission même du musée au XXIe siècle, leurs nouveaux modes d’organisation et leur statut de « vraies entreprises culturelles » (Zoldberg, 1983; Gombault, 2003).

Le passage d’une muséologie centrée sur l’objet à une centrée sur le visiteur (Deloche, 1985 cité par Paquin & Lemay-Perreault, 2015) a conduit les musées à examiner les publics par catégories et groupes aux attentes et intérêts spécifiques. Depuis les années 1980, le concept de médiation culturelle a guidé l’élaboration de politiques culturelles en Europe puis en Amérique du Nord, nourrissant la pratique muséale et fournissant un cadre théorique aux approches de médiation (Hein, 1999; Caillet, 1994; Caune, 1999; 2018; Rasse, 2000; Dufrêne & Gellereau, 2004; Ricker, 2012). Les musées favorisent alors la démocratisation culturelle créant des contextes de médiation permettant au public de dialoguer avec l’institution et ses professionnels pour faciliter l’appropriation des contenus par subjectivation des expériences culturelles proposées.

En Amérique du Nord, on parle plutôt de muséologie « relationnelle » (Poulot, 2012) ou « participative » (Simons, 2010; Falk & Dierking, 2016), mettant en oeuvre des approches collaboratives pour la co-création de contenus avec les communautés activistes et citoyens. La muséologie participative s’est développée dans les années 2000, nécessitant de s’adapter aux « nouvelles dynamiques sociales, culturelles et technologiques » (Fourcade, 2012; Larouche et al., 2012) pour ainsi amener les collections à l’extérieur des murs du musée. Avec l’arrivée du numérique, l’environnement muséal se dématérialise, impliquant de repenser les activités en dehors des salles d’exposition et d’adopter de nouvelles formes d’interaction au profit de l’éducation et de la médiation culturelle. Le musée doit « réévaluer son rapport au temps, à l’espace, et au public qu’il représente » (Fourcade, 2012). En somme, le numérique demande, encore une fois, aux musées d’innover.

Les premiers pas vers ce nouveau paradigme ont été marqués par la mise à disposition des collections en ligne pour « démocratiser la culture ». Depuis les années 1990 jusqu’à la fin des années 2000, chercheurs et praticiens du milieu muséal se sont intéressés au potentiel des nouvelles formes d’interactions en ligne, s’inspirant des blogues et réseaux sociaux pour imaginer de nouvelles approches d’interaction entre institutions muséales et citoyens (Giaccardi, 2007; Simon, 2007; Mancini & Carreras, 2010). Cependant, de premières observations montrent une faible consultation des collections, indiquant que l’accessibilité ne suffit pas pour assurer la participation des publics. Il est désormais nécessaire de bien concevoir des dispositifs de médiation numérique engageants avec des méthodes de conception adéquates.

Le numérique est devenu une ressource technique et une approche de médiation, déployant de nouveaux dispositifs pour engager les publics. Il incite également à l’innovation et pousse les directions muséales à repenser l’offre de services et les procédures pour proposer constamment du nouveau dans toutes les sphères d’activités, à un rythme soutenu, et qui rappelle les enjeux de transformation numérique partagée par les entreprises traditionnelles. Devant ce constat, Aurélie Dudézert (2018) questionne notre capacité à s’interroger sur les modes de gestion à mettre en place pour faciliter cette transition ?

La littérature sur l’application du design thinking dans le domaine des études muséales évoque généralement du travail sur l’accessibilité de l’espace physique (Hesseldahl et al., 2018), la co-construction de narratifs pour de nouvelles expositions (Muhtaseb & Burqan, 2021) et la conception d’activités éducatives (Smith & Iversen, 2014; Dindler et al., 2010; Macchia et al., 2015; Holdgaard & Klastrup, 2014; Roussou et al., 2015). Celle-ci met davantage l’emphase sur les extrants des processus de design, souvent décrits en termes de produits, services ou expériences, plutôt qu’en termes d’impacts sur les pratiques de gestion traditionnelles.

Les activités menées au sein du laboratoire PRISME offrent un contexte propice à l’évaluation de l’adoption du design thinking dans les pratiques de gestion en milieu muséal. Le laboratoire nous permet d’observer et d’étudier les effets d’une approche inédite basée sur le travail collaboratif, interinstitutionnel et multisectoriel, dans un espace voué à l’expérimentation.

Cette recherche offre ainsi la possibilité de répondre à la question : comment le design thinking questionne-t-il les dynamiques organisationnelles présentes dans le secteur muséal ? Cet article vise à révéler des caractéristiques de la culture organisationnelle de ces institutions en explorant les défis et les facilités liés à l’intégration du design thinking dans leurs processus internes. De même, la recherche souhaite avancer d’autres impacts perçus par cette approche dans le cadre spécifique de son utilisation dans les musées.

Méthodologie de la recherche

La recherche se base sur une étude de cas au sein du laboratoire PRISME. Les données ont été collectées via observation participante et non participante, ainsi qu’entrevues semi-dirigées, en examinant le travail de deux cellules d’innovation entre juillet et octobre 2020. Des activités prospectives en 2019 pour identifier des pistes de développement ont également été réalisées. L’utilisation de multiples méthodes de collecte a diversifié les données et facilité leur triangulation pour validation. L’analyse s’appuie sur la théorisation ancrée (Paillé, 1994).

Le contexte émergent des laboratoires d’innovation en milieu muséal permet de documenter et participer à un phénomène peu exploré dans la littérature scientifique. Gagnon (2005) souligne que l’étude de cas convient pour étudier les effets d’une nouvelle méthodologie de gestion au sein du milieu muséal québécois, comme l’approche adoptée par PRISME.

La collecte des données a été effectuée lors d’un stage de recherche de mai à octobre 2020, visant à développer des outils méthodologiques inspirés du design thinking, mais adaptés au vocabulaire de la médiation muséale[2]. Il contient onze outils méthodologiques issus du design, adaptés au langage et aux particularités de la conception en médiation muséale, tels des guides d’observation non participante, des canevas pour présenter des personas, des canevas de scénarios de médiation pour décrire un concept et communiquer l’impact souhaité de celui-ci. L’équipe a remplacé le langage traditionnellement fonctionnaliste des outils présent dans les manuels de design, centrés sur les besoins, pour recentrer le langage de facilitation vers des solutions soutenant des aspirations et autres paramètres de l’expérience muséale. Les chercheurs personnalisent les outils de facilitation en design pour correspondre aux modèles mentaux et univers sémantiques des domaines étudiés. Par exemple, la « problématisation » habituelle à l’étape de « Définition » est remplacée par la formulation d’une « intention de médiation » selon des paramètres spécifiques à l’expérience muséale.

La phase d’observation participante (40 heures) a été prioritaire pour documenter et décrire l’application de la démarche lors des activités d’innovation collaborative chez PRISME. À travers le regard du co-facilitateur, la description des activités est également le résultat de la démarche et de réflexions effectuées par l’équipe du laboratoire en partageant sensations, émotions, révélations et frustrations avec tous les participants autour de la table. Cette posture a favorisé une démarche réflexive et adaptative, ajustant les stratégies de facilitation à la réalité des participants. Des observations non participantes (Slack & Rowley, 2001) ont été réalisées durant les phases de prototypage pour documenter les étapes d’amélioration et évaluer le discours construit autour des prototypes par les équipes de conception.

Des entrevues ont été menées en deux étapes : (1) deux entrevues avec des participants de la première cohorte (2019-2020) pour améliorer l’approche méthodologique et le cadre de gestion des projets innovants; (2) quatre entrevues avec des membres des cellules d’innovation de la cohorte 2020 après l’incubation pour évaluer l’expérience globale et les apprentissages de l’approche PRISME. Une entrevue de deux heures a été réalisée avec la responsable de PRISME pour examiner les impacts recherchés sur l’écosystème professionnel et le Musée des beaux-arts. Le nombre d’entretiens a été déterminé par atteinte de saturation des données, en observant des patrons dans les réponses (Patton, 2002). Les activités sont présentées dans le Tableau 3.

Tableau 3

Activités terrain et méthodologie de la recherche

Activités terrain et méthodologie de la recherche

-> Voir la liste des tableaux

L’approche de PRISME basée sur le design thinking

PRISME a développé sa démarche en s’inspirant du design thinking bootleg (Doorley et al., 2018) de la d.School de Stanford. Ce choix vise à apporter une dimension sociale au processus d’innovation. Le processus du laboratoire comprend cinq étapes : (1) immersion; (2) définition; (3) exploration; (4) formalisation; (5) expérimentation. Une étape supplémentaire pour l’évaluation et le partage d’expériences est prévue lors de la clôture des projets. Les équipes commencent par explorer largement un contexte d’intervention pertinent pour le musée et progressent vers le prototypage et la mise à l’essai de solutions, avant de conclure avec une réflexion commune sur les apprentissages.

Chaque étape mentionnée compte divers outils méthodologiques adaptés spécifiquement aux cellules d’innovation, inspirés des approches classiques de design thinking. Ces outils servent 1) d’exercices de recherche et réflexion pour encourager la participation des équipes, 2) d’outils de facilitation et communication pour les séances collaboratives, 3) de documents informatifs pour ceux souhaitant comprendre le contexte visé. Les canevas créés par l’équipe soutiennent la documentation des connaissances formulées, constituant une banque d’archives et d’informations pertinentes pour ceux intéressés à saisir la réflexion derrière la médiation co-créée.

L’approche de PRISME se distingue non seulement par l’application d’une démarche structurée avec des outils de soutien à la conception, mais aussi par la participation de collaborateurs issus de l’écosystème d’innovation à des moments stratégiques. L’intersectorialité des cellules d’innovation est centrale à l’approche de PRISME, et la cohésion des équipes dépend des techniques de gestion de projet du laboratoire. Les trois principaux secteurs constituant l’écosystème d’innovation muséale, selon PRISME, sont : (1) les professionnels de musées; (2) l’entrepreneuriat technologique, incluant concepteurs et développeurs de dispositifs numériques; (3) le milieu de la recherche, avec des professionnels étudiant les publics.

La démarche globale repose sur la synergie entre les activités de conception et l’intégration progressive de nouvelles parties prenantes au fil des réflexions des équipes. S’étalant sur plusieurs semaines, elle permet aux participants la réalisation d’enquêtes ethnographiques et le prototypage par les développeurs de solutions testées dans des contextes de médiation réels. Les collaborations intersectorielles se produisent à des moments stratégiques, comme l’introduction des concepteurs technologiques lors de la troisième rencontre du processus, où la cellule d’innovation s’apprête à adapter une nouvelle technologie en fonction des critères de conception énoncés par l’équipe initiale de professionnels de musées (étape d’Exploration) (voir Figure 1).

Les outils de facilitation forment la base structurante du processus mis en oeuvre à PRISME. Ils servent à la fois de guides pour la structuration des activités collaboratives et d’outils d’analyse et de communication pour faciliter le partage de constats d’idées et de concepts au courant des réflexions. Ils aident à définir correctement les bases du projet en termes d’objectifs et de critères ancrés sur des observations centrées sur les utilisateurs et facilitent la communication entre professionnels du musée et les concepteurs technologiques. Les outils jouent un rôle significatif dans les flux de création : ils servent les leviers de progression et de cohésion des équipes.

La démarche au sein de deux cellules d’innovation

Les deux projets étudiés, menés par deux équipes chacune composée d’une dizaine de professionnels de différents musées du Québec, ont été rassemblés suite à un appel à intérêt autour de deux thématiques : les interactions sans contact dans les salles d’exposition et la médiation en salle de classe. Dans les deux cas, il y avait comme trame de fond les contraintes de la première vague de COVID-19. Les participants avaient des profils variés, incluant ceux de médiateur culturel, de responsable de communication ou des services d’éducation, ainsi que des directeurs généraux, apportant ainsi une pluralité de vues sur les capacités d’innovation et de prototypage des musées auprès des visiteurs. Les dynamiques de travail et d’échange observés dans le cadre des activités de la démarche de type design thinking sont présentées dans le Tableau 4.

Figure 1

Présentation de la démarche : ses étapes, ses activités clés, les outils et l’implication des parties prenantes

Présentation de la démarche : ses étapes, ses activités clés, les outils et l’implication des parties prenantes

-> Voir la liste des figures

Les thématiques initiales ont conduit à la conception de deux projets innovants : 1) une installation interactive sous forme de jeu projeté sur des objets exposés, réagissant aux mouvements des visiteurs, 2) une quête sur un plateau de jeu constitué d’images d’objets des collections, utilisable via une application vocale sur téléphone intelligent. Ce dernier, récemment déployé et nommé Muguette Myers, une enfance sous l’occupation[3] est produit par le Musée de l’Holocauste de Montréal en collaboration avec Spoken Adventures. Il invite des groupes d’étudiants à suivre la vie de Muguette Myers durant l’occupation en répondant aux questions de l’application liées aux objets de la collection du musée présentés sur le plateau. Le projet a été déployé en situation réelle lors d’une séance de cours à l’école.

Impacts des activités d’innovation collaborative

Favoriser une culture de collaboration sectorielle

En appui aux observations présentes dans la littérature, la collaboration apparaît comme une nouvelle valeur organisationnelle appréciée par les participants aux activités de design thinking. Pour la majorité, cette expérience comble un besoin persistant de lieux d’échange et de partage de bonnes pratiques dans le secteur en ce qui concerne l’innovation et le numérique. Les témoignages sur cet aspect de l’expérience sont unanimes :

Normalement, on travaille souvent avec le même petit groupe, on vit les mêmes réalités parce qu’on travaille tous dans le même musée. C’est vrai que cette réalité-là est importante pour nous, mais ce qui se vit ailleurs, ça apporte quelque chose d’autre.

Employé de musée #2, membre d’une cellule d’innovation

Cette observation nous permet d’avancer que le secteur n’est pas caractérisé par une culture de collaboration entre institutions, en particulier, au niveau des employés de la médiation et de l’éducation, champs d’activités névralgiques dans la capacité d’impact de ces organisations. Rappelons que les participants aux cellules d’innovation n’occupent pas des postes de direction : en tant que responsables et coordonnateurs de projets, médiateurs et intervenants, ils sont davantage à la réalisation de tâches liées à l’exploitation et moins aux aspects de stratégie globale menant à des collaborations. Des conversations subséquentes dans le cadre de groupes de discussion à la suite de ce travail ont effectivement confirmé le désir de créer des communautés de pratiques sur les enjeux touchant l’innovation et le numérique en milieu muséal. Pour répondre à ce besoin, le Musée des beaux-arts de Montréal a publié, sur la base des travaux menés dans le cadre de cette recherche, une boîte à outils numériques dans l’objectif de faciliter l’appropriation des pratiques de design chez les professionnels de la médiation (MBAM, 2024), un projet porteur espérant rassembler ceux qui s’intéressent aux enjeux relatifs à l’innovation dans ce domaine.

Tableau 4

Dynamiques de travail et d’échange au travers de la démarche design thinking

Dynamiques de travail et d’échange au travers de la démarche design thinking

-> Voir la liste des tableaux

Démystifier la conduite de « projets numériques » en apprenant par la pratique

L’innovation centrée sur l’humain, avec ses outils de facilitation, permet de centrer les étapes initiales d’un projet sur la formulation et l’échange de connaissances tacites issues de l’expérience de vie des utilisateurs (via l’enquête ethnographique). Les étapes d’Exploration et de Définition, étant vouées à la compréhension d’enjeux relatifs à l’expérience muséale tel que vécue par le visiteur, elles ont permis d’initier les réflexions sous l’angle des impacts souhaités de l’expérience muséale (la fin) plutôt que sur l’utilisation d’une technologie à la mode qu’on devrait adopter rapidement (le moyen). Les approches d’innovation collaboratives centrées sur l’humain et comportant une phase de prototypage ont cet avantage de démystifier la perception de l’innovation comme étant générées par la technologie.

À PRISME, j’avais toujours un peu le syndrome de l’imposteur parce qu’en technologie je ne connais rien du tout (...). Finalement, je me suis retrouvé avec les 10 collègues et je n’ai pas eu l’impression d’être plus incompétente que les autres, que ce soit par rapport au numérique ou par rapport à la démarche. (...) En réalité, ce dont je me rends compte à la fin, c’est que j’ai des compétences numériques.

Employé de musée #1, membre d’une cellule d’innovation

L’approche de design centrée sur l’humain redonne confiance aux participants puisque valorisant en premier lieu les observations issues du terrain comme socle fertile à la pensée créative.

L’expérience du laboratoire montre également que malgré des habitudes de travail ancrées dans l’exploitation, les employés prennent rapidement goût au dépassement de leur zone de confort. Pour certains, le déploiement d’un prototype dans un contexte d’expérimentation ressemble à une première expérience de gestion d’un projet numérique :

Je ne suis pas habitué à diriger du monde. Je ne suis pas habitué à dire « je veux ça comme ça », « non les hublots, ce n’est pas de même que je les veux » [Je ne suis pas habitué] à diriger une équipe. Donc, tout ça m’a apporté de nouvelles compétences. Apprendre comment fonctionne une plateforme [comme la technologie choisie], ça m’a apporté une nouvelle compétence aussi. Je sors de PRISME avec plus de compétences, c’est sûr et certain.

Employé de musée #3, membre d’une cellule d’innovation

Suivant la logique de création de connaissances organisationnelles (Nonaka, 1994), les activités de prototypage sont souvent liées à l’apprentissage par la pratique. Les connaissances sur les publics, les hypothèses sur les usagers des nouvelles technologies et leur impact prennent beaucoup plus de sens lorsqu’elles sont confrontées à la réalité. En particulier, la construction du prototype et sa mise en oeuvre permettent d’internaliser de nouvelles notions liées aux technologies utilisées.

Le prototypage compte deux impacts perceptibles : (1) il permet, dans un premier temps, d’évaluer les effets de la mise en place d’un nouveau concept afin d’identifier des pistes d’amélioration, tant au niveau du contenu que des usages; et (2) dans un second temps, de développer de nouvelles compétences en gestion de projets numériques grâce à une mise en situation sur le terrain.

On retrouve ainsi la dimension d’apprentissage expérientiel également mentionnée dans la littérature. D’autres participants en font mention de façon tout à fait explicite :

Si le prototype avait été installé dans d’autres institutions et que j’étais allé le voir, ou bien si j’avais juste assisté à la rencontre des résultats, si je ne l’avais pas vécu par moi-même, je n’aurais peut-être pas su quel genre de chose j’aurais pu faire dans mon institution. Ça, là, de l’avoir testé au complet, je sais qu’est-ce qu’on peut faire avec les deux technologies qu’on a essayé. Je suis beaucoup plus outillé que je ne l’étais.

Employé de musée #3, membre d’une cellule d’innovation

Il a également été question d’augmentation du sentiment d’accomplissement lors du déploiement du prototype, phénomène dû à la concrétisation d’un projet non planifié. Il s’agit ainsi d’un processus permettant d’ouvrir de nouvelles perspectives dans le cadre de son travail. Sur le court terme, les participants se sentent capables de mener des projets d’innovation, peu importe leur titre ou leurs compétences particulières. Investis et motivés pour expérimenter, ils consacrent des efforts supplémentaires en parallèle de leurs tâches quotidiennes dans un esprit de découverte et d’apprivoisement du risque pour mettre au monde un nouveau concept.

Bousculer une culture de procédures contribuant à une faible tolérance au risque

Comme dans beaucoup de milieux organisationnels, les cultures internes ne sont pas prêtes à adopter des postures facilitant l’expérimentation ou le prototypage, c’est-à-dire, l’apprentissage par essai et erreur dans des conditions réalistes. Les participants ayant conduit le développement d’un concept jusqu’au prototypage ont partagé leurs impressions sur la capacité de leurs institutions, vécu à travers des conversations auprès de leurs collègues, à mettre en place des activités d’expérimentation sur le terrain.

Deux raisons expliquent les difficultés à s’investir dans ce type d’activités : 1) l’impossibilité d’intégrer un processus itératif au sein des opérations, puisque souvent encadrées par un calendrier événementiel serré qui exige beaucoup de livraisons; 2) une culture institutionnelle contrôlant son image, souvent ancrée dans des valeurs d’exemplarité et de perfectionnisme qui ne laissent pas la place à l’exposition de projet en cours de conception.

Le plus dur, ça a été de mettre des balises, parce que là, il fallait leur rappeler que c’était un prototype et, eux [ses collègues], ils voulaient vraiment pousser la machine au maximum. Il fallait que je les arrête : « écoutez, ce n’est pas le temps de faire de la réalité augmentée ou de l’intelligence artificielle, on n’aura pas le temps » (...) Je leur disais : « c’est un prototype », faites comme si le reste du musée n’existait pas », donc il fallait que je me batte avec ce monde-là !

Employé de musée #3, membre d’une cellule d’innovation

De fait, les participants ont exprimé des frustrations quant à leur capacité à encourager la mise en place de simples prototypes auprès de leurs collègues et collaborateurs, ces derniers craignant que l’image de leur institution puisse être compromise. De plus, ces activités sont perçues comme superflues ou non productives, ainsi qu’exigeantes en ressources et, a priori, faibles en résultats. Cette perception s’étend également sur les pratiques d’innovation dans un sens plus large.

À l’extérieur [le public], ils réagissent super bien. Puis, à l’intérieur, mes collègues de travail me disaient : « mais ça va servir à quoi ça ? » (…) « Tes heures, elles vont nous servir à quelque chose ? (…) Moi j’y allais en me disant « mais on prototype ! » Je trouvais ça intéressant, mais j’avais cette pression-là.

Employé de musée #2, membre d’une cellule d’innovation

Dans la pratique, à l’esprit d’exploration cultivé dans les cellules d’innovation, et incarné par l’attitude entreprenante des participants, s’oppose finalement l’attitude pragmatique et procédurale des autres employés évoluant à l’extérieur du cadre de projet d’innovation. Il est ainsi possible de confirmer les constats présents dans la littérature qui affirment qu’il est plus facile d’intégrer le design thinking dans des organisations dans lesquelles il y a des cultures tolérantes à l’erreur. Les témoignages dévoilent qu’il s’agit d’une compétence acquise de façon individuelle, mais d’autres actions seraient requises pour amener cette compétence au niveau de l’organisation.

S’offrir un espace où le temps se transforme pour prendre le temps de réfléchir, s’organiser et comprendre avant d’agir.

Avant tout, le choix de l’utilisation du design thinking en milieu muséal était l’opportunité de lever des appréhensions naturelles quant à l’urgence de devoir adapter son offre à l’environnement numérique. Comme présenté dans la littérature, de nombreux musées se sont investis rapidement dans l’adoption de nouvelles technologies émergentes afin de suivre l’évolution des pratiques de consommation des contenus culturels. PRISME a ainsi été mis sur pied face à ce constat afin « d’éviter de faire du numérique pour du numérique ».

Le Musée (…) a toujours été frileux quant à l’insertion des technologies dans ses pratiques, dans ses salles d’exposition, dans ses activités de médiation. Il y a toujours eu très peu de technologie. Donc, je pense que le Musée a vu dans ce contexte de laboratoire un moyen d’explorer l’effet de ces nouvelles technologies dans les médiations sur les visiteurs pour pouvoir ensuite faire des choix.

Responsable du laboratoire

Les participants ont également souligné qu’à PRISME, contrairement au rythme accéléré traditionnellement vécu dans les musées, ils ont disposé de temps pour réfléchir de manière approfondie à l’utilisation d’une technologie en mesurant ses impacts grâce au prototypage. La démarche de design thinking a ainsi été une occasion privilégiée de « prendre le temps » avant de produire quelque chose de nouveau. La démarche est ici très éloignée des pratiques - trop souvent observées - d’ateliers de design thinking se rapprochant plus d’une activité de collage de post-it et de team building, menée sur quelques heures et réalisée sans culture métier ni approche relevant de la philosophie du design.

Prendre le temps permet de gagner du temps plus tard 1) en anticipant l’appropriation des projets par les publics, et réduisant donc le risque lié à leur adoption; et 2) en développant de nouvelles compétences qui permettent de réaliser des choix judicieux. Pour les professionnels, il s’agit d’une pratique essentielle puisque les musées manquent souvent de ressources :

C’est bien le fun de faire un interactif, mais il faut quand même qu’il y ait un but à tout ça. Ça, je le savais, mais ça s’est confirmé parce que (...) il faut quand même que les gens apprennent quelque chose, qu’il y ait un intérêt pour les enfants… parce que ça coûte cher aussi (...), mais de mon côté, il s’agissait d’essayer le potentiel de la technologie.

Employé de musée #3, membre d’une cellule d’innovation

Apprécier « prendre le temps » avant de prendre une décision fait appel à une réalité présente dans le milieu muséal, qui peut se présenter comme une « contre-valeur » organisationnelle : celle de l’urgence d’agir. Celle-ci se présente sous la forme d’échéanciers associés à des appels à projets et à des subventions destinées, autant aux expositions, qu’au numérique. La plupart des projets se réalisent ainsi sans avoir recours à des données prouvant l’adéquation entre les projets imaginés et les attentes réelles des visiteurs. Dans bien des cas, les porteurs de projets conceptualisent des projets sans avoir une connaissance approfondie des technologies numériques. Ainsi, l’approche reposant sur le design thinking de PRISME permet de prendre un temps d’arrêt pour ne pas agir dans l’urgence; pour explorer les possibles en minimisant les coûts. Ce qui permet, dans le cadre d’un laboratoire d’innovation multisectoriel, de générer des économies collectives.

Tableau 5

Synthèse des résultats

Synthèse des résultats

-> Voir la liste des tableaux

Discussion et conclusion

À travers l’exemple des cellules d’innovation du laboratoire PRISME, cet article souhaite contribuer à deux discussions : (1) en premier lieu, la recherche s’est intéressée aux freins à l’adoption et les contributions possibles du design thinking dans les organisations muséales en analysant la capacité des employés à apprivoiser certaines valeurs associées à l’innovation incarnées par cette approche. (2) En second lieu, à partir de l’interprétation des données issues des entrevues et en procédant par théorisation ancrée, cet article met également l’accent sur les impacts perçus de l’adoption du design thinking au niveau de la culture des organisations, sujet absent dans la littérature.

Sur le premier point, il a été question tout au long de l’article de certaines valeurs encouragées par le design, et présentes dans les firmes innovantes, auxquelles ont été confrontés les participants aux cellules de PRISME. Les trois valeurs principales évoquées ont été (1) la collaboration, (2) l’apprentissage par la pratique et (3) la tolérance à l’erreur. Ces trois valeurs ont déjà été identifiées comme étant associées à la facilité d’intégration de pratiques en design dans d’autres secteurs de l’économie (Elsbach et Stigliani, 2018). L’appréciation ou la découverte de ces valeurs par les participants dans le cadre des cellules d’innovation appellent à diriger l’attention des gestionnaires vers la mise en place de stratégies pour cultiver la collaboration interinstitutionnelle à toutes les échelles, ainsi qu’à créer des climats de sécurité psychologique pour expérimenter, afin de rendre ces organisations davantage capables d’intégrer le design thinking à tous les niveaux de l’organisation. L’article illustre que le design thinking favorise le développement de compétences en innovation et le sentiment d’accomplissement en milieu de travail, un constat d’intérêt pour tout gestionnaire soucieux d’adresser les enjeux de rétention d’emploi et de bien-être dans son organisation.

Un quatrième élément a été évoqué par les participants concernant les bénéfices de l’intégration de processus de design thinking dans les organisations muséales : il s’agit de la possibilité de prendre un temps d’arrêt pour évaluer pleinement la nécessité d’adoption d’une nouvelle technologie.

Dans ce sens, les entretiens et observations permettent d’avancer que ce temps d’arrêt pour comprendre les habitudes et besoins réels des utilisateurs, ainsi que la validation d’hypothèses de conception dans le cadre du prototypage, soutiennent la considération critique des technologies avant de faire des investissements dans ce domaine. Effectivement, le milieu muséal est souvent amené à réagir, dans l’urgence, aux intérêts émergents de ces bailleurs de fonds principaux, parmi lesquels le gouvernement. La mise en place de nombreux projets pilotes dans le cadre du Plan Culturel Numérique du Québec témoigne de ce phénomène. Ainsi, lorsque le numérique, ou la technologie plus généralement, devient une priorité socio-économique, le financement à disposition conduit les musées à suivre les directives gouvernementales et autres intérêts de leurs bailleurs de fonds. Cela est peut-être similaire au sentiment d’urgence dans les entreprises traditionnelles devant la nécessité de rester toujours compétitifs. Cependant, la distance de cette réalité dans la culture organisationnelle des musées permet d’adopter un regard critique sur la question puisque, finalement, pourquoi devraient-ils « faire du numérique pour du numérique » si cela ne leur génère que des gains marginaux.

Le design thinking, dans sa capacité à fournir des données sur les habitudes, les attentes et les aspirations des visiteurs, en ce qui concerne des espaces aussi singuliers que les musées, peut être considéré comme un outil de réflexion stratégique afin de considérer la technologie de façon critique et l’utiliser de façon raisonnée. Le design thinking permettrait ainsi de redonner un certain pouvoir d’action aux communautés professionnelles aux prises avec des transformations techniques radicales.

Ainsi, serait-il possible de bonifier délibérément les pratiques de design thinking pour en faire une activité d’appropriation critique de nouvelles technologies dans toutes les industries ? La question devient de plus en plus importante, alors que les différentes crises (climatique, de la biodiversité, des inégalités, etc.) doivent être considérées de façon systémique, et donc, appelant à regarder de face le rôle du numérique dans l’aggravation des enjeux.