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Penser, est-ce comparer?

Le touriste qui passe par la station de métro Rathenauplatz, à Nuremberg, ne manque pas de noter deux grands portraits sur le mur, ceux de Theodor Herzl et de Walther Rathenau. Au milieu de ces deux portraits, une mosaïque réalisée par l’artiste Gregor Hiltner reproduit en lettres majuscules la phrase suivante : denken heisst vergleichen. « Penser, c’est comparer ».

Il s’agit d’une citation de Walther Rathenau, le célèbre industriel allemand d’origine juive, qui fut Ministre de la reconstruction et Ministre des affaires étrangères sous la République de Weimar, avant d’être finalement tué par l’extrême droite à Berlin en 1922[1]. Si on en croit Rathenau, il semble que la comparaison soit une activité à la fois naturelle et nécessaire pour tout être doté de raison. Mais qu’est-ce que cela veut dire, au juste, « comparer »?

Le mot français « comparaison », ainsi que l’anglais comparison ou l’italien comparazione, viennent du latin comparatio. C’est une combinaison de la préposition com (forme archaïque de cum, « avec ») et du verbe parare, dérivé de l’adjectif par, qui veut dire « égal », « de taille égale », « bien assorti » (d’où, dans les diverses langues, paire, pair, peer, Paar)[2].

Comparatio renvoie à l’opération mentale de comparare : faire un parallèle entre deux éléments, pour en faire ressortir les ressemblances et les différences[3]. Un sens similaire est donné en grec au verbe paraballô (παραβάλλω), jeter auprès de, confronter[4], d’où on dérive le nom parabolé (παραβολή), récit allégorique, parabole (en latin, parabola)[5]. En allemand, « comparaison » se traduit par le mot Vergleich, composé du préfixe ver (une action ciblant un résultat particulier), et gleich, « égal » (Gleichheit traduit « égalité »)[6]. Il est intéressant de noter ici que Vergleich, dans le code civil allemand (article 779 BGB) veut aussi dire « règlement » (hors cour) ou « transaction », c’est-à-dire le contrat par lequel des parties résolvent une dispute au moyen d’un accord mutuel, d’un compromis, en cédant et prenant[7]. Cet accord sous-entend une réciprocité, qui rappelle l’idée de relation inhérente au latin par[8].

En tant qu’opération mentale produisant l’intelligibilité, la comparaison est un outil immédiat et naturel[9], un outil qui fonctionne si bien —comme l’écrivait Rudolph von Jhering — qu’il peut donner lieu à une véritable « obsession »[10]. Il est donc difficile de ne pas concorder avec la proposition de Rathenau selon laquelle « penser, c’est comparer », ou même avec celle de Jerome Hall selon laquelle « être sapiens est être comparatiste » [notre traduction][11]. Cependant, il ne faut pas oublier qu’il y a plusieurs manières différentes de comparer, tout comme il y a plusieurs manières de penser[12]. De telles différences acquièrent une importance cruciale aussitôt que l’opération pragmatique de la comparaison se transforme en une discipline scientifique; aussitôt, en d’autres termes, qu’elle devient disciplinée[13].

Depuis la genèse du « comparatisme », envisagé comme attitude caractéristique de l’environnement intellectuel européen du XIXe siècle[14], plusieurs disciplines scientifiques ont affirmé leur identité « comparative ». Pourtant, l’emploi de la comparaison, largement accepté dans certains domaines du savoir, a été rejeté dans d’autres. En particulier, si les sciences de la nature se sont placées à l’avant-garde en ce qui concerne le recours systématique à cet instrument[15], le raisonnement comparatif a rencontré plus d’hostilité dans certaines sciences humaines — et ce, sur la base de l’idée de l’incommensurable particularité des phénomènes étudiés —, notamment en anthropologie, en histoire ou en histoire des religions[16]. Mais, même dans les disciplines plus favorables à son utilisation, la comparaison a été comprise et appliquée selon plusieurs variantes[17]. Les différentes manières de comparer prennent alors la forme de « méthodes », ce qui génère inévitablement controverse. François Gény a appelé cela « le combat pour la méthode »[18].

En effet, la controverse entourant les diverses « méthodes » de la comparaison a caractérisé et caractérise toujours la plupart des disciplines dites « comparées » ou « comparatives »[19]. Le cas du droit comparé est particulièrement intéressant, de ce point de vue, parce que le débat sur la méthode, généralement laissé à l’arrière-plan dans les réflexions des comparatistes[20], se trouve dramatiquement ravivé ces jours-ci.

On compte, dans les dernières années, plusieurs livres dédiés aux enjeux de la méthode et de la méthodologie[21]. Des dizaines d’articles et chapitres de livres s’intéressent au même problème[22]. Les méthodes de l’enseignement et de la recherche en droit comparé sont parmi les sujets les plus récurrents dans les congrès scientifiques[23]. Les comparatistes sont si préoccupés par la question de la méthode, que l’on a parfois l’impression qu’ils passent plus de temps à discuter de la comparaison, qu’à faire des comparaisons...

Si l’on se souvient du célèbre énoncé de Gustav Radbruch, selon lequel les disciplines qui s’interrogent trop sur leurs propres méthodes sont des disciplines « malades » [notre traduction][24], on pourrait conclure que le droit comparé a récemment contracté une infection sérieuse. Mais ce n’est qu’une boutade : je ne crois pas que la controverse entourant la méthode soit un symptôme de maladie, même si le droit comparé est peut-être dans un état critique (un état de « crise »), en prenant ce mot dans son sens étymologique de séparation, pouvoir de discerner, ou jugement.

Le droit comparé semble en effet à la croisée des chemins, alors que le cadre culturel, politique et institutionnel qui avait entouré sa naissance et son développement est sur le point de disparaître, ou du moins de changer profondément[25]. Si la comparaison, en tant qu’instrument cognitif, « a longtemps appartenu aux raisonnements et aux façons de faire concrètes des juristes, qu’ils soient universitaires ou praticiens »[26], le « droit comparé », en tant que domaine spécifique du savoir juridique est un produit intellectuel moderne de l’Europe du XIXe siècle[27]. Il est la résultante historique de deux forces majeures : l’« étatisation » du droit et sa cristallisation dans des ordres juridiques séparés et autonomes, d’une part; et l’attitude « scientiste » des théoriciens du droit, d’autre part[28]. Si l’étatisation invite le juriste à limiter son attention aux microphénomènes du droit national, le positivisme scientifique — renforcé par la rencontre coloniale avec l’« autre » non européen — pousse le juriste à dépasser les frontières territoriales pour aboutir à une rationalisation descriptive des différences et similitudes entre les institutions juridiques et à comprendre leurs dynamiques de développement. Il s’agit d’une tension, au fond, entre nationalité et internationalité[29], qui a marqué profondément l’histoire de la discipline et qui ne manque pas de projeter ses effets sur l’expérience contemporaine.

L’effacement progressif des frontières nationales, l’harmonisation des secteurs croissants de l’expérience juridique, la croissante interdépendance entre les différents niveaux de régulation et l’émergence de plusieurs formes de droit « hors d’État » (à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’ordre juridique formel), ont exercé une pression sur le droit comparé en rapport avec son objet de connaissance[30]. En même temps, le déclin de la foi typiquement positiviste en la possibilité de « connaître » les phénomènes sociaux d’une façon objective et « idéologiquement » neutre[31] a montré la fragilité de l’épistémologie scientiste sous-jacente au droit comparé du XIXe et du XXe siècle et a révélé le caractère intrinsèquement subjectif de toute opération de comparaison[32].

Dans un tel contexte, le débat sur la méthode représente une occasion de réfléchir aux caractéristiques et aux buts de la discipline dans un scénario transnational changeant. Cependant, on ne peut occulter une certaine déception devant la manière dont souvent ce débat se déroule.

En particulier, il n’est pas rare de trouver des écrits dans lesquels le mot « méthode » est employé au singulier, plutôt qu’au pluriel[33]. Ceci donne l’impression qu’il existe vraiment une — et une seule — méthode correcte pour faire des comparaisons juridiques, et que c’est la tâche de l’auteur que de la découvrir et de la « décrire »[34]. Sans nécessairement invoquer l’anarchisme épistémologique de Paul Feyerabend[35], il est clair que l’idée d’une unicité de la méthode, si elle rappelle le projet à long terme de légitimer la comparaison juridique comme « science »[36], ne peut pas aboutir au résultat souhaité[37].

Il ne peut être contredit que le droit comparé, depuis son apparition, n’a jamais suivi une seule méthode, et ceci, pour la simple raison qu’il n’a jamais eu un seul projet intellectuel sous-jacent[38] (ou une seule « fonction », suivant la terminologie d’Edouard Lambert[39]). Comme l’a récemment remarqué Jürgen Basedow, il n’est pas possible de répondre ou même de poser la question quelle est la méthode correcte? sans avoir au préalable clarifié « qui sont les clients du droit comparé » [notre traduction][40]. Historiquement, le droit comparé a servi plusieurs « clients » : le législateur national, les gouverneurs coloniaux, les cours nationales, les cours internationales, les professeurs de droit, les étudiants, les institutions de la mondialisation, etc.[41] De plus, le paradigme de « scientificité » et même la notion de « droit » ont varié sensiblement selon les époques et les contextes institutionnels dans lesquels la comparaison juridique a été pratiquée[42].

Ainsi, des cibles ont été identifiées et des méthodes différentes ont été développées pour répondre à diverses conditions spatiales et temporelles et pour accomplir une multitude de différents projets intellectuels ou politiques (rationalisation descriptive des ressemblances et différences, réformes législatives, unification du droit, exportations des modèles juridiques dans les colonies, résistance à l’imposition, etc.)[43]. En bref, il n’y a jamais eu de droit comparé, mais seulement plusieurs comparatismes. Par conséquent, si on veut réfléchir aux défis contemporains et à plus forte raison aux perspectives futures de la discipline dans le contexte du droit « global »[44], il faudrait commencer par « historiciser » attentivement l’entreprise du droit comparé et les « combats pour la méthode » qui l’ont caractérisée, de façon à mieux comprendre ses transformations dans le temps, ses réalisations et ses limites inhérentes.

Dans cet article, je voudrais proposer un petit exercice d’« archéologie » de la comparaison juridique, en suivant quelques traces laissées par le passé, qui conditionnent toujours notre compréhension et notre exercice de la discipline. Je présenterai donc une collection de clichés de certains moments passagers, correspondant en particulier à la période formative de ce domaine d’études, qui illustrent comment le discours comparatiste s’est déployé à ses débuts dans une logique de confrontation dialectique, et simultanément d’identification partielle avec la culture juridique locale.

Le droit comparé s’est affirmé en effet comme discipline « dissidente ». Dissidente, se réclamait-elle, par rapport au particularisme de la science juridique orthodoxe et à son « esprit de clocher »[45]. Mais cette évolution par différentiation n’a pas toujours accompli la fonction « subversive » que lui invoquent aujourd’hui plusieurs auteurs[46]. Si la subversion implique le « bouleversement des idées et des valeurs reçues »[47], le droit comparé « traditionnel » a été « sélectivement » subversif[48]. Plutôt que de bouleverser les idées et les valeurs reçues, et donc d’aboutir à un changement de paradigme[49], le droit comparé s’est souvent limité à élargir le champ de recherche dans une dimension spatiale ou temporelle plus vaste et à favoriser la diffusion des perspectives méthodologiques « contre-courant » comme les approches anti-formalistes et interdisciplinaires. Il a opéré, en d’autres termes, comme agent de « résistance » — dans le sens donné à ce mot par Geoffrey Samuel[50] — sans pourtant aboutir à une révision critique des deux présupposés de base de la conception occidentale moderne du droit : l’étatisme et le « scientisme »[51].

I. Pourquoi l’anatomiste a-t-il son anatomie comparée, alors que le juriste n’a pas sa jurisprudence comparée?

Le premier cliché sur lequel je voudrais porter mon attention nous mène à la genèse du comparatisme au XIXe siècle. Même si le Congrès international de Paris de 1900 marque la date symbolique de la naissance du droit comparé[52], en tant que discipline autonome de la science juridique, la formation de ce champ d’études est plus ancienne[53]. La création des premières chaires et sociétés scientifiques dans le domaine de la législation comparée se situe, en France et en Angleterre, autour du milieu du XIXe siècle[54]. Mais au niveau de la production théorique, ce furent surtout les juristes allemands qui jouèrent un rôle d’avant-garde[55] en développant deux approches principales à la comparaison : l’une plus pragmatique, centrée sur la connaissance des droits et surtout des législations étrangers, et employée comme source d’inspiration pour la réforme et l’interprétation du droit national; et l’autre à caractère plus spéculatif et plus directement liée à l’usage de la « méthode comparative » par les sciences modernes[56]. Ces deux approches, qui laisseront des traces profondes dans les travaux du Congrès de Paris, partagent un caractère d’opposition à la culture juridique dominante, et notamment à l’école « historique » du droit.

La relation entre l’école historique et la comparaison juridique fut en effet profondément ambivalente[57]. L’« historisme », attitude caractéristique à la culture allemande de l’époque[58], conduisit à regarder le droit comme création humaine douée d’une existence historique. D’une part, affranchi de la théologie et des abstractions atemporelles de l’école du droit naturel, le droit fut réduit à sa dimension positive, « relativisé », et donc ramené à une dimension ouverte à la critique et à la compréhension par la comparaison[59]. D’autre part, l’usage très sélectif de l’histoire par Friedrich Karl von Savigny et ses élèves dans l’édification d’un système positif de droit créa un obstacle sérieux à la diffusion du raisonnement comparatif[60]. L’historisme de Savigny se lia à un bagage épistémologique très sophistiqué, qui le porta à limiter son intérêt à certaines manifestations concrètes du phénomène juridique et à nier l’utilité de la comparaison — notamment de la comparaison synchronique et diachronique avec les systèmes juridiques étrangers à la tradition romaniste. On ne se réfère pas seulement à la théorie du « caractère national des droits »[61], et notamment à l’idée du droit compris comme expression de l’« esprit d’un peuple »[62]; mais aussi à la tendance de Savigny à regarder le droit romain, non dans son historicité contingente, mais plutôt comme dépositaire d’une « raison universelle », capable de fournir l’inspiration et la matière d’une véritable « science » moderne du droit[63].

Cette science, telle que l’on peut lire dans sa Methodenlehre (1803)[64], devait correspondre au paradigme kantien de la connaissance scientifique. Elle devait donc être une science centrée sur l’idée de système et sur la compréhension des données empiriques contingentes au moyen de formes universelles de connaissance, telles que les concepts et les dogmes[65]. De là le regard porté par Savigny sur le droit romain, comme base matérielle pour l’édification d’un système — comme l’indique le titre de l’oeuvre de sa maturité, le « Système de droit romain actuel »[66] — et comme source d’une tradition intellectuelle enracinée dans la culture européenne[67]. Cette combinaison entre historisme et « formalisme » — selon la définition donnée par le grand historien du droit Franz Wieacker[68] — explique les apparentes antinomies présentes dans la pensée juridique de Savigny et notamment la « contradiction inconciliable » — selon Jhering — entre la prémisse majeure du droit ancré dans l’essence d’une nation et le regard porté sur le droit romain comme base matérielle de la réflexion scientifique[69].

En même temps, la convergence entre historicisme et formalisme peut nous éclairer sur l’opposition de Savigny à l’hypothèse d’une histoire universelle et donc d’une convergence entre les approches historique et comparative développée par Anselm Feuerbach et Anton Justus Thibaut[70]. Thibaut, en particulier, avait soutenu la nécessité d’étendre l’étude du droit (et de son histoire) à l’expérience des autres cultures, même non-européennes. Pour comprendre sa propre tradition, observait-il, un voyageur européen doit sortir de l’Europe :

Dix conférences intelligentes sur la constitution juridique des Perses et des Chinois susciteraient chez nos étudiants plus de véritable sens juridique que les lamentables bafouillages consacrés à la succession ab intestato depuis August jusqu’à Justinien [notre traduction].[71]

Cette ouverture à l’expérience étrangère était essentielle au projet de Thibaut : l’unification du droit allemand sur une base législative[72]. Dans un passage révélateur de son essai « Opinions pour et contre les nouveaux codes », Savigny réplique que l’intérêt d’étudier des expériences juridiques étrangères dépend strictement de leur « valeur » intrinsèque[73]. Puis, il ajoute que le lien organique entre le droit et l’essence d’une nation rend en général peu instructive la recherche sur le droit des peuples qui ne sont pas apparentés et n’appartiennent pas, notamment, aux nations « chrétiennes européennes »[74]. Par conséquent, si la recherche juridique doit mener à l’élaboration d’un système, en tant que forme universelle de connaissance scientifique, le droit qui mérite d’être étudié, en vertu de ses qualités techniques et de son inhérence à la tradition allemande — soit de tradition impériale et donc européenne— est le droit romain[75]. Partant de telles prémisses, il n’est pas surprenant que le formalisme l’ait emporté sur l’historisme et que la science juridique allemande du XIXe siècle ait éventuellement donné naissance « à la première jurisprudence véritablement non historique de toute l’histoire » [notre traduction, nos italiques][76].

À la perte de la dimension authentiquement historique de la science juridique allemande, s’ajoute une vision purement « interne », ou exclusive, du phénomène juridique : « interne » non seulement par rapport aux circonstances sociales et économiques, mais aussi dans le sens où elle se limite strictement à une expérience territoriale « nationale » spécifique. L’école historique, opposée à l’idée d’une réforme législative du droit, avait en effet essentiellement limité le besoin de connaître les systèmes de droit étrangers au droit romain uniquement[77].

Une attitude similaire influença profondément la science juridique allemande du XIXe siècle. On ne saurait oublier cependant qu’autour de l’Université de Heidelberg se regroupent des juristes — comme Anton Justus Thibaut, Eduard Gans, Carl Joseph Anton Mittermaier et Karl Salomo Zachariae, l’auteur du célèbre traité de droit civil français traduit par Charles Aubry et Charles Rau[78] — tous experts de la comparaison et fondateurs de la première revue de droit comparé, la Kritische Zeitschrift für Rechtswissenschaft und Gesetzgebung des Auslandes, parue entre 1829 et 1852 sous la direction de Mittermaier et Zachariae[79]. Pour ces auteurs, qui travaillent dans un contexte juridique caractérisé par la coprésence d’éléments de droit français (le Code civil badois étant modelé sur le Code Napoléon), de droit romain et des droits coutumiers, la comparaison représentait à la fois un instrument de connaissance du droit positif, et une source d’inspiration pour la réforme législative[80]. Cet appel à la comparaison ne fut toutefois jamais accepté par les courants dominants de la pensée juridique, lesquels — fascinés par l’idée de nation, par la perfection technique du droit romain et par la notion d’évolution spontanée du droit (composante importante de la critique de Savigny à l’égard de la perspective de Thibaut)[81] — poursuivirent l’élaboration d’un système unitaire de droit selon une perspective éminemment particulariste.

II. La « méthode comparative » et « l’obsession » des origines

Les limites posées par l’approche dominante ne furent franchies que vers le milieu du siècle, et ce dans un contexte de réflexion plus spéculatif et externe au cadre positiviste traditionnel. Ce nouvel itinéraire de recherche fut caractérisé par la convergence entre l’approche macro-historique et la « méthode comparative » telle que pratiquée par différentes disciplines contemporaines[82]. Le dépassement de l’idée de «  “culture” comprise comme délimitation » [83] et l’ouverture à la dimension de l’altérité en droit furent accomplis grâce à l’adoption d’un nouveau paradigme scientifique répondant mieux à l’essor des sciences modernes[84].

À le regarder de plus près, le discours de Savigny sur le manque d’intérêt de la comparaison allait lui-même, dans une certaine mesure, à contre-courant, car la démarche comparative était conforme à l’esprit du temps. Le XIXe siècle est, dans les mots de Friedrich Nietzsche, un véritable « âge de la comparaison »[85]. En effet, plusieurs disciplines scientifiques s’étaient affirmées, depuis le début du siècle, en tant que disciplines typiquement « comparatives »[86].

Particulièrement formatrice pour le paradigme scientifique fut l’expérience des sciences du vivant[87]. Si les naturalistes du XVIIIe siècle, tels que Carl von Linné et le Comte de Buffon, s’étaient préoccupés d’établir un inventaire de la nature et de développer une nomenclature scientifique en partant de l’idée d’une continuité entre les espèces[88], l’attitude de leurs successeurs du XIXe — et notamment des zoologistes comme Georges Cuvier et Jean-Baptiste Lamarck — est moins classificatrice et encyclopédique et plus explicatrice[89]. Leur intérêt ne se porte non plus sur la continuité, mais sur l’irrégularité, sur les anomalies qui causent la rupture de la gradation entre les espèces. La compréhension descriptive par la confection de taxonomies, organisées autour d’entités comme les genres, les familles, les ordres et les classes, laisse graduellement la place à l’explication d’écarts par rapport à une gradation régulière[90] — explication qui aboutit chez Lamarck et Darwin à une véritable théorie scientifique de l’évolution des organismes[91]. Pour que ces résultats soient atteints, il fallait observer un changement des conditions de travail. L’un des facteurs les plus importants fut le développement de disciplines comme l’anatomie comparée, qui fut constituée précisément à cette époque, ou encore la paléontologie ou l’embryologie comparée. L’oeuvre de Cuvier, en particulier, contribua au perfectionnement de la méthode comparative en anatomie, en postulant la souveraineté de la fonction (les activités fonctionnelles) sur la structure (les caractéristiques physiques externes) des organes[92]. En rapportant chaque organe à sa fonction, il devint possible de voir « des ressemblances entre espèces, là où autrement on n’apercevrait que des divergences : si les branchies ressemblent aux poumons, c’est [...] que les unes et les autres exercent la même fonction qui est de respirer »[93]. La méthode comparative devient pour Cuvier l’instrument le plus adéquat pour suppléer à l’absence des conditions expérimentales en biologie et isoler ce qu’il appelait les « lois d’observation »[94].

L’importance de cette démarche ne peut pas être sous-estimée. D’un côté, elle entraine un changement épistémologique tout à fait décisif, parce qu’elle implique un changement dans la conception de l’ordre naturel et l’abandon d’un point de vue anthropocentrique et absolu :

Alors que, pour le monde classique, les entités sont composées d’inventaires de traits différents ou identiques répondant aux hiérarchies préexistantes et éternelles, les traits s’agencent maintenant en fonction d’un but général renvoyant à une homogénéité fonctionnelle générale.[95]

D’autre part, le raisonnement fonctionnaliste, formant la base de l’anatomie comparée, se proposa comme le modèle à imiter dans d’autres domaines du savoir, et ce notamment, en droit comparé[96]. L’avènement de l’évolutionnisme darwinien poussa encore plus loin la remise en question de la conception de l’univers comme cosmos immuable, et de la centralité de l’homme en tant qu’être doté de raison[97]. Si la raison

est, à son tour, le résultat de la sélection naturelle et si, d’autre part, l’homme fonctionne encore aujourd’hui selon des stratégies adaptatives, cela implique de réexaminer le statut de l’être humain et, finalement, de réinterpréter la notion de progrès telle que l’Occident l’avait formulée et exportée  [références omises].[98] Ce réexamen se poursuivra non seulement dans le domaine des sciences de la vie, mais aussi dans les « sciences de l’homme », alors à peine naissantes[99]. Parmi celles-ci, certaines avaient déjà amplement eu recours à la méthode comparative, en parallèle ou à la suite des sciences du vivant[100]. L’exemple paradigmatique, à cet égard, est la philologie, devenue peu après sa séparation de la théologie la linguistique comparée[101]. L’avènement de cette discipline, qui bouleversera le champ des sciences humaines, fut lié, selon James Turner, à deux facteurs principaux : la découverte des similitudes entre la structure grammaticale, le lexique et la syntaxe du sanscrit et les langues latine et grecque qui fut rendue possible par la colonisation anglaise de l’Inde[102]; et le développement d’une approche scientifique à l’étude des « familles » de langues — ce que l’on appellera « grammaire comparée » — dans les universités allemandes[103]. Parmi les idées clefs de ce courant — selon la lecture efficace offerte par Bernard Laks — on retrouve les suivantes :

Les langues sont des organismes qui vivent, se développent et meurent. Portées par la migration des peuples, elles se déplacent et se répandent dans l’espace. À la manière des espèces vivantes, elles se laissent regrouper en branches, familles et sous-familles. Comme c’est le cas pour les espèces naturelles, l’évolution linguistique fait montre d’un ordre de complexification croissant. La comparaison des lexiques des langues soeurs démontre la filiation et permet de reconstruire la langue mère, même lorsque celle-ci n’est plus attestée [notes et italiques omis].[104]

Les découvertes de la linguistique comparée exercèrent une influence profonde dans l’ensemble des cercles intellectuels[105], surtout parce qu’elles démontraient efficacement la possibilité de tenir un discours scientifique sur la question des « origines », question fondamentale pour l’univers culturel du XIXe siècle[106]. En effet, la formulation de l’hypothèse d’une parenté linguistique entre langues différentes et du sanscrit comme langue primordiale commune postulait la convergence entre le problème généalogique et le problème historique, problèmes que seule la « comparaison scientifique » pouvait résoudre[107].

L’« obsession »[108] romantique pour les origines perdues trouva donc dans les travaux des linguistes des réponses immédiates. Plusieurs autres disciplines — de l’histoire comparée des religions à la politique comparée — ne furent pas moins fascinées par la quête des origines des institutions humaines et des produits culturels. Ce problème des origines, émergeant dans presque tous les champs de recherche, fut analysé en combinant la perspective comparative avec le paradigme évolutionniste. La méthode comparative, dans ce contexte, devint le

nom donné par les évolutionnistes à un mode d’analyse et de confrontation des matériaux ethnologiques et sociologiques. Si on suppose que l’évolution se marque par une complexification constante, proposition[ ] généralement admise de nos jours, il faut admettre que, plus on remonte dans le temps, plus on se rapproche d’un stade initial simple. La même méthode permet de confronter des sociétés contemporaines et de leur assigner, sur une échelle évolutive, des degrés d’évolution. Cela aboutit à donner un nom et, ensuite, à faire de l’homme « primitif » notre ancêtre contemporain.[109]

III. Classification, comparaison, évolution

Parmi les institutions humaines susceptibles de changement, et notamment d’évolution d’un stade plus simple à une série de stades plus complexes, on compte évidemment les institutions juridiques. Il n’est donc pas étonnant de constater que la première masse d’études à caractère systématique dans le domaine du droit comparé se situe au carrefour de l’histoire et de l’ethnologie[110] et révèle tous les traits ici observés : l’adoption d’un théorème extradisciplinaire, et notamment la référence aux sciences du vivant comme paradigme de scientificité[111]; le regard porté sur le problème généalogique concernant l’identification d’un droit originaire (Urrecht)[112]; la conception évolutionniste comme modèle explicatif universel et grille de lecture de données empiriques[113].

Déjà en 1810, Anselm Feuerbach s’appuie sur la linguistique et les sciences de la vie comme modèles scientifiques de référence pour rompre la clôture intellectuelle de la culture juridique allemande, qui lui semble un « Japon littéraire » [notre traduction][114], et bâtir une nouvelle science du droit comparé :

Pourquoi l’anatomiste a-t-il son anatomie comparée, alors que le juriste n’a pas encore sa jurisprudence comparée? Les sources les plus riches de découvertes dans les sciences empiriques sont la comparaison et la combinaison. Seulement grâce à plusieurs contrastes peut-on comprendre pleinement ce qui est contrasté; seulement par la considération des similarités et des différences et de leurs raisons peut-on rendre manifestes les particularités et l’essence intime de chaque objet. Comme la philosophie de la langue est basée sur la comparaison des langues, ainsi la substance de la jurisprudence universelle, de la science de la législation, doit être tirée de la comparaison des lois et coutumes des nations (les plus proches et les plus éloignées) de tout temps et de tous lieux [notre traduction].[115]

Le discours de Feuerbach montre clairement que la construction d’un anti-modèle pouvait tirer profit d’un théorème extradisciplinaire[116]; et, à ce propos, il ne faut pas oublier que le parallèle entre droit et langue faisait déjà partie des acquisitions théoriques de l’école historique, notamment de la réflexion de Savigny[117]. La conférence provocatrice faite par von Kirchmann en 1847 sur la futilité de concevoir l’étude du droit comme science — tel qu’argumenté par Rainer Kiesow[118] — employait une argumentation similaire à celle de Feuerbach, et visait l’intégration de l’épistémologie du droit dans celle des sciences de la nature[119]. Des exemples de l’emploi des notions, mots ou concepts de la biologie ou de la linguistique se retrouvent, en effet, dans l’oeuvre de plusieurs précurseurs de la comparaison juridique, parmi lesquels on compte l’italien Emerico Amari[120] et l’anglais Henry Sumner Maine[121]. Même la théorie des « greffes juridiques », l’un des topoi classiques du droit comparé qui illustre le mieux un pareil emprunt lexical, fit ses premières apparitions dans ce contexte[122]. Il est remarquable que dans ce nouvel environnement intellectuel, l’idée d’une histoire juridique universelle, déjà préconisée par Feuerbach[123] (en adhérence à la philosophie kantienne) et développée surtout par Gans[124] (en adhérence à la philosophie de l’histoire de Hegel), fut remodelée dans une logique évolutionniste[125] et orientée vers la recherche d’un droit primordial.

Les données illustrées par les linguistes sur la parenté entre les langues indo-européennes influencèrent profondément les juristes qui, après avoir postulé l’existence d’une « famille » de droits ariens, s’efforcèrent de reconstruire un proto-droit indo-germanique[126]. Cet enjeu interdisciplinaire est bien visible, par exemple, dans une oeuvre posthume peu connue de l’un des plus grands juristes de l’époque, Rudolph von Jhering. Dans son livre Les indo-européens avant lhistoire, Jhering reconnait explicitement la dette de tous les hommes de science envers la linguistique, qui avait démontré l’ascendant commun des peuples indo-européens, les « Aryas ». En même temps, il soutient la nécessité de supplémenter ces résultats avec la méthode historique comparative :

La linguistique doit se laisser guider par l’histoire. Il incombe à celle-ci de déterminer, en comparant les institutions qui se rencontrent chez les peuples indo-européens à l’époque de leur première apparition, ce qui leur appartenait en commun avant qu’ils se séparassent entre eux, et ce qui doit être mis au compte de chacun. C’est tout particulièrement l’histoire comparée du droit qui est à même de nous donner des indications en cette matière, et quoique les recherches soient à peine commencées, elle peut déjà enregistrer des résultats importants. [...]

L’intérêt qui m’a déterminé à étudier le passé des peuples indo-européens se rattache à ma spécialité professionnelle : le droit romain. J’ai voulu voir clairement comment les romains se sont comportés vis à vis des institutions juridiques du peuple aborigène qui leur ont été transmises, ce qu’ils en ont conservé, ce qu’ils ont modifié. Non point que ce fait comme tel [...] eût à mes yeux une haute valeur, mais à cause des indications que je croyais pouvoir y puiser par rapport au caractère distinctif de la race romaine.[127]

Bien avant Jhering, plusieurs juristes avaient travaillé sur les relations entre le droit romain et le droit des « indo-européens », donnant naissance à une véritable théorie « arienne » ou « indo-germanique »[128]. La matrice idéologique (et même raciste[129]) de cette théorie — qui impliquait, selon les canons de l’époque, une démarcation hiérarchisante, une « ostensible définition de soi par la négation » [notre traduction][130]— est évidente et a bien été mise en lumière par Pier Giuseppe Monateri[131]. Cela dit, l’oeuvre de ces historiens comparatistes ne se limita pas à l’étude des droits indo-germaniques : leur regard fut bientôt porté vers plusieurs autres droits historiques, tels le droit hébraïque, égyptien ou encore sumérien. Comprise comme l’analyse comparée des droits contemporains ou anciens, saisis dans la dynamique de leur développement et de leurs rapports de parenté, la comparaison juridique révélait plusieurs similitudes avec l’entreprise linguistique.

La dernière étape de la convergence entre approche historique et méthode comparative fut franchie grâce aux efforts de juristes comme Kohler[132], Post[133], et plusieurs autres contributeurs de la toute nouvelle Revue pour la jurisprudence comparative (Zeitschrift für vergleichende Rechtswissenschaft), qui ouvrirent le champ de recherche au droit des peuples dits à l’époque « primitifs »[134]. Ces études marquèrent le début de l’ethnologie juridique et furent fortement influencées par les conditions politiques et intellectuelles de l’époque, notamment le colonialisme[135] et la conception mécaniciste de l’évolution[136]. En même temps, ce courant eut le mérite objectif d’élargir les perspectives et d’outrepasser le manque d’intérêt de l’école historique et de la science juridique orthodoxe pour les cultures étrangères à l’ère romaniste[137]. Pour découvrir les causes générales de l’origine et du développement du droit, écrivait Post, il faut englober dans la recherche l’expérience de tous les peuples du monde dans chacune des phases de son développement, qu’il ait laissé de traces écrites ou non[138]. S’appuyant sur le présupposé de l’unité psychobiologique du genre humain[139], l’objectif principal de ses recherches était de démontrer l’existence de lois du développement universellement valables[140]. Sur cette base, on pourrait alors justifier l’utilisation de données tirées de l’analyse des droits « primitifs » contemporains pour combler certaines lacunes dans l’interprétation des droits anciens[141]. La méthode à employer, définie par Post lui-même, serait « ethnologique et comparative » (vergleichend-ethnologische)[142] — une méthode qui était devenue très diffusée à l’époque, le paradigme intellectuel de référence étant toujours celui de la biologie évolutionniste[143].

« Origines » et « développement », Urrecht (droit originaire) et Weltrecht (droits du monde) : voilà donc les mots-clés qui entourent le discours comparatiste de l’époque et qui révèlent sa tendance à reconstruire une « loi de la nature sur des bases empiriques » [notre traduction][144], capable d’assurer l’intelligibilité de l’univers juridique tout entier, du présent et du passé. Comme Rainer Kiesow l’a bien écrit :

La contingence, due au droit positif différencié extérieurement, sera pratiquement annulée ou rendue supportable par l’hypothèse d’une loi naturelle et d’une régularité — c’est-à-dire d’une théorie de l’évolution — se situant derrière le droit. [...] La régularité de la nature, de caractère scientifique, compense ainsi la contingence « post-droit naturel » du droit positif.[145]

Il nous semble alors remarquable que dans la conscience de l’époque le « droit comparé » fût synonyme de « jurisprudence (ou d’histoire) comparative »[146]; et que cette « jurisprudence comparative » s’est développée en opposition à la logique particulariste de l’école historique. Pourtant, au lieu de jouer une fonction subversive, en déconstruisant à travers la comparaison les fausses certitudes de l’approche dogmatique de l’école pandectiste, le droit comparé finit par être capturé et absorbé par un autre paradigme tout aussi puissant : celui du positivisme scientifique[147].

IV. La tension entre l’universalisme et le nationalisme

Les procès-verbaux du Congrès international de Paris de 1900 illustrent bien de quelle façon l’approche ethno-historique décrite ci-haut fût considérée une composante essentielle de la discipline par plusieurs rapporteurs de renommée[148]. En particulier, nous rappelle Lambert, cette première conception considérait le droit comparé essentiellement comme une branche de la science sociale, chargée de l’observation et de la découverte des régularités causales dans le développement du droit, et aussi de la classification des types juridiques et des familles de droit selon un procédé similaire à la taxonomie botanique ou zoologique[149]. Cependant, l’identité du droit comparé et de l’histoire comparative du droit ne fut pas acceptée par la totalité de la communauté académique naissante.

Plusieurs auteurs regardaient le droit comparé comme une discipline tournée vers l’avenir, plutôt que vers le passé, et lui assignaient « un but, non plus d’observation et de découverte, mais d’action »[150]. Non plus de spéculation abstraite, donc, mais un rôle pratique et utilitaire : le droit comparé devrait désormais être mis au service des nécessités du présent, et donc doté d’un inventaire d’instruments épistémologiques et institutionnels adéquats. Lorsque l’on discute des besoins du présent, on pense surtout à deux utilisations principales de la comparaison juridique : d’une part, en tant qu’instrument pour l’amélioration du droit et de la culture juridique nationale; d’autre part, pour analyser l’harmonisation des législations de différents pays.

On pourrait être tenté de voir surtout dans la deuxième variante (que Lambert appelle « législation civile comparée ») le reflet d’un projet intellectuel engagé, universaliste et cosmopolite — et donc de souligner le contraste entre ce dernier et le droit comparé « dépolitisé » de l’après-guerre[151]. Il serait trompeur cependant de passer sous silence le rôle joué dans ce contexte par les appartenances identitaires et la vision « romantique » du droit comme expression d’une culture nationale. Christophe Jamin a bien retracé l’influence de ces facteurs identitaires dans la pensée de deux « fondateurs » français de la discipline, Raymond Saleilles et Lambert. Jamin a montré, d’une part, comment la démarche comparative fut employée essentiellement dans le but de rénover la culture juridique nationale et servit notamment à réorienter la science de l’interprétation des lois dans une direction anti-exégétique[152]. D’autre part, même si le droit comparé servit à favoriser le rapprochement entre la législation nationale et les législations étrangères, l’esprit identitaire des juristes finit par conditionner en profondeur les modalités de cette interaction. En effet, à la lecture des procès-verbaux du Congrès international de 1900, on constate que la construction des « groupes » de droits et l’éclosion du célèbre « droit commun législatif »[153] ou « droit commun de l’humanité civilisée »[154], sont toutes deux des opérations qui répondent à une logique de démarcation selon la logique du dedans-dehors et donc d’exclusion de l’« autre », plutôt qu’à une logique d’inclusion et de compréhension réciproque. Selon Lambert, demeure implicite dans le rejet de l’approche spéculative au droit comparé (l’histoire comparative d’antan) la redéfinition du champ de recherche[155]. Si l’histoire comparative s’intéressait à n’importe quel droit — celui des peuples du présent autant que du passé, « types supérieurs » et « types inférieurs de civilisations » — le droit comparé tourné vers l’avenir et « élément du droit positif » doit « sous peine d’improductivité, sérier son action et la limiter à un certain nombre de droits vivants et reliés par un lien de parenté »[156].

« Droit vivants et reliés par un lien de parenté » veut foncièrement dire tout ce qui appartient « au même stade de l’évolution »[157] et exclut donc les dimensions de l’exotique, de l’ancien et du primitif. Ce resserrement de l’horizon de recherche est le reflet naturel du nouvel élan « utilitariste » du droit comparé : pour profiter de l’expérience de l’étranger, il faut se concentrer sur l’expérience juridique de civilisations « non-inférieures »[158].

Cela ne conduit pas uniquement à une démarcation entre le « nous » européen et les « autres » — l’extérieur —, mais aussi — à l’intérieur — à une hiérarchisation au sein de ce même groupe dominant. Parmi les cinq « groupes » de droit identifiés par Esmein comme appartenant à la civilisation occidentale[159], Lambert ne considère pas dignes du travail comparatif

ni le droit musulman, à qui ses origines religieuses ont imprimé de singuliers traits de ressemblance avec ce droit judaïque dont la communication de M. Mordché Rapaport fait si bien ressortir l’opposition profonde avec l’esprit de nos législations, ni même les coutumes ou les législations slaves adaptées à des civilisations et à des milieux économiques encore trop différents des nôtres.[160]

Quant au « groupe anglo-saxon », il pourrait être embrassé par les comparatistes du continent, mais « à titre accessoire, à une place plus effacée », car « l’esprit particulariste et la tendance conservatrice des droits anglais et écossais »[161] s’oppose à un rapprochement complet entre ce système juridique et ceux des autres pays européens[162]. Il ne reste alors presque rien : on conclut d’une pareille sélection que « la comparaison pourra être établie très utilement entre le groupe latin et le groupe germanique »[163].

Si le classement est, dans cette perspective, une opération préalable au rapprochement, il ne saurait être compris comme une démarche neutre et purement descriptive. Au contraire, la classification est nécessairement une évaluation, le but ultime étant de « grouper [ces législations] en catégories homogènes, et de chercher à déterminer, parmi les différents types ainsi décrits, celui qui semble le mieux correspondre à l’état actuel de la civilisation et à qui, sans doute, sera réservée l’hégémonie sur les autres » [nos italiques][164].

Il n’est pas étonnant que la logique nationaliste d’exclusion et de hiérarchisation ait joué un rôle décisif dans la définition des méthodes et des fonctions du droit comparé[165]. Le comparatiste ne vit pas dans un monde à part. Il partage, en tant que juriste, une certaine vision du « droit », qui ne peut qu’être influencée dans une certaine mesure par les idéologies et les tendances de l’environnement qui l’entoure[166]. Au début du XXe siècle, l’identification entre droit et territoire atteignait son apogée, en même temps que l’idée de patrie[167]. La construction des modèles théoriques, auxiliaires au travail des comparatistes, n’aurait su se libérer aisément de ces contraintes. Et il en est de même des autres préconceptions largement partagées, comme l’équivalence entre « droit » et « loi » et la dichotomie entre « droit privé » (droit comparable et susceptible d’harmonisation législative) et « droit public » (droit incommensurable et soustrait au rapprochement supranational)[168].

V. À l’aube du fonctionnalisme

Certains des facteurs discutés, comme l’importance de la logique nationaliste ou la division entre privé et public, sont sous-jacents à la grande opération culturelle accomplie par l’autrichien Ernst Rabel, le véritable fondateur de l’école allemande moderne de droit comparé[169], et peuvent être retracés dans ses premiers écrits programmatiques concernant les buts et les fonctions de la comparaison. Ces textes datent des années 1920 et sont révélateurs de l’approche de Rabel à la méthode comparative[170]. Malheureusement, ils n’ont pas été traduits en français ou en anglais et sont par conséquent peu connus dans la mouvance juridique américaine et franco-britannique. Pour comprendre le sens historique du discours de Rabel, il est nécessaire d’esquisser brièvement le contexte de référence, un contexte de crise à plusieurs égards[171] : la défaite humiliante de l’Allemagne dans la Première Guerre mondiale; la situation d’insécurité politique et économique extrême; la question délicate des réparations de guerre; la présence de plus en plus importante de capitaux et de sujets étrangers sur le territoire; ainsi que l’isolement croissant des intellectuels. Si l’on considère ces éléments, on peut comprendre l’approche très pragmatique de Rabel — notamment, sa ferme conviction que la comparaison juridique pourrait (et devrait) relever les défis posés par l’internationalisation croissante des rapports juridiques[172], et devrait également être mise au service de l’amélioration de la culture juridique nationale.

Dans la première partie de son essai programmatique, intitulé « De la fonction et de la nécessité de la comparaison juridique », Rabel souligne que la finalité principale du droit comparé est d’élargir la connaissance[173] — connaissance qui implique, notamment, l’élargissement de l’horizon de l’argumentation, la réduction des préjugées, la relativisation des problèmes et des solutions, et la clarification des concepts juridiques[174]. Cependant, il remarque que dans un contexte caractérisé par l’intensification des échanges, l’harmonisation internationale de plusieurs secteurs de la vie juridique, ainsi que la redéfinition des rapports de pouvoir entre les nations, une meilleure « connaissance » signifie avant tout un meilleur exercice du pouvoir sur le plan culturel et économique.

Observée de ce point de vue, l’expérience allemande est selon lui décevante. La science juridique allemande — et surtout la science civiliste — s’illustre, aux yeux de Rabel, par son indifférence totale à tout ce qui n’est pas national : dans les manuels, les commentaires, et même les monographies des trente dernières années, on cherche en vain les citations ou les discussions d’ouvrages parus à l’étranger[175]; dans les bibliothèques, la documentation sur le droit étranger se révèle très rare et présente de nombreuses lacunes.

Ce manque d’intétêt pour le droit comparé ne pouvait pas être sans conséquence, dans un contexte caractérisé par un fort élan nationaliste. Rabel observe à ce propos que dans le Livre du cinquantenaire de la Société de législation comparée paru en 1922, l’expérience juridique allemande fut largement ignorée, ne faisant pas l’objet d’un rapport spécifique, et fut minimisée dans son importance dans le rapport conclusif de Henri Lévy-Ullmann (imbu, effectivement, d’esprit nationaliste)[176]. De plus, il note que le rapporteur japonais en arrive à la conclusion qu’en dépit de la réception massive du Code civil, du Code de commerce, et du Code de procédure civile allemands, le modèle juridique devenu le plus influent, dans l’après-guerre, est celui de la France; une tendance similaire est soulignée par le contributeur grec[177]. De là l’amère constatation de Rabel : « quelles conséquences a donc une guerre perdue! » [notre traduction][178].

Ces considérations l’amènent à jeter un regard critique sur l’état de la science juridique allemande. En rappelant la leçon de Hermann Isay[179], Rabel dénonce le phénomène de l’isolement de la pensée juridique allemande[180]. En particulier, il souligne d’une perspective critique la fuite vers le conceptualisme, le technicisme traité comme une fin en soi, le divorce entre le droit et les besoins sociaux et le manque d’attention pour la science juridique étrangère[181]. Pour illustrer les dangers de cette attitude isolationniste, Rabel s’attarde sur l’exemple des tribunaux mixtes d’arbitrage établis par le Traité de Versailles. Ces tribunaux étaient composés de trois arbitres : un allemand, un représentant issu des puissances alliées, et un représentant neutre. Ces derniers étaient chargés de statuer sur les controverses concernant, entre autres, la liquidation des rapports de droit privé établis avant la guerre et les réparations dues aux sujets privés. Selon Rabel, qui avait déjà commenté plusieurs décisions du Tribunal mixte anglo-allemand et avait lui-même exercé la fonction d’arbitre dans le Tribunal mixte allemand-italien[182], les résultats généralement défavorables à l’Allemagne pouvaient être imputés à l’incapacité des juristes allemands à travailler dans un contexte international comme celui créé par le Traité de Versailles. Écrit en français et employant des notions et des concepts pour la plupart tirés du droit anglo-américain et du droit français[183], le Traité ne pouvait être interprété conformément à la grande tradition dogmatique allemande. L’ignorance, sinon le mépris, des cultures juridiques étrangères empêchait la compréhension de notions clés — comme celles de dette ou de property — et ceci entraina des conséquences défavorables pour l’Allemagne sur la résolution de controverses et la tutelle judiciaire des intérêts[184].

L’exemple des tribunaux mixtes servit à renforcer l’argument de Rabel. En présence d’une interaction croissante entre des droits et des économies différentes, comme c’était le cas dans l’Allemagne de l’époque, le droit comparé devint un outil essentiel pour résoudre les problèmes pratiques posés par l’internationalisation et pour avancer les intérêts politiques et économiques nationaux[185]. La comparaison juridique, écrit-il à la fin de son essai programmatique, n’a « rien à voir avec l’internationalisme politique. [...] Le droit national, tout comme les individus, ne se développent en santé que par la vie en commun et l’échange avec les autres » [notre traduction][186].

À la lumière de ces prémisses, on comprend mieux le caractère du projet intellectuel sous-jacent de Rabel. Si le droit comparé n’a pas qu’un but spéculatif, n’est pas qu’une pure théorie du droit, mais qu’il joue au contraire un rôle pratique, pouvant être mobilisé au service de la culture juridique (en particulier, nationale)[187], on doit doter la discipline de structures institutionnelles adéquates et d’une méthodologie fiable. En premier lieu, il faut rappeler les efforts énormes de Rabel — véritable précurseur d’une longue liste de maîtres qui ont apporté une égale contribution pratique et essentielle au développement du droit comparé — pour assurer la création et le soutien financier des instituts de droit comparé de l’Université de Munich et le Kaiser-Wilhelm-Institut de Berlin, qui sont toujours des institutions d’élite, unanimement admirées au niveau international[188]. En deuxième lieu, il faut souligner que Rabel refuse l’excès de dogmatisme de la Begriffsjurisprudenz, qui représentait pour lui ce que l’école de l’exégèse était à Saleilles et à Lambert, ainsi que la conception mécaniciste et spéculative de l’approche historique-comparative allemande du XIXe siècle. L’expérience pratique qu’il avait acquise dans ses fonctions de juge et d’arbitre[189] avait enseigné à Rabel que la tâche première du comparatiste était de résoudre un problème de communication linguistique entre deux mondes juridiques différents[190]. Deux systèmes de droit utilisent normalement des notions, des concepts et des taxonomies différentes. Par conséquent, l’adoption d’une approche formaliste à caractère déductif ne produirait jamais de résultats fructueux dans le domaine du droit comparé[191]. Au contraire, il fallait suivre la procédure inverse, à caractère « inductif »[192] : à partir d’un certain « problème juridique » (Rechtsfrage), il fallait retrouver les normes applicables dans les différentes juridictions et mesurer la distance ou la convergence entre les solutions ainsi isolées[193]. Il s’agit donc d’une approche « orientée vers le problème » (Problemorientiert) et non d’une simple juxtaposition du langage formel des textes juridiques :

[P]lutôt que de comparer des données fixes et des paragraphes isolés, nous comparons les solutions produites dans un certain système juridique pour une certaine situation factuelle avec celles produites dans un autre système pour la même situation, et après nous demandons pourquoi elles ont été produites et avec quel succès.[194]

Centrales à ce modèle sont l’analyse des fonctions remplies par une règle ou une institution juridique[195] et la recherche de leur équivalent dans les droits étrangers[196]. C’est la raison pour laquelle l’approche de Rabel a souvent été décrite comme « fonctionnelle »[197].

L’application d’une pareille méthode présuppose donc non seulement une notion ample et flexible de la norme juridique faisant l’objet de la comparaison, mais elle suppose également que la « règle » pertinente ne peut être simplement dégagée du « texte » de la loi applicable[198], comme le présupposait l’approche traditionnelle à la « législation comparée ». La règle acquiert plutôt son contenu par son application concrète, soit par les professionnels de la justice, soit par les sujets privés[199] : « une loi sans la jurisprudence correspondante est [toujours selon Rabel] comme un squelette sans muscles et la doctrine majoritaire en forme les nerfs » [notre traduction][200]. La méthode de Rabel implique aussi l’adoption d’une perspective sociologique à l’étude des rapports entre la règle et son « contexte » socio-économique[201]. En bref, Rabel fait sienne une approche véritablement « réaliste », en opposition avec le dogmatisme sous toutes ses formes : le dogmatisme formaliste de l’école pandectiste, et le dogmatisme évolutionniste de l’histoire comparative[202]. Cette démarche est intimement liée aux tendances anti-formalistes qui gagnèrent beaucoup de soutien dans les cultures juridiques française et allemande de l’après-guerre[203] (sans parler du réalisme juridique américain), mais elle est également cohérente avec la diffusion des modèles empiristes dans plusieurs autres domaines du savoir, en particulier en anthropologie[204]. Le discours de Rabel était donc parfaitement aligné avec cette nouvelle vague, qui aurait produit un bouleversement radical du rapport traditionnel entre forme et substance, droit et faits, technique et valeurs.

Il s’agit d’une véritable innovation méthodologique, donc, mais on ne saurait pour autant parler de « subversion »[205]. La perspective de Rabel ne remet pas en question plusieurs des présupposés de la culture juridique dominante qui seront englobés dans la nouvelle orthodoxie fonctionnaliste[206]. Parmi ceux-ci, on pense à l’identification du droit avec le droit étatique; à la distinction entre droit privé et droit public et au manque d’intérêt du droit public pour les études comparatives[207]; à la conception scientiste du droit (qu’il soit national ou étranger) comme entité ontologiquement capable d’être décrite et comparée d’une manière détachée, neutre et objective[208]; ou encore à la prémisse implicite de la perspective fonctionnaliste selon laquelle les problèmes juridiques sont partout les mêmes, du moins si on limite son attention au cercle fermé des systèmes juridiques « occidentaux »[209].

VI. L’angoisse de la comparaison

Il y a quelques années, Charles Bernheimer, en introduisant la conférence annuelle de l’American Comparative Literature Association, observa que la littérature comparée est généralement perçue, dans l’environnement académique nord-américain, comme une matière « anxiogène »[210]. Elle désoriente au lieu d’orienter; elle produit des doutes au lieu de fournir des solutions; elle déconstruit au lieu de construire. En bref, la comparaison dans le domaine de la littérature est à la base d’un discours profondément déstabilisant.

Peut-on en dire de même de la comparaison juridique?

Oui et non. Ce petit détour rétrospectif nous a montré que le droit comparé, depuis ses débuts, a tenté de faire contrepoids au particularisme, à l’« esprit de clocher » élevé au rang de système, mais aussi au réductionnisme méthodologique de la culture juridique dominante[211]. Une très large partie des mouvements anti-formalistes du XXe siècle se sont identifiés, ou du moins ont eu de profondes connexions, avec le milieu intellectuel du droit comparé[212]. C’est le cas, comme on l’a noté, du fonctionnalisme de Rabel et de son école[213], mais aussi du courant « structuraliste » de Rodolfo Sacco[214] ou de la démarche historique associée — parmi les autres intellectuels[215] — au nom de Gino Gorla[216]. De ce point de vue, le droit comparé a accompli de façon remarquable un renouvellement de la pensée juridique « orthodoxe », en s’affirmant non seulement comme entreprise utilitaire et pratique, mais aussi comme instrument de connaissance critique du droit[217]. Otto Pfersmann, en réfléchissant sur le droit comparé envisagé comme théorie du droit, a justement observé que :

Si l’usage des noms de concepts par les doctrines juridiques nationales tend à naturaliser et à rationaliser les données des systèmes respectifs de référence, le droit comparé situe n’importe quelle donnée de n’importe quel droit positif national dans l’ensemble des structures possibles et réduit par conséquent l’idée d’exclusivité intrinsèque qui pourrait s’y attacher.[218]

La relativisation des règles, concepts et catégories utilisés par tout système juridique représente donc une prérogative essentielle de la démarche comparative qui, en tant que « contre-discours », ne peut que naturellement avoir un effet « anxiogène »[219].

L’angoisse produite par la comparaison n’est, au fond, qu’une révélation de la complexité inhérente de l’expérience juridique, qui se vit dans des dimensions plurielles et souvent contradictoires : formel-informel; abstrait-concret; contingent-durable; facticité-normativité, etc. Accomplir une fonction de résistance[220] signifie en premier lieu rendre visible la conformation ouverte, polyphonique[221] et structurellement indéterminée des phénomènes juridiques, laquelle est généralement occultée par les « superstitions » positivistes[222].

La comparaison est, dans cette perspective, un véritable « exercice libérateur » [notre traduction][223] : comparer veut dire mettre « l’autre possible » toujours au centre de la scène, non pas pour établir des hiérarchies ou des divisions (à cet égard, toute comparaison s’avère « odieuse »[224]), mais plutôt pour travailler sur la dimension de l’« entre »[225], mettre l’accent sur la complexité du réel et éveiller un doute derrière chaque préjugé[226].

Une pareille fonction critique est parfaitement cohérente avec la réalité du pluralisme méthodologique dans la discipline : il n’y a pas une méthodologie comparative[227], mais plusieurs comparatismes possibles[228], établis au fil de l’histoire de la discipline et qui ne doivent pas être considérés comme mutuellement exclusifs (contrairement à ce que veut la logique traditionnelle des luttes de clocher, qui refait parfois surface dans les discussions sur la méthode)[229]. Aussi, le droit comparé envisagé comme exercice libérateur implique la remise en question systématique des présupposés explicites ou tacites de la démarche comparative elle-même.

À cet égard il faut noter que le droit comparé orthodoxe a bel et bien accompli une fonction de résistance,[230] mais toujours d’une manière limitée et nécessairement sélective. D’une part, il a contribué, comme on l’a déjà observé, à corroder le particularisme et l’unilatéralisme méthodologique de la science juridique nationale; mais, d’autre part, il n’a pas réussi — sauf en de rares occasions — à dépasser les contraintes épistémologiques découlant du contexte de sa naissance, contraintes opérant souvent de manière latente, comme des « cryptotypes »[231]. On se réfère ici aux présupposés inhérents au modèle du positivisme étatique (l’idée que l’ordre juridique étatique est exclusif à un territoire et l’idée des règles formelles, édictées par l’état comme seuls vecteurs de la normativité juridique) et à l’attitude « scientiste » (la conviction qu’il est possible d’arriver à une rationalisation purement descriptive des phénomènes juridiques observés et conformes aux critères de la scientificité)[232]. De là, les faiblesses bien connues de l’entreprise comparative « traditionnelle » : la prééminence accordée aux projets taxonomiques[233] (souvent affectés par l’eurocentrisme), l’occultation de la dimension politique inhérente à toute classification ou comparaison[234], l’attention portée sur le droit étatique et la méconnaissance (surtout au niveau des micro-comparaisons) des droits religieux et coutumiers[235], la réduction de l’objet de la comparaison aux règles formelles[236], etc.

Un droit comparé conforme à la conception « westphalienne » originaire n’a tendance à projeter dans ses opérations qu’une vision du monde partielle et unilatérale et donc à produire inévitablement des « victimes »[237]. Celui-ci risque aussi de ne pas réussir à fournir les schèmes cognitifs adéquats pour l’intelligibilité de la réalité juridique contemporaine — caractérisée par la croissante interdépendance des marchés, des sociétés et des systèmes politiques — et donc d’être condamné à la marginalité dans les processus d’élaboration symbolique du droit[238]. Cela ne veut pas dire qu’il faut réimaginer la démarche comparative d’une façon utilitaire, afin de la rendre plus « appétissante » aux seigneurs du droit global[239] et de la situer dans la dimension de l’« empire », comme la nouvelle analyse économique et comparée du droit s’efforce de le faire[240]. Au contraire, il me semble nécessaire et cohérent de récupérer et de revaloriser l’aspect culturel et la vocation humaniste de la comparaison juridique, en la situant dans la dimension du « cosmos », suivant la terminologie de Nicholas Kasirer[241].

Le programme transsystémique d’éducation juridique offert à McGill démontre de façon exemplaire comment un modèle sophistiqué de comparaison juridique « post-positiviste » peut être mis au service de la recherche et de l’enseignement du droit, sans perdre son « attrait » et sans se réduire à un frivole jeu intellectuel post-moderne[242]. Toutefois, cela n’implique pas que le droit comparé de l’avenir doive nécessairement être envisagé comme « intégré » dans les autres disciplines juridiques et donc disparaître en tant que matière autonome d’enseignement et de recherche[243]. Dans l’abstrait, on pourrait souhaiter à d’autres de vivre une « évolution » similaire, qui signifierait de laisser derrière la dette nationaliste et positiviste du droit moderne. Mais soyons réalistes : il est difficile d’imaginer qu’un projet intellectuel comparable à celui expérimenté à McGill soit aisément transposable à d’autres contextes juridiques, notamment ceux de l’Europe continentale, qui restent très attachés à l’idéologie positiviste et qui sont moins sensibles aux exigences pluralistes particulièrement présentes dans l’environnement canadien. Pour ces raisons, le droit comparé comme discipline autonome continue d’être un vecteur indispensable de la critique et du pluralisme méthodologique en droit, et continue d’être un moyen nécessaire pour « penser » le droit dans l’âge de l’interdépendance globale. Il faut donc en conclure, en s’inspirant d’une célèbre phrase de Jhering :  par le droit comparé, mais au-delà du droit comparé![244]