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Introduction

[T]here is no private domain of a person’s life that is not political and there is no political issue that is not ultimately personal.

Charlotte Bunch[1]

Le Québec est distinct du reste du Canada tant par sa langue, sa culture, que son droit privé. Il se distingue aussi par ses modes de vie et ses tendances sociales. Ainsi, c’est au Québec que se retrouvent le plus de conjoints de fait : 34,6 pour cent des couples vivent en union libre, comparativement à 13,4 pour cent pour le reste du pays[2]. Le Québec occupe même le premier rang mondial au niveau de la proportion de couples vivant en union de fait[3]. Cette réalité conjugale concerne particulièrement les couples de moins de vingt-cinq ans, dont plus de 80 pour cent ont choisi ce type d’union[4]. Selon l’Institut de la statistique du Québec, plus de 60 pour cent des enfants québécois naissent hors mariage[5].

Pourtant, contrairement à d’autres provinces canadiennes, le Code civil ne reconnaît pas les unions de fait en cas de rupture[6] et les ex-conjoints de fait ne sont pas protégés sur le plan juridique comme le sont les couples mariés. La pension alimentaire entre conjoints et le partage des biens matrimoniaux ne s’appliquent pas aux conjoints de fait, alors qu’au Canada de common law, les conjoints de fait dans le besoin ont droit à une pension alimentaire en cas de rupture[7]. Par contre, pour compliquer davantage le portrait, les lois québécoises à caractère social et fiscal reconnaissent les conjoints de fait[8], ce qui peut expliquer que la plupart des couples québécois non mariés se croient protégés juridiquement contre les effets économiques de la rupture[9]. Un nombre important de couples québécois en union de fait, et de femmes dans ces unions, échappent donc à la loi, qui se trouve en décalage avec la nouvelle réalité sociale.

Par ailleurs, depuis 1989, les couples mariés du Québec se voient automatiquement imposés le partage du patrimoine familial à la suite de la dissolution du lien matrimonial[10], contrairement à la Colombie-Britannique où les couples peuvent librement choisir leur régime matrimonial[11]. Pour les biens qui ne sont pas visés par le patrimoine familial, les couples québécois mariés peuvent choisir la société d’acquêts, qui est le régime par défaut, ou la séparation de biens[12]. En somme, la position législative du Québec est difficile à comprendre et témoigne des complexes interactions entre les différents intérêts concernés par la question, soit la liberté contractuelle, la protection des femmes et des enfants, la paupérisation des femmes à la suite de la rupture conjugale, la diversité des familles, le rôle de la famille dans la société, la valorisation du mariage et le rôle de l’État dans les relations conjugales.

Au cours des années, les élu(e)s québécois(e)s se sont penchés sur l’adéquation entre les solutions juridiques et les nouvelles réalités familiales. La question de la protection juridique des conjoints de fait en cas de rupture, et surtout des conjointes de fait et de leurs enfants, est souvent revenue au coeur des débats[13]. La Cour supérieure du Québec s’est prononcée sur cette question à l’été 2009 dans l’affaire Droit de la famille — 091768[14]. La Cour d’appel aura aussi à le faire[15].

Je résumerai d’abord les faits et les motifs du tribunal de première instance dans cette affaire très médiatisée en raison des montants en jeu et des personnes concernées. Je marcherai ensuite sur une corde raide, bien que le funambulisme ne soit pas mon métier : selon moi, le postulat de base dans le jugement de la Cour supérieure, lui-même emprunté à la Cour suprême, soit le respect de la liberté de choix des couples non mariés, n’est que poussière aux yeux. De quelle liberté la Cour parle-t-elle ? Il faut aller au-delà des apparences. La distinction qu’établit la juge Hallée entre les fonctions judiciaires et législatives pour éviter de se prononcer ne fait qu’approfondir la séparation entre la sphère privée et la sphère publique.

Dans mon commentaire, j’adopte un cadre théorique féministe[16]. Je dénonce les rapports sociaux de sexe et la position d’inégalité des femmes dans la société, spécialement dans la sphère privée. Le droit consacre des inégalités existantes entre hommes et femmes et dans certains cas, il les construit. Il s’agit donc de poser la «question sur les femmes»[17] : quels sont les effets néfastes sur les femmes des politiques publiques, des lois ou des décisions jurisprudentielles qui semblent neutres à première vue ? Je considère que les militantes et juristes féministes doivent utiliser le droit comme instrument de changement social, même si les résultats ne sont pas toujours prévisibles[18]. Elles doivent critiquer et dénoncer son caractère patriarcal, mais aussi et nécessairement repenser le droit de l’intérieur, ne pas se contenter «d’être contre» le droit[19]. L’objectif ultime de toute critique fondée sur le genre vise à atteindre l’égalité réelle pour les femmes. Je considère donc ma position comme étant féministe. Pourtant, d’autres féministes adoptent une opinion différente tout aussi valable[20]. Le féminisme n’est pas monolithique.

I. Résumé des faits

Dans l’affaire Droit de la famille — 091768, les parties ont fait vie commune pendant environ sept ans. Trois enfants sont nés de leur union. Madame souhaite se marier, mais Monsieur ne croit pas à l’institution du mariage. Pendant leur union, Madame accompagne Monsieur dans ses nombreux déplacements à l’étranger. Elle ne travaille pas à l’extérieur du foyer. En 2002, à la suite de leur séparation, elle entreprend des procédures judiciaires. En 2006, un jugement de la Cour supérieure confirme la garde partagée des trois enfants et accorde à Madame une pension alimentaire de 34 260 dollars par mois pour les trois enfants mineurs[21]. Monsieur continue à assumer d’autres frais particuliers.

II. La décision de la Cour supérieure

La requérante intente la présente action pour obtenir une pension alimentaire de 56 000 dollars par mois pour elle-même, une somme forfaitaire de cinquante millions de dollars et le partage de ce qui aurait constitué le patrimoine familial et la société d’acquêts si les parties avaient été mariées. Le débat judiciaire de l’affaire se scinde en deux parties. La décision que j’analyse ne porte que sur l’aspect constitutionnel du litige, les questions financières étant réglées dans une autre décision. Le nom des parties ne peut être dévoilé afin de protéger leur vie privée[22].

La Cour supérieure doit décider si la différence de traitement en cas de rupture entre les conjoints mariés et les conjoints de fait, prévue au Code civil, est discriminatoire pour les conjoints de fait au sens de l’article 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés[23].

La requérante présente deux arguments afin que les conjoints de fait aient accès aux protections du Code civil en cas de rupture de l’union conjugale. Je récapitulerai rapidement le premier argument, qui a peu retenu l’attention du tribunal. D’abord, la requérante considère que la définition du mariage adoptée par le gouvernement fédéral en 2005 dans la Loi sur le mariage civil[24] inclut les conjoints de fait. Ainsi, les dispositions du Code civil accordant des droits et obligations patrimoniales aux époux seraient également applicables aux conjoints de fait par définition. Cette première prétention est rejetée par la juge Hallée. Le seul but poursuivi par le Parlement en adoptant la Loi sur le mariage civil était de modifier la définition traditionnelle du mariage comme institution hétérosexuelle. La juge souligne que l’union de la requérante et de la partie défenderesse était terminée depuis 2002, bien avant l’adoption de la Loi sur le mariage civil en 2005.

Ensuite, la requérante remet en question le partage constitutionnel des compétences en matière de mariage. Elle affirme que seule une loi fédérale peut édicter la procédure applicable pour contracter le mariage et que les dispositions du Code civil dans ce domaine sont ultra vires de la constitution. Elle cherche ainsi à faire déclarer inopérant l’article 365 C.c.Q. qui précise que «[l]e mariage doit être contracté publiquement devant un célébrant compétent et en présence de deux témoins». Rappelons qu’en vertu de la constitution canadienne, les provinces ont compétence en matière de célébration du mariage, alors que le gouvernement fédéral peut adopter des lois en matière de mariage et de divorce[25]. Selon la requérante, la compétence provinciale se résume au mariage religieux et le Parlement fédéral pourrait ainsi considérer les conjoints de fait comme des personnes «mariées» afin que les dispositions du Code civil en matière d’obligation alimentaire leur soient également applicables. Cette acrobatie juridique est rejetée. Dès 1912, le comité judiciaire du Conseil privé a jugé inconstitutionnelle une loi qui viserait à valider des mariages qui ne respecteraient pas les conditions de célébration essentielles imposées par le droit provincial[26]. Le pouvoir des provinces ne se limite pas à la célébration du mariage religieux, comme le soutient la requérante. Fait à noter, la Procureure générale du Québec et le Procureur général du Canada s’entendaient tous deux sur cette interprétation à donner à la compétence constitutionnelle partagée en matière de mariage.

Le second argument de la requérante, et véritable noeud de l’affaire, porte sur le caractère discriminatoire des dispositions du Code civil en matière d’obligation alimentaire en cas de rupture. Étant exclus des protections du Code civil[27] qui s’appliquent aux couples mariés et unis civilement, les conjoints de fait seraient victimes de discrimination fondée sur leur état matrimonial au sens de l’article 15(1) de la Charte canadienne[28]. La juge Hallée rejette cette prétention sur deux bases : une absence de preuve et la position de la Cour suprême dans l’arrêt Nouvelle-Écosse (P.G.) c. Walsh[29].

Tout d’abord, à la lumière des enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Kapp[30], la juge Hallée considère que la requérante n’a pas fait la démonstration que la différence de traitement législatif entre les conjoints de fait et ceux mariés ou unis civilement, lors de la rupture, produit des effets réellement discriminatoires à l’égard des conjoints de fait. Aucune preuve présentée par les expert(e)s de la requérante ne porte sur la situation après rupture des familles mariées et en union de fait. Cette absence de preuve s’avère fatale pour la requérante[31].

Or, la juge Hallée estime que l’absence de preuve de discrimination réelle n’est pas la seule faiblesse du numéro. À son avis, l’arrêt Walsh[32] de la Cour suprême s’applique en l’espèce et scelle l’issue du débat. Dans ce litige de la Nouvelle-Écosse, les conjoints de fait ont fait vie commune pendant dix ans et deux enfants sont nés de cette union. Lors de la rupture, Madame Walsh obtient une pension alimentaire pour elle-même et pour les enfants. Elle demande en plus le partage du patrimoine familial en vertu du Matrimonial Property Act[33], loi qui ne s’applique toutefois qu’aux couples mariés. Comme la requérante ici, Madame Walsh plaide le caractère discriminatoire de cette loi, qui traite différemment les couples mariés et non mariés quant au partage du patrimoine familial. À la suite de la décision de la Cour d’appel déclarant l’article 2(g) de la loi discriminatoire et inopérant[34], la législature de la Nouvelle-Écosse se voit accorder un délai de douze mois pour y modifier la définition du terme conjoint et ainsi permettre aux conjoints de fait de bénéficier des mêmes protections que les couples mariés. La Cour suprême rejette toutefois les prétentions de Madame Walsh. Selon le plus haut tribunal, les similitudes fonctionnelles entre les couples mariés et non mariés doivent céder le pas face aux différences qui existent parmi les couples non mariés et entre les couples mariés et non mariés. La Cour suprême considère que la liberté de choix des couples de ne pas se marier doit être respectée. Elle précise que les conjoints de fait ont la possibilité d’enregistrer leur union pour avoir droit aux mêmes bénéfices que les couples mariés, de devenir copropriétaires de certains biens, ou de rédiger un contrat de cohabitation leur permettant de se doter d’un régime matrimonial sur mesure. Le tribunal peut par ailleurs recourir aux mécanismes de droit commun (par exemple, la fiducie par interprétation) pour assurer un partage équitable de certains biens patrimoniaux en cas de rupture de l’union.

Aux yeux de la juge Hallée, l’élément fondamental de l’arrêt Walsh porte sur la distinction entre le rôle des tribunaux et celui du législateur : «Il revient en effet au législateur de déterminer s’il est nécessaire d’imposer, en partie ou en totalité, un régime de protection universel et uniforme qui ne tient pas compte de l’état matrimonial des conjoints de fait»[35]. Selon la juge, le choix éclairé du législateur québécois d’exclure les conjoints de fait des protections du Code civil en cas de rupture n’est pas fondé sur des préjugés et des stéréotypes ou sur l’idée que ces unions sont moins importantes ou sérieuses[36]. La juge se base ici sur le rapport de l’expert Alain Roy, qui analyse l’évolution législative dans le domaine[37], et sur le rapport du Comité interministériel sur les unions de fait de 1996[38] pour justifier sa déférence devant la position du législateur.

Quant à la question de la pension alimentaire versée au conjoint de fait (que Madame Walsh reçoit, contrairement à la requérante dans la présente affaire), la juge Hallée affirme qu’il ne s’agit pas de «la pierre angulaire des motifs majoritaires»[39] de la Cour suprême dans l’affaire Walsh, qui «est [...] essentiellement fondée sur l’importance fondamentale de la liberté de choix»[40]. La juge rappelle à son tour que les conjoints de fait qui ne désirent pas se marier peuvent opter pour l’union civile ou encore rédiger une convention de cohabitation prévoyant un régime matrimonial sur mesure selon leurs besoins et leurs aspirations.

Dans son dispositif de la décision, la juge Hallée refuse d’accorder à la requérante que ses honoraires extrajudiciaires de 1,5 millions de dollars, dont 345 000 dollars de frais d’expertise, soient assumés par la partie défenderesse et par les Procureurs généraux, puisqu’il n’y a pas eu d’abus du droit d’ester en justice de leur part.

III. Commentaire

Mon exercice de funambulisme — sans filet — portera sur trois aspects du jugement par ailleurs très fouillé de la Cour supérieure, soit la preuve des effets économiques de la rupture, le respect de la liberté de choix des conjoints de fait et le rôle des tribunaux dans l’interprétation des lois.

Signe de l’importance de cette décision, la Fédération des associations de familles monoparentales et recomposées du Québec a agi comme intervenante[41]. Elle a présenté un point de vue qui tient compte des effets sur les enfants des choix matrimoniaux de leurs parents. Même si la juge Hallée ne semble pas avoir considéré ces effets dans sa prise de décision, l’intervenante a marqué un point : la juge lance à tout le moins un appel aux élu(e)s. Peut-être faudra-il tôt ou tard se pencher sur les effets économiques difficiles pour les enfants de la rupture conjugale de leurs parents non mariés, puisque plus de 60 pour cent d’entre eux naissent hors mariage au Québec[42] ?

A. La preuve des effets économiques de la rupture

La requérante et la Procureure générale du Québec ont fait appel à plusieurs expert(e)s en droit et en sciences sociales pour appuyer leurs arguments[43]. La juge Hallée affirme que la requérante ne lui a pas soumis de preuve portant sur les effets économiques difficiles de l’après rupture vécus par les ex-conjoints de fait (par rapport aux conjoints mariés et divorcés) et causés par leur traitement législatif différencié, absence de preuve fatale pour la requérante[44]. Elle conclut au sujet de la preuve :

Que les conjoints de fait au Québec ne font l’objet d’aucun désavantage stéréotypé ou préjugé ;

Que l’objectif du législateur, en conservant une distinction entre le mariage et l’union de fait, est de préserver le libre choix et de respecter la dignité et l’autonomie des conjoints de fait ;

Qu’aucun effet concret n’a été présenté relativement à la distinction, au moment de la rupture, entre les conjoints de fait et les conjoints mariés[45].

Deux questions se posent : d’abord, quelle sorte de preuve aurait pu convaincre la juge, selon la prépondérance des probabilités, des effets économiques difficiles de la rupture pour les «familles post rupture non mariées» causés par le traitement différencié du Code civil ? Ensuite, ce genre de preuve est-il nécessaire ?

À partir de l’arrêt Andrews[46] de la Cour suprême et dans de nombreux arrêts subséquents qui ont tenté de définir la portée de l’article 15(1) et (2) de la Charte canadienne[47], il est clair que le seul traitement législatif différencié de deux groupes (ici les couples mariés et non mariés) n’est pas suffisant pour conclure à un traitement néfaste et possiblement discriminatoire au sens de la Charte canadienne. Comme le précise le juge McIntyre dans l’arrêt Andrews, «toute différence de traitement entre des individus dans la loi ne produira pas forcément une inégalité» et «un traitement identique peut fréquemment engendrer de graves inégalités»[48]. La partie demanderesse doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les distinctions fondées sur des motifs énumérés à l’article 15(1) de la Charte canadienne ou analogues à ces derniers ont pour effet de perpétuer un désavantage ou un préjugé dont un groupe est victime, ou encore qu’elles imposent un désavantage fondé sur l’application de stéréotypes.

Mais quelle sorte de preuve doit être faite par la partie demanderesse pour démontrer le préjudice engendré par le caractère discriminatoire de la loi ? Dans l’arrêt Moge, la juge L’Heureux-Dubé fait référence à la paupérisation accrue des femmes à la suite de la rupture conjugale, citant des études doctrinales et statistiques sur le sujet[49]. Elle reprend son opinion dans l’arrêt Walsh : «Il est bien connu que le divorce accroît la probabilité qu’un des conjoints divorcés vivra au-dessous du seuil de pauvreté. Ce problème touche de la même façon les conjoints de fait hétérosexuels qui vivent une rupture»[50]. La juge Hallée aurait pu faire de même et prendre connaissance d’office des faits nécessaires à la démonstration de l’allégation de discrimination[51]. Elle mentionne d’ailleurs les statistiques sur la proportion de couples vivant en union libre au Québec et sur la proportion d’enfants nés hors mariage. Les statistiques sur la pauvreté des familles monoparentales dirigées par des femmes ne sont-elles pas suffisantes pour démontrer les effets néfastes du traitement législatif différencié envers les couples non mariés[52] ?

La pauvreté des familles monoparentales n’est peut-être pas causée uniquement par l’absence de versement de pension alimentaire et de partage du patrimoine familial en cas de rupture, mais cette absence de revenus y contribue certainement. D’ailleurs, les élu(e)s québécois(e)s se sont penché(e)s à plusieurs reprises au cours des années sur la question de la protection du conjoint économiquement défavorisé (habituellement la femme) à la suite de la rupture, ce qui démontre que ces effets économiques négatifs sont réels et présents[53]. Plusieurs autres provinces canadiennes ont aussi jugé de la sorte, puisqu’elles sont intervenues pour accorder le droit à une pension alimentaire aux conjoints de fait défavorisés en cas de rupture[54]. La juge Hallée, si elle est consciente de la position vulnérable de certains conjoints de fait, considère qu’il revient au législateur québécois de faire le choix entre aider ces derniers ou respecter leur liberté de choix de ne pas se marier[55].

La juge voulait-elle une enquête longitudinale sur un certain nombre d’années comparant la situation économique des conjoints (surtout des femmes) non mariés et mariés et de leurs enfants à la suite de la rupture conjugale[56] ? S’agirait-il alors de la preuve d’une discrimination systémique dont seraient victimes les femmes dans la famille ? Dans l’arrêt Law, la Cour suprême précise, au sujet de la nature et de l’étendue du fardeau de preuve du demandeur, que «des données ou autres éléments de preuve du domaine des sciences sociales qui ne sont pas accessibles à tous [...] ne sont pas obligatoires»[57]. Le plus haut tribunal n’a d’ailleurs pas joui d’une preuve statistique ou d’une étude longitudinale pour rendre sa décision dans l’affaire Walsh, décision sur laquelle s’appuie la juge Hallée dans la présente affaire. Les coûts d’une telle enquête sont tels que peu de justiciables peuvent se payer ce genre de justice. Voilà clairement un mandat pour l’Institut de la statistique du Québec. Rappelons ici qu’il ne s’agit pas de présenter une preuve hors de tout doute, ou même une preuve scientifique, mais une preuve selon la prépondérance des probabilités. Même si ce genre d’étude avait été commandé et avait démontré une différence économique entre les deux groupes comparés, quel écart aurait été considéré comme significatif d’un préjudice réel ? À mon avis, les travaux de Statistique Canada et d’autres instituts de recherche sur la pauvreté des femmes en général et sur la pauvreté des femmes seules avec enfants auraient pu servir de preuve. Je pense que la juge a fait fausse route en exigeant une preuve supplémentaire sur les effets économiques concrets du traitement législatif différencié entre les couples mariés et non mariés.

La discussion sur la nature de la preuve exigée m’amène sur le terrain du groupe de comparaison. Ici, la requérante a décidé de comparer les couples mariés et les conjoints de fait[58], en raison du motif allégué de discrimination fondée sur l’état matrimonial contrevenant à l’article 15(1) de la Charte canadienne. En utilisant les statistiques sur le temps que les femmes consacrent aux soins des enfants (le travail invisible)[59], sur le travail à temps partiel des femmes (très souvent en raison des tâches familiales)[60], sur l’écart salarial entre les deux sexes (qui s’explique en partie par le travail invisible des femmes)[61] et sur la plus grande pauvreté des femmes (en général et comme mères), n’aurait-il pas été stratégiquement préférable de comparer plutôt la situation économique des femmes mariées, à la suite d’une rupture conjugale, et celle des femmes conjointes de fait dans la même situation, la discrimination étant ici fondée sur l’état matrimonial ? Si la rupture conjugale a des effets économiques négatifs sur les femmes mariées en raison de leur plus grand investissement de temps et d’énergie dans la famille, elle a encore plus d’effets négatifs sur les femmes qui n’ont pas droit à une pension alimentaire et au partage du patrimoine familial. D’ailleurs, tant les arguments de la requérante que ceux de la juge ignorent la discrimination systémique que vivent les femmes dans la relation conjugale et maintiennent l’idée de l’égalité formelle entre les conjoints.

B. La liberté de choix pour qui [62] ?

S’exprimant au nom de la majorité de la Cour suprême dans l’affaire Walsh, le juge Bastarache considère que la liberté de choix des couples non mariés doit être respectée. Comme le démontrent les nombreux extraits du jugement de la Cour suprême cités avec approbation par la juge Hallée, elle se dit liée par cette décision. L’arrêt Walsh s’ajoute à d’autres décisions de la Cour suprême qui sacralisent le respect de la liberté de choix en matière conjugale[63]. Cet argument appelle des commentaires. Qui peut exercer concrètement cette liberté de choix ?

Dans sa dissidence dans l’affaire Walsh, la juge L’Heureux-Dubé aborde cette question. Elle conclut d’abord à un désavantage préexistant des conjoints de fait hétérosexuels, malgré les récents progrès accomplis vers une reconnaissance de leurs unions. Ces couples «ont historiquement souffert et continuent de souffrir dans une certaine mesure de l’existence de désavantages liés à l’absence de lien matrimonial»[64]. Elle reconnaît ensuite une similarité fonctionnelle (interdépendance sociale, économique et émotive) entre les couples mariés et non mariés et des problèmes similaires lors de la rupture de ces unions. Ces prises de position l’amènent à rejeter le fondement même de l’argument de la majorité. Elle refuse entièrement l’argument de la liberté de choix des couples mariés et non mariés : «Les couples ne conçoivent pas leur union en termes de contrats»[65] ; «le fait que le mariage donne lieu à des obligations juridiques n’indique pas en soi que la source de ces obligations résulte d’un échange négocié ou d’un consensus»[66]. D’ailleurs, elle souligne que le Matrimonial Property Act de la Nouvelle-Écosse s’applique à des gens qui s’étaient mariés sous un régime matrimonial différent avant l’entrée en vigueur de la loi et que le législateur n’a pas hésité à modifier leur régime matrimonial malgré leur consensus antérieur (si consensus il y avait).

L’argument du choix du statut matrimonial ne s’applique pas non plus aux couples non mariés : que faire si l’autre conjoint ne veut pas se marier ou s’unir civilement ou conclure une convention de cohabitation ? Nul ne peut forcer une personne à signer un contrat. La femme doit-elle alors quitter un conjoint qui ne veut pas officialiser leur union ? Ou encore déménager dans une province qui reconnaît les conjoints de fait lors de la rupture ? Il est difficile de croire à la liberté de choix des deux parties dans ces cas. De nombreuses contraintes sociales, religieuses ou financières influent sur la décision de se marier ou non. Le besoin de protection de ces femmes est réel et plusieurs provinces canadiennes ont à cet égard adopté des lois qui protègent les conjoints vulnérables dans les unions civiles (celles qui respectent certaines formalités d’enregistrement), les mariages et les unions de fait[67]. Pour reprendre la question si bien posée par la juge L’Heureux-Dubé dans l’arrêt Walsh[68], les couples non mariés sont-ils à ce point différents des couples mariés pour justifier la différence de traitement législatif ?

Par ailleurs, d’autres avancent l’argument que les conjointes de fait n’ont pas toutes besoin d’être protégées par le législateur, parce que certaines d’entre elles sont maintenant actives sur le marché du travail et indépendantes financièrement[69]. L’égalité entre les femmes et les hommes serait atteinte et une intervention législative assimilant couples mariés et non mariés dans le Code civil découlerait plutôt d’une attitude paternaliste visant à maintenir les femmes dans un rôle de victimes, alors qu’elles sont en mesure de prendre leurs propres décisions dans tous les domaines. Le droit à l’autonomie de reproduction est notamment basé sur cette idée[70]. D’ailleurs, qui voudrait revenir à l’incapacité juridique des femmes mariées[71] ? Dans son avis de 1991 intitulé Les partenaires en union libre et l’État, le Conseil du statut de la femme du Québec avait proposé au gouvernement de ne pas encadrer juridiquement les couples non mariés[72]. Le Conseil estimait que les jeunes femmes étaient en meilleure position économique que leurs mères et que l’accès au marché du travail représentait une meilleure solution que la dépendance économique des femmes envers l’ex-conjoint. La position du Conseil est tout à fait défendable d’un point de vue féministe qui prône l’indépendance économique des femmes, mais dans la réalité, leur situation économique a-t-elle progressé aussi vite qu’espéré ? Les femmes prennent-elles toujours en compte les effets économiques à long terme de leurs décisions personnelles et familiales ?

En droit des contrats, diverses interventions législatives destinées à assurer une véritable liberté contractuelle ont été perçues comme la voie nécessaire pour atteindre l’égalité réelle entre les cocontractants, sans arrière-pensée paternaliste. C’est notamment le cas des protections législatives en faveur des consommateurs et des consommatrices (exigences du contrat écrit, imposition au commerçant de garanties de durabilité et de qualité du produit vendu, faculté pour le consommateur de résoudre ou résilier le contrat)[73]. Des interventions législatives ont aussi été nécessaires pour assurer un meilleur partage de certains biens patrimoniaux à la suite de la rupture du mariage, malgré l’atteinte à la liberté de choix des couples qui avaient opté pour un autre régime matrimonial[74]. Il doit en aller de même pour la protection des conjointes de fait.

Certains ont proposé d’imposer une obligation alimentaire (et non le partage du patrimoine familial) envers le parent qui s’est investi dans le soin des enfants, habituellement la femme, en cas de rupture de couples non mariés. Ainsi, les enfants sont protégés des effets des décisions parentales et la liberté de choix des conjoints non mariés sans enfants est respectée[75]. La proposition présente un certain mérite, mais ne me semble pas aller assez loin. D’abord, bien que la rupture conjugale rende précaire la situation économique des femmes avec des enfants, elle peut aussi placer des femmes sans enfants dans la gêne financière. Pourquoi le législateur devrait-il respecter davantage la liberté de choix de ces femmes sans enfants ? Il est difficile de croire qu’elles ont vraiment «choisi» leur statut conjugal, à la différence des femmes avec enfants, qui selon cette proposition n’auraient quant à elles pas pu vraiment choisir. Les femmes, avec ou sans enfants, font souvent des choix dictés par la solidarité familiale et conjugale pouvant avoir des effets sur leurs capacités financières. Les lois des autres provinces canadiennes ne limitent pas le versement de la pension alimentaire aux cas de rupture de conjoints de fait avec enfants. De même, chez les couples mariés, le versement d’une pension alimentaire en cas de rupture n’est pas lié seulement à la présence d’enfants.

À mon avis, et malgré l’opinion contraire de la Cour suprême, les couples mariés et non mariés vivent des situations conjugales identiques en termes de vulnérabilité et d’attentes[76]. En matière de politiques publiques et de législation, ces similarités doivent être prises en compte, car elles surpassent les différences qui peuvent exister. Les conjoints de fait ne refusent pas nécessairement le mariage pour des raisons juridiques. Plusieurs motifs peuvent expliquer leur décision et il ne faut pas nécessairement y voir l’exercice de la liberté. Je ne peux donc partager le postulat de base de la juge Hallée et de la majorité de la Cour suprême dans l’arrêt Walsh, selon lequel les unions de fait constituent une manifestation claire de la liberté de choix des couples.

C. Renforcement de la sphère privée : les limites des fonctions judiciaires

Depuis l’adoption de la Charte canadienne, nombreuses ont été les critiques contre le «gouvernement des juges»[77]. Dans une société démocratique, il vaudrait mieux faire confiance aux élu(e)s pour régler les questions sociétales complexes. Pourtant, ce sont les élu(e)s qui ont donné le mandat aux tribunaux d’interpréter la portée des droits protégés par la Charte canadienne, et les juges ont le devoir, dans certains cas, d’invalider des lois votées démocratiquement. Dans la présente affaire, après avoir décidé que le droit à l’égalité des conjoints de fait n’est pas violé par leur traitement législatif différencié, mais plutôt que leur liberté de choix est respectée, la juge Hallée refuse d’aller plus loin : «En tentant de transposer un débat de politique publique au sein d’un forum judiciaire, la requérante fait abstraction des rôles institutionnels respectifs du pouvoir judiciaire et du pouvoir politique»[78].

La juge aurait pu distinguer la situation de Madame Walsh, qui reçoit une pension alimentaire personnelle en vertu de la loi de la Nouvelle-Écosse[79], de celle de la requérante (et d’autres ex-conjointes de fait au Québec), qui n’en reçoit pas. Si la fiducie par interprétation peut servir en common law à corriger des injustices entre conjoints de fait séparés, le recours en enrichissement injustifié du droit civil québécois se limite à la reconnaissance d’un droit personnel et non réel pour la partie appauvrie, en plus d’être interprété de façon très étroite par les tribunaux envers les conjoints de fait[80]. L’argument des limites aux fonctions judiciaires constitue une façon facile de s’en sortir et de renforcer la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. Il rappelle l’entêtement de certains juges, au début du vingtième siècle, à s’en remettre au jugement des élus plutôt que d’autoriser l’admission des femmes au Barreau du Québec[81].

La dichotomie entre la sphère privée et la sphère publique me semble ici à l’oeuvre. En effet, comme le législateur ne doit pas discriminer dans ses politiques publiques et ses lois à l’égard des différentes formes de familles et de couples[82], au nom du respect de la diversité et du droit à l’égalité, il reconnaît les couples mariés et non mariés dans de nombreuses politiques publiques. Dans l’arrêt Walsh, la Cour suprême distingue toutefois la relation du couple par rapport à un tiers, l’État, des rapports entre les conjoints ou parties au mariage même[83]. Et lorsque l’État refuse d’intervenir dans la liberté de choix des couples non mariés, c’est encore une fois au nom du respect de la diversité. Cet argument ne me convainc pas. Il ne fait que renforcer davantage la distinction entre la sphère privée et la sphère publique. L’État refuse d’intervenir (ce qui n’est pas une décision neutre) dans la décision des couples non mariés au nom du respect de la sphère privée, mais pourtant, il intervient dans tous les aspects de la vie des justiciables (et des payeurs de taxes). Avec l’adoption des chartes, le droit de la famille n’est-il pas de plus en plus l’objet de débats sur la place publique et soumis au jugement des tribunaux[84] ? Voilà un paradoxe de la présente affaire : l’État ne veut pas intervenir dans les choix privés des couples non mariés (et des femmes), mais il le fait pour les couples mariés et il intervient dans la vie d’ex-conjointes de fait qui auront besoin d’aide sociale en raison de leur vulnérabilité économique causée en grande partie par leur situation conjugale antérieure.

Conclusion

Cette décision de la Cour supérieure ramène à l’avant-scène tous les débats de la fin des années 1980 sur l’atteinte à la liberté contractuelle des couples mariés (ou plutôt des hommes) que représentait supposément la constitution impérative du patrimoine familial[85]. Rappelons que le législateur a créé le patrimoine familial en raison de la retenue judiciaire au sujet de l’interprétation de la prestation compensatoire[86]. Vingt ans plus tard, la réflexion ne semble pas avoir progressé.

S’agit-il d’une bonne décision pour les femmes, c’est-à-dire d’une décision qui permet la pleine participation des femmes dans la société ? D’un côté, il s’agit effectivement d’une décision qui leur est favorable. Les conjointes de fait ne sont pas dépendantes de leurs ex-conjoints, et celles dans le besoin ont toujours la possibilité de recevoir de l’aide de l’État. Cette décision renforce donc aussi le rôle de ce dernier, qui doit voir à l’adoption de programmes sociaux qui prennent en compte la paupérisation des femmes à la suite de la rupture conjugale. Elle reconnaît la liberté de choix des femmes, qui ne sont pas toujours aveuglées par leurs émotions dans leurs relations conjugales.

D’un autre côté, cette décision nuit aux femmes. Elle refuse d’appliquer le même raisonnement aux conjoints de fait qu’aux couples mariés, c’est-à-dire que le contrat n’est pas un bon outil pour régler les questions patrimoniales lors de la rupture de l’union, parce qu’il n’y a pas eu de réelle négociation entre les parties. Par ailleurs, elle privatise les ententes conjugales pour certains couples et permet à certains conjoints de fuir leur responsabilité à l’égard de leurs ex-conjoints, comme à l’époque des couples mariés en séparation de biens. En fait, cette décision respecte essentiellement la liberté de choix de la partie la plus forte dans le couple, qui n’est pas souvent la femme. À la suite de la rupture, s’il revient à l’État de prendre en charge l’ex-conjoint vulnérable économiquement, il n’est pas certain que celui-ci améliorera effectivement les programmes sociaux qui s’adressent aux femmes avec enfants dans le besoin.

S’agit-il d’une affaire privée ? Souvent, les litiges dont les faits sont peu sympathiques produisent du mauvais droit. Le présent conflit fait certainement partie des «mauvaises affaires» dans la mesure où Madame reçoit déjà des sommes importantes pour les besoins des enfants et est très bien logée. Bref, le niveau de vie de Madame reflète la fortune de Monsieur. Elle n’est pas à plaindre, n’attire pas la sympathie et n’est pas représentative de la réalité de la majorité des couples et des femmes avec enfants. Pourtant, la présente décision, même si elle concerne d’abord les parties, s’applique à tous les autres conjoints de fait du Québec et a des effets sur les ressources publiques, puisque les conjointes de fait dans le besoin auront recours à l’assistance sociale à défaut d’obtenir une pension alimentaire. Voilà une belle illustration de la maxime selon laquelle «le privé est politique»[87]. Évidemment, nul ne saura quelle a été l’influence sur le tribunal des montants imposants demandés, même si seuls des patrimoines importants à partager permettent à des ex-conjointes de fait d’utiliser la voie judiciaire.

Les décisions judiciaires qui maintiennent le status quo ont moins de chance de provoquer des changements sociaux. Toutefois, même si les élu(e)s n’entendent pas l’appel clair de la juge Hallée à se pencher sur les nouvelles réalités familiales, cette décision aura au moins eu le mérite, en raison de tout le cirque médiatique l’entourant, d’informer les conjointes de fait du Québec : non, leur union n’est pas reconnue sur le plan juridique au même titre que le mariage ou l’union civile et non, elles ne seront donc pas protégées en cas de rupture, peu importe la durée de l’union et la présence d’enfants. Mais quand le couple nage dans le bonheur (encadré juridiquement ou pas), qui pense à la rupture ? La Cour d’appel sera-t-elle moins frileuse et fera-t-elle preuve d’imagination et de courage, comme l’ont fait d’autres cours d’appel du pays[88] ? Sera-t-elle en mesure de tenir compte des réalités sociales particulières du Québec ? Comment le Code civil, qui est le droit commun du Québec, tel que le rappelle sa disposition préliminaire, peut-il ignorer une proportion si importante de la population adulte ?