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Introduction

Lorsque les colonies originales acceptaient de se fédérer pour former le Canada, en 1867, elles effectuaient du même coup un réalignement important des pouvoirs fiscaux. Jusqu’à ce moment, les principales sources de revenus publics étaient les tarifs douaniers à l’importation ou à l’exportation de biens[1]. En transférant cette responsabilité au gouvernement central, la Constitution allait ainsi priver les provinces d’une bonne partie des fonds nécessaires à leur fonctionnement. En échange, on a résolu d’exiger le paiement d’argent sous différentes formes par l’autorité fédérale à celles provinciales. Le compromis final comptait une capitation devant se calculer selon le recensement de 1861, un montant fixe selon la taille de l’institution publique locale, puis d’autres sommes pouvant être redevables selon les circonstances.

Le montant des fonds attribués fut un motif important d’opposition à la Confédération au Nouveau-Brunswick. Avec une population de 252 047 habitants au recensement de 1861[2], une subvention annuelle fixe à l’infrastructure de 50 000 $, puis un transfert spécial de 63 000 $ par an pour une décennie, la valeur totale de l’engagement fédéral en 1868 représentait seulement 56,5 pour cent de l’unique revenu douanier prélevé par la province au cours des huit mois précédant l’Union[3]. À se fier à ces seules ressources, l’appareil public provincial allait effectivement devoir subir une sérieuse cure d’amaigrissement. Le Nouveau-Brunswick allait difficilement pouvoir maintenir son niveau de services sans recourir à d’autres sources de financement. De plus, le traitement différent des provinces d’origine repose sur une logique difficilement identifiable.

L’objectif du texte est de décrire la réaction des autorités néo-brunswickoises aux termes financiers de la Confédération pendant ses premières cinquante années. Non seulement la période permet d’observer la réception qu’ils ont pu avoir dans la région, elle a aussi mené à des ajustements importants dans l’économie des provinces maritimes[4]. Les comptes publics permettent d’illustrer le montant des transferts impliqués et leur importance relative dans l’ensemble des revenus provinciaux. Afin d’en observer le plein contexte, cet historique est aussi abordé à la lumière des débats locaux menant à l’Union. Il est alors possible de mieux juger les positions prises par les partis politiques. L’analyse étudie la mesure dans laquelle le gouvernement ayant réalisé la Confédération a tenu compte des intérêts de la province en cette matière. Pour ce faire, une première section traite des débats entretenus au Nouveau-Brunswick sur le sujet de l’Union et de ses implications financières (I). La deuxième partie étudie la réaction locale à la mise en oeuvre des arrangements fiscaux canadiens (II), suivie de la réponse des autorités provinciales à la nouvelle dynamique constitutionnelle (III).

L’hypothèse de départ est qu’en acceptant une structure fédérale, les parties à l’entente devaient vouloir en préserver la viabilité à plus ou moins long terme. En formulant son premier et plus important projet de société[5], l’Amérique du Nord britannique n’entendait sûrement pas le voir disparaître immédiatement. Il faut donc supposer que les mécanismes constitutionnels adoptés devaient assurer la pérennité de la Confédération, au moins dans l’esprit de ses auteurs. Personne ne construit un château dans l’espoir de le voir s’écrouler aussitôt. Toute action compromettant l’intégrité de l’institution telle que conçue doit être perçue comme inconsistante avec l’objectif du projet d’union. Le défaut de prévoir des termes adéquats à la philosophie du régime peut suggérer deux choses : soit l’intention des auteurs était différente de celle retrouvée dans le texte, soit ils ont failli à leur tâche d’établir une structure viable. Ce sont les événements subséquents qui établissent si les termes ont été adéquats et, sinon, laquelle des défaillances doit être blâmée. Plusieurs études se sont attardées aux événements menant à la Confédération[6]; d’autres ont analysé la situation des finances publiques depuis[7]; mais peu d’auteurs ont tenté d’intégrer le discours politique menant à la Confédération à ses effets juridiques et fiscaux sur une province comme le Nouveau-Brunswick.

Cela dit, il importe de préciser davantage la portée de cette étude. L’objectif n’est pas de décrire la situation financière du Nouveau-Brunswick de 1867 à 1917. Pour mener une telle entreprise, il faudrait étendre l’analyse à l’ensemble des dépenses publiques pour les comparer à tous les revenus provinciaux provenant de transferts ou d’autres sources. Bien que les programmes provinciaux dépendent en bonne partie du partage des compétences législatives, sous réserve du pouvoir de dépenser apparemment non sujet à de telles contraintes[8], ils ne sont pas établis selon une formule précise dans la Constitution. Celle-ci n’impose pas non plus une collaboration entre les gouvernements du Canada et du Nouveau-Brunswick à cet égard. Par conséquent, en s’attardant aux rapports fiscaux entre les gouvernements fédéral et provincial, le présent exercice se limite aux recettes publiques, plus particulièrement celles découlant des subventions prévues au texte constitutionnel, et l’opinion de la région à leur sujet. L’objectif n’est pas non plus d’étudier la position de chaque participant à l’entente pour déterminer lequel en a profité davantage, mais de se limiter à la situation telle que vécue au Nouveau-Brunswick. Une analyse comparative procéderait forcément sur des bases différentes.

I. Les conférences constitutionnelles (1864 à 1867)

Lorsque les Pères de la Confédération se réunirent en 1864 pour fixer les modalités d’une association, ils durent composer avec une multitude d’entités vivant des réalités différentes. Sauf pour le Québec à majorité francophone, les autres colonies partageaient des valeurs surtout britanniques. Malgré cette apparente uniformité, l’idée d’une union était loin de faire consensus. La dissension ne reposait pas exclusivement sur les facteurs culturels, linguistiques et religieux : les enjeux économiques et fiscaux présentaient autant de problèmes, comme ce fut le cas depuis les origines[9]. Jusqu’à ce moment, les principaux conflits locaux avaient opposé les autorités coloniales à la métropole dans l’obtention des libertés anglaises les plus prisées. On avait surtout revendiqué le droit de contrôler l’administration et les comptes publics[10]. L’enjeu des revenus et des dépenses publiques représentait possiblement le facteur dominant des nombreux débats de l’époque, dont la question de la représentation électorale influençant la composition de la chambre d’assemblée, puis celle de l’attribution des crédits budgétaires. Par exemple, par une pétition de 1825, le nord-est du Nouveau-Brunswick se plaignait justement de ne pas recevoir « any proportionate share of the public appropriations for Roads, Churches and Schools »[11]. Il s’agissait aussi du fondement de la complainte du Canada-Ouest après l’augmentation de sa population au-dessus de celle du Canada-Est : se disant plus nombreux, il revendiquait le principal contrôle des deniers publics[12].

Cette dynamique s’est transposée dans les débats menant à l’union des colonies britanniques de l’Amérique du Nord. La question de la représentation dans les institutions fédérales fut au coeur de l’initiative, tout comme celle des pouvoirs fiscaux[13]. Notamment, pendant les premières discussions, les délégués des provinces maritimes perçurent le concept de fédération comme le pouvoir de dépenser tous les revenus prélevés sur leur territoire respectif, « sauf une proportion à payer aux fins des déboursés fédéraux »[14]. Cette approche fut écartée, car les résolutions de Québec offrirent à l’autorité centrale les pouvoirs d’imposer et de réglementer les tarifs douaniers[15] (à quelques exceptions près) et les taxes d’accise[16], en plus de prélever des deniers par tout autre mode de taxation[17]. En revanche, les provinces obtinrent la seule taxation directe et des tarifs à l’exportation des produits forestiers et miniers[18]. Ce transfert de l’autorité fiscale mena, en échange, à l’engagement suivant :

64. En considération de la transmission faite à la législature générale du pouvoir de taxer, les provinces auront droit respectivement à un octroi annuel de 80 centins par chaque tête de la population, d’après le recensement de 1861. [...] Les provinces ne pourront rien réclamer de plus à l’avenir, du gouvernement général, pour les objets locaux, et cette aide sera payée d’avance tous les six mois, à chacune d’elles[19].

Dans le cas du Nouveau-Brunswick, pour compenser sa situation défavorable sans la décrire[20], on s’entendit pour lui accorder un subside annuel additionnel de 63 000 $ pour dix ans[21]. Le gouvernement fédéral devait aussi prendre en charge ses dettes et responsabilités jusqu’à concurrence de 7 000 000 $[22], avec une compensation payable si elles y étaient inférieures[23]. Avec un recensement de 252 047 habitants en 1861, ces termes lui accordaient 264 637,60 $ annuellement, à peine 30 pour cent des revenus de 1863, en échange d’un sacrifice d’au moins 66 pour cent.

Il est difficile de concevoir une logique motivant ces résolutions. Au lieu de tenter de mettre les provinces sur un pied d’égalité, on sembla favoriser délibérément les intérêts du centre. Par exemple, en fixant les transferts au niveau de la population de 1861, les contributions fédérales allaient toujours être plus généreuses en termes absolus envers le Canada-Ouest qu’ailleurs. Advenant la croissance démographique d’autres régions au niveau prévalant en Ontario en 1861, celles-ci n’allaient jamais pouvoir en retirer des sommes équivalentes. Jusque dans les années 1880, la population des Maritimes a augmenté à un rythme similaire à celui des autres provinces[24]. Le défaut de prévoir une indexation pour compenser la croissance du coût de la vie destinait en plus la pertinence de ces subsides à éventuellement disparaître. Le concept d’inflation était pourtant bien connu[25]. On appliqua ainsi une formule très statique à la Constitution. Le transfert de 264 637,60 $ précité paierait à peine le salaire d’un juge de la Cour provinciale de nos jours.

Le parti d’opposition ne tarda pas à capitaliser sur cette apparente incapacité du gouvernement du Nouveau-Brunswick à protéger les intérêts de la province. Au lieu de convoquer l’assemblée, comme résolu à Québec, une élection fut déclenchée au cours de laquelle le gouvernement ayant défendu la Confédération fut balayé du pouvoir. Dans une note ultérieure, le parti victorieux justifia ce résultat simplement par le fait que la population « n’a pu y voir rien de nature à assurer à elle-même ou à l’Empire des avantages d’ordre moral ou matériel, ou qui laissât entrevoir l’amélioration de l’administration ou un accroissement de prospérité »[26]. De plus, l’assemblée se prononça sans équivoque, le 5 juin 1865, à savoir que « la réalisation de ce projet serait, au point de vue politique, commercial et financier, des plus nuisible aux intérêts de cette province »[27]. La catastrophe financière fut expliquée en invoquant l’insuffisance des transferts prévus :

I will now show you that it [the Quebec Scheme] will be financially disastrous. We will have to give up all our revenues to Canada, and they will only refund $201,000. [...] The General Government will give us $201,000 a year for all time to come. That is, financially, the position we are in. No matter how much the population may increase in twenty years, or how many new roads, bridges or schools may be required in that time, we can receive no more than that sum.[28]

Le premier ministre ajouta ensuite :

How is this eighty cents per head on the present population going to provide for our local wants fifty years hence, for we know that the wants of a country increases with the population? We will have to resort to direct taxation.[29]

Un troisième député renchérit :

We are promised eighty cents a head on the population. We are to have $63,000 for ten years, our debt is to be increased to $7,000,000, and a large amount of money is to be expended on the Intercolonial Railway; but what security have we that those promises will be performed? [...] Then in reference to this eighty cents a head; as our population increases, our wants increase, and we require a larger expenditure for roads, schools and bridges; but instead of getting more we actually get less, for we get $63,000 a-year for ten years, and is it to be supposed we will not want it eleven years hence. In a hundred years hence, our population will have increased very largely, and our revenues will have increased immensely, for the people of this Province consume more duitable [sic] articles than Canada; therefore, it is an outrage to say we shall receive only this small amount, eighty cents a head on the population of 1861.[30]

Au sujet de la capitation, un ministre expliqua comment elle allait représenter des miettes pour le Nouveau-Brunswick tout en générant un surplus d’un million de dollars pour le Canada[31].

Les pro-confédératifs restèrent pratiquement muets sur le sujet des subsides, se bornant à expliquer comment ils allaient être suffisants dans l’immédiat, en ignorant le futur[32]. Ils reconnurent toutefois que les responsabilités provinciales ne seraient pas substantiellement affectées : « [i]t has been said that under Confederation we should dwindle down to a mere municipality, yet this Session only two measures have come before us—the Treasury Note Bill and the Post Office Bill—that would not be discussed in the local legislatures »[33]. Ils admirent essentiellement que la province allait devoir rencontrer les mêmes obligations avec moins d’argent. Évidemment, l’ampleur des transferts fédéraux ne fut pas le seul motif exprimé au Nouveau-Brunswick contre la Confédération[34], mais il s’agissait sûrement de celui le plus aisé à conceptualiser puisque facilement quantifiable et avec des effets immédiats[35]. Un simple ajustement à la formule pouvait potentiellement résoudre cette partie du problème. En revanche, les objections institutionnelles étaient forcément plus difficiles à surmonter puisqu’elles impliquaient une redéfinition des organes de l’État, puis une projection de leurs opérations dans le futur avec une analyse des effets anticipés.

Dans l’année suivant l’adoption de la résolution du 5 juin 1865 précitée, un conflit se dessina entre le lieutenant-gouverneur et son conseil exécutif. Pendant cet épisode, de longues correspondances furent échangées entre Son Excellence et ses ministres. Dans l’une d’elles, les principales objections aux résolutions de Québec s’y retrouvèrent. Notamment, le premier ministre revint au concept déjà rapporté d’un pouvoir de taxation provincial illimité avec pour seule restriction une obligation de contribuer au soutien du gouvernement fédéral[36], ce qui aurait substantiellement transformé les bases du schème constitutionnel proposé[37]. Le tout culmina en une crise politique avec la démission en bloc du conseil exécutif, un deuxième scrutin sur le thème de la Confédération, puis l’élection d’un nouveau gouvernement favorable à l’Union, mais ayant promis d’obtenir de meilleurs termes[38]. En peu de temps, l’Assemblée législative fut convoquée pour l’adoption d’une résolution visant la nomination d’une délégation devant se rendre à Londres et finaliser le projet. Aucune condition n’y fut prévue et l’assentiment de la chambre ne fut plus nécessaire avant de mener la réforme, malgré les efforts de l’opposition en ce sens[39]. Le sujet de la taxation et des transferts fédéraux fut encore abordé au cours de ce débat[40].

Après l’adoption de cette résolution sans réserve, le chef de l’opposition revint à la charge pour tenter de délimiter le mandat de la délégation devant se rendre à Londres pour finaliser l’Union. L’un des énoncés de sa proposition visait justement la contribution financière payable par l’autorité fédérale en vertu des résolutions de Québec. Au sixième point, elle demandait que le « subside de 80 cents par tête soit payable d’après la taille de la population, au fur et à mesure qu’elle augmentera, et non confiné au recensement de 1861 »[41]. Rien ne fut dit cependant d’un ajustement en fonction du coût de la vie. En chambre, son parrain s’en remit entièrement au discours prononcé dans le cadre de la résolution précédente visant la nomination d’une délégation pour se rendre à Londres[42]. Une fois en Grande-Bretagne, la conférence adopta, à peu de détails près, les mêmes termes déjà résolus à Québec en octobre 1864 et rejetés en 1865[43]. Les seules différences notables concernant les subsides fédéraux furent l’établissement d’un plafond de 400 000 habitants à la capitation dans le cas du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, au lieu de le fixer selon la population de 1861, ainsi qu’une contribution additionnelle au maintien des gouvernements selon leur taille respective. En attendant la délégation du Canada, les représentants du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse convinrent « [t]o ask further pecuniary advantages for the Provinces they represented »[44]. Chaque montant fut formulé sur un thème particulier, mais les provinces restaient libres de les dépenser à leur guise. Même en atteignant une population de 400 000 habitants, le maximum payable au Nouveau-Brunswick en vertu de cette formule s’élevait à seulement 370 000 $ par an[45].

Suite à la conférence de Londres de décembre 1866, les résolutions furent couchées dans le texte légal devenu la Loi constitutionnelle de 1867[46] au printemps suivant. Concernant le Nouveau-Brunswick, les dispositions pertinentes sont les articles 107, 111, 115, 116, 118, 119 et 120, dont voici le texte :

107. Tous les fonds, argent en caisse, balances entre les mains des banquiers et valeurs appartenant à chaque province à l’époque de l’union, sauf les exceptions énoncées à la présente loi, deviendront la propriété du Canada et seront déduits du montant des dettes respectives des provinces lors de l’union.

[...]

111. Le Canada sera responsable des dettes et obligations de chaque province existantes lors de l’union.

[...]

115. Le Nouveau-Brunswick sera responsable envers le Canada de l’excédent (s’il en est) de sa dette publique, si lors de l’union, elle dépasse sept millions de piastres, et tenu au paiement de l’intérêt de cet excédent au taux de cinq pour cent par année.

116. Dans le cas où, lors de l’union, les dettes publiques de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick seraient respectivement moindres que huit millions et sept millions de piastres, ces provinces auront droit de recevoir, chacune, du gouvernement du Canada, en paiements semi-annuels et d’avance, l’intérêt au taux de cinq pour cent par année sur la différence qui existera entre le chiffre réel de leurs dettes respectives et le montant ainsi arrêté.

[...]

118. Les sommes suivantes seront annuellement payées par le Canada aux diverses provinces pour le maintien de leurs gouvernements et législatures :

Ontario………………………………………

$80,000

Québec………………………………………

70,000

Nouvelle-Écosse……………………………

60,000

Nouveau-Brunswick………………………

50,000

Total

$260,000

Et chaque province aura droit à une subvention annuelle de quatre-vingts centins par chaque tête de la population, constatée par le recensement de mil huit cent soixante-et-un, et—en ce qui concerne la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick—par chaque recensement décennal subséquent, jusqu’à ce que la population de chacune de ces deux provinces s’élève à quatre cent mille âmes, chiffre auquel la subvention demeurera dès lors fixée. Ces subventions libéreront à toujours le Canada de toutes autres réclamations, et elles seront payées semi-annuellement et d’avance à chaque province; mais le gouvernement du Canada déduira de ces subventions, à l’égard de chaque province, toutes sommes d’argent exigibles comme intérêt sur la dette publique de cette province si elle excède les divers montants stipulés dans le présent acte.

119. Le Nouveau-Brunswick recevra du Canada, en paiements semi-annuels et d’avance, durant une période de dix ans à compter de l’union, une subvention supplémentaire de soixante-trois mille piastres par année; mais tant que la dette publique de cette province restera au dessous de sept millions de piastres, il sera déduit sur cette somme de soixante-trois mille piastres, un montant égal à l’intérêt à cinq pour cent par année sur telle différence.

120. Tous les paiements prescrits par la présente loi, ou destinés à éteindre les obligations contractées en vertu d’une loi des provinces du Canada, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick respectivement et assumés par le Canada, seront faits, jusqu’à ce que le parlement du Canada l’ordonne autrement, en la forme et manière que le gouverneur-général en conseil pourra prescrire de temps à autre.[47]

Ainsi, avec une population de 252 047 habitants en 1861, et même dans des conditions idéales, la province pouvait s’attendre à recevoir annuellement au plus 314 637,60 $ en transferts fédéraux, composés de 201 637,60 $ en capitation, 50 000 $ pour l’infrastructure et 63 000 $ par an pendant la première décennie. Ce montant représente à peine 50 000 $ de plus que celui prévu aux résolutions de Québec, c’est-à-dire la valeur de la contribution à l’infrastructure. Par contre, le Nouveau-Brunswick devait perdre une partie de la capitation avec une dette supérieure à 7 000 000 $ ou une partie du transfert spécial de 63 000 $ remplacé par l’intérêt payable à un niveau inférieur[48].

Quant à la séparation du pouvoir de taxation, en principe, les seules restrictions à son exercice découlent de dispositions spécifiques à la Constitution[49]. Contrairement à la plupart des autres chefs de compétences, il n’existe aucune concurrence entre les pouvoirs fiscaux, sauf en termes économiques. Par conséquent, ce qui est taxé par un niveau de gouvernement peut aussi l’être par l’autre, à l’exception d’une taxe indirecte dans le cas des provinces[50], les propriétés de l’autre ordre de gouvernement[51] et les biens en transit entre juridictions[52]. Toutefois, d’un point de vue économique, il peut être politiquement plus difficile pour un palier législatif d’entrer dans un champ fiscal déjà occupé. Aussi, les revenus tirés d’un impôt sur la richesse tendent à croître en fonction de l’activité économique, même en l’absence d’une augmentation des taux. Dans le cas du Canada, en abandonnant une taxe reliée au commerce et en s’en remettant à un subside fixe du fédéral, les provinces sacrifièrent en plus la croissance future de leurs recettes. Donc, à moins d’augmentations dans ses autres sources de revenus, les conditions établies à Londres suggèrent fortement une marginalisation graduelle de l’institution provinciale, soit en s’éclipsant ou en recourant davantage aux comtés pour financer les activités relevant de ses responsabilités. La seule option disponible aux provinces pour maintenir leur importance à moyen et long terme, selon le libellé constitutionnel, était d’invoquer leurs propres pouvoirs fiscaux puisque les transferts devaient libérer « à toujours le Canada de toutes autres réclamations »[53]. En ce sens, bien que les provinces n’aient pas été favorisées, on leur avait quand même préservé cette marge de manoeuvre.

II. À la quête de nouveaux revenus (1867 à 1892)

L’une des demandes de l’opposition en préparation de l’Union visait l’établissement d’un tribunal pour la résolution de conflits entre les paliers gouvernementaux concernant l’interprétation de la Constitution[54]. Même si elle fut ignorée, la proposition s’avéra judicieuse, car une divergence d’opinion se manifesta rapidement entre les autorités canadiennes et celles du Nouveau-Brunswick au sujet du sens à donner à une disposition de la Loi constitutionnelle de 1867[55]. Dans le départage des obligations financières, Ottawa refusa de créditer la province pour des matières que celle-ci revendiquait. Une réplique suivit le 12 juillet 1870 :

New Brunswick is willing to abide by the conditions of the Act of Confederation, but she expects to have those conditions carried out in a fair and liberal spirit; and before stoppage is made of any portion of her very moderate stipend, she wishes and expects to have her claims, under the Act of Union, fully investigated, and an equitable adjustment arrived at, in order to which she is ready and desirous to join in the appointment of a Commission, furnished with power to adjudicate upon all financial questions at issue between the Dominion and the Province, under the North American Act[56].

Pour démontrer l’ampleur de la divergence, l’autorité provinciale calcula la dette du Nouveau-Brunswick à 5 923 422,86 $ au 1er juillet 1867[57], alors que le fédéral l’estima à 7 449 330,99 $ au 31 décembre 1869[58], soit une différence de un million et demi[59]. On refusa les crédits à la province au motif que « no similar allowance had been allowed or claimed by the other Provinces »[60]. À cet argument, le ministre répondit :

We do not ask to be guided by the manner in which the other Provinces are dealt with,—we do not even ask concessions similar to those yielded to Nova Scotia,—but we ask our rights under the Act of Union. We will not cease asking until we obtain them, and we regret that the Federal Government should seriously intend to deprive us of them in contravention of the plain reading of the said Act, and especially the 107th Section thereof. Mr. Langton promises that a statement will be furnished to the Province of the several charges against the debt account. I trust it will be a full account of all claims against the Province, under the Act of Union. On receipt thereof the Province will be prepared to furnish the Dominion with all claims of offset under the said Act, but until the respective claims be adjusted, either by mutual agreement or otherwise, the Province will expect payment of the subsidy without any deduction, and will feel that every day in which any portion of it continues to be withheld, increases the just cause of complaint[61].

Bien que des parties de la réclamation furent éventuellement accordées, l’objection aux principaux éléments fut maintenue. Une délégation provinciale revint à la charge en décembre 1874[62] puis en février 1878[63] pour obtenir le crédit des autres montants identifiés, mais sans résultat immédiat.

Le climat ne fut pas plus serein dans la province voisine. À la première occasion fournie, c’est-à-dire lors des élections fédérales de 1867, la population de la Nouvelle-Écosse se souleva aussi contre les termes de l’Union. Les relations intergouvernementales furent à ce point tendues qu’en juillet 1868 un ministre fédéral implora son chef d’agir :

I cannot urge too strongly the importance of your visiting Halifax before the 3rd of August; all here, who see and understand the state of affairs, agree with me upon this point. I am not an alarmist, but the position can only be understood by visiting Nova Scotia. There is no use in crying peace when there is no peace. We require wise and prudent action at this moment; the most serious results may be produced by the opposite course[64].

En réponse, le gouvernement du Canada entra en discussion avec des représentants de la Nouvelle-Écosse et de meilleures conditions financières lui furent offertes, notamment par une augmentation du niveau de la dette prise en charge et une subvention annuelle additionnelle pour la première décennie[65].

Le Nouveau-Brunswick était déjà peu impressionné par les actions du gouvernement canadien et les conditions financières retrouvées dans la Constitution. La bonification unilatérale des termes de la Nouvelle-Écosse fut la goutte de trop. Après une élection provinciale, une longue résolution attaquant l’action d’Ottawa et revendiquant des transferts fédéraux plus généreux fut déposée en chambre. Débattue le 20 avril et le 2 mai 1871, elle fut adoptée à l’unanimité à cette dernière date :

Whereas the Province of New Brunswick accepted the Scheme of Confederation in good faith, and distinctly upon the terms fixing the rights and claims, respectively, of the Maritime Provinces of Nova Scotia and New Brunswick, agreed upon by their Delegates, and approved by their Legislatures, and ratified by the Imperial Parliament by “The British North America Act 1867;’’ and in the opinion of this Honorable House the claims and financial status of the Province of Nova Scotia, in the Dominion, should not have been improved without at the same time granting and securing to this Province a proportionate advance; and by granting to the Province of Nova Scotia increased subsidies and more advantageous financial terms, without increasing the subsidy and improving the financial terms secured to this Province, the fundamental provisions of “The British North America Act,’’ and the solemn compact entered into with the people of New Brunswick, have been re-opened and materially altered; and whereas the Province of New Brunswick is therefore justly entitled, and should respectfully demand, to have provision made for it, to the same extent and value, effect and amount, as the better terms so granted to Nova Scotia are in excess of those actually provided for and granted to the said Province by “The British North America Act;’’

And whereas also, the terms granted to the North West Territory, and offered to Newfoundland and British Columbia, are proportionately largely in advance of those given to this Province, and appear to have been completed on a basis entirely different from that on which the Scheme of Confederation was arranged and agreed to; and the arrangements entered into with this Province, subjected to the terms subsequently made with Nova Scotia and Manitoba, and offered to British Columbia and Newfoundland, are inadequate to the actual and pressing requirements, and must, in the opinion of this House, fall far in arrear of the future exigencies of this Province; therefore

Resolved, That it is the imperative duty, and should be a part of the fixed policy of the Government of this Province, to press by every constitutional means upon the Government and Parliament of this Dominion, the right of this Province to, and firmly endeavor to secure better terms under “The British North America Act;’’

And also, an advance upon the terms originally granted to this Province, to as full extent as the increased subsidies and better terms subsequently granted to Nova Scotia, are in excess of the subsidies and terms actually secured to that Province by “The British North America Act 1867;’’ [...] [nos soulignements].[66]

Néanmoins, concernant la Colombie-Britannique et le territoire du Nord-Ouest, l’avis de la chambre suggère que les résolutions de Québec et de Londres avaient encore failli de protéger les intérêts locaux en acceptant l’admission de ces provinces « [d]ans l’Union sous les conditions que le parlement de la Confédération jugera équitable[s] et qui recevront l’assentiment du souverain »[67]. Sauf l’opinion du fédéral, aucun mécanisme ne fut prévu pour assurer l’équité des termes offerts. La résolution de 1871 paraît ainsi rejeter un autre élément du pacte confédéral accepté en 1864 et en 1866 par la délégation du Nouveau-Brunswick.

Par la suite, une délégation fut nommée avec le mandat d’engager des discussions avec le Conseil privé du Canada en vue d’améliorer les bénéfices payables au Nouveau-Brunswick en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867. Composée de George L. Hatheway, Benjamin R. Stevenson et William Wedderburn, elle prépara un rapport suite aux premiers efforts engagés avec les autorités fédérales[68]. Des rencontres avec des représentants canadiens eurent lieu à Ottawa en octobre 1871, mais sans donner de résultat concret. La délégation leur expliqua alors que :

[n]otwithstanding time and experience have abundantly proved that the “British North America Act, 1867,” has not provided anything like adequate terms for New Brunswick, yet, as this Province had solemnly and deliberately accepted it, and severe and exceptional as the financial results must prove, no complaint, or appeal for “Better Terms,” would probably have been made in its behalf but for the Nova Scotia concessions and the very generous nature of the terms granted to the Provinces of Manitoba and British Columbia and offered to Newfoundland and Prince Edward Island[69].

Considérant que ces mots furent prononcés à peine trois ans après la Confédération, il apparaît que très peu de « temps » et « d’expérience » furent nécessaires à convaincre les autorités provinciales du caractère inadéquat des termes obtenus en 1867.

Suite au décès de George L. Hatheway et son remplacement par John J. Fraser et Robert Young, la délégation revint à la charge au début de 1873. Les arguments antérieurs furent repris avec de nouveaux. Notamment, on questionna la légitimité d’une union insouciante du bien-être de ses membres :

[I]f New Brunswick did accept Union on terms since found inadequate to its case, and disproportionate to its rights, shall there be no appeal from the error of the past,—no relief from the penalties of “the Bond;”—and shall the Government and Parliament recognize and establish the doctrine, that neither the welfare of New Brunswick nor its attachment to the Constitution is to be maintained, or esteemed as of any importance to the State? The Undersigned hope not; for History proves it is an old rule, as well of nations as individuals, that a Union or a “Partnership” so formed and for a time continued, cannot long exist with happiness or proceed without rupture; for, as the Terms at the first vexatious, become before long tyrannous and insufferable,—so the cordiality imperilled at the outset, in the early end becomes utterly destroyed [nos soulignements][70].

Le discours du trône prononcé peu après reprit le même thème en affichant une frustration grandissante :

Upwards of five years have elapsed since the Union of the Provinces; and while many of the benefits which it was hoped would result from such Union have been abundantly realized, it is clear that some of the provisions of the ‘British North America Act,’ which were necessarily of an experimental character, have been found to operate adversely to the interests of this Province.

Shortly after the Union, it was deemed expedient by the Dominion Government to open the settlement under the Union Act to satisfy the demands of an adjoining Province; and it is obvious that the financial principles upon which the original compact was based have proved insufficient in their application to the younger Provinces, in order to secure their admission to the Dominion.

[...]

The experience of the past five years has proved, what no political sagacity could have foreseen, that this Province, while occupying financially a position of inferiority, has borne and is now bearing, in proportion to its population, the greatest share of the Public burdens of Canada—its rate per capita of taxation for Dominion purposes being greater than in any other Province of Canada; while on the other hand, the public property transferred by this Province to the Dominion, has been found more directly remunerative than that contributed by any other Province.

Under the working of the Union, it has become apparent that the Provinces of United Canada, which prior to the Confederation were by no means clear of financial embarrassment, have in their separate Provincial condition under the Act of Union, come into possession of resources producing a large annual surplus—in one instance actually embarrassing from its large amount,—while this Province, which, prior to Confederation, was possessed of a Revenue in every respect equal to its local requirements, is now in a condition of comparative financial depletion [...] [nos soulignements][71].

Au début de la session législative suivante, soit en 1874, on rapporta finalement la décision du gouvernement du Canada de prendre en charge une plus grande part de la dette des provinces de l’Ontario et du Québec, avec un ajustement correspondant pour le Nouveau-Brunswick. On annonça aussi l’abandon du tarif provincial à l’exportation du bois en échange d’un transfert fédéral annuel de 150 000 $[72]. Cette dernière mesure découlait du traité de Washington[73].

L’article 119 de la Loi constitutionnelle de 1867[74] accorda au Nouveau-Brunswick une subvention annuelle spéciale de 63 000 $ pour une décennie. Déjà en 1873, les autorités provinciales plaidèrent pour le maintien du transfert après 1877[75]. On invoqua surtout la situation financière pour justifier la demande. En janvier 1876, la province proposa aux autorités de la Nouvelle-Écosse une action concertée afin de maintenir leur transfert spécial respectif[76]. Une résolution ensuite adoptée à l’unanimité par l’Assemblée législative, le 13 avril 1876, réclama :

Whereas the subsidy at present received by this Province from the General Government of the Dominion will, by operation of law, be reduced in the year one thousand eight hundred and seventy seven by the sum of sixty three thousand dollars; and

Whereas such a diminution of our Provincial Revenue would seriously affect the financial condition of the Province; and

Whereas the principles on which the said sum was originally granted, in the judgment of this House apply to the continuation of the grant; therefore

Resolved, unanimously, That the Government be instructed, by delegation or otherwise, to open negotiations during recess with the Dominion Government, with a view to obtain a continuation of the said subsidy amount[77].

Une autre délégation se rendit encore à Ottawa, en janvier 1877, afin d’engager les autorités fédérales sur le sujet. Quelques-uns des points soulevés par la délégation de 1871-74 furent repris[78]. Cependant, en invoquant, entre autres, l’augmentation de la capitation due à l’élimination du plafond de 1861 (une différence de 26 837,60 $), puis le montant de 150 000 $ accordé pour l’abandon du tarif à l’exportation du bois, le ministre des Finances du Canada rejeta la demande le 12 février 1877[79]. Il est clair néanmoins que les subsides invoqués visaient des fins distinctes de la somme de 63 000 $. Ainsi, une bonne partie de la première décennie fut consacrée à la recherche de transferts fédéraux plus généreux.

Encore en 1884, la situation financière de la province revint à l’ordre du jour par la nomination d’un comité législatif pour la formulation d’une doléance au gouverneur général du Canada au sujet des réclamations provinciales[80]. Trois ans plus tard, en 1887, une objection fut aussi exprimée contre un prononcé de la cour supérieure du Nouveau-Brunswick exemptant le salaire des fonctionnaires fédéraux de la taxation provinciale[81] pour solliciter la collaboration des autres juridictions à la résolution de cette incongruité[82]. De plus, pour célébrer le vingtième anniversaire de la Confédération, une conférence constitutionnelle fut tenue à Québec en octobre 1887 par cinq provinces[83]. Une longue résolution comptant 17 articles y fut adoptée à l’unanimité[84]. Le dernier article, le plus élaboré et le plus pertinent à cette discussion, proposait une révision importante au calcul des transferts fédéraux. Le projet de réforme constatait « [q]ue les sommes payées annuellement par la Puissance aux différentes provinces, en vertu de [l’article] 118 de l’[Acte de l’Amérique Britannique du Nord], sont tout à fait insuffisantes pour couvrir les besoins auxquel[s] elles sont destinées »[85]. Il invoqua aussi la croissance vertigineuse des revenus fédéraux[86]. La substance de la proposition concernant les nouvelles sommes revendiquées se retrouvait au paragraphe 17(5) selon la formule suivante :

(5) Que cette conférence est d’opinion qu’on peut trouver la base d’un règlement final et inaltérable des montants payables annuellement par la Puissance aux différentes provinces pour leurs fins locales et le maintien de leurs gouvernements et de leurs législatures, dans la proposition qui suit, savoir :

  1. Au lieu des montants actuellement payés, les sommes qui seront désormais payées annuellement par le Canada aux différentes provinces pour le maintien de leurs gouvernements et de leurs législatures, devraient être payées d’après la population et comme suit :

    a.

    Quand la population est moindre de

    150,000 .......................................................

     

    $100,000

    b.

    Quand la population est de 150,000,

    mais n’excède pas 200,000...........................

     

    $150,000

    c.

    Quand la population est de 200,000,

    mais n’excède pas 400,000 ..........................

     

    $180,000

    d.

    Quand la population est de 400,000,

    mais n’excède pas 800,000 .........................

     

    $190,000

    e.

    Quand la population est de 800,000,

    mais n’excède pas 1,500,000 ......................

     

    $220,000

    f.

    Quand la population excède 1,500,000.....

    $240,000

  2. Au lieu de la somme annuelle par tête actuellement accordée, la somme annuelle payable à l’avenir sera au taux de quatre-vingts centins par tête de la population de la province, telle que constatée de temps à autre par le dernier recensement décennal, jusqu’à ce que le chiffre de cette population excède 2,500,000, et au taux de soixante centins par tête, pour l’excédant de cette population au delà de 2,500,000[87].

Selon l’alinéa 17(5)(A), le Nouveau-Brunswick se classait alors au sous-alinéa (c), lui donnant droit à 180 000 $, une augmentation de 130 000 $ par rapport au montant prévu à l’article 118 de la Loi constitutionnelle de 1867[88]. Ainsi, on offrait, d’une part, de fonder la subvention à l’infrastructure sur la taille de la population tout en l’augmentant considérablement, puis, d’autre part, de retirer le plafond à la capitation, en réduisant néanmoins le taux de 0,80 $ à 0,60 $ sur la portion de la population supérieure à 2,5 millions. Rien n’était encore dit d’un ajustement régulier compensant l’augmentation du coût de la vie. Possiblement en réponse aux événements de 1869 impliquant la Nouvelle-Écosse, on voulut aussi une formule inaltérable unilatéralement par le Parlement canadien[89]. À première vue, la formule paraît plus équitable en permettant à chaque province de tirer les mêmes bénéfices au fur et à mesure de sa croissance, même si des auteurs estiment que les Maritimes restaient désavantagées[90]. Néanmoins, la conférence ne reçut aucune suite immédiate des autorités fédérales, qui avaient décliné l’invitation de s’y rendre.

III. Le recours à la taxation (1892 à 1917)

À la lumière de ces différents événements, on comprend pourquoi, de 1867 à 1887 et après les ajustements de 1874 déjà mentionnés, eut lieu une stagnation des revenus de la province environ aux deux tiers de leur niveau avant la Confédération. Le refus du fédéral de réviser la formule des transferts força finalement le gouvernement du Nouveau-Brunswick à recourir à la taxation directe pour accroître les fonds à sa disposition[91]. À partir de 1892, des impôts corporatifs[92] et successoraux[93] furent alors prélevés. Des résolutions débattues en chambre les relièrent à l’insuffisance des subsides fédéraux. Le raisonnement de la chambre fut formulé dans les termes suivants :

Whereas, The expectation with which the Government and Legislature of this Province have looked forward to an increase in the population of the Province sufficient to yield at least thirty thousand dollars additional annual revenue by way of subsidy from the Dominion Government, have not been realized; and

[...]

Whereas, In the opinion of this House it would be practicable, without resorting to direct taxation upon the people of this Province, to realize such additional revenue, by requiring Insurance Companies, Banks, Telegraph, Telephone, Trust and Loan, Express and Street Railway Companies doing business within the Province, and enjoying therein special corporate privileges, to contribute to the revenue of the Province; therefore

Resolved, That it is expedient to provide for the payment by each of the abovementioned Companies of an annual sum to the Receiver General of the Province, the amount payable in each case to be fixed upon such just and equitable basis as the Legislature may by Act of Assembly provide[94].

La taxe sur les successions était abordée plus loin, puis justifiée en évoquant le financement des établissements pour personnes à besoins spéciaux[95]. La province évita ainsi de taxer les individus, leur préférant des entités corporatives, mais dut quand même recourir davantage à son pouvoir de taxation à peine vingt-cinq ans après l’Union. Sans suprise, au lieu d’invoquer la Constitution, l’opposition tenta plutôt de blâmer le gouvernement pour ces nouveaux impôts. Bien que les recettes tirées de la taxe successorale varièrent considérablement en fonction des décès au cours des années, celles obtenues des sociétés passèrent de 20 720,34 $ en 1892 à 25 352,30 $ en 1900, puis à 52 583,12 $ en 1915[96].

Une autre mesure financière qui se révéla importante pour la province fut le régime de 1905 pour l’enregistrement des véhicules à moteur. Toute personne détenant une voiture ou agissant comme chauffeur devait obtenir une immatriculation[97]. Une version de 1911 imposa, en plus des frais établis en 1905 et d’un nouveau frais pour les motocyclettes, un tarif annuel de 2 $, 5 $, 10 $, 15 $, 20 $ ou 25 $ selon la puissance de la machine[98]. Un tableau produit dans le rapport du ministre des Travaux publics de 1925 dénombre les automobiles inscrites annuellement à partir de 1905. Des 12 véhicules à cette date, le chiffre grimpa à 299 en 1910, à 1 900 en 1915, puis à 4 889 en 1917[99]. En revanche, sous cette rubrique, les comptes publics révèlent des revenus de 147 $ en 1908[100], de 763 $ en 1910[101], de 23 116 $ en 1915 puis de 61 664,85 $ en 1917[102]. L’amendement de 1911 se révéla donc particulièrement bénéfique, suscitant une croissance notable des recettes.

Au tournant du siècle, le thème de la Confédération, abordé sous divers aspects, revint en vogue. D’abord, après le recensement de 1871 et l’expansion du pays vers l’ouest, la représentation du Nouveau-Brunswick à la Chambre des communes commença à chuter[103]. La question du calcul du nombre de députés devint donc un enjeu entre les autorités fédérales et provinciales, au point de faire l’objet d’un renvoi à la Cour suprême du Canada, avec une opinion rendue le 29 avril 1903[104], puis d’un appel au comité judiciaire du Conseil privé à Londres, dont l’opinion fut prononcée le 4 novembre 1904[105]. Les jugements défavorables furent suivis d’une résolution à l’Assemblée législative priant le Parlement canadien de rétablir la représentation du Nouveau-Brunswick au seuil de 1867[106], mais en vain[107]. En parallèle à ces activités, à l’ouverture de la session législative de 1902, le gouvernement fit encore référence aux résolutions de la conférence de 1887, surtout concernant la partie des transferts fédéraux, pour en demander la mise en oeuvre[108]. De nouvelles conférences constitutionnelles suivirent, en décembre 1902 puis janvier 1903, qui entérinèrent les propositions antérieures[109]. Plus particulièrement, les deux formules précitées de 1887 furent reprises verbatim à ce moment. Ces efforts menèrent à une conférence fédérale-provinciale en 1906[110]. La proposition des provinces fut finalement acceptée par le gouvernement du Canada et les ajustements furent instaurés peu après[111]. Le transfert annuel au Nouveau-Brunswick augmenta alors de 130 000 $ en 1908 par l’ajustement du subside à l’infrastructure, passant de 50 000 $ à 180 000 $; la capitation resta inchangée.

Le graphique suivant illustre l’évolution observée dans les revenus du Nouveau-Brunswick de 1863 à 1917. Il représente les recettes inscrites au compte ordinaire sans inclure les argents provenant de prêts ou autres endettements. Toutefois, sont aussi inclus des transferts fédéraux ponctuels et spéciaux comme un paiement en 1901 en règlement de la situation du chemin de fer Eastern Extension[112], en 1914 un règlement découlant du traité de Washington[113] au sujet des pêches, puis les contributions du programme d’assistance à l’agriculture de 1912 à 1917[114]. Les données ont été ajustées afin d’en uniformiser la présentation, mais sans s’arrêter aux différentes règles comptables pouvant avoir été appliquées au fil du temps. Les recettes sont représentées par les colonnes en fonction de l’échelle de gauche et la proportion des transferts fédéraux sur les revenus totaux est illustrée par la courbe en fonction de l’échelle de droite.

-> Voir la liste des figures

La première observation qui saute aux yeux est l’effondrement des revenus provinciaux avec la mise en oeuvre des termes de la Constitution à partir de 1867. La situation est essentiellement demeurée inchangée jusqu’en 1892. Pendant cette période, le gouvernement provincial disposait de peu de fonds pour étendre ses activités. Il a fallu attendre jusqu’à 1907, soit quarante ans plus tard, pour enregistrer des recettes à un niveau équivalent à celui d’avant la Confédération. Le rattrapage est surtout dû au produit de la taxation directe après 1892, quoique la révision en 1907 de la formule des transferts fédéraux ait assisté quelque peu. Malgré cet ajustement, la contribution fédérale est restée relativement stable sur l’ensemble de la période, avec une philosophie inchangée. La transformation dans les sources de revenus et le caractère fixe des subsides ont fait chuter la proportion de la contribution canadienne dans les coffres provinciaux d’au-delà de 70 pour cent avant 1895 à environ 40 pour cent en 1917.

Ainsi, les événements rapportés de 1867 à 1917 reproduisent assez fidèlement le scénario décrit en 1865 par les opposants à la Confédération. Les revenus du Nouveau-Brunswick ont chuté dramatiquement suite à l’Union; des conflits sur le sens de la Constitution ont envenimé les relations entre le fédéral et la province tôt après son adoption[115]; et les fonds publics se sont taris rapidement. En à peine vingt-cinq ans, la province dut recourir à la taxation directe pour redonner vie à ses finances, non sans d’abord essayer d’obtenir une bonification des transferts fédéraux. En ce sens, d’un point de vue financier, du moins, l’opposition s’est avérée plus perspicace dans son étude du projet que le parti favorable à l’Union[116]. Si les pères acceptèrent le principe du fédéralisme, il faut questionner les mesures qui peuvent en compromettre l’application. Un auteur résume bien la situation :

When Tilley returned to New Brunswick, he insisted that only five of the fifty-nine acts passed by the New Brunswick legislature in the previous session would be found ultra vires of the provincial government under the proposed division of power and that the only power to be surrendered to Ottawa would be control over the Post Office. It is easy to assume that such statements were calculated to deceive, but Tilley and his colleagues may indeed have believed that what they were creating was a government whose primary function was not to supersede the existing colonial governments but to take on new responsibilities that those governments were incapable of performing. If the Maritime Fathers of Confederation can be condemned, it should be for agreeing to a series of financial agreements that would leave the provinces with insufficient resources to carry out their remaining responsibilities [note omise, nos soulignements][117].

Il est effectivement difficile d’expliquer le mutisme ou le peu d’importance apparemment accordée à l’enjeu financier par le parti ayant réalisé la Confédération. Cela est d’autant plus énigmatique que les débats les plus vifs observés dans la province avant 1867 concernaient justement un meilleur contrôle sur l’attribution des deniers publics et le chef du parti ayant fait la promotion de l’Union était estimé un adepte de la finance[118]. S’ils étaient vécus sur la scène provinciale, rien ne permettait de croire que ces débats n’allaient pas survenir dans le nouvel État.

Dans ces circonstances, il n’est pas surprenant d’observer une intervention rapide du gouvernement du Nouveau-Brunswick après la Confédération pour réclamer une contribution plus généreuse du parlement canadien, puisqu’il contestait déjà les termes constitutionnels conclus en 1867. Avec l’abandon de leur principale source de revenu fondée sur la consommation, les recettes provinciales cessèrent de croître jusqu’au recours à la taxation directe en 1892. Eu ensuite lieu une révision de la formule de calcul des subsides afin de la rendre plus juste entre les juridictions, mais rien ne fut prévu pour tenir compte de l’augmentation du coût de la vie. Par conséquent, au niveau des relations fiscales Canada—Nouveau-Brunswick, le caractère inadéquat des termes convenus en 1867 fut rapidement observé dans la province, puis reconnu à l’unanimité lors de la conférence d’octobre 1887. Par conséquent, en acceptant la Confédération, le Nouveau-Brunswick espéra vraisemblablement obtenir des avantages autres que fiscaux[119], avec une entente conclue pour des priorités autres que la viabilité financière à long terme de la province.

Conclusion

Le contrôle des revenus a longtemps été un enjeu important au Nouveau-Brunswick, entre autres, dans la lutte pour obtenir le gouvernement responsable[120]. La taille du fonds consolidé conditionne directement les dépenses publiques : sans argent, un gouvernement ne peut pas fournir de services à la population. Par conséquent, sans surprise, en proposant une réorganisation des pouvoirs fiscaux, le projet d’union en a fait une question au centre des discussions sur la Confédération, puis du mouvement en opposition. Personne n’aime payer en impôt plus qu’il reçoit en retour. Aussi, les gouvernements sont relativement près de leurs finances et les montants sont facilement accessibles. Il s’agit souvent du premier point de contact avec le contribuable et l’élément le plus visible de l’institution publique. Les débats sur l’Union tendent à confirmer cette observation. Les gens avaient peine à évaluer l’effet des nouvelles structures fédérales, mais pouvaient calculer avec précision les subsides à être versés.

Le chef du gouvernement anti-confédératif élu en 1865 avait prédit l’insuffisance des transferts et le recours à la taxation directe dans une période de cinquante ans après l’union, si elle était réalisée. En effet, en l’espace de seulement quelques années, le gouvernement l’ayant conclue se plaignit déjà de subsides inadéquats. Sauf pour des ajustements mineurs en 1874, la situation demeura inchangée jusqu’en 1907, moment où une révision bénigne de la formule fut effectuée. La province avait déjà commencé à recourir à la taxation directe vingt-cinq ans après l’Union, soit bien avant le demi-siècle invoqué en chambre par l’honorable Albert J. Smith, le 1er juin 1865, mais non sans d’abord dépenser temps et efforts pour obtenir une bonification des transferts prévus à la Constitution. La part des revenus provinciaux due aux contributions fédérales demeura au-dessus de 70 pour cent tant que le Nouveau-Brunswick préserva le système en vigueur. Cette situation fut attribuable à la stagnation des recettes publiques. La proportion commença à descendre dès l’introduction des impôts corporatifs et successoraux en 1892, puis d’autres sources de revenus, pour se situer ensuite aux alentours de 40 pour cent en 1917. En ce sens, la force des arguments des opposants à la Confédération fut certainement démontrée par les événements subséquents et la poursuite du projet par le parti favorable à l’Union sans révision substantielle de ces termes laisse entendre une incapacité de défendre les intérêts de la région ou une insouciance à leur égard.

Cela dit, le texte n’a pas tenté d’étudier la situation financière de la province dans son ensemble. Pour ce faire, il aurait aussi fallu considérer les dépenses publiques. Le partage des responsabilités législatives a possiblement eu un effet à ce niveau également, et certaines divergences d’opinion ont encore été rencontrées avec les autorités fédérales[121], mais la Constitution n’impose aucun montant précis au dégrèvement des fonds publics[122]. Le ministre des Finances du Canada admettait néanmoins en 1877 que les provinces plus populeuses profitaient généralement d’économies d’échelle dans la livraison de leurs services[123]. Ce facteur paraît avoir eu un impact minimal sur l’état financier du Nouveau-Brunswick, puisqu’une commission d’enquête de 1926 qualifiait ses dépenses publiques de « suprisingly low »[124]. Par conséquent, en plus de souffrir de certains désavantages dus à sa petite taille, la province ne semble pas avoir été extravagante au niveau de ses dépenses. Il est clair aussi que les revendications ne se sont pas terminées en 1917, au contraire[125]. La décennie suivante fut particulièrement mouvementée dans les Maritimes[126], période suivie immédiatement par la crise économique la plus intense du siècle[127]. Mais, en tout et partout, il n’est pas exagéré d’affirmer que la situation fiscale vécue par le Nouveau-Brunswick entre 1867 et 1917 n’a pu surprendre personne ayant suivi avec attention le débat menant à la Confédération.