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Introduction

Plus que jamais, l’impératif du développement mobilise l’action des organisations internationales. La décennie 2001-2010 a été placée sous le signe des Objectifs du Millénaire pour le développement par l’Assemblée générale des Nations Unies[1]. Le cycle de négociations commerciales multilatérales, lancé en 2001 à Doha et se poursuivant toujours, est appelé « Programme de Doha pour le développement » par l’Organisation mondiale du commerce (OMC)[2]. La Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) continue à se réunir à tous les quatre ans depuis sa première réunion de Genève en 1964. La CNUCED XII, qui a eu lieu en 2008 à Accra, portait sur le thème des perspectives et enjeux de la mondialisation pour le développement. Le Secrétariat de la CNUCED publie également un rapport annuel extrêmement fouillé sur les rapports entre commerce et développement[3], en plus d’avoir élargi son champ d’activité à l’investissement étranger direct[4]. De son côté, le Conseil des droits de l’homme a mis sur pied un groupe de travail qui cherche à opérationnaliser le droit au développement, droit proclamé en 1986 par l’Assemblée générale[5]. Plusieurs conférences et sommets mondiaux ont été convoqués sous l’égide des Nations Unies au cours des quinze dernières années sur le thème du développement, qu’il s’agisse de la Conférence internationale du Caire sur la population et le développement[6], du Sommet mondial de Copenhague pour le développement social[7], de la Troisième Conférence des Nations Unies sur les pays les moins avancés[8], de la Conférence internationale de Monterrey sur le financement du développement[9], du Sommet mondial de Johannesburg sur le développement durable[10] ou encore du Sommet mondial de 2005 sur les suites à donner aux textes issus du Sommet du Millénaire[11].

Le concept de développement est polysémique et son acception s’est élargie, enrichie et complexifiée au fil du temps. Avec la conférence de Bandoung de 1955 et l’élan qu’elle a donné aux revendications du tiers-monde et au mouvement de la décolonisation, qui a fait accéder à l’indépendance des dizaines de pays sous-développés, le développement s’est longtemps entendu comme un concept strictement économique[12]. Il s’agissait d’articuler un discours visant à infléchir le droit international pour qu’il se mette au service du développement économique des pays du Sud, dans le respect de leur souveraineté chèrement gagnée. La principale technique juridique qui a été employée dans les relations économiques internationales pour tenir compte de l’impératif du développement est celle du traitement différencié des pays en développement, qui consiste à moduler leurs obligations conventionnelles en fonction du niveau et des besoins de leur développement[13]. Cette matérialisation juridique du discours du développement classique s’est d’abord réalisée dans le système commercial multilatéral, non sans subir par la suite l’influence de l’évolution ultérieure du concept de développement.

Ce discours du développement, son articulation dans les résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies et d’autres institutions internationales ainsi que les infléchissements réels qu’a connus le droit international positif pour le mettre en oeuvre ont donné naissance, dans les années 1960, à une discipline juridique nouvelle, défendue surtout par la doctrine française[14]. Cette école française du droit international du développement s’est efforcée de théoriser ces actions et ces initiatives internationales. Elle les a rassemblées et les a organisées dans un cadre conceptuel juridique nouveau et cohérent. Elle a voulu voir au sein du système commercial multilatéral la naissance d’un régime juridique parallèle pour les pays en développement, faisant émerger une nouvelle branche du droit international public, indépendante du droit international économique. Le traitement différencié était la pierre de touche de cette nouvelle discipline juridique. Cet effort doctrinal et la discipline du droit international du développement ont finalement implosé sous la pression combinée des mutations qu’a connues le concept de développement et de l’évolution de la société internationale. La théorisation juridique de la multitude d’actions et d’initiatives internationales visant à promouvoir le développement apparaît maintenant être insoutenable. L’école française du droit international du développement a vécu et constitue désormais un jalon de l’histoire du droit international public au vingtième siècle[15].

Avec la prise de conscience des limites écologiques de la planète et l’émergence du droit international de l’environnement, à travers les déclarations des premières conférences mondiales sur la question, le concept de développement a effectivement commencé à connaître des mutations fondamentales[16]. Cette évolution ne s’est pas produite de manière linéaire ou uniforme. En effet, à partir de la consécration du concept de développement durable dans le rapport Brundtland de 1987, le concept de développement a connu une évolution protéiforme : son contenu s’est enrichi et son acception s’est complexifiée[17]. L’idée-force derrière le développement durable est qu’il est désormais impensable de parler strictement de développement économique sans le concilier avec les limites écologiques de la planète. Le développement doit répondre aux « besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »[18]. Après le développement durable, l’expression développement humain est également apparue en 1990, dans les travaux du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) sur l’évaluation du niveau de développement des États[19]. L’expression développement social a aussi été consacrée par la tenue du sommet mondial de Copenhague au milieu des années 1990. D’un instrument international à l’autre, d’une organisation internationale à l’autre, le concept de développement cultive une certaine ambiguïté sur son acception exacte. Alors que la conception classique du développement renvoyait clairement aux rapports Nord-Sud, le concept, tel qu’il évolue, semble avoir fait éclater la grille d’analyse unidimensionnelle. Dorénavant, il renvoie également à la protection de l’environnement, à la promotion des droits de l’homme et à la construction de l’État de droit au sein d’une collectivité, dimensions qui transcendent la division Nord-Sud.

La plupart des organisations internationales s’intéressent désormais à l’une ou l’autre des acceptions du développement. La promotion du développement peut être soit sa mission centrale, soit l’une des missions ou l’un des objectifs connexes qui s’est greffé à ses fonctions principales. Sans en faire un inventaire exhaustif, il faut souligner que plusieurs commissions techniques ou organes du Conseil économique et social des Nations Unies oeuvrent de manière transversale ou sectorielle sur le concept de développement[20]. Outre la CNUCED, les acteurs classiques du développement dans le système onusien sont toujours à pied d’oeuvre, qu’il s’agisse par exemple du PNUD, de l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI), du Fonds international de développement agricole (FIDA) ou encore de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Plusieurs autres institutions spécialisées des Nations Unies se sont également saisies du développement comme objectif orientant l’accomplissement de certaines de leurs fonctions.

Malgré ce foisonnement institutionnel autour du concept de développement, son intégration réelle dans le droit international positif demeure rare. La réception et l’application de la technique juridique du traitement différencié des pays en développement dans le système commercial multilatéral reste à ce jour l’une de ses manifestations les plus dynamiques dans les relations internationales. Comment réconcilier le fait que la fin du droit international du développement a été annoncée avec le fait que le traitement différencié des pays en développement est toujours présent dans le droit de l’OMC ? L’objet de cette étude est de documenter la genèse et l’évolution du traitement différencié en droit international économique, avec en filigrane une discussion sur le droit international du développement pour éclaircir les transformations qu’il a pu subir. L’expression générique traitement différencié est employée de manière générale dans cette étude pour désigner la technique juridique qui consiste à moduler les obligations des membres de l’OMC en fonction des besoins de leur développement. La terminologie utilisée dans le système commercial multilatéral s’est modifiée dans les textes juridiques, pour finalement se stabiliser avec l’expression traitement spécial et différencié[21]. L’expression traitement différencié est néanmoins utilisée dans cette étude pour permettre d’étudier la technique aux différents stades de son évolution, ce qui signifie qu’elle doit être comprise comme correspondant au traitement spécial et différencié du droit de l’OMC.

Cette étude s’impose au vu du redéploiement du concept de développement dans l’action des organisations internationales ainsi que dans la perspective des négociations en cours à l’OMC dans le cadre du cycle de Doha, qui portent entre autres sur le traitement différencié. Elle s’impose aussi parce que le traitement différencié s’est matérialisé en droit international de l’environnement sous l’appellation nouvelle des responsabilités communes mais différenciées[22]. L’application du traitement différencié dans le régime juridique sur les changements climatiques est actuellement l’un des principaux enjeux sur lequel butent les négociations sur la réforme de ce régime conventionnel[23]. L’étude de la genèse et de l’évolution du traitement différencié dans le droit de l’OMC peut aussi contribuer à l’étude transversale de cette technique. Signe d’une incontestable vitalité juridique, le concept continue de s’insinuer dans la pratique conventionnelle des États et dans de nouvelles sphères du droit international, comme celle relative à la diversité des expressions culturelles[24].

L’émergence du concept de traitement différencié dans l’enceinte des Nations Unies est rappelée dans la première partie, où l’importance des travaux de la CNUCED et l’évolution du discours onusien sur la question sont soulignées (I). La réception du concept dans le droit du système commercial multilatéral est analysée dans la deuxième partie, de ses origines à la création de l’OMC (II). L’application du traitement différencié par les membres de l’OMC est étudiée dans la troisième partie, avec une attention particulière pour le Système généralisé de préférences (SGP), qui est l’une de ses principales modalités d’application (III). Finalement, les perspectives d’évolution du concept de traitement différencié sont esquissées à la lumière des négociations qui se déroulent actuellement dans le cadre du cycle de Doha (IV).

I. L’émergence du concept de traitement différencié dans l’enceinte des Nations Unies

A. Les premiers travaux de la CNUCED

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la mise en place de l’Organisation des Nations Unies (ONU), la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) s’est rapidement imposée comme le porte-voix des pays en développement, sous l’impulsion particulière de son premier Secrétaire exécutif, l’économiste et haut fonctionnaire argentin Raúl Prebisch[25]. Les travaux de ce dernier ont voulu démontrer que le système commercial multilatéral alors naissant ainsi que les théories économiques libérales sur lesquelles il reposait désavantageaient structurellement les pays de la périphérie au profit des pays du centre. Les pays en développement étaient voués à demeurer des exportateurs de produits de base vers les pays industrialisés dans des conditions de moins en moins profitables, selon la théorie critiquée de la « détérioration des termes de l’échange »[26].

Avec le mouvement de la décolonisation et l’accession à l’indépendance d’un grand nombre de pays en développement, les revendications de l’Amérique latine ont trouvé, au tournant des années 1960, une résonance universelle et l’Assemblée générale des Nations Unies a pu s’en saisir, alors qu’elle devenait la tribune du tiers-monde. En continuité avec les travaux de la CEPAL, l’Assemblée générale a voulu poursuivre la réflexion sur les liens entre commerce et développement dans une enceinte qui n’était pas dominée par les pays industrialisés, comme l’avait été jusqu’alors le système commercial multilatéral mis en place par l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce[27] de 1947. Elle a convoqué la première Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED) à Genève en 1964, avec Raúl Prebisch comme Secrétaire général. En préparation de cette première CNUCED, Prebisch a rédigé un rapport fondamental qui a jeté les bases non seulement des travaux de la conférence, mais aussi des revendications du tiers-monde qui ont culminé, une décennie plus tard, avec celles prônant l’instauration d’un nouvel ordre économique international[28].

Le rapport Prebisch synthétisait la pensée économique de son auteur et formulait des recommandations spécifiques pour rétablir l’équité dans le système commercial multilatéral[29]. Le GATT de 1947 était fondé sur l’égalité souveraine de ses parties contractantes, ce qui signifiait que peu importe leur niveau de développement économique, celles-ci étaient toutes soumises aux mêmes obligations juridiques[30]. Une des critiques principales du rapport Prebisch visait précisément l’iniquité fondamentale du système commercial multilatéral qui consistait à traiter de manière égale des pays inégaux sur le plan économique. À cette iniquité factuelle, le rapport recommandait une réponse juridique, soit l’établissement d’un régime particulier pour le commerce des pays en développement. Ce régime serait caractérisé par la non-réciprocité des engagements dans les négociations commerciales multilatérales, par un traitement préférentiel pour les pays en développement, ainsi que par la création d’accords commerciaux régionaux entre ceux-ci[31]. Il s’agissait de prévoir un double régime normatif, tenant compte du niveau de développement économique de l’État, afin de rétablir l’équité dans le fonctionnement du système commercial multilatéral.

Cette idée-phare n’a pas réussi à s’imposer lors de la première CNUCED, qui a recommandé que les relations commerciales internationales et les politiques commerciales soient régies par une série de principes généraux et de principes particuliers. Si l’acceptation générale du principe de non-réciprocité a pu être constatée[32], le Huitième principe général concernant les préférences tarifaires en faveur des pays en développement a été rejeté par les pays développés, empêchant la CNUCED de prendre des mesures particulières à son sujet[33]. Celle-ci a dû se résoudre à ne recommander que la création d’un comité des préférences, chargé de réconcilier les positions des pays développés et des pays en développement, afin de mettre au point la meilleure méthode possible d’application du principe des préférences tarifaires[34].

Le bras de fer entre pays du Nord et pays du Sud s’est résolu par la victoire de ces derniers et l’acceptation générale du principe de préférences tarifaires. Les travaux sur le concept de traitement différencié ont été repris à New Delhi en 1968, lors de la deuxième CNUCED, avec un accord unanime sur l’instauration du SGP[35]. Les objectifs généraux du SGP ont pu être fixés, mais les travaux pour en préciser les détails ont été confiés au Comité spécial des préférences créé à cette fin et ont dû se poursuivre jusqu’en 1970, avant que cette première opérationnalisation du traitement différencié ne voie le jour et que les discussions sur son intégration dans le système commercial multilatéral ne puissent commencer sur la base des arrangements élaborés à la CNUCED[36].

À cette rivalité avec le GATT de 1947, dans l’approche juridique pour gouverner le système commercial multilatéral, s’est ajoutée une rivalité institutionnelle. L’Assemblée générale a décidé de pérenniser la CNUCED, en faisant d’elle un de ses organes subsidiaires, et celle-ci est rapidement devenue le forum international privilégié pour discuter des questions touchant au commerce et au développement[37]. Le monopole du GATT de 1947 sur le système commercial multilatéral fut doublement ébranlé par la disparition du Vieux-GATT, ce club sélect de pays industrialisés qu’il était à ses débuts, qui fut provoquée par l’adhésion de plusieurs pays en développement nouvellement indépendants ainsi que par l’émergence de la CNUCED comme nouveau forum dans le domaine économique[38]. Le GATT de 1947 ne pouvait plus ignorer les revendications des pays en développement et particulièrement celle visant l’intégration du traitement différencié dans les règles gouvernant le système commercial multilatéral. Les premiers travaux de la CNUCED sont devenus d’autant plus persuasifs qu’ils furent rapidement endossés par l’Assemblée générale des Nations Unies.

B. L’endossement par l’Assemblée générale des Nations Unies

Le concept de traitement différencié pour les pays en développement et les recommandations de la CNUCED concernant l’établissement d’un régime juridique particulier pour le commerce Nord-Sud ont par la suite été systématiquement repris, explicités et développés par l’Assemblée générale des Nations Unies dans ses grandes déclarations sur le développement. Il faut toutefois noter que cet intérêt pour le traitement différencié n’a pas toujours eu la même intensité. S’il a atteint son paroxysme au milieu des années 1970 avec la revendication d’un nouvel ordre économique international, force est de constater que l’intérêt pour le traitement différencié s’est amenuisé dans le discours des Nations Unies depuis la fin de la Guerre froide et l’avènement de la mondialisation.

Dans sa Stratégie internationale du développement pour la deuxième Décennie des Nations Unies pour le développement[39], en 1970, l’Assemblée générale des Nations Unies a pris le relais de la CNUCED pour recommander la mise en oeuvre le plus rapidement possible des arrangements sur le SGP[40]. Elle appelait aussi à la négociation et à la mise en oeuvre de plans d’intégration régionale entre pays en voie de développement[41].

La méfiance des pays en développement envers le GATT de 1947 et l’affirmation du concept de traitement différencié dans le système commercial multilatéral ont été au coeur du discours de l’Assemblée générale sur l’instauration d’un nouvel ordre économique international. La déclaration de 1974 affirmait que ce nouvel ordre devait être fondé sur le plein respect du principe du « [t]raitement préférentiel et sans réciprocité pour les pays en voie de développement, chaque fois que cela est faisable, dans tous les domaines de la coopération économique internationale chaque fois que cela est possible »[42]. Son programme d’action à cet effet appelait à l’application, l’amélioration et l’élargissement du SGP. Il appelait également à suivre les principes de non-réciprocité et du traitement préférentiel en faveur des pays en voie de développement dans les négociations commerciales multilatérales[43]. Il faisait aussi la promotion de l’intégration économique régionale entre pays en voie de développement et enjoignait ces derniers à accorder un traitement préférentiel aux importations en provenance de leurs pairs[44].

Le discours des Nations Unies sur le nouvel ordre économique international a atteint son paroxysme avec l’adoption de la controversée Charte des droits et devoirs économiques des États[45], la même année, qui affirmait entre autres que les États ont le devoir de « prendre des mesures destinées à assurer des avantages supplémentaires pour le commerce international des pays en voie de développement »[46]. De façon moins contraignante, la Charte prévoyait aussi que les États devraient accorder, améliorer et élargir le SGP et envisager sérieusement d’adopter d’autres mesures opérationnalisant le traitement différencié[47]. En lien avec l’intégration économique régionale, elle proclamait enfin le droit des pays en voie de développement d’accorder des préférences commerciales exclusivement à leurs pairs sans en étendre le bénéfice aux pays développés[48].

L’année suivante, en 1975, alors que l’Assemblée générale voulait apaiser les tensions entre pays développés et pays en développement sur les questions économiques, celle-ci a adopté une résolution qui cherchait à rétablir un certain consensus et faisait des recommandations précises à l’égard du traitement différencié[49]. Elle préconisait la réduction ou l’élimination des obstacles non tarifaires, à l’égard des produits dont l’exportation présente un intérêt particulier pour les pays en développement, sur une base différentielle et plus favorable pour ces derniers. Elle souhaitait également que l’intégration du SGP dans le système commercial multilatéral, réalisée en 1971 par le GATT de 1947, soit prolongée au-delà de la période de dix ans initialement prévue. Elle appelait enfin pour la première fois les pays développés à faire preuve de modération dans l’application de droits compensateurs aux importations de produits subventionnés en provenance des pays en développement.

Dans sa Stratégie internationale du développement pour la troisième Décennie des Nations Unies pour le développement[50] de 1980, l’Assemblée générale a réaffirmé son soutien au concept de traitement différencié à travers les mesures spécifiques qu’elle prônait[51]. Elle réclamait une application plus effective du traitement différencié dans le système commercial multilatéral ainsi que la négociation de réductions ou l’élimination progressive des restrictions aux importations en provenance des pays en développement, spécialement en ce qui concerne les obstacles tarifaires et les obstacles au commerce des produits agricoles et des produits tropicaux. Elle renouvelait son soutien envers le SGP, qu’elle considérait être un moyen d’action à long terme en faveur des pays en développement, ainsi que son désir de voir ces derniers favoriser et intensifier leurs échanges mutuels.

La fin de la Guerre froide allait entraîner une rupture avec le discours antérieur des Nations Unies sur le développement économique. La détente des relations internationales, la fin des rivalités idéologiques et un nouveau consensus sur les questions économiques et politiques ont amené l’Assemblée générale à soutenir moins activement le traitement différencié dans le système commercial multilatéral. Dans sa Déclaration sur la coopération économique internationale, en particulier la relance de la croissance économique et du développement dans les pays en développement[52], adoptée au printemps 1990, l’Assemblée générale n’a fait aucune mention explicite du traitement différencié[53]. Elle s’est contentée de souligner le caractère vital de la conclusion du cycle d’Uruguay afin d’assurer un accès élargi aux marchés internationaux pour les exportations des pays en développement. Puis, elle a réaffirmé l’importance des principes sur lesquels repose le système commercial multilatéral, sans les nommer, pour atteindre cet objectif, ainsi que celle de l’intégration économique régionale pour les pays en développement.

Dans la Stratégie internationale du développement pour la quatrième Décennie des Nations Unies pour le développement[54], adoptée à la fin de l’année 1990, le concept de traitement différencié est réapparu dans le discours de l’Assemblée générale, mais avec moins d’emphase qu’auparavant[55]. L’Assemblée générale proclamait qu’un système commercial multilatéral fondé sur les principes de non-discrimination et de transparence était la condition pour résoudre les problèmes urgents des pays en développement. Puis, dans un langage plus oblique que celui qu’elle emploie habituellement, l’Assemblée générale déclarait qu’il fallait tenir compte dans la pratique du fait que « [l]es règles du système commercial international admettent la nécessité d’un traitement différencié et favorable pour les pays en développement » [nos italiques][56]. Elle a cependant réaffirmé plus clairement son soutien envers le SGP en appelant à son application effective et à son amélioration, ainsi que son souhait de voir se multiplier les accords d’intégration économique entre pays en développement.

La Déclaration du Millénaire[57] constitue le plus récent jalon de la construction du discours onusien sur le développement. Dans ce texte adopté en 2000, l’Assemblée générale des Nations Unies ne réserve plus que la portion congrue au traitement différencié, mais il est vrai que l’acception du développement s’y trouve grandement élargie, recouvrant ses dimensions économiques, humanitaires, sécuritaires, sociales et environnementales. Elle part du constat qu’il faut maintenant accepter la mondialisation en tant que réalité afin qu’elle devienne « une force positive pour l’humanité tout entière », tout en reconnaissant que les pays en développement « doivent surmonter des difficultés particulières pour faire face à ce défi majeur »[58]. Parmi les cibles à atteindre pour mettre en place un partenariat mondial pour le développement, l’Assemblée générale désigne la mise « en place [d’]un système commercial et financier multilatéral ouvert, équitable, fondé sur le droit, prévisible et non discriminatoire » [nos italiques][59]. Le traitement différencié n’y est mentionné qu’en ce qui concerne les pays les moins avancés (PMA), les pays industrialisés étant invités à adopter une politique d’admission en franchise de douane et hors quota pour la quasi-totalité des produits exportés par les PMA[60]. Aucune autre mention du traitement différencié n’est faite par l’Assemblée générale.

Ces travaux de la CNUCED et de l’Assemblée générale des Nations Unies, ainsi que tous les instruments internationaux qu’elles ont adoptés, n’ont jamais eu qu’un caractère purement recommandatoire et ne relevaient que du droit international prospectif. C’est d’abord dans le droit international économique que le concept de traitement différencié a pu s’ancrer véritablement dans le droit international positif, réalisant dans une certaine mesure les voeux de l’Assemblée générale qu’il s’intègre au système commercial multilatéral.

II. La réception du concept de traitement différencié dans le système commercial multilateral

A. Le traitement différencié dans le GATT de 1947 et la naissance du droit international du développement

1. Le postulat égalitaire du GATT de 1947 et sa remise en question

Les règles qui gouvernaient le système commercial multilatéral mis en place par le GATT de 1947 postulaient l’égalité de ses parties contractantes. Ce postulat égalitaire, classique en droit international, se traduisait par une égalité juridique. Par exemple, le principe de la non-discrimination dans les relations commerciales internationales s’appliquait à toutes les parties contractantes. Une de ses déclinaisons, la clause de la nation la plus favorisée (clause NPF), signifie que tous les États doivent être traités de la même manière par la politique commerciale de chaque partie contractante, rendant illicite tout traitement de faveur pour les pays en développement[61]. Par ailleurs, la conduite des négociations tarifaires, qui visaient à réduire progressivement les droits de douane, était fondée sur un principe de réciprocité puisque le système repose sur l’équilibre des concessions tarifaires faites par chaque partie contractante.

Le texte original du GATT de 1947 ne comportait qu’une seule disposition touchant à la question du développement économique. Cette disposition, sous le contrôle du Conseil du GATT, permettait exceptionnellement aux parties contractantes de protéger leurs industries naissantes au moyen de mesures non discriminatoires incompatibles avec leurs obligations[62]. Elle a été modifiée en 1955 dans une première réforme du texte du GATT de 1947 pour tenir compte des besoins des pays en développement, élargissant ainsi sa portée et assouplissant le contrôle de son application[63]. La modification a pour l’essentiel créé un régime juridique préférentiel pour l’imposition de restrictions quantitatives par les pays en développement afin de rétablir l’équilibre de leur balance des paiements. Ce régime s’est cependant avéré largement insuffisant pour pallier aux problèmes vécus par les pays en développement dans le système commercial multilatéral.

Avant même la première CNUCED, les parties contractantes du GATT de 1947 avaient entrepris certains travaux pour se pencher sur la problématique du statut des pays en développement dans le système commercial multilatéral. Cette prise en considération demeurait cependant minimale et sa principale réalisation a été la publication en 1958 du rapport d’un groupe d’experts, présidé par l’économiste autrichien Gottfried Haberler, mandaté pour réfléchir à la question[64]. Si le rapport Haberler ne parlait pas du concept de traitement différencié, concept qui devait naître quelques années plus tard à l’ONU, il recommandait toutefois que les besoins spécifiques des pays en développement soient pris en considération dans les négociations tarifaires conduites sous les auspices du GATT de 1947. Cette recommandation a été suivie et a fait l’objet d’un programme d’action adopté en 1963 par les parties contractantes, à l’initiative d’un groupe de pays en développement. Ce programme d’action était d’abord destiné à encadrer les négociations tarifaires alors en cours, mais les parties contractantes ont convenu du même souffle qu’il était nécessaire que le GATT de 1947 se dote d’un cadre juridique et institutionnel adéquat pour traiter de la problématique du statut des pays en développement dans le système commercial multilatéral[65]. Toutefois, la décision ministérielle de 1963 envisageait déjà la nécessité d’examiner d’urgence d’autres mesures et a prévu à ce titre la mise sur pied d’un groupe de travail sur les préférences tarifaires[66].

2. L’ajout de la partie IV du GATT de 1947 et les premières manifestations du traitement différencié

La tâche de réfléchir à la création de ce cadre juridique et institutionnel a été confiée à un comité dont les travaux ont abouti, en 1966, à la véritable prise en considération globale de la problématique du statut des pays en développement dans le GATT de 1947 grâce à l’ajout de la partie IV au traité. Cette nouvelle partie était entièrement consacrée aux rapports entre commerce et développement[67]. Néanmoins, la partie IV demeurait avant tout symbolique et se contentait de prendre acte de la situation des pays en développement et de la nécessité de faire des efforts positifs pour ceux-ci dans le système commercial multilatéral, tant au plan de l’action individuelle des parties contractantes que de leur action collective. C’était particulièrement vrai dans la conduite des négociations tarifaires, pour lesquelles des engagements de principe semblables au programme d’action de 1963 étaient pris[68]. Elle ne comportait aucun engagement contraignant de la part des parties contractantes et ses prescriptions relevaient toujours, en dernière analyse, du droit international prospectif[69]. Cette avancée juridique était contemporaine de la première CNUCED et la partie IV abordait d’ailleurs la question de la coopération entre les instances du GATT de 1947 et celles de la CNUCED.

L’apport le plus significatif de la partie IV du GATT de 1947 a cependant été l’introduction du principe de la non-réciprocité dans les négociations commerciales multilatérales : « Les parties contractantes développées n’attendent pas de réciprocité pour les engagements pris par elles dans des négociations commerciales de réduire ou d’éliminer les droits de douane et autres obstacles au commerce des parties contractantes peu développées » [nos italiques][70]. Cette disposition était en rupture avec le principe de réciprocité qui n’était inscrit dans aucune disposition du GATT de 1947, mais qui gouvernait jusqu’alors la conduite des négociations commerciales multilatérales. Cela signifie que chaque partie contractante est censée se prêter au jeu des concessions tarifaires et autres engagements, le système commercial multilatéral reposant en définitive sur l’équilibre global des concessions faites par chacune d’elles. Le principe de non-réciprocité restait circonscrit uniquement au stade de la conduite des négociations commerciales multilatérales[71] ; il signifiait concrètement que les pays en développement n’avaient plus à se sentir obligés de faire des concessions lors des négociations. Toutefois, le principe de non-réciprocité ne touchait pas davantage à l’égalité juridique des parties contractantes qui demeuraient toutes pleinement soumises aux obligations du GATT de 1947, comme la clause NPF et l’interdiction de prévoir des préférences tarifaires pour les pays en développement.

La doctrine française a voulu voir dans l’intégration du principe de non-réciprocité dans le droit international positif le signal de la naissance du droit international du développement[72]. La portée juridique réelle du principe a peut-être été exagérée par l’école française, certains y voyant à tort une entorse au principe de la non-discrimination et à la clause NPF[73]. La partie IV du GATT de 1947 n’a pas véritablement intégré le concept de traitement différencié pour les pays en développement puisque ceux-ci demeuraient toujours soumis aux mêmes obligations que les pays développés. Elle a seulement introduit le principe voulant que les pays en développement n’aient plus à se prêter au jeu des concessions lors de négociations commerciales multilatérales. La partie IV a cependant mis en place le cadre juridique et institutionnel qui devait permettre la véritable intégration du concept du traitement différencié dans le système commercial multilatéral.

La même année, le concept a été intégré pour la première fois dans le système de règlement des différends par les parties contractantes[74]. Les pays en développement se voyaient offrir la possibilité de demander au Directeur général d’offrir ses bons offices dans les différends qui les opposaient à des pays développés ; les parties contractantes avaient alors l’obligation de lui fournir toute information.

C’est au moyen de la technique juridique de la dérogation temporaire aux règles générales du GATT de 1947 que le concept de traitement différencié a pu véritablement s’enraciner dans le système commercial multilatéral. Sous la pression des travaux de la CNUCED et des résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies, les parties contractantes du GATT de 1947 ont voté deux décisions en 1971, introduisant un régime juridique particulier pour le commerce avec les pays en développement.

Une première décision a rendu licite pour une durée de dix ans l’application du SGP développé par la CNUCED, en permettant aux parties contractantes qui le désiraient d’établir un traitement tarifaire préférentiel pour les pays en développement[75]. Une dérogation au régime juridique général était indispensable puisque les préférences tarifaires étaient interdites par la clause NPF. Celles-ci consistaient à appliquer des tarifs douaniers différents à des produits similaires, selon le pays d’origine. La décision de 1971 ne désignait par les catégories de pays pouvant bénéficier ou offrir des préférences tarifaires, mais la pratique voulait plutôt que l’on renvoie aux pays qui s’étaient désignés comme bénéficiaires du SGP à la CNUCED, selon le principe de l’auto-élection, puis que chaque partie contractante soit alors libre de choisir parmi ces pays ceux qui pourraient bénéficier de son schéma national de préférences[76].

Une deuxième décision a également rendu licite pour une durée de dix ans les préférences tarifaires que les pays en développement pouvaient s’accorder entre eux, conformément au Protocole concernant les négociations commerciales entre pays en voie de développement[77]. Celui-ci a mis en place une sorte de sous-système commercial multilatéral préférentiel, réservé exclusivement aux pays en développement qui y avaient adhéré. De telles préférences tarifaires auraient autrement été interdites par la clause NPF et cette dérogation temporaire répondait ainsi aux appels de la CNUCED et de l’Assemblée générale pour un renforcement de l’intégration économique entre pays du Sud. À nouveau, cette deuxième décision de 1971 laissait les parties contractantes libres de déterminer si elles se considéraient comme un pays en développement[78].

3. La Clause d’habilitation et la consécration du traitement différencié

Le caractère temporaire et dérogatoire du traitement différencié a été critiqué parce qu’il donnait l’impression de marginaliser le régime juridique particulier mis en place pour le commerce des pays en développement, en le confinant au statut d’exception[79]. C’est dans le cadre du cycle de Tokyo que la pièce maîtresse de l’intégration du concept dans le système commercial multilatéral allait être adoptée. La Clause d’habilitation de 1979 a refondu les dérogations de 1971 en un seul texte qui pérennise et étend le régime du commerce des pays en développement en lui donnant une assise juridique permanente, fondée sur la dualité des normes dans le GATT de 1947[80]. Elle a semblé placer les régimes du commerce Nord-Nord et Nord-Sud/Sud-Sud en « parallèle » et « égaux en dignité »[81], sur un pied d’égalité juridique, ne présentant plus le régime du commerce des pays en développement comme un régime d’exception. Ce texte fondamental a été salué par la doctrine française comme la consécration du droit international du développement, elle qui voyait dans la dualité normative la summa divisio de cette nouvelle discipline juridique[82].

La Clause d’habilitation proclame d’abord le principe du traitement différencié et plus favorable, suivant lequel les parties contractantes du GATT de 1947 peuvent déroger à la clause NPF pour accorder un traitement préférentiel aux pays en développement[83]. Le principe se décline en quatre modalités d’opération différentes :

La possibilité pour les pays développés d’appliquer le SGP à l’égard des pays en développement est maintenue dans les mêmes conditions[84]. Ceux-ci peuvent accorder un traitement tarifaire préférentiel à l’égard des parties contractantes de leur choix, en conformité avec les travaux de la CNUCED sur le SGP.

La deuxième possibilité introduit une modulation nouvelle du traitement différencié en ce qui concerne les obstacles non tarifaires au commerce des pays en développement[85]. La levée de ces obstacles a fait l’objet de plusieurs nouveaux accords sectoriels négociés lors du cycle de Tokyo, comme les droits antidumping, les subventions et les droits compensateurs, les obstacles techniques au commerce ou les marchés publics[86]. Un traitement différencié et plus favorable peut être accordé aux pays en développement à l’égard des dispositions du GATT de 1947 qui ont fait l’objet d’un code de Tokyo. En l’absence d’une définition, la qualité de pays en développement est attribuée pour les fins de cette disposition suivant le principe de l’auto-élection, ce qui signifie que le pays en développement est la partie contractante qui se considère comme tel[87].

La possibilité pour les pays en développement de s’accorder entre eux un traitement tarifaire préférentiel est également maintenue, mais la Clause d’habilitation innove en élargissant considérablement le régime particulier du commerce Sud-Sud[88]. Celui-ci n’est plus limité aux concessions tarifaires faites par les pays en développement dans le cadre du Protocole[89]. Tous les accords commerciaux régionaux ou mondiaux entre pays développés sont désormais visés, ce qui signifie que les pays en développement peuvent conclure de tels accords, autrement contraires à la clause NPF, dans des conditions plus favorables que l’exception du régime général du GATT de 1947 qui ne permet de tels accords que s’ils libéralisent l’essentiel du commerce entre leurs parties[90]. Des accords commerciaux sectoriels entre pays en développement peuvent ainsi être conclus sans viser l’essentiel du commerce entre ceux-ci. Toujours en raison de l’absence de définition, la qualité de pays en développement qui permet de bénéficier de cette disposition suit également le principe de l’auto-élection[91].

La dernière modulation du principe du traitement différencié constitue une autre innovation puisqu’elle crée un régime particulier encore plus favorable pour une sous-catégorie de pays en développement. Les parties contractantes peuvent accorder un traitement spécial aux pays les moins avancés (PMA), « dans le contexte de toute mesure générale ou spécifique en faveur des pays en voie de développement »[92]. La détermination des parties contractantes appartenant à la sous-catégorie des PMA ne relève ni de la partie qui souhaite appliquer cette disposition, ni de celle qui désire en bénéficier, mais est plutôt effectuée par la CNUCED qui dresse périodiquement une liste nominative des PMA[93].

En plus d’opérationnaliser le concept de traitement différencié de manière assez élaborée, la Clause d’habilitation réaffirme également le principe de non-réciprocité dans la conduite des négociations commerciales multilatérales qui est aussi prévu par la partie IV du GATT de 1947[94]. La Clause d’habilitation accorde en outre une attention particulière aux PMA et enjoint les pays développés à faire preuve d’une grande modération à leur égard dans ces négociations[95].

Allant de pair avec l’intégration du traitement différencié dans le droit international positif, une clause évolutive est prévue pour assurer l’équilibre et l’articulation entre le régime commercial général du GATT de 1947 et le régime commercial particulier des pays en développement[96]. Cette clause prévoit que les pays en développement s’attendent à ce que leur capacité à réintégrer le régime commercial général s’améliore avec le développement progressif de leur économie, ce qui signifie qu’ils s’attendent à réintégrer progressivement le régime commercial général. Cette disposition fondamentale établit une passerelle théorique entre les deux régimes et indique que le statut de pays en développement ne devrait pas être statique, mais plutôt dynamique.

Aussi importante qu’elle ait pu être pour l’intégration du concept de traitement différencié dans le système commercial multilatéral, la Clause d’habilitation ne prévoit que la possibilité — et non l’obligation — d’accorder un traitement différencié et plus favorable aux pays en développement en ce qui concerne les modalités d’opération spécifiques exposées ci-dessus. Seules les incompatibilités avec la clause NPF, dans le domaine précis de ces modalités, ont été légalisées. Pour que d’autres manières d’opérationnaliser le concept de traitement différencié puissent être appliquées, il existait toujours la possibilité que les parties contractantes votent une dérogation ad hoc pour une mesure donnée, en application des règles générales du GATT de 1947 prévoyant l’octroi de dérogations[97]. Il faut rappeler que c’est à l’aide de cette technique juridique que le concept du traitement différencié a d’abord pu véritablement s’intégrer au système commercial multilatéral.

4. Le traitement différencié dans la levée des obstacles non tarifaires au commerce

Une dernière innovation apportée par le cycle de Tokyo a été l’introduction d’une nouvelle modalité d’opération du concept de traitement différencié. Plusieurs codes de Tokyo ont prévu des dispositions qui modulaient leur contenu obligatoire afin de tenir compte du statut particulier des pays en développement dans le secteur visé par l’accord. Ces codes sont allés plus loin que la Clause d’habilitation, en ce qui concerne les obstacles non tarifaires, parce que le traitement différencié approprié était spécifiquement prescrit par le texte de l’accord. Les pays en développement visés n’étaient pas désignés, ce qui signifie que le principe de l’auto-élection s’appliquait à nouveau.

Quatre types de modulation du contenu obligatoire des codes de Tokyo pouvaient être distingués. Un premier type d’obligations prescrivait aux pays développés de prendre spécialement en considération la situation des pays en développement, lorsqu’ils imposaient des droits antidumping[98] ou dans l’élaboration et l’application de règlements techniques et de normes[99]. Un deuxième type d’obligations exemptait les pays en développement de l’application de leurs dispositions, d’office pour l’interdiction des subventions à l’exportation[100], ou après négociations pour les droits antidumping[101], pour l’octroi des marchés publics[102], ou pour faciliter l’élaboration et l’application des règlements techniques et des normes par les pays en développement[103]. Un troisième type d’obligations différait l’application des dispositions pour les pays en développement qui le souhaitaient, que ce soit pour l’ensemble du Code de l’évaluation douanière[104], ou pour certaines des dispositions du Code des licences d’importation[105]. Un quatrième et dernier type d’obligations prévoyait l’obligation pour les pays développés de fournir de l’assistance technique aux pays en développement dans les domaines des droits antidumping, de l’évaluation douanière et de la normalisation[106].

En somme, les professeurs Dominique Carreau et Patrick Juillard observent avec justesse que l’effet de l’intégration du concept de traitement différencié dans le système commercial multilatéral aura été de mettre fin à l’application de la clause NPF dans les rapports commerciaux Nord-Sud et Sud-Sud[107]. L’acquis du GATT de 1947 a été maintenu à la faveur de la conclusion du cycle de l’Uruguay et de la création de l’OMC en 1994, mais l’intégration du concept a connu certaines transformations.

B. La continuation du traitement différencié dans les accords de l’OMC et ses transformations

La conclusion des accords de l’OMC, à l’issue du cycle d’Uruguay, en 1994, ne marque pas de rupture par rapport au GATT de 1947, en ce qui concerne l’intégration du concept de traitement différencié dans le système commercial multilatéral[108]. L’acquis juridique a cependant subi quelques transformations au passage, à commencer par un changement de dénomination, l’expression générique du concept à l’OMC étant devenue « traitement spécial et différencié »[109]. La Clause d’habilitation a été intégralement reconduite dans les accords de l’OMC par le GATT de 1994[110], ce qui signifie que son application par les membres de l’OMC est soumise au nouveau système de règlement des différends mis en place en 1995. La principale assise du traitement différencié dans le système commercial multilatéral voit donc sa place dans le droit international positif être confirmée et profite du renforcement juridique et institutionnel que constitue la création de l’OMC.

La modalité d’opération du traitement différencié introduite par les codes de Tokyo, qui consiste à prévoir des modulations aux obligations juridiques tenant compte de la situation économique des pays en développement, est également reprise et étendue dans les accords de l’OMC. Ces dispositions modulent les obligations visant les obstacles non tarifaires au commerce des marchandises dans les secteurs qui étaient régis par les codes de Tokyo, mais aussi dans les secteurs nouvellement régis du commerce des marchandises, des services, des aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), ainsi que dans le système de règlement des différends. Certes, les modalités d’opération du traitement différencié qui ont été les plus significatives jusqu’à maintenant sont celles permettant l’octroi de préférences tarifaires aux pays en développement. Ceci dit, l’abaissement progressif des tarifs douaniers dans le système commercial multilatéral ne peut que tendre à donner de plus en plus d’importance à cette autre modalité d’opération, à mesure que les principaux obstacles au commerce deviennent non tarifaires. Le nombre de dispositions de cette nature s’est grandement accru par rapport aux codes de Tokyo (il y en a maintenant plus de 145) et rend impossible l’inventaire exhaustif dans le cadre du présent article. Le Secrétariat de l’OMC a publié une note très utile dans laquelle il a effectué ce travail, mais surtout dans laquelle il propose une typologie des dispositions des accords de l’OMC opérationnalisant le traitement différencié[111].

Un premier type de dispositions vise à accroître les possibilités commerciales des pays en développement. Il s’agit du type le moins répandu dans les accords de l’OMC (douze dispositions au total). Par exemple, il est prévu que les membres de l’OMC tiennent compte des besoins et de la situation particulière des pays en développement dans la mise en oeuvre de leurs engagements en matière d’accès au marché des produits agricoles, y compris les produits tropicaux[112].

Un deuxième type de dispositions impose aux membres de l’OMC de préserver les intérêts des pays en développement. Il s’agit du type le plus fréquent dans les accords de l’OMC (quarante-sept dispositions au total). Par exemple, il est prévu que dans le cas d’un différend entre un pays en développement et un pays développé, le pays en développement puisse exiger qu’au moins un membre du groupe spécial soit un ressortissant d’un pays en développement[113].

Un troisième type de dispositions prévoit une flexibilité dans les engagements, dans les mesures et dans l’utilisation des moyens d’action pour les pays en développement (trente dispositions au total). Les dispositions visées ici sont celles qui atténuent le contenu des obligations du régime commercial général de l’OMC pour une durée indéterminée, comme celles mentionnées précédemment qui permettent aux pays en développement d’imposer des hausses tarifaires ou des restrictions quantitatives pour protéger une industrie naissante[114].

Un quatrième type de dispositions prévoit des périodes de transition pour les pays en développement (vingt dispositions au total). Ces dispositions atténuent également le contenu des obligations du régime commercial général de l’OMC, mais pour une durée déterminée. Par exemple, la prohibition des subventions à l’exportation ne fut pas appliquée aux pays en développement pendant les huit premières années de son entrée en vigueur[115].

Un cinquième type de dispositions prévoit la fourniture d’une assistance technique pour les pays en développement (quatorze dispositions au total). Par exemple, le Secrétariat de l’OMC doit fournir une aide juridique additionnelle aux pays en développement qui le lui demandent dans le cadre d’un différend porté à l’OMC[116].

Un sixième type de dispositions prévoit des mesures pour aider les PMA (vingt-deux dispositions au total). Ces dispositions qui visent exclusivement les PMA peuvent elles-mêmes être classées dans l’un des cinq types précédant. Par exemple, les membres de l’OMC doivent faire preuve de modération dans la soumission de plaintes contre un PMA[117].

Outre les modalités mentionnées ci-dessus, la possibilité d’en créer d’autres par voie de dérogation ad hoc est aussi maintenue par les accords de l’OMC[118]. Cette procédure extraordinaire a permis la mise en place en 1999 d’un nouveau régime particulier pour le commerce des PMA pour une période de dix ans (la dérogation a récemment été renouvelée pour une période additionnelle de dix ans)[119]. Ce nouveau régime juridique dérogatoire semble vouloir aller plus loin que celui qui est prévu pour les PMA, depuis 1979, par la Clause d’habilitation. La portée exacte du régime particulier pour le commerce des PMA mis en place en 1979 demeure ambigüe[120] : permet-il aux membres de l’OMC de prévoir un traitement plus favorable pour les PMA uniquement lorsqu’elles accordent un traitement tarifaire préférentiel ou tout autre traitement plus favorable aux pays en développement en vertu de la Clause d’habilitation ? Dans l’affirmative, cela signifierait que le traitement différencié au profit des PMA ne peut être que l’accessoire du traitement différencié offert à tous les pays en développement. Par exemple, un traitement tarifaire préférentiel ne pourrait être offert aux PMA que dans le cadre d’un schéma national de préférences appliquant le SGP développé à la CNUCED[121].

C’est pour lever en partie cette ambiguïté que la dérogation de 1999 a été adoptée, sans aucune référence à la Clause d’habilitation, si ce n’est qu’elle n’affecte ni ne préjuge des droits qui en découlent. Ce régime particulier pour les PMA permet aux pays en développement de prévoir eux-mêmes des préférences tarifaires en faveur des PMA, chose qui leur serait autrement interdite par la clause NPF et la Clause d’habilitation[122]. Il s’agit donc d’une modalité d’opération originale du traitement différencié dans le système commercial multilatéral qui permet aux pays en développement d’appliquer le concept en faveur des plus démunis d’entre eux. Par contre, les dérogations de 1999 et de 2009 ne touchent pas à la question de la portée juridique exacte de la Clause d’habilitation dans les rapports commerciaux entre les pays développés et les PMA.

La catégorisation des pays bénéficiaires du traitement différencié dans les accords de l’OMC est également marquée par la continuité avec l’acquis du GATT de 1947. Le principe de l’auto-élection préside encore à la désignation des bénéficiaires de l’essentiel des dispositions prévoyant un traitement différencié pour les pays en développement dans les accords de l’OMC[123]. Le SGP constitue toujours une exception à la règle de l’auto-élection : ce sont les pays qui accordent des préférences tarifaires qui désignent les pays pouvant en bénéficier, bien que les pays en développement puissent se désigner eux-mêmes comme bénéficiaires du SGP dans l’enceinte de la CNUCED. Cette position est cependant contestée par certains pays en développement et l’Organe d’appel a pour le moment soigneusement évité de trancher la question, ce qui laisse planer un doute sur la licéité, pour un pays développé, d’exclure d’emblée un pays qui se considère en développement de son schéma national de préférences[124]. La catégorie des PMA constitue également une exception à la règle puisque la technique de la liste nominative est toujours employée par les accords de l’OMC, mais le renvoi à la liste des PMA dressée par l’ONU est clarifié[125]. Il faut noter qu’une nouvelle catégorie de pays en développement avait fait son apparition dans les accords de l’OMC, avec les pays en transition, qui bénéficiaient de certaines dispositions prévoyant un traitement différencié spécifique[126]. Cette catégorie, maintenant caduque, renvoyait aux pays d’Europe centrale et orientale qui étaient en transition d’une économie planifiée à une économie de marché.

S’il est clair que le concept de traitement différencié est bien intégré dans le droit positif du système commercial multilatéral, il importe d’examiner sommairement comment ses différentes modalités d’opération sont appliquées par les membres de l’OMC.

III. L’application du concept de traitement différencié dans le système commercial multilateral

A. L’application au moyen du Système généralisé de préférences (SGP)

1. L’acquis et les difficultés des schémas nationaux de préférences

La première modalité d’opération du traitement différencié dans le système commercial multilatéral a été l’octroi unilatéral de préférences tarifaires pour les produits provenant des pays en développement, par rapport aux tarifs douaniers normalement imposés aux produits importés, en vertu de la clause NPF. L’idée qui sous-tend ces préférences tarifaires est qu’elles offrent un accès accru au marché national des pays développés, pour les produits en provenance des pays en développement, sans que ces derniers n’aient à faire de concessions tarifaires équivalentes, afin de favoriser leurs exportations, leur industrialisation et d’accélérer le rythme de leur croissance économique[127]. Au moyen du SGP qu’elle a mis en place et en supervisant son opération, la CNUCED facilite l’application des préférences tarifaires en faveur des pays en développement.

La CNUCED n’a pu qu’esquisser les traits généraux du SGP, puisqu’il était non seulement indispensable que celui-ci soit mis en oeuvre par chaque pays développé au moyen d’un schéma national de préférences, mais aussi que ces préférences tarifaires soient légalisées par le GATT de 1947[128]. Suivant les travaux de la CNUCED, le SGP vise en principe tous les produits manufacturés et semi-finis, à l’exclusion des produits agricoles et des autres produits de base, sauf pour de rares exceptions pouvant être consenties par les pays donneurs[129]. Ces derniers gardent entièrement le contrôle sur l’application du SGP qui demeure volontaire. Chacun d’eux détermine les produits visés par leur schéma et la marge préférentielle, c’est-à-dire l’ampleur de la préférence tarifaire pour chaque produit visé. Chacun d’eux détermine les règles d’origine applicables pour qu’un produit puisse bénéficier des préférences tarifaires. Chacun d’eux détermine son système de sauvegarde, qui peut exclure a priori des produits sensibles du schéma de préférences, ou encore prévoir la suspension a posteriori des préférences en cas de désorganisation du marché. Le SGP étant un engagement non contraignant, les pays donneurs sont libres de modifier ou de retirer leurs préférences tarifaires selon leur volonté. La CNUCED avait voulu concevoir le SGP comme un système mondial afin d’éviter que la pratique étatique ne soit contradictoire ou chaotique à l’égard des préférences tarifaires en faveur des pays en développement, mais aussi pour inciter tous les pays développés à l’appliquer malgré son caractère volontaire. Pour obtenir un portrait global du SGP, la particularisation de son application rend nécessaire de compléter l’étude des instruments de la CNUCED et du GATT de 1947 par celle des schémas nationaux de préférences des pays développés.

À l’heure actuelle, la CNUCED recense onze schémas nationaux de préférences qui lui ont été formellement notifiés dans le cadre du SGP, dont neuf par des membres de l’OMC[130]. Chacun de ces schémas est différent, que ce soit au plan de ses bénéficiaires ou au plan des préférences tarifaires offertes. Il arrive donc que l’un des deux cents pays et territoires bénéficiaires du SGP soit bénéficiaire dans le schéma national de préférences d’un pays donneur, mais qu’il soit exclu du schéma d’un autre pays donneur. Par ailleurs, deux schémas nationaux de préférences prévoient des sous-régimes encore plus avantageux pour un nombre restreint de bénéficiaires[131].

Le schéma de préférences des États-Unis prévoit un régime général de préférences SGP, ainsi qu’un régime de préférences additionnelles pour certains pays africains visés par le African Growth and Opportunity Act[132]. Le schéma de préférences de la Communauté européenne prévoit un régime général de préférences SGP, un régime de préférences SGP+ qui vise les pays en développement remplissant les conditions liées au développement durable et à la bonne gouvernance ainsi qu’un régime de préférences additionnelles pour les PMA[133]. La licéité de l’ancien schéma de préférences de la Communauté européenne, qui prévoyait de tels sous-régimes, a été contestée avec succès à l’OMC, mais cette question demeure controversée et appelle à des développements plus approfondis[134].

Le SGP, comme première façon d’opérationnaliser le traitement différencié dans le système commercial multilatéral, soulève des difficultés et des critiques sérieuses quant à son efficacité réelle. Certaines vont même jusqu’à remettre en question son bien-fondé comme réponse juridique appropriée aux inégalités de développement entre États.

Le vice fondamental du SGP et des schémas nationaux de préférences pris pour l’appliquer est leur caractère volontaire. Les pays donneurs ont la faculté et non l’obligation d’accorder des préférences tarifaires aux produits importés en provenance des pays en développement ainsi que celle de déterminer la nature et les bénéficiaires de ces préférences[135]. De plus, les préférences accordées par les pays donneurs ne sont pas protégées juridiquement, ce qui signifie qu’elles peuvent être retirées en tout temps. Les tentatives de rendre l’application de la Clause d’habilitation obligatoire ont toutes échoué jusqu’à présent. Il est vrai qu’une certaine interprétation du droit au développement pourrait servir de fondement conceptuel à la thèse du caractère obligatoire du SGP, mais cette idée ne relève que de la pure construction doctrinale et n’a jamais été relayée par le droit international prospectif[136]. Les critiques concernant l’inefficacité économique du SGP sont sérieuses et découlent directement de son caractère volontaire. Les pays donneurs, par leurs schémas nationaux de préférences, tendent à exclure les produits importés lorsque les pays en développement ont un avantage comparatif, incitant par le fait même ces derniers à se spécialiser dans des produits sans y trouver des avantages comparatifs, voire les empêchant de se spécialiser dans les produits où ils détiendraient un tel avantage[137].

Le SGP, comme modalité d’opération du traitement différencié dans le système commercial multilatéral, ne profite pas également à tous. Il apparaît que les préférences tarifaires accordées sont surtout utiles pour la sous-catégorie de pays en développement souvent nommée pays nouvellement industrialisés (PNI), comme la Chine, qui disposent de la capacité industrielle pour saisir les opportunités commerciales ouvertes par les schémas nationaux de préférences des pays donneurs[138]. En revanche, le SGP serait inutile pour les PMA et ceux-ci resteraient totalement en marge des échanges commerciaux mondiaux. Malgré tout, même s’il n’est pas utilisé à son plein potentiel par les pays en développement, le SGP a néanmoins eu pour effet de leur ouvrir des marchés d’exportation qui leur étaient auparavant fermés et, plus symboliquement, de représenter une tentative réelle de restructuration des relations économiques internationales[139].

Par ailleurs, puisque les pays en développement n’ont pas à faire de concessions tarifaires, cela pose le problème de l’accès à leur marché pour les exportations en provenance des pays développés qui, à leur tour, seront moins enclins à élargir l’accès à leur propre marché pour les produits en provenance des pays en développement[140].

En dernière analyse, le SGP semble être porteur d’une tare congénitale puisque la dynamique qui sous-tend le système commercial multilatéral et les accords de l’OMC est celle de l’abaissement, puis de l’élimination des tarifs douaniers[141]. Au fur et à mesure que progresse l’accomplissement de cet objectif fondamental, les avantages comparatifs que les schémas nationaux de préférences confèrent artificiellement aux pays en développement s’amenuisent. Cette première modalité d’opération du traitement différencié dans le système commercial multilatéral est donc à terme, appelée à perdre de l’importance, voire à disparaître. Ces observations critiques forcent à s’interroger sur l’opportunité de voir le cycle de Doha s’attarder trop longuement sur le SGP. Ses conditions d’application dans les accords de l’OMC gagneraient toutefois à être précisées puisque son instrumentalisation par un pays donneur a fait l’objet d’un différend qui n’a pas été réglé à la satisfaction de tous les membres.

2. L’affaire CEPréférences tarifaires et l’évolution du concept de développement

L’application du SGP par un pays donneur de préférences a fait l’objet d’un différend porté à l’OMC, dans l’affaire CE — Préférences tarifaires[142]. Un aspect du schéma de préférences tarifaires généralisées que la Communauté européenne a adopté en 2001, pour la période 2002-2004, a été contesté avec succès par l’Inde. La Communauté européenne ne lui avait accordé que le bénéfice de son régime ordinaire, sans lui donner celui des préférences additionnelles qu’elle accordait dans le cadre de ses différents régimes particuliers. Le Groupe spécial et l’Organe d’appel se sont entendus sur l’illicéité du régime particulier visé par la plainte, mais pour des motifs forts différents puisque l’Organe d’appel a laissé beaucoup plus de latitude aux pays donneurs de préférences que ne le faisait le Groupe spécial.

Cette affaire est fondamentale parce qu’il s’agit de la première fois où l’application de la Clause d’habilitation — pivot du régime juridique particulier du commerce Nord-Sud et pierre de touche de l’école française du droit international du développement — a été soumise à la justice internationale. Elle l’est aussi parce qu’elle a mis en lumière la pratique des deux plus grands donneurs de préférences qui est de soumettre le bénéfice de certaines préférences tarifaires additionnelles à des conditions. Cette pratique traduit une instrumentalisation du traitement différencié pour faire la promotion d’objectifs particuliers de leur politique extérieure, aussi louables soient-ils. L’importance de l’affaire est aussi illustrée par le fait que dix-sept membres de l’OMC ont réservé leurs droits de tierce partie, dont seize pays en développement et un seul pays développé, les États-Unis. C’est pourquoi certains auteurs n’hésitent pas à parler d’une décision qui fait partie des canons de l’Organe d’appel de l’OMC[143].

Le schéma communautaire prévoyait d’abord un régime général de préférences tarifaires en faveur de tous les pays en développement qu’elle reconnaissait comme bénéficiaires du SGP. Il créait en outre quatre régimes particuliers de préférences tarifaires additionnelles en faveur d’un nombre plus limité de pays en développement qui remplissait les conditions prévues. Un régime particulier visait les PMA, un autre visait les pays qui respectaient certains droits fondamentaux des travailleurs, un autre encore visait ceux qui respectaient certaines normes environnementales et un dernier régime particulier visait les pays qui luttaient efficacement contre la production et le trafic de drogues. Le schéma communautaire traitait donc les bénéficiaires du SGP de manière discriminatoire et c’est contre la discrimination posée par le régime concernant les drogues que l’Inde a concentré sa plainte (l’Inde bénéficiait du régime général mais était exclue de tous les régimes particuliers). Les pays bénéficiaires du régime concernant les drogues étaient prédéterminés par le schéma, ce qui signifie que la liste des bénéficiaires était fermée, vice souvent fatal en droit international économique[144].

Dans son rapport rendu en 2003, le Groupe spécial a donné raison à l’Inde et a constaté que le régime concernant les drogues était incompatible avec le GATT de 1994 parce qu’il violait la clause NPF et que cette violation n’était pas justifiée par la Clause d’habilitation[145]. Cette constatation était fondée sur une lecture de la Clause d’habilitation qui voulait que toute discrimination soit interdite entre les pays en développement bénéficiaires du SGP, à l’exception des PMA qui sont clairement singularisés. À la lumière du texte, du contexte et des travaux préparatoires de la Clause d’habilitation à la CNUCED, le Groupe spécial a été d’avis que la discrimination entre pays bénéficiaires des préférences tarifaires était interdite en raison du renvoi à la dérogation de 1971 qui parle de l’instauration d’un SGP sans discrimination[146]. « [L]’expression “sans [...] discrimination” figurant au bas de la note de bas de page 3 exige que des préférences tarifaires identiques dans le cadre des schémas SGP soient accordées à tous les pays en développement sans différenciation, sauf pour la mise en oeuvre de limitations a priori »[147]. Cette interprétation du Groupe spécial était en phase avec ce qui nous semble être l’intention originelle de la CNUCED en 1970 lors de la création du SGP. Ce dernier ne semblait pas devoir admettre de discrimination entre ses bénéficiaires : le concept même d’un système généralisé était destiné à empêcher la discrimination entre pays en développement et visait à multilatéraliser les préférences. Les pays en développement qui bénéficiaient de préférences spéciales étaient censés perdre cet avantage, mais gagner un accès à de nouveaux marchés d’exportation, grâce au caractère général et non discriminatoire du SGP. Rien n’indique que les mécanismes de sauvegarde qui étaient envisagés étaient censés s’appliquer de manière discriminatoire. Le principe de l’auto-élection des pays bénéficiaires semblait aussi s’opposer à toute discrimination entre eux et seul l’octroi de préférences supplémentaires pour les PMA était envisagé explicitement[148]. Il est vrai que l’octroi des préférences tarifaires restait « subordonné à la dérogation ou aux dérogations nécessaires par rapport aux obligations internationales existantes, en particulier à celles qui découlent de l’Accord général sur les tarifs douanier et le commerce »[149]. Même l’intention originelle de la CNUCED était que l’application du SGP soit conforme aux règles du système commercial multilatéral, ce qui signifie que c’est l’interprétation des accords de l’OMC qui demeure déterminante pour la licéité des préférences conditionnelles.

La première question que l’Organe d’appel a tranchée est celle de l’articulation juridique entre la clause NPF et la Clause d’habilitation. La question est importante puisque l’école française du droit international du développement voyait dans la Clause d’habilitation la reconnaissance positive du régime juridique du commerce des pays en développement, en parallèle et en égale dignité, avec le régime juridique du commerce entre pays développés[150]. Cette perception a été rejetée par l’Organe d’appel qui jugea, à l’instar du Groupe spécial, que la Clause d’habilitation fonctionne comme une exception à la clause NPF, ce qui a porté un dur coup à cette école[151]. La position de la Communauté européenne, selon laquelle la Clause d’habilitation s’applique à l’exclusion de la clause NPF, côte à côte et sur un pied d’égalité, n’a pas été retenue. La portée de cette première modalité d’opération du traitement différencié dans le système commercial multilatéral en sort donc réduite, du moins sur le plan symbolique. L’Organe d’appel a été d’avis que le statut d’exception de la Clause d’habilitation n’en diminue pas son importance, mais qu’il est indispensable d’établir d’abord une violation de la clause NPF pour ensuite examiner si celle-ci est justifiée par la Clause d’habilitation[152].

La thèse centrale de l’école française du droit international du développement, selon laquelle le régime juridique du commerce avec les pays en développement est parallèle au régime juridique du commerce entre pays développés plutôt que dans un rapport de subordination à ce dernier, a cependant trouvé écho jusqu’au sein du Groupe spécial. L’un des membres du Groupe spécial s’est explicitement dissocié du rapport de ses deux collègues, dans une opinion dissidente sur cette question fondamentale de l’articulation juridique entre la Clause d’habilitation et la clause NPF[153]. Dans une opinion très fouillée s’appuyant abondamment sur les travaux de la CNUCED sur le SGP ainsi que sur ceux de la Commission du droit international de l’ONU sur les clauses NPF, ce membre anonyme a fait valoir que la Clause d’habilitation est une disposition juridique censée être appliquée malgré la clause NPF, et non pas à titre d’exception à celle-ci, comme l’indique l’emploi du terme « nonobstant »[154]. « Par conséquent, ni la Clause d’habilitation ni la Dérogation de 1971 n’était des exceptions limitées. Toutes deux constituent des changements d’approche notables et sont destinées à faire changer notablement et en bien l’effet des règles commerciales »[155].

Cette thèse a fait long feu puisque l’Organe d’appel a jugé que la relation entre la clause NPF et la Clause d’habilitation en est une de règle générale et d’exception, mais cette exception n’est pas typique puisqu’elle promeut le commerce et non pas la poursuite d’objectifs non commerciaux comme les exceptions générales ou sécuritaires au GATT de 1994. Ce caractère exceptionnel de la Clause d’habilitation se traduit par des règles de preuve exceptionnelles. Les règles de preuve applicables à l’OMC veulent que ce soit le membre qui allègue une exception en défense qui ait la charge de prouver que les conditions d’application sont remplies. Or le statut spécial de la Clause d’habilitation fait en sorte que cette exception diffère des autres sur le plan des règles de preuve, puisque l’Organe d’appel a jugé que c’est d’abord le membre plaignant qui doit invoquer l’incompatibilité avec la Clause d’habilitation, en plus de l’incompatibilité avec la clause NPF[156]. Le membre défendeur doit alors établir la compatibilité de sa mesure avec les règles de la Clause d’habilitation qui ont été invoquées par le membre plaignant[157]. Ce dernier doit donc situer clairement le débat juridique sur la Clause d’habilitation, mais la charge de la preuve appartient toujours à la partie défenderesse.

Ce raisonnement soulève toutefois certaines questions : que se passe-t-il si la partie plaignante omet d’invoquer la Clause d’habilitation ? La partie défenderesse est-elle forclose de l’invoquer comme moyen de défense ? Une telle conséquence est inconcevable puisqu’elle viderait l’exception de toute portée juridique. Le fardeau de la preuve de la partie défenderesse est-il moindre si la partie plaignante a omis d’invoquer la Clause d’habilitation ? On peut donc s’interroger sur l’utilité réelle de ces règles de preuve particulières, au-delà de la facilitation de la gestion du procès et du caractère symbolique de l’exception exceptionnelle, une bien maigre consolation pour la déconstruction de la thèse centrale de l’école française du droit international du développement.

En l’espèce, l’Organe d’appel a été d’avis que l’Inde a suffisamment invoqué la Clause d’habilitation devant le Groupe spécial et que la constatation d’incompatibilité du régime concernant les drogues avec la clause NPF ne faisait pas l’objet d’un appel[158]. Il a donc pu se concentrer sur l’analyse de la question cruciale de la licéité de la modulation des préférences tarifaires selon les pays en développement, dans le cadre d’un schéma national de préférences appliquant le SGP.

L’enjeu fondamental est de savoir si la Clause d’habilitation permet de moduler des préférences selon le pays en développement bénéficiaire ou si les préférences accordées aux pays en développement doivent être identiques. L’Organe d’appel a infirmé la constatation du Groupe spécial à cet égard, pour juger que la Clause d’habilitation n’interdit pas la discrimination entre pays en développement dans un schéma national de préférences, mais que les modulations de préférences ne sont permises que si elles sont établies en fonction du stade de développement du pays bénéficiaire (selon l’acception élargie donnée par l’Organe d’appel à la notion de développement)[159]. Les catégories de pays en développement doivent regrouper les pays bénéficiaires du SGP qui sont dans une situation semblable, c’est-à-dire qui ont « “les besoins [...] du développement, des finances et du commerce” auxquels le traitement en question vise à répondre »[160]. L’Organe d’appel en vient à cette conclusion en s’appuyant sur le texte et le contexte de la disposition pertinente de la Clause d’habilitation :

En conséquence, nous sommes d’avis qu’en imposant aux pays développés de « répondre de manière positive » aux « besoins [...] des pays en voie de développement », qui sont variés et ne sont pas homogènes, le paragraphe 3 c) indique qu’un schéma SGP peut être « sans [...] discrimination » même si un traitement tarifaire « identique » n’est pas accordé à « tous » les bénéficiaires du SGP[161].

C’est donc sur la possibilité de moduler les préférences tarifaires entre les pays bénéficiaires du SGP que l’Organe d’appel a infirmé la constatation du Groupe spécial. Quant à la question du régime concernant les drogues du schéma communautaire, ils se sont entendus sur son illicéité, mais pour des raisons différentes. Puisque les modulations de préférences ne sont permises que si tous les pays bénéficiaires ayant les mêmes besoins y ont accès, il est nécessaire que le besoin spécifique visé par le régime particulier soit identifié. En l’espèce, le besoin auquel répond le traitement tarifaire différencié est le problème de production et de trafic illicite de drogues dans certains pays bénéficiaires du SGP[162]. Puisque la liste des pays bénéficiaires est fermée et qu’il n’y a aucun critère ou norme dans le schéma communautaire qui permet de distinguer les pays bénéficiaires des autres pays, l’Organe d’appel a finalement jugé que le régime concernant les drogues est discriminatoire et viole la Clause d’habilitation[163]. Ce régime particulier a été abrogé par la Communauté européenne et celle-ci s’est dotée d’un nouveau schéma de préférences généralisées en 2005, schéma dont la compatibilité avec le GATT de 1994 est toujours remise en question par l’Inde.

Ces doutes exprimés par l’Inde, dans le cadre du suivi de la mise en oeuvre de la décision par l’OMC, illustrent bien que l’affaire CE — Préférences tarifaires soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Jusqu’où la notion de besoins du développement peut-elle aller ? La portée de la notion déterminera celle des modulations de préférences licites. Avec l’évolution de l’acception de la notion de développement, d’un caractère purement économique à un caractère global couvrant les dimensions économiques, environnementales, sociales, sécuritaires et humanitaires (comme le reflète la Déclaration du millénaire), il devient évident que le SGP peut devenir un instrument de promotion d’objectifs de politique extérieure ayant peu à voir avec les objectifs de la CNUCED en 1970. C’est au problème de l’instrumentalisation du SGP comme outil au service du développement durable auquel on assiste maintenant, problème qui est un des arguments de Corinne Vadcar dans son plaidoyer contre le SGP[164]. Par ailleurs, quels critères serait-il possible d’employer pour déterminer si un pays bénéficiaire du SGP peut profiter de préférences additionnelles ? S’il est clair qu’une liste fermée de pays bénéficiaires serait illicite, la latitude des pays donneurs dans l’établissement et l’application de ces critères demeure inconnue.

Cette modalité d’opération du traitement différencié dans le système commercial multilatéral soulevant maintenant les difficultés discutées précédemment, il est nécessaire d’examiner également comment les autres modalités d’opération du concept sont appliquées, mais surtout, quelles sont les difficultés qu’elles comportent.

B. Les autres applications du traitement différencié et les difficultés qu’elles comportent

1. L’inapplication de la clause évolutive

Une disposition qui aurait pu être parmi les plus importantes de l’opérationnalisation du traitement différencié dans le système commercial multilatéral est la clause évolutive prévue par la Clause d’habilitation[165]. Celle-ci prévoit la réintégration progressive des pays en développement dans le régime commercial général du GATT de 1994 ; elle constitue le lien juridique entre ce régime général et le régime particulier du commerce des pays en développement. Elle traduit le caractère — théoriquement — dynamique du processus de développement, ainsi que la nature transitoire du statut de pays en développement. Sa portée juridique aurait pu notamment être d’encadrer l’application du principe de l’auto-élection des pays en développement, mais elle n’a à ce jour jamais été appliquée ou invoquée par un membre de l’OMC. Les professeurs Dominique Carreau et Patrick Juillard sont d’avis que la clause évolutive a été prévue pour forcer la réintégration des pays en développement les plus avancés, aussi appelés nouveaux pays industrialisés (NPI), dans le régime commercial général[166].

Puisque la Clause d’habilitation est soumise au système de règlement des différends de l’OMC, l’application ou l’inapplication de la clause évolutive pourrait néanmoins faire l’objet d’une plainte dans le futur. En l’absence de critères de mise en oeuvre, des risques d’abus ou d’emploi arbitraire de la clause évolutive par les pays développés ont pu être craints[167], mais son inapplication indique que ces risques sont extrêmement faibles. Le droit semble donc avoir de la difficulté à s’immiscer dans la catégorisation des bénéficiaires du traitement différencié, qui demeure figée et relève au final, par le principe de l’auto-élection, uniquement du politique.

En plus de ne pas avoir été appliquée, c’est également la logique de la clause évolutive qui n’a pas été entièrement transposée dans les nouvelles modalités d’opération du traitement différencié introduites par les accords de l’OMC. En fixant à l’avance le délai de réintégration des pays en développement dans le régime juridique général, les dispositions appartenant au type de celles prévoyant des périodes d’adaptation se sont éloignées de cette logique, alors que l’on aurait pu les fixer à titre indicatif ou les prolonger, selon la situation individuelle du pays en développement concerné[168].

2. La contre-productivité du principe de non-réciprocité

La première manifestation du traitement différencié dans le système commercial multilatéral, soit le principe de non-réciprocité dans les négociations commerciales multilatérales, a été appliquée systématiquement. Cependant, le résultat de cette application aurait été contre-productif pour les pays en développement puisqu’ils seraient devenus les simples spectateurs de négociations se déroulant essentiellement entre pays développés, et ce, même s’ils peuvent automatiquement bénéficier des concessions tarifaires négociées entre les pays du Nord par le jeu de la clause NPF. L’effet pervers du principe de non-réciprocité serait d’avoir grandement affaibli le rapport de force des pays en développement dans les négociations commerciales multilatérales puisque ces pays n’ont rien à offrir en termes de concessions tarifaires[169]. Cette impuissance des pays en développement a eu pour conséquence directe que le cours des négociations commerciales multilatérales n’a généralement pas épousé leurs priorités commerciales.

3. Le traitement différencié entre pays en développement et le Système global des préférences commerciales (SGPC)

Une application originale du traitement différencié dans le système commercial multilatéral consiste aussi en l’octroi de préférences tarifaires, mais exclusivement entre pays en développement. Face à l’application discriminatoire du SGP par les pays développés, en raison de l’exclusion de certains pays bénéficiaires pour des motifs purement politiques, plusieurs pays en développement appartenant au G-77 ont décidé en 1988 de mettre en place leur propre Système global des préférences commerciales (SGPC)[170]. Ce régime commercial particulier se veut une autre application de la Clause d’habilitation, qui autorise et encourage les arrangements mondiaux conclus entre pays en développement en vue de la réduction ou de l’élimination de tarifs douaniers sur une base mutuelle[171].

Le SGPC constitue à plusieurs égards une opérationnalisation originale du traitement différencié. D’abord, il est le fruit d’une initiative de pays en développement qui ont exploité de manière créative les possibilités ouvertes par la Clause d’habilitation, ce qui leur a permis de corriger certaines des lacunes juridiques qui affligent cette autre modalité d’opération du traitement différencié qu’est le SGP. Créé au moyen d’un traité qui pose un cadre juridique clair, le SGPC met réellement en place un système généralisé, puisque les concessions tarifaires négociées entre pays en développement doivent être étendues à tous les pays participants, sans discrimination, en application du principe de la nation la plus favorisée[172]. Ensuite, les préférences tarifaires consenties dans le cadre du SGPC sont protégées juridiquement, ce qui signifie que les pays donneurs ne peuvent plus les retirer ou les modifier, à l’instar des concessions tarifaires faites dans le cadre du GATT de 1994, et des règles d’origine uniformes sont également prévues[173]. Le SGPC est conçu comme un instrument dynamique de coopération économique entre pays en développement, un lieu de négociations périodiques dont la manifestation la plus récente est le lancement du cycle de São Paulo en 2004[174]. Tout comme pour le SGP, la CNUCED fournit le soutien administratif à la gestion du SGPC, qui compte actuellement quarante-trois pays en développement participants[175].

La modulation la plus innovatrice du traitement différencié est son opérationnalisation au sein même du SGPC, à l’égard des PMA. Le SGPC, qui permet déjà l’octroi de préférences tarifaires entre pays en développement conformément à la Clause d’habilitation, permet en outre aux pays participants de prévoir des préférences additionnelles pour les PMA, en plus de reprendre le principe de non-réciprocité en faveur de ces derniers dans les négociations commerciales conduites sous ses auspices[176]. Cette modulation originale du traitement différencié apparaît moins compatible avec la Clause d’habilitation ; l’octroi de préférences tarifaires par des pays en développement en faveur des PMA a ainsi dû être légalisé au moyen d’une dérogation[177]. Le SGPC aurait initialement été critiqué par les pays développés non seulement en raison des doutes sur sa licéité, mais aussi parce qu’il est discriminatoire à leur égard[178].

4. Les accords commerciaux régionaux entre pays en développement

La possibilité pour les pays en développement de libéraliser le commerce entre eux, à des conditions beaucoup moins strictes que celles imposées par le régime juridique général des accords de l’OMC, a été souvent appliquée[179]. Pour ce faire, ceux-ci n’ont pas à obtenir l’autorisation de l’OMC, mais doivent simplement lui notifier leur accord commercial, après quoi l’OMC peut théoriquement entrer en consultations avec les membres si l’accord devait poser des difficultés[180]. Ce processus de notification à l’OMC a cependant une utilité limitée puisqu’il appert que même la licéité des accords commerciaux régionaux, notifiée en vertu du régime juridique général du GATT de 1994, n’est en pratique jamais sérieusement remise en question par l’OMC[181].

À la fin de l’année 2008, l’OMC recensait vingt-huit accords commerciaux régionaux entre pays en développement, qui lui ont été notifiés au titre de la Clause d’habilitation, sur un total de 421 accords commerciaux régionaux conclus par les membres de l’OMC[182]. De ce nombre, six accords établissent une union douanière entre des pays en développement et vingt-deux sont des accords de libre-échange de portée partielle, conclus suivant les conditions plus souples de la Clause d’habilitation. L’application du traitement différencié par les pays en développement, au chapitre de la conclusion d’accords commerciaux couvrant moins que l’ensemble du commerce entre les parties contractantes, demeure donc marginale par rapport aux accords de libre-échange ou aux unions douanières régulières autorisés par le régime juridique général des accords de l’OMC. Parmi ces vingt-huit accords commerciaux préférentiels figurent les deux arrangements mondiaux entre pays en développement mentionnés précédemment, soit le Protocole concernant les négociations commerciales entre pays en voie de développement de 1971 et l’Accord relatif au système global des préférences commerciales entre pays en développement de 1988. De plus, dix-neuf accords plurilatéraux entre pays en développement ont également été notifiés au GATT ou à l’OMC au titre de la Clause d’habilitation[183], ainsi que sept accords bilatéraux[184].

Il faut souligner que l’application de la Clause d’habilitation par les pays en développement n’est pas systématique à cet égard, puisqu’ils n’hésitent pas à conclure aussi des accords commerciaux régionaux entre eux sous le régime juridique général des accords de l’OMC[185]. En ce qui concerne la libéralisation des échanges entre pays en développement, la possibilité d’appliquer le traitement différencié reconnue par les accords de l’OMC est donc appliquée régulièrement, mais pas systématiquement.

5. Le traitement différencié dérogatoire ad hoc de Lomé à Cotonou

La modalité d’opération du traitement différencié la plus flexible dans le système commercial multilatéral demeure celle de l’octroi d’une dérogation ad hoc, qui permet de légaliser tout traitement de faveur accordé à des pays en développement parce qu’il échappe aux autres modalités d’opération du concept et qu’il serait autrement illicite [186]. Il faut se rappeler que c’est cette technique juridique qui a permis au traitement différencié de véritablement s’intégrer dans le droit du système commercial multilatéral, avec l’adoption des deux dérogations de 1971. Cette modalité d’opération s’avère d’une importance capitale pour les membres de l’OMC qui souhaitent opérationnaliser le traitement différencié de manière originale et autrement contraire aux accords de l’OMC. Elle est sans doute la portion la moins visible de son application dans le système commercial multilatéral, puisque son étude nécessite la recension d’une panoplie de décisions éparses, adoptées pour l’essentiel par le Conseil général de l’OMC. La dérogation ad hoc permet pourtant aux membres de l’OMC de moduler le régime juridique général du commerce mondial pour l’adapter à des initiatives jugées politiquement acceptables, et ce, même si elles dérogent à ses règles. Cette technique juridique est régulièrement employée pour permettre la satisfaction des besoins du développement de certains pays en développement, ce qui traduit bien le pragmatisme et la flexibilité réelle du droit international économique, une de ses caractéristiques souvent méconnue.

Malgré le fait que la dérogation ad hoc a pour essence de permettre la singularisation d’un traitement différencié à l’égard d’un pays ou de plusieurs pays en développement, il est possible, en observant la pratique de l’OMC, de dégager une typologie sommaire du traitement différencié dérogatoire.

Un premier type de dérogations ad hoc accordées par l’OMC vise le traitement différencié qui concerne la levée des obstacles non tarifaires au commerce. Celles-ci sont demandées par le pays en développement bénéficiaire qui souhaite obtenir la prolongation de la période de transition prévue par une disposition avant qu’il ne soit pleinement soumis au régime juridique général du commerce. Par exemple, plusieurs pays en développement ont obtenu une dérogation retardant la fin de la période de transition initialement prévue dans les accords de l’OMC concernant les valeurs minimales aux fins de l’évaluation en douane des marchandises[187].

Un deuxième type de dérogations ad hoc qui peuvent être accordées par l’OMC est apparu récemment dans la pratique de l’OMC. Une dérogation a été adoptée à la demande des membres de l’OMC participant au système de certification du processus de Kimberley concernant les diamants bruts, qui vise l’interdiction de l’importation ou de l’exportation de diamants illégitimes servant à financer la guerre. Cette dérogation soustrait le commerce international des diamants du régime juridique général du système commercial multilatéral à des fins sécuritaires et humanitaires[188]. Puisqu’il n’existe qu’un seul cas d’application, il est difficile de le généraliser pour en faire un type, mais cette dérogation innovatrice ne se rattache à aucun autre type et est une bonne illustration de la flexibilité mentionnée ci-dessus. Cette opérationnalisation du traitement différencié est d’autant plus originale qu’elle participe d’une acception large de la notion de développement, rappelant la Déclaration du Millénaire, plus proche du développement durable que du développement purement économique classique.

Un troisième type de dérogations ad hoc accordées par l’OMC vise la légalisation du traitement tarifaire préférentiel en faveur d’une catégorie générale de pays en développement bénéficiaires. Celles-ci sont demandées par les pays donneurs de préférence qui souhaitent régulariser leur pratique au regard des accords de l’OMC, ou encore renforcer la sécurité juridique de leur action pour le développement, en raison des doutes qu’il peut y avoir sur sa licéité. Les seuls exemples de ce type sont les deux dérogations mentionnées précédemment qui concernent l’octroi de préférences par des pays en développement en faveur des PMA[189].

Un quatrième type de dérogations ad hoc accordées par l’OMC vise aussi la légalisation d’un traitement tarifaire préférentiel, mais cette fois en faveur d’un ou de plusieurs pays en développement bénéficiaires. Celles-ci sont à nouveau demandées par le pays donneur de préférences qui veut régulariser la discrimination qu’il opère entre les pays en développement dans sa politique tarifaire. Par exemple, des arrangements commerciaux préférentiels franco-marocains remontant aux années 1960 ont fait l’objet de plusieurs dérogations jusqu’à l’entrée en vigueur de l’accord commercial régional qui a établi une association entre la Communauté européenne et le Maroc[190].

Un dernier type de dérogations ad hoc accordées par l’OMC vise également la légalisation d’un traitement tarifaire préférentiel, mais cette fois en faveur d’un groupe ou d’un ensemble de pays en développement bénéficiaires, octroyé dans le cadre d’une politique plus globale d’aide au développement du pays donneur. L’application de ce traitement différencié dérogatoire peut avoir des conséquences économiques significatives sur le système commercial multilatéral, aussi son application est-elle sans doute la plus remarquée du traitement différencié dérogatoire. Par exemple, les États-Unis s’en sont servis pour légaliser leur politique tarifaire préférentielle en faveur des pays andins, qui vise à encourager l’expansion des produits licites comme substituts à la production et au trafic de stupéfiants illicites, et en faveur des pays du bassin des Caraïbes, qui vise à appuyer leur redressement économique[191].

L’exemple le plus significatif de ce type de dérogations est cependant celui de la politique européenne d’aide au développement des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (pays ACP) qui fut aménagée par les conventions de Lomé I à IV. Ces dernières sont maintenant remplacées par l’accord de Cotonou[192]. Les conventions de Lomé, qui ont fait l’objet de quatre renégociations entre 1975 et 1989, ont institué un régime global et innovateur pour le commerce entre la Communauté européenne et les pays ACP[193]. Ces conventions se voulaient une réponse à la revendication d’un nouvel ordre économique international et elles sont généralement considérées comme l’une de ses rares matérialisations en droit international positif. Le régime mis en place avait plusieurs volets, dont notamment un système de régulation du commerce des produits de base qui prévoyait deux mécanismes de stabilisation des recettes d’exportation pour les pays ACP, le STABEX et le SYSMIN, ainsi qu’une politique tarifaire préférentielle seulement en faveur de ces pays en développement[194].

La compatibilité du régime avec le GATT de 1947 a été contestée à deux reprises et les groupes spéciaux ont conclu qu’il ne s’agissait pas d’un accord commercial régional, au sens du régime de droit commun de l’article XXIV, et que la partie IV n’introduisait aucune exception au régime commercial de droit commun[195]. La Communauté européenne a dû se résoudre à légaliser le régime commercial de la convention de Lomé IV au moyen d’une dérogation ad hoc, même si les rapports des groupes spéciaux n’ont jamais été adoptés et qu’elle soutenait toujours que ce régime était licite au regard de l’article XXIV, considéré à la lumière de la partie IV du GATT de 1947[196]. Puisqu’il établissait une discrimination tarifaire entre les pays en développement et que seuls les pays ACP pouvaient en bénéficier, le régime commercial de la convention de Lomé IV constituait vraisemblablement une violation de la clause NPF qui ne pouvait être justifiée par la Clause d’habilitation.

La compatibilité de plusieurs aspects du régime de la convention de Lomé IV avec la dérogation qui le légalisait a également fait l’objet d’une plainte à l’OMC, suivant son nouveau système de règlement des différends plus contraignant. Le régime du commerce de la banane, qu’elle mettait en place en faveur des pays ACP, a été contesté avec succès par plusieurs pays en développement d’Amérique latine qui en étaient exclus et qui subissaient ses contrecoups économiques, en voyant leur accès au marché communautaire fortement réduit[197]. Cette défaite de la Communauté européenne à l’OMC a précipité une révision en profondeur du modèle d’aide au développement en faveur des pays ACP. Le consensus pour une nouvelle prorogation de la dérogation devenant impossible à atteindre, le modèle des conventions de Lomé a dû être abandonné au profit d’un nouveau modèle consacré par l’adoption de l’Accord de Cotonou[198].

Pour aller à l’essentiel du point de vue du traitement différencié, l’Accord de Cotonou marque une rupture fondamentale par rapport aux conventions de Lomé puisque après une période initiale de transition, qui a fait l’objet d’une dérogation, il prévoit que le régime commercial particulier entre la Communauté européenne et les pays ACP doit réintégrer le régime juridique général, ce qui signifie que le traitement différencié dérogatoire a été abandonné[199]. Les relations commerciales préférentielles entre les parties sont désormais gouvernées par des accords de partenariat économique qui sont des accords de libre-échange censés être compatibles avec l’exception pour les accords commerciaux régionaux de l’article XXIV du GATT de 1994. L’adoption de dérogations n’est donc désormais plus nécessaire.

L’Accord de Cotonou revêt un grand intérêt puisqu’il indique que l’application la plus importante du traitement différencié dérogatoire a maintenant cessé d’exister. La politique tarifaire préférentielle de la Communauté européenne en faveur des pays ACP a réintégré le régime commercial de droit commun de l’OMC, ce qui signifie que les préférences tarifaires doivent désormais être mutuelles et porter sur l’essentiel du commerce s’effectuant entre les parties, plutôt qu’unilatérales et sectorielles. C’est pourquoi l’Accord de Cotonou a pu être qualifié de nouveau paradigme dans la discussion académique sur l’évolution du droit international du développement. Le professeur Guy Feuer voit dans cet accord le modèle juridique indiquant peut-être la voie de l’avenir pour les rapports juridiques entre pays développés et pays en développement[200].

Indépendamment de l’intérêt de l’Accord de Cotonou pour la discussion sur la disparition de l’école française du droit international du développement, il constitue aussi un recul significatif de la manifestation la plus connue du traitement différencié dérogatoire. Il n’en demeure pas moins que la pratique de l’OMC atteste que l’application de cette modalité d’opération du traitement différencié se poursuit à une moins grande échelle. L’opposition marquée de la CNUCED pour ces préférences tarifaires spéciales ou verticales, en raison de la discrimination souvent arbitraire qu’elles opèrent entre les pays en développement — souvent un reliquat de relations coloniales ou néocoloniales — reste donc d’actualité[201].

IV. Les perspectives d’évolution du concept de traitement différencié dans le système commercial multilateral

A. La déconstruction du droit international du développement et le traitement différencié

Déjà au début des années 1990, des doutes sérieux ont commencé à être émis quant à l’existence du droit international du développement comme branche du droit international ou discipline juridique. Le tiers-monde est sorti des années 1980 très affaibli politiquement sur la scène mondiale, avec la crise économique, alors que les pays industrialisés ont repris les devants dans l’articulation du discours sur les relations économiques internationales. La fin de la Guerre froide a achevé cette transformation géopolitique radicale et c’est alors que la question de savoir s’il était toujours possible de parler de droit international du développement a pu être posée directement[202]. Au vu de l’incertitude quant à l’existence même de ce droit et des doutes sur son efficacité à résoudre les retards de développement des pays les moins nantis, une réponse négative à cette question semblait s’imposer avant même la conclusion du cycle d’Uruguay et la création de l’OMC[203].

Cette conclusion négative s’est confirmée après l’adoption des accords de l’OMC. En observant l’évolution du concept de traitement spécial et différencié dans le système commercial multilatéral, le professeur Maurice Flory a constaté avec une certaine amertume la disparition du droit international du développement, tel que le concevait la doctrine française :

Ce qui subsiste du droit international du développement apparaît alors comme un catalogue d’exceptions temporaires à la règle du marché. L’existence d’une catégorie particulière d’[É]tats bénéficiant d’un autre régime juridique de relations économiques pour compenser une faiblesse et leur permettre d’accéder au développement a perdu sa justification. Le fil conducteur qui avait donné au droit international du développement sa cohérence n’existe plus[204].

Celui-ci conclut en observant qu’avec la mondialisation et la disparition du traitement spécial et différencié qu’il perçoit, c’est à la fin du paradigme Nord-Sud que nous assistons en droit international[205]. Les problèmes de développement se poseraient désormais d’une manière commune au Nord et au Sud. Un nouveau droit international du développement social en phase de construction succéderait donc au droit international du développement compris en des termes économiques. Le professeur Guy Feuer partage cet avis quant à la disparition de la différenciation des normes dans le système commercial multilatéral et, en conséquence, à celle du droit international du développement, lorsqu’il affirme que « [c]e régime est actuellement en phase de déconstruction »[206].

L’enterrement de première classe que ces autorités réservent à la discipline juridique qu’ils ont largement contribué à faire avancer ne peut être négligé. Cette conclusion ne peut a fortiori pas être négligée si elle est fondée sur le constat de la disparition du traitement spécial et différencié en droit international économique et de la réintégration des rapports commerciaux Nord-Sud dans le droit commun. Il est vrai que l’atténuement de l’intérêt de l’Assemblée générale des Nations Unies pour le concept de traitement différencié vient renforcer cette opinion[207]. Pourtant, bien qu’il ne soit pas exempt de difficultés et de critiques, force est de constater que le traitement spécial et différencié est toujours présent et appliqué dans le droit positif du système commercial multilatéral. Nous assistons davantage à la disparition d’une certaine conception du droit international du développement, portée surtout par la doctrine française, plutôt qu’à celle du concept de traitement différencié proprement dit. Le sort réservé à ce concept dans le cycle du développement de Doha actuellement en cours sera déterminant pour évaluer sa résilience dans le système commercial multilatéral.

B. Le traitement différencié à l’heure du cycle de Doha

Le système commercial multilatéral est actuellement engagé dans un nouveau cycle de négociations commerciales multilatérales lancé à Doha en 2001. Le cycle de Doha a pris un sérieux retard par rapport à l’agenda initialement prévu et l’issue qu’il connaîtra reste pour le moment impossible à prévoir. L’un de ses objectifs fondamentaux est de mettre les intérêts et les besoins des pays en développement au centre du programme des négociations. C’est pourquoi ce dernier est communément appelé le Programme de Doha pour le développement. À ce titre, le traitement différencié est désigné comme l’un des éléments spécifiques du programme de travail de Doha dans lequel les membres de l’OMC réaffirment que « les dispositions relatives au traitement spécial et différencié font partie intégrante des Accords de l’OMC » et qu’il est nécessaire « de les rendre plus précises, plus effectives et plus opérationnelles »[208].

En prévision du lancement du nouveau cycle de négociations, un groupe de douze pays en développement appartenant à trois continents ont soumis à l’OMC un document dans lequel ils faisaient connaître leur souhait pressant pour que le traitement différencié soit remis à l’avant-plan de l’agenda politique[209]. L’influence de l’école française du droit international du développement, pourtant donnée pour morte, est encore palpable dans cette communication. Faisant fond sur une thèse chère à cette école, le document préparatoire propose qu’« [e]n substance, les dispositions relatives au traitement spécial et différencié ne doivent donc pas être considérées comme des exceptions aux règles générales, mais plutôt comme un objectif inhérent et intégré au système commercial multilatéral »[210]. Le changement de paradigme et l’effritement qu’a connu le concept de traitement différencié dans les accords de l’OMC sont notés et il est jugé regrettable que « l’accent se soit déplacé des problèmes de développement aux problèmes de mise en oeuvre »[211]. L’accent ne serait plus mis sur l’amélioration des possibilités commerciales, mais plutôt sur l’octroi de périodes de transition et d’une assistance technique[212]. Ce document préparatoire illustre l’influence de l’école française à l’orée du cycle de Doha, dans la politique juridique extérieure de plusieurs pays en développement. L’évolution des négociations montre cependant que cet appel ultime au droit international du développement ne semble pas avoir été entendu.

Dans ce document préparatoire, les douze pays en développement ont formulé une série de recommandations qui sont directement reprises dans la Déclaration de Doha et qui délimitent le cadre actuel des négociations sur le traitement différencié à l’OMC. Dans une première recommandation générale, ils invitent les membres de l’OMC à faire un examen approfondi du concept de traitement différencié, compris comme un moyen d’améliorer les possibilités d’accès au marché pour les pays en développement[213]. Deux autres recommandations plus spécifiques sont également faites. Une première adopte une approche qui peut être qualifiée de pragmatique et consiste à améliorer à très court terme la mise en oeuvre effective des dispositions particulières existantes qui prévoient un traitement différencié[214]. Une seconde adopte une approche plus globale qui puise davantage ses racines dans l’école française du droit international du développement et qui consiste à adopter à moyen terme un accord-cadre sur le traitement spécial et différencié pris cette fois de manière transversale[215]. Un tel accord viserait entre autres à rendre le traitement spécial et différencié impératif pour les pays industrialisés plutôt que facultatif ; à employer les objectifs de développement du millénaire comme instrument de mesure de la contribution au développement de tout nouvel accord commercial multilatéral ; et à remplacer les échéances fixes par des échéances liées au rehaussement réel du niveau de développement dans les dispositions prévoyant des périodes de transitions pour les pays en développement. Le principe de l’engagement unique ne serait plus applicable automatiquement aux pays en développement.

Un programme de travail ambitieux sur le traitement spécial et différencié a donc été lancé en 2001 par la Déclaration de Doha. Son suivi est spécialement assuré par le Comité du commerce et du développement, auquel les fonctions normales du Comité des négociations commerciales à cet égard ont été dévolues. Le programme de travail s’inspire directement du document préparatoire précité et combine à la fois les approches pragmatique et globale[216]. Il vise d’abord à répertorier les dispositions relatives au traitement différencié qui sont déjà de nature impérative, ainsi que celles qui sont de nature non contraignante. Il vise ensuite à explorer les différents moyens envisageables pour améliorer l’opérationnalisation du traitement différencié afin que celui-ci offre une réponse effective aux inégalités entre les membres de l’OMC. Un des moyens à l’étude est la conversion des mesures relatives au traitement différencié en dispositions impératives. Enfin, en réponse à la proposition pour un nouvel accord-cadre de l’OMC sur la question, une réflexion est aussi engagée au sein du Comité du commerce et du développement sur la manière dont le traitement différencié pourrait être incorporé dans l’architecture des règles de l’OMC.

À l’image du déroulement général du cycle de Doha, l’évolution des négociations sur le traitement différencié est laborieuse. Toutefois, certaines tendances se dessinent et quelques résultats tangibles ont déjà pu être enregistrés. Les derniers appels à l’école française du droit international du développement que l’on a pu déceler dans le document préparatoire des douze pays en développement et dans le programme de travail de Doha sont rejetés tacitement, par le piétinement des négociations sur les questions touchant l’approche globale. Signe des temps, les négociations sur les questions touchant l’approche pragmatique avancent beaucoup plus rondement, ce qui résulte en une différenciation de l’avancement des travaux selon qu’il s’agit du traitement différencié particulier ou transversal.

Les discussions sur le traitement différencié particulier, qui traduisent l’approche pragmatique, avancent si bien que cinq propositions concernant les PMA ont déjà été avalisées en 2005 par tous les membres de l’OMC lors de la Conférence ministérielle de Hong-Kong[217]. Ces propositions adoptées par l’OMC apportent quelques innovations juridiques en faveur des PMA. Par exemple, une procédure accélérée pour l’octroi des dérogations qui concernent les PMA a été créée. Un véritable nouveau système obligatoire de préférences tarifaires au bénéfice des PMA a également été institué, prévoyant l’accès aux marchés en franchise de douane et sans contingent pour tous les produits originaires des PMA[218]. Enfin, une procédure originale qui permet aux PMA de faire face à une situation où ils ne peuvent exécuter leurs obligations a été mise de l’avant avec la possibilité de porter une telle situation à l’attention du Conseil général pour examen et action appropriée. Par ailleurs, un accord de principe a pu être réalisé entre les membres de l’OMC sur vingt-huit autres propositions de modifications pour renforcer des dispositions particulières sur le traitement différencié, en prévision de la conférence de Cancún[219]. Puisque la déclaration ministérielle n’a pas pu être adoptée lors de cette Conférence, ces propositions qui font consensus n’ont pas encore été formellement adoptées par l’OMC. Pour le reste, les négociations piétinent sur les autres propositions soumises à l’étude sur le traitement différencié particulier[220].

En revanche, les discussions sur le traitement différencié transversal, qui traduisent une approche plus globale de la problématique, sont presque complètement enlisées. L’exception notable à cet enlisement des négociations consiste en la création d’un mécanisme de surveillance de l’application du traitement différencié, qui fait maintenant consensus[221]. Les négociations se poursuivent sur les modalités d’opération du mécanisme de surveillance, qui serait actionné par des communications adressées par les membres de l’OMC ou des organes de l’OMC. Celui-ci pourrait fonctionner à la fois au niveau technique, lors des sessions du Comité du commerce et du développement, et au niveau politique, lors des réunions du Conseil général de l’OMC. Il est symptomatique que les seules avancées réalisées à l’égard du traitement différencié transversal portent sur la création du mécanisme de surveillance, qui est sans doute l’initiative transversale la plus pragmatique. Les autres questions transversales à l’agenda — comme l’incorporation des règles sur le traitement spécial et différencié dans l’architecture des règles de l’OMC — sont complètement éclipsées par les discussions sur ce mécanisme. Ce rejet de l’approche globale concorde avec la disparition du droit international du développement au sens où l’entendait la doctrine française.

La toute dernière Conférence ministérielle a eu lieu à l’automne 2009 à Genève. Les travaux préparatoires de la Conférence indiquaient déjà que celle-ci ne porterait pas sur les négociations commerciales actuellement en cours dans le cadre du cycle de Doha, mais qu’elle s’intéresserait plutôt au thème général de « [l]’OMC, le système commercial multilatéral et l’environnement économique mondial actuel »[222]. C’est donc sans surprise qu’aucun développement significatif ne s’y est produit en ce qui concerne l’intégration et l’application du traitement différencié dans le système commercial multilatéral. Les membres de l’OMC ont de toute façon été incapables de s’entendre pour adopter une déclaration finale à l’issue de la Conférence de Genève.

Conclusion

Au fil de son évolution, de la première CNUCED de Genève aux négociations commerciales multilatérales du cycle de Doha, la technique juridique du traitement différencié a subi l’influence du contexte politique dans lequel elle s’est inscrite. Son orientation et son application ont épousé les contours des discours dominants qui la soutenaient. Le droit international du développement comme branche autonome du droit international, qui se caractérise comme l’instrumentation juridique de l’idéologie du développement telle qu’elle s’est articulée entre les années 1960 et 1980, s’est éteint avec la disparition de ce courant de pensée dans les relations économiques internationales. Le traitement différencié n’est plus la summa divisio du régime juridique du commerce Nord-Sud et Sud-Sud et d’une discipline juridique distincte du droit international économique, et donc du droit de l’OMC.

Pourtant, le traitement différencié n’a pas disparu du droit de l’OMC. Comme le reflètent les dernières grandes résolutions de l’Assemblée générale des Nations Unies sur le développement, la pensée dominante dans les relations économiques internationales voit maintenant le système commercial multilatéral comme une réponse aux besoins des pays en développement. L’approche juridique face au traitement différencié est donc passée d’une position idéologique à une position pragmatique. Cette technique juridique demeure incontournable dans le système commercial multilatéral, mais c’est désormais la différenciation entre les PMA et les autres pays en développement qui est fondamentale. Pour les pays en développement mieux nantis, le traitement différencié est maintenant considéré comme un outil devant faciliter leur intégration complète dans le droit commun de l’OMC. Par ailleurs, les mutations qu’a connues le concept de développement ont également eu pour effet de transformer l’application du traitement différencié dans le système commercial multilatéral, particulièrement dans les schémas nationaux de préférences tarifaires américains et européens. Le traitement différencié y est devenu un instrument de mise en oeuvre des objectifs de développement durable des pays donneurs de préférences, sans que toutes les conséquences juridiques et politiques de cette évolution ne puissent être perceptibles. La conclusion du cycle de Doha, si elle se réalise, consacrera probablement ces transformations dans le droit de l’OMC.