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Introduction

Pays industrialisé disposant de l’un des plus hauts taux d’immigration[1], le Canada met en oeuvre de nombreuses mesures d’intégration sociale et économique des personnes immigrantes, notamment par le biais d’initiatives fédérales et provinciales relatives à la reconnaissance des compétences professionnelles[2]. Or, malgré les efforts déployés et la mise en place de programmes d’immigration qui favorisent la sélection de travailleurs qualifiés[3], ces immigrants peinent à atteindre la pleine intégration en emploi. En effet, les statistiques récentes démontrent que le taux de chômage chez les immigrants détenant un diplôme universitaire (6,1 %) est de loin supérieur à celui des natifs (2,9 %)[4], et ce, bien que les immigrants soient plus diplômés[5].

Cette difficulté peut s’expliquer en partie par le fait que les immigrants doivent surmonter un grand nombre d’obstacles avant de pouvoir exercer dans certains domaines de pratique[6]. En effet, dans le cadre des professions réglementées, l’obtention d’un permis de pratique est conditionnelle à la réussite de nombreuses procédures de reconnaissance des qualifications professionnelles, qui se justifient par la nécessité de s’assurer de la compétence des candidats au nom de la protection du public[7]. Cependant, certaines de ces procédures sont aujourd’hui remises en cause, parce que vues comme inutiles ou inadaptées[8]. Comme le remarquaient deux auteurs, les obstacles à la reconnaissance des qualifications n’affectent pas uniquement les immigrants[9]. Ils ont aussi un impact sur l’accès aux services par la population générale :

Unnecessary barriers to entry can be damaging to all constituencies. Many will be unnecessarily denied a chance to pursue a profession that best suits their own talents and ideals. The public may find that unnecessary restrictive standards leads to higher prices for services, or that the services become altogether inaccessible due to the limited number of practitioners. Members of the public may simply forego the service, attempt to administer it themselves — often at great risk — or pursue dangerous substitutes[10].

Ce faisant, les pertes économiques liées à la non-reconnaissance des qualifications étrangères, et desquelles découle une sous-utilisation des compétences des immigrants qualifiés, sont estimées à plusieurs milliards de dollars par année[11].

Pour être en mesure d’exercer une profession réglementée et, ainsi, accéder au marché du travail, les professionnels formés à l’étranger doivent obtenir un permis d’exercice décerné par l’organisme de régulation professionnelle compétent, suivant la province concernée[12]. Cette démarche implique la reconnaissance de leurs qualifications par les associations ou ordres professionnels, qui s’effectue par le biais de diverses procédures mises en place par les ordres.

Toutefois, ces procédures impliquent des démarches complexes, souvent longues et onéreuses, au terme desquelles les professionnels formés à l’étranger peuvent se voir imposer diverses conditions d’accès à la profession dont le degré de contrainte, qui varie selon la profession et la situation particulière du candidat, peut être dissuasif[13]. Plus encore, ces procédures impliquent régulièrement d’autres acteurs, dont des institutions d’enseignement ou des organismes gouvernementaux, qui peuvent créer des obstacles supplémentaires en effectuant, par exemple, une sélection lors de l’admission à un programme de formation complémentaire ou en limitant le nombre de places disponibles pour la réalisation d’un stage rémunéré dans les hôpitaux publics.

Les effets négatifs découlant des procédures de reconnaissance des qualifications des professionnels formés à l’étranger soulèvent ainsi la question du respect de leurs droits fondamentaux[14] et, plus particulièrement, du droit à l’égalité, que les associations et ordres professionnels ont l’obligation de respecter sans manquer, par ailleurs, à leur obligation première de protection du public.

Au fil des années, un certain nombre de recours ont été intentés au Canada par des professionnels formés à l’étranger, alléguant avoir fait l’objet de discrimination — directe ou indirecte — dans l’accès à une profession réglementée, et ce, tant en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés[15] que des lois provinciales de protection des droits de la personne. Cependant, très peu d’auteurs se sont intéressés à cette jurisprudence[16]. Cette littérature limitée ne permet pas d’avoir une vue d’ensemble de la réception du recours en non-discrimination par les tribunaux administratifs et judiciaires canadiens, d’autant plus que d’importantes décisions ont été rendues plus récemment. Dans ce contexte et compte tenu des politiques migratoires québécoises et canadiennes qui favorisent la sélection de travailleurs hautement qualifiés — dont une large part est susceptible de chercher à exercer une profession réglementée au Canada[17] —, il semble essentiel de s’interroger aujourd’hui sur la manière dont les tribunaux canadiens ont interprété et appliqué le cadre juridique du droit à l’égalité dans ce contexte particulier.

Nous avons ainsi analysé une quinzaine de décisions canadiennes — sélectionnées en raison du fait qu’elles contenaient des allégations de discrimination formulées par des professionnels formés à l’étranger dans l’accès à une profession réglementée — à la lumière des balises posées par la Cour suprême du Canada en matière d’égalité. Soulignons que les décisions retenues concernaient principalement des recours intentés à l’encontre d’organismes de réglementation professionnelle. Cependant, certaines d’entre elles contenaient également des allégations de discrimination à l’égard du gouvernement ou d’autres organismes, tels des hôpitaux ou des universités jouant, de près ou de loin, un rôle dans le processus d’entrée en pratique des professionnels formés à l’étranger. Des décisions ne touchant qu’indirectement à la question de la discrimination dans l’accès à une profession réglementée — par exemple, celles relatives à l’accès à des stages ou à des programmes d’études — ont pour la plupart été écartées.

Certaines des affaires retenues se fondent sur la garantie d’égalité offerte par la Charte canadienne, mais la plupart ont été introduites en vertu de lois provinciales ou fédérales de protection des droits de la personne, qui jouissent d’un statut quasi constitutionnel[18]. Néanmoins, les garanties d’égalité de la Charte canadienne et des lois sur les droits de la personne partageant le même objectif, c’est-à-dire l’atteinte de l’égalité réelle, et les tribunaux concernés ayant adopté des démarches relativement semblables[19], nous les traiterons indistinctement dans le présent texte.

Notre analyse s’intéresse aux décisions rendues dans l’ensemble des provinces canadiennes par les tribunaux judiciaires, mais aussi par les tribunaux administratifs, puisque les lois provinciales sur les droits de la personne peuvent être invoquées tant devant les uns que les autres. Plus encore, certains tribunaux administratifs, comme les tribunaux des droits de la personne qui existent dans plusieurs provinces, disposent d’une compétence spécialisée en matière d’égalité qui commande la déférence des tribunaux supérieurs sur les conclusions relevant de leur champ d’expertise[20]. La jurisprudence de ces tribunaux a ainsi une influence non négligeable sur les tribunaux de droit commun lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer les lois sur les droits de la personne. D’ailleurs, comme le révèle la jurisprudence analysée, l’essentiel des recours intentés par les professionnels formés à l’étranger l’ont été devant des tribunaux administratifs. Cela s’explique notamment par le fait que les frais pour le professionnel, souvent dans une situation précaire, sont réduits et l’accès au recours est grandement facilité quand il fait affaire avec un organisme paragouvernemental de défense des droits de la personne. En effet, le recours contre la discrimination prévu par plusieurs lois provinciales de protection des droits de la personne exige, en premier lieu, le dépôt d’une plainte auprès d’une commission chargée de faire enquête et qui prendra éventuellement fait et cause pour le plaignant devant le tribunal des droits de la personne de la province[21].

La présente étude nous a permis de formuler plusieurs constats, que nous commenterons dans les sections suivantes. Il appert ainsi que la jurisprudence en matière d’accès aux professions réglementées par les travailleurs qualifiés reflète l’évolution de la conception canadienne de l’égalité (I). En effet, les tribunaux ont, dans un premier temps, abordé la question de la discrimination sous l’angle de l’égalité formelle avant de se recentrer, dans un second temps, sur la théorie de la discrimination indirecte axée sur l’effet préjudiciable en matière d’égalité réelle, conception de l’égalité faisant aujourd’hui droit au Canada[22]. L’ensemble des décisions analysées laissent également penser que les recours en discrimination exercés par les professionnels semblent aujourd’hui démontrer des chances raisonnables de succès, plus particulièrement lorsque les tribunaux abordent l’analyse dans une perspective d’égalité réelle (II). Cependant, l’étude de la jurisprudence nous a permis de déceler certaines failles dans ce type de recours en contexte d’admission à une profession réglementée, les professionnels faisant encore face à de nombreuses incertitudes juridiques et de barrières systémiques (III).

I. Une jurisprudence illustrant l’évolution de la conception de l’égalité au Canada

La recherche jurisprudentielle menée et son analyse révèlent, en filigrane, toute l’évolution historique de la conception de l’égalité au Canada. Alors que les recours étaient, au départ, tranchés dans une perspective d’égalité formelle (A), ceux-ci en sont venus, avec le temps, à être analysés sous l’angle de l’égalité réelle, l’interprétation de la Cour suprême percolant dans la jurisprudence des tribunaux inférieurs (B). C’est dans cette nouvelle perspective que s’est construit le cadre juridique applicable aujourd’hui aux recours intentés par des professionnels formés à l’étranger s’estimant discriminés dans l’accès à l’exercice d’une profession réglementée.

A. Les procédures d’accès aux professions réglementées abordées dans une perspective d’égalité formelle

Les premières affaires dans lesquelles des professionnels formés à l’étranger alléguaient avoir été victimes de discrimination dans l’accès à une profession réglementée se sont soldées par des échecs retentissants pour les professionnels en question.

La toute première affaire recensée, rendue en 1985, concerne le cas de M. Bakht, un médecin d’origine indienne titulaire d’un baccalauréat en médecine et en chirurgie (Bachelor of Medicine and Surgery) de l’Université de Calcutta. Bien que celui-ci ait obtenu un permis de pratique en Angleterre et dans deux provinces canadiennes — la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick —, il s’est vu refuser l’accès à la pratique de la médecine par le Conseil médical de Terre-Neuve (Newfoundland Medical Board), l’organisme de régulation professionnelle des médecins de la province, au motif qu’il ne rencontrait pas les prérequis de formation. En effet, en vertu de l’article 5 (1) du règlement en vigueur au moment de la demande d’admission de M. Bakht, les diplômés de facultés de médecine de « Catégorie III »[23], dont faisait partie l’Université de Calcutta, avaient l’obligation de compléter un stage en alternance (rotating internship) approuvé par le Conseil et une année d’entraînement clinique (clinical training) dans un milieu également approuvé par l’organisme de réglementation professionnelle. Ces conditions s’ajoutaient au stage imposé à tous les candidats aux termes de l’article 4 du même règlement.

Saisie en révision judiciaire de la décision du Conseil médical, la division de première instance de la Cour suprême de Terre-Neuve (Newfoundland Supreme Court Trial Division) n’examina même pas l’allégation de M. Bakht selon laquelle la catégorisation des facultés de médecine établie par le règlement était fondée sur la race et l’origine ethnique ou nationale, en contravention avec l’article 15 de la Charte canadienne. Selon le juge de première instance, il n’était pas nécessaire de considérer cette question du fait que M. Bakht n’avait pas complété le stage requis à l’article 4 (c) du règlement[24]. Cette décision fut maintenue par la Cour d’appel de la province, qui rejeta du revers de la main l’allégation de discrimination, la considérant sans fondement :

There are undoubtedly Schools of Medicine, the graduates of which are not acceptable for registration in this Province, but that does apply to Category III Schools, and specifically it does not apply to the University of Calcutta or to medical schools in India generally. If so, there would be no medical practitioners from India in Newfoundland, which is certainly not the case. The fact that a professional governing body may require certain additional training for graduates of foreign universities, which as I understand is not uncommon in any profession, before such graduates may practice their profession in Canada, merely reflects differences in approach and technique and certainly cannot be deemed to be discriminatory in any way[25].

Une question similaire fut soulevée peu de temps après en Ontario, où cinq médecins polonais, tous accrédités dans leur pays d’origine et ayant réussi les examens du Conseil médical du Canada, se sont vu refuser l’accès à la profession en raison de l’impossibilité pour eux d’accéder au stage préparatoire (pre-internship) imposé aux diplômés de facultés de médecine non agréées. En première instance, la Haute Cour de justice de l’Ontario (Ontario High Court of Justice) rejeta le recours fondé sur l’article 15 de la Charte canadienne dans un jugement oral. Selon le juge, les demandeurs n’avaient pas réussi à démontrer que la distinction entre les diplômés d’écoles agréées et d’écoles non agréées, qui découlait de la réglementation professionnelle, leur était défavorable et, plus encore, il estimait que même si cela avait été le cas, la distinction aurait été justifiée au sens de l’article 1 de la Charte canadienne[26].

Cette fois encore, la décision fut maintenue en appel[27]. Tout en constatant que la réglementation distinguait les candidats selon qu’ils étaient diplômés d’une école agréée ou non et que cette distinction affectait leurs possibilités d’obtenir un stage, la plus haute juridiction ontarienne conclut que la distinction n’était pas discriminatoire. En effet, selon la Cour, les demandeurs n’étaient pas dans la même situation que les diplômés d’écoles agréées, puisque les écoles non agréées n’étaient pas sous la supervision de l’Ontario ni du Canada. Au surplus, elle estima que la classification entre les écoles n’était pas de nature négative ou injuste, car elle résultait d’un système d’évaluation continu, sophistiqué et établi de bonne foi. À l’instar de la Cour de première instance, la Cour d’appel ajoutait, en obiter, que même si elle avait conclu que la distinction était discriminatoire, celle-ci aurait été justifiée afin d’assurer la protection du public.

Les décisions rendues dans ces affaires s’inscrivent dans une conception formelle du droit à l’égalité, selon laquelle il faut « traiter tout le monde de la même façon avec les mêmes droits et les mêmes avantages »[28]. Ce faisant, elles ne revêtent que peu d’intérêt aujourd’hui, si ce n’est qu’un intérêt historique. En effet, dans l’arrêt Andrews c. Law Society of British Columbia[29], qui — heureux hasard — portait sur une allégation de discrimination fondée sur la citoyenneté dans l’accès à la pratique de la profession d’avocat en Colombie-Britannique, la Cour suprême du Canada a affirmé que le concept d’égalité prescrit à l’article 15 de la Charte canadienne est celui de l’égalité réelle. En vertu de cette conception, maintes fois réaffirmée par la Cour suprême depuis[30], le principal élément à considérer dans la lutte contre la discrimination doit être l’effet de la mesure en question :

Pour s’approcher de l’idéal d’une égalité complète et entière devant la loi et dans la loi — et dans les affaires humaines une approche est tout ce à quoi on peut s’attendre — la principale considération doit être l’effet de la loi sur l’individu ou le groupe concerné. Tout en reconnaissant qu’il y aura toujours une variété infinie de caractéristiques personnelles, d’aptitudes, de droits et de mérites chez ceux qui sont assujettis à une loi, il faut atteindre le plus possible l’égalité de bénéfice et de protection et éviter d’imposer plus de restrictions, de sanctions ou de fardeaux à l’un qu’à l’autre. En d’autres termes, selon cet idéal qui est certes impossible à atteindre, une loi destinée à s’appliquer à tous ne devrait pas, en raison de différences personnelles non pertinentes, avoir un effet plus contraignant ou moins favorable sur l’un que sur l’autre [nos soulignements][31].

Dans une même foulée, la Cour indique que l’intention de discriminer n’est pas un élément constitutif de la discrimination[32]. Comme l’affirmera la Cour suprême dans des arrêts subséquents, cette conception de l’égalité est aussi prescrite par l’ensemble des lois provinciales et par la loi fédérale sur les droits de la personne[33] qui, comme la Charte canadienne, interdisent non seulement la discrimination directe, mais aussi la discrimination indirecte ou par effet préjudiciable.

B. Un cadre d’analyse modifié par la prise en compte de l’effet préjudiciable

L’adoption d’un cadre d’analyse conforme à la conception d’égalité réelle dans l’arrêt Andrews a enclenché un véritable changement de paradigme qui a permis de jeter un regard nouveau sur la question de l’accès des professionnels formés à l’étranger à l’exercice de professions réglementées au Canada. En effet, alors qu’auparavant les tribunaux omettaient, purement et simplement, de considérer la possibilité qu’une norme ou son application puissent être discriminatoires si elle ne reposait pas directement sur un motif prohibé, ceux-ci en sont progressivement venus à analyser les allégations de discrimination sous l’angle de la discrimination indirecte ou par effet préjudiciable (adverse impact discrimination), selon laquelle une norme d’apparence neutre peut être discriminatoire en raison de ses effets sur les membres d’un groupe protégé[34].

La décision rendue en 1995 par la Commission d’enquête de l’Ontario (Board of Inquiry of Ontario), ancêtre du Tribunal des droits de la personne de cette province, dans l’affaire Neiznanski v. University of Toronto[35], est la première à avoir ouvert la porte à cette nouvelle analyse en matière de discrimination à l’égard d’un professionnel formé à l’étranger dans l’admission à une profession réglementée. Dans cette affaire, M. Neiznanski, un ophtalmologiste formé à l’Université de Varsovie, avait pratiqué cette spécialité en Pologne pendant plus de 20 ans avant d’arriver au Canada comme réfugié et d’y acquérir la citoyenneté canadienne. Il alléguait avoir été victime de discrimination dans le cadre du processus de sélection de l’Université de Toronto pour les postes de résidence financés et d’avoir été exclu du programme de résidence — l’un des prérequis pour accéder à la profession de médecin — pour des motifs discriminatoires.

Bien que la Commission rejetât en fin de compte la demande de M. Neiznanski, celle-ci dressa, dans un obiter que l’on pourrait qualifier de visionnaire, une esquisse du cadre d’analyse en deux étapes qui caractérise aujourd’hui l’analyse effectuée en vertu des lois sur les droits de la personne, appliqué à des allégations de discrimination dans l’accès à une profession réglementée[36]. En vertu de ce cadre d’analyse, qui sera adopté par la Cour suprême quelques années plus tard dans les arrêts Meiorin[37] et Grismer[38], les allégations de discrimination doivent être analysées en deux temps, et ce, dans tous les cas.

Dans un premier temps, le demandeur doit établir, par prépondérance des probabilités, l’existence d’une discrimination prima facie ou « à première vue ». Comme le résume la juge Abella dans la décision Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), il s’agit ici, pour les victimes alléguées de discrimination, de démontrer trois éléments : « les plaignants doivent démontrer qu’ils possèdent une caractéristique protégée par le Code contre la discrimination, qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement au service concerné et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable »[39]. Dans un second temps, une fois la discrimination « à première vue » établie, le défendeur a le fardeau de justifier la conduite ou la pratique en vertu du régime d’exemptions prévu par les lois sur les droits de la personne. Si la conduite ou la pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura alors à l’existence d’une discrimination[40].

Cet examen en deux étapes ne va pas sans rappeler le cadre d’analyse prévu à la Charte canadienne, au terme duquel le demandeur doit tout d’abord démontrer l’existence d’une violation à l’un des droits qui y est prévu — en l’occurrence le droit à l’égalité prescrit à l’article 15 — avant que le défendeur n’ait à justifier sa conduite par le biais de la « clause justificative » de l’article premier[41]. Toutefois, il faut noter que contrairement à la Charte canadienne, les lois sur les droits de la personne ne prévoient pas nécessairement de disposition de limitation applicable dans tous les cas; le défendeur doit plutôt se prévaloir de l’un des moyens de défense particuliers prévus dans la loi de protection des droits de la personne concernée et qui sera spécifiquement applicable au type de discrimination prima facie constaté[42].

C’est donc sous l’égide de ce cadre d’analyse à deux volets que la Commission d’enquête de l’Ontario souleva, en obiter dans la décision Neiznanski, le caractère à première vue discriminatoire des conditions d’accès à la profession de médecin en Ontario, telles que modifiées postérieurement aux faits générateurs du litige introduit par M. Neiznanski. En effet, selon la Commission, le nouveau système avait un effet préjudiciable notable sur les professionnels formés à l’étranger en limitant de façon disproportionnée leur accès à la profession, puisqu’un stage (aux places limitées) leur était imposé dans le cadre du programme de préstage, et ce, sans qu’une évaluation individualisée de leurs qualifications ne soit effectuée pour déterminer s’ils pouvaient passer outre cette exigence et postuler directement, sur une base compétitive, aux stages spécialisés offerts aux diplômés ontariens[43].

Il va sans dire que la décision rendue dans l’affaire Neiznanski a frayé la voie aux premiers constats de discrimination envers des professionnels formés à l’étranger dans l’admission à des professions réglementées. Nous avons ainsi recensé, à la suite de celle-ci, une dizaine d’affaires de discrimination envers des professionnels formés à l’étranger dans l’admission à des professions réglementées. Bien que la plupart des décisions rendues dans ces affaires s’inscrivent dans une perspective d’égalité réelle et appliquent le cadre d’analyse proposé dans Neiznanski et adopté par la Cour suprême dans Meiorin et Grismer, quelques décisions récentes omettent de considérer la discrimination par effet préjudiciable et/ou continuent à exiger, d’une manière ou d’une autre, une intention discriminatoire[44].

Bien que les décisions non conformes au principe d’égalité réelle se doivent d’être écartées, car elles ne reflètent pas l’état du droit actuel, leur analyse demeure intéressante parce que révélatrice des barrières rencontrées par les professionnels formés à l’étranger et du rôle joué par les différents acteurs impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans le processus d’accès à une profession réglementée. De fait, certaines conclusions émanant de ces décisions ont été intégrées à notre analyse.

Les autres affaires recensées, respectueuses du principe d’égalité réelle, sont quant à elles porteuses d’espoir pour les professionnels formés à l’étranger s’estimant victimes de discrimination dans l’admission à un ordre professionnel. En effet, toutes ont conclu à l’existence d’une discrimination prima facie, ce qui permet d’affirmer que le droit à l’égalité constitue une voie de recours prometteuse pour ces derniers, malgré le fait que la discrimination ait été considérée comme étant justifiée dans trois de ces affaires.

II. Le recours en non-discrimination : une voie prometteuse pour les professionnels formés à l’étranger

L’affaire Neiznanski a pavé la voie à une jurisprudence de plus en plus favorable aux professionnels formés à l’étranger (A). L’analyse de ces décisions nous permettra notamment de démontrer comment se déploie, dans le contexte de l’accès aux professions réglementées, le cadre d’analyse en deux temps proposé par la Cour suprême dans les arrêts Meiorin et Grismer, tant en ce qui concerne la démonstration d’une discrimination prima facie qu’en ce qui concerne l’étape justificative (B).

A. La non-discrimination comme voie de recours aux chances de succès réelles

Quelques années après la décision Neiznanski et quelques mois à peine après que la Cour suprême ait adopté son approche unifiée, en deux étapes, dans les arrêts Meiorin et Grismer[45], le Conseil des droits de la personne de la Colombie-Britannique (British Columbia Council of Human Rights) a conclu, dans la décision Bitonti v. British Columbia (Ministry of Health) (No. 3)[46], que les médecins formés à l’étranger faisaient l’objet de discrimination indirecte et systémique dans l’accès à la profession de la part du Collège des médecins et des chirurgiens de la province (College of Physicians & Surgeons of British Columbia) et que cette discrimination n’était pas justifiée.

Dans cette affaire, des médecins formés à l’étranger n’arrivaient pas à accéder à la profession médicale, car ils n’étaient pas en mesure d’obtenir un stage au Canada, condition imposée par la réglementation professionnelle aux diplômés de facultés de médecine situées dans des États dits de « Catégorie II »[47]. Selon la preuve statistique déposée à l’instance, l’obtention d’un stage constituait une condition pratiquement impossible à remplir pour ces diplômés. Ceux-ci se voyaient donc imposer un fardeau auquel échappaient les diplômés de facultés de « Catégorie I » et qui, de conclure le Conseil, engendrait un effet préjudiciable envers les personnes originaires d’États de « Catégorie II »[48]. Plus encore, le Collège ne leur offrait pas la possibilité de démontrer que leur formation satisfaisait aux standards exigés des médecins canadiens. Ainsi, sans pour autant exclure une classe complète d’individus de la pratique de la médecine, la réglementation imposait un obstacle majeur à l’admission au Collège pour les personnes formées dans un État de « Catégorie 2 » qui, pour la plupart, étaient également nées dans le pays d’obtention de leur diplôme[49].

L’affaire Keith[50] s’est également soldée par un constat de discrimination injustifiée, par l’ordre professionnel des dentistes (Newfoundland Dental Board), à l’égard de dentistes formés à l’étranger en ce qui a trait à la délivrance d’un plein permis d’exercice à Terre-Neuve. Dans l’affaire LPG[51], la Commission d’appel et de révision des professions de la santé (Health Professions Appeal and Review Board) de l’Ontario a conclu que l’obligation de se conformer à certains examens afin de démontrer ses compétences linguistiques, imposée aux personnes n’ayant pas l’anglais ou le français comme langue maternelle ou n’ayant pas effectué leurs études universitaires dans l’une de ces langues, entraînait un effet discriminatoire envers certaines personnes en raison de leur lieu d’origine (place of origin). Toutefois, la Commission a conclu que le traitement différencié était justifié en l’espèce. Dans la décision Caliao[52], cette même Commission a constaté que l’obligation imposée aux infirmières formées à l’étranger de compléter un examen standardisé en au plus trois tentatives était discriminatoire à première vue, mais justifiée[53]. La plaignante y alléguait également que l’organisme réglementaire n’avait pas rempli son obligation d’accommodement en refusant de lui donner une quatrième opportunité de se soumettre à l’examen. En effet, celle-ci n’avait pas eu accès à une formation destinée aux infirmières formées à l’étranger avant sa première tentative, qui devait être effectuée dans un délai restreint. Cette allégation fut cependant rejetée, car la plaignante n’avait pas communiqué de demande d’accommodement préalablement à cette tentative.

Plus récemment, dans l’imposante décision Brar[54], le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique (B.C. Human Rights Tribunal) a conclu que l’ordre professionnel des vétérinaires (British Columbia Veterinary Medical Association) avait exercé de la discrimination directe et indirecte injustifiée à l’égard d’un groupe de vétérinaires nés et formés en Inde et/ou dans la région du Punjab, dans leur accès à la profession et dans le processus disciplinaire, en sus d’un constat de discrimination systémique envers ces derniers dans leurs relations avec l’ordre. Enfin, dans l’affaire Mihaly[55], la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, saisie en révision judiciaire de la décision du Tribunal des droits de la personne de l’Alberta (Human Rights Tribunal of Alberta), a conclu que le mécanisme provincial d’accès à la profession des ingénieurs formés à l’étranger était indirectement discriminatoire, mais que le traitement différencié était, en l’espèce, justifié. Ce faisant, la Cour infirma la décision du tribunal de première instance, qui avait plutôt conclu que le traitement discriminatoire subi par les ingénieurs formés à l’étranger était injustifié[56].

Ces décisions démontrent que le recours en non-discrimination exercé par des professionnels formés à l’étranger afin de contester l’imposition de diverses mesures d’évaluation ou visant à compenser certaines lacunes — avérées ou présumées — dans leurs compétences, n’est pas systématiquement voué à l’échec. En effet, l’analyse des décisions rendues depuis 1994 sur la question révèle une évolution positive pour les travailleurs étrangers subissant un effet préjudiciable dans l’admission à une profession en raison des pratiques ou procédures mises en place par les ordres et associations professionnelles. Les professionnels formés à l’étranger disposent donc de chances réelles de succès lorsqu’il s’agit de démontrer qu’ils font l’objet d’une discrimination prima facie, obligeant alors les ordres professionnels à justifier leurs normes, décisions et procédures d’admission.

B. Le recours en non-discrimination et les professionnels formés à l’étranger : mode d’emploi

Depuis l’adoption de la méthode unifiée en deux volets par la Cour suprême, le recours en non-discrimination s’avère une voie de recours prometteuse pour les professionnels formés à l’étranger, qui souhaitent contester les procédures et pratiques d’admission des ordres professionnels ayant pour effet de les empêcher d’accéder à l’exercice de leur profession. L’analyse de la jurisprudence permet ici d’identifier quelques éléments essentiels au succès d’un tel recours, tant au stade de la démonstration de discrimination prima facie — soit la preuve d’un traitement différencié, lié à une caractéristique protégée, ayant un effet préjudiciable — qu’à l’étape de sa possible justification.

1. La démonstration d’une discrimination prima facie

Le fait que les professionnels formés à l’étranger fassent régulièrement l’objet d’un traitement différencié n’a jamais véritablement été remis en question dans la jurisprudence. En effet, depuis l’affaire Bakht[57], les décisions rendues en la matière admettent toutes au moins cet élément de la démonstration. Ainsi, le fait de ne pas reconnaître automatiquement la formation d’un diplômé étranger[58] ou d’imposer des frais d’accréditation supérieurs ont été considérés comme des traitements différenciés[59]. Il en va de même de l’imposition de conditions d’accès à la profession aux professionnels formés à l’étranger, tel un stage[60], la réussite d’examens[61], ou encore d’obligations ou de restrictions particulières à la pratique, telles des restrictions territoriales[62], dès lors qu’elles ne sont pas exigées des diplômés canadiens. Néanmoins, comme l’ont rappelé à de multiples reprises les tribunaux, ce ne sont pas toutes les différences de traitement qui sont discriminatoires : encore faut-il qu’elles soient liées à un motif prohibé de discrimination et qu’elles soient, d’une façon ou d’une autre, préjudiciables[63].

De façon générale, dans le contexte de l’accès à la pratique des professionnels immigrants, l’existence d’un préjudice découlant de ces différences de traitement ne semble pas non plus particulièrement problématique en termes de démonstration[64]. Il va de soi qu’un refus ou l’impossibilité d’accéder à la profession s’assimilent à un préjudice[65]. Dans l’affaire Keith[66], une telle conclusion a également été tirée relativement à une pratique ayant pour effet de nier la mobilité nationale des professionnels formés à l’étranger. En effet, l’organisme de réglementation professionnelle terre-neuvien refusait d’octroyer un plein permis d’exercice aux dentistes formés à l’étranger, les empêchant ainsi de se prémunir d’un arrangement de reconnaissance mutuelle pancanadien, adopté en vertu de l’Accord sur le commerce intérieur[67], qui leur aurait permis d’exercer ailleurs au pays sans avoir à demander, dans chaque province, la reconnaissance de leurs qualifications. Selon la jurisprudence récente, il en irait de même de l’imposition d’examens destinés à la reconnaissance des qualifications professionnelles. En effet, comme le remarque la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans Mihaly :

In my view, it was reasonable for the Tribunal to conclude that having to write examinations is in itself an adverse impact. Persons required to write examinations obviously have to expend time and resources (including, but not limited to, the examination fees) in order to prepare for and write the examinations, which is a form of adverse impact independent from the issue of whether they pass the examinations[68].

Cette conclusion de la Cour est lourde de conséquences car, à l’instar du tribunal de première instance[69], elle considère que le seul fait d’imposer des conditions différentes pour faire reconnaître les compétences professionnelles est, en soi, préjudiciable. Or, il s’agit, à l’heure actuelle, de la méthode privilégiée par la plupart des ordres professionnels afin d’évaluer si les candidats étrangers disposent des compétences requises pour être autorisés à pratiquer la profession sur le territoire de la province[70]. Les motifs à l’appui de cette conclusion sont à rapprocher avec ceux sur lesquels la Cour suprême du Canada s’était fondée, dans l’arrêt Andrews, pour conclure que l’exigence de citoyenneté canadienne — alors requise pour accéder au Barreau de la Colombie-Britannique (Law Society of British Columbia) — engendrait un préjudice à l’égard des non-citoyens canadiens désirant accéder à la profession :

[...] Il convient de noter qu’en pratique l’obligation d’être citoyen ne touche que ceux qui n’ont pas la citoyenneté et qui sont résidents permanents. Avant de pouvoir obtenir la citoyenneté, le résident permanent doit attendre un minimum de trois ans à compter de la date où il établit sa résidence permanente. La distinction impose ainsi un fardeau, sous la forme d’un délai, aux résidents permanents qui ont reçu, en totalité ou en partie, leur formation juridique à l’étranger, et elle est donc discriminatoire[71].

Finalement, une grande attention doit être portée à la question de savoir si le traitement différencié est lié à un motif prohibé de discrimination, surtout lorsque le recours est intenté en vertu d’une loi provinciale sur les droits de la personne. En effet, contrairement à la Charte canadienne[72], les lois de nature quasi constitutionnelle interdisent la discrimination fondée sur une liste exhaustive de motifs[73]. Ce faisant, le plaignant doit impérativement rattacher le traitement différencié dont il est victime à l’un des motifs énumérés. Sur ce point, l’analyse de la jurisprudence nous indique que le succès de la démonstration de cet élément varie selon la forme de discrimination alléguée, c’est-à-dire selon qu’il s’agit de discrimination directe ou indirecte.

Bien que la Cour suprême ait affirmé que la distinction entre les différentes formes de discrimination ne soit plus nécessaire aux fins de l’application du cadre d’analyse en deux étapes[74] ni dans le cadre de la défense d’exigence professionnelle justifiée[75], cette différenciation demeure essentielle et, comme nous le verrons, elle a un impact déterminant sur l’issue du recours. D’une part, elle permet de « mieux identifier et comprendre les diverses formes de ce phénomène »[76] et, d’autre part, elle conserve toute sa pertinence à l’étape de la preuve[77]. Ainsi, comme le remarque le professeur Daniel Proulx :

[...] à l’étape de la preuve de la discrimination, le demandeur doit absolument établir l’existence d’un lien causal entre un motif de discrimination prohibé et l’exclusion dont il fait l’objet ou, à tout le moins, que le motif de discrimination a été un facteur contributif au traitement préjudiciable qu’il subit lorsqu’il prétend que la différence de traitement repose directement sur le motif en question. Or, en discrimination indirecte ou systémique, cet élément de preuve est complètement écarté compte tenu de ce que l’attention doit porter uniquement sur l’effet pratique d’une règle, indépendamment de sa cause et des intentions de son auteur [notes omises][78].

Tel que l’ont constaté les tribunaux dans la quasi-totalité des décisions, il appert que le traitement différencié dont fait l’objet un professionnel formé à l’étranger découle directement de son lieu de formation ou d’étude, soit un motif non énuméré dans les lois sur les droits de la personne. Il en résulte que pour qu’une distinction explicitement fondée sur le lieu de formation puisse constituer une discrimination directe, il est nécessaire de démontrer que le lieu d’étude ou de formation ne constitue qu’un prétexte, masquant une discrimination fondée sur un motif énuméré[79]. Il faut alors faire valoir que la personne responsable de la distinction avait l’intention de différencier les individus en raison de leur origine ethnique ou nationale, et ce, tant bien même que l’intention n’est pas un élément constitutif de la discrimination. C’est d’ailleurs sur cette base que les recours intentés dans les affaires Durakovic et Fazli ont échoué, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario y ayant uniquement abordé la discrimination sous l’angle de la discrimination directe[80]. De fait, il est possible de croire que l’issue de ces affaires aurait sans doute été différente si la possibilité d’une discrimination indirecte avait été envisagée.

Il semble cependant se dégager un consensus jurisprudentiel, amorcé avec la décision Neiznanski et réaffirmé récemment dans la décision Mihaly, à l’effet qu’il existerait une si forte corrélation entre le lieu d’étude et/ou de formation d’une personne et son origine ethnique ou nationale, que l’on peut considérer que les deux motifs se confondent[81] :

[...] Constructive or indirect discrimination describes the unequal treatment that foreign-trained people often receive. Ostensibly, they are discriminated against on the basis of their foreign credentials. However, the effect is to exclude groups linked to their place of origin, race, colour or ethnic origin. People generally obtain their education or training in their place of origin. Thus, place of education or training can generally be used as a proxy for place of origin. A candidate who has recently gained Canadian citizenship or landed immigrant status and who was excluded from consideration for a residency position because s/he is foreign-trained could complain that s/he is constructively or systematically discriminated against on account of place of origin [...] [nos soulignements][82].

En effet, il appert que les individus ont tendance à effectuer leurs études et à suivre leur formation dans leur pays d’origine. C’est d’ailleurs l’un des constats du rapport d’enquête systémique sur les médecins diplômés hors du Canada et des États-Unis, rendu public par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJ) en 2010 :

l’analyse des données recueillies par la Commission établit une relation évidente entre l’origine ethnique du candidat et son choix de lieu de formation, considérant le fait que dans la quasi-totalité des cas, les candidats entreprennent une formation en médecine à l’intérieur des bassins géographiques qui les ont vus naître[83].

De fait, une distinction directement fondée sur le lieu d’études ou de formation peut avoir un effet préjudiciable sur les individus en raison de leur origine ethnique ou nationale (ou de leur « lieu d’origine », selon l’expression consacrée dans la plupart des lois sur les droits de la personne)[84].

L’analyse des décisions recensées démontre donc qu’à ce jour, ce sont principalement des allégations de discrimination indirecte qui ont mené à des constats de discrimination prima facie. Notons néanmoins que dans l’affaire Brar, les plaignants ont également démontré que l’ordre des médecins vétérinaires de la Colombie-Britannique avait exercé de la discrimination directe dans l’accès à la profession, car les exigences du test linguistique avaient délibérément été fixées à un seuil irréaliste, sans commune mesure avec le niveau exigé dans les autres ordres professionnels, dans l’intention d’exclure les vétérinaires d’origine indo-canadienne[85].

2. La justification de l’atteinte

Dans les arrêts Meiorin[86] et Grismer[87], la Cour suprême du Canada a établi qu’en cas de constat de discrimination prima facie, le défendeur doit démontrer que la norme ou la décision de laquelle résulte la discrimination a été adoptée de bonne foi, dans un but ou un objectif rationnellement lié aux fonctions exercées et que cette norme ou décision est raisonnablement nécessaire à la réalisation de ce but ou de cet objectif. Il devra également démontrer qu’il lui est impossible, dans les circonstances, d’accommoder les membres du groupe auquel appartient le plaignant sans en subir de contrainte excessive.

Or, très peu de décisions en matière de discrimination envers des professionnels formés à l’étranger dans l’accès à une profession réglementée se sont rendues à cette étape de l’analyse. En effet, seules six affaires ont mené à un constat de discrimination prima facie[88]. Ajoutons que bien que les tribunaux aient mentionné, dans les affaires Jamorski[89] et Forghani[90], que s’il y avait discrimination, elle aurait été justifiée, ceux-ci n’ont finalement pas procédé à une véritable analyse de la question; elles ne sont donc que peu pertinentes sur ce point.

Malgré cela, il est possible de dresser certains constats quant aux exigences pesant sur les organismes de régulation professionnelle à l’étape de la justification de l’atteinte, en se fondant particulièrement sur les affaires Bitonti[91], Keith[92], LPG[93], Caliao[94], Brar[95] et Mihaly[96], toutes rendues en vertu de lois provinciales de protection des droits de la personne[97]. À noter que dans ces affaires, la justification invoquée à titre de défense était celle de la justification « réelle et raisonnable »[98].

Au terme de ce moyen de défense, le premier élément que l’organisme de régulation professionnelle devra démontrer est que la norme ou la décision litigieuse a été adoptée dans un but rationnellement lié à ses fonctions générales. Sur ce point, il n’y a que très peu de doute quant au fait que l’objectif poursuivi — ou, du moins, celui qui serait invoqué — aura trait à la protection du public, s’agissant de la mission première des ordres professionnels. D’ailleurs, dans l’affaire Neiznanski[99], les objectifs de protection du public et de maintien des standards publics mis de l’avant par l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario ont été jugés, de prime abord, raisonnables. C’est également la conclusion à laquelle en sont arrivés les tribunaux dans les affaires Bitonti[100], LPG[101], Caliao[102], Brar[103] et Mihaly[104] ainsi que dans l’affaire Gichuru[105], qui concernait, quant à elle, un cas de discrimination fondée sur le handicap dans l’accès à une profession réglementée.

Notons également que, sauf démonstration d’une intention discriminatoire par le plaignant, l’ordre n’aura pas de difficulté à démontrer que sa norme a été adoptée de bonne foi. Sans mettre en doute les bonnes intentions des organismes de réglementation professionnelle dans l’adoption et la mise en oeuvre des mécanismes de reconnaissance des qualifications des professionnels formés à l’étranger, soulignons qu’il arrive parfois que de telles normes soient adoptées ou appliquées de mauvaise foi, tel que l’a d’ailleurs conclu le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique dans l’affaire Brar[106].

Une fois les deux premiers éléments constitutifs de la défense de justification réelle et raisonnable établis — autrement dit qu’il est démontré que la norme ou la décision contestée a été adoptée de bonne foi, dans un objectif rationnellement lié aux fonctions de l’organisme — ce dernier doit faire la preuve d’un troisième élément, à savoir que la politique ou la pratique discriminatoire est nécessaire pour réaliser le but légitimement poursuivi. Cette étape de l’analyse se concentre sur les moyens employés pour atteindre l’objectif.

La jurisprudence établit que, dans ce cadre, les organismes réglementaires ne peuvent aller au-delà de ce qui est nécessaire pour assurer la protection du public[107]. En effet, bien que les barrières à l’accès à une profession réglementée puissent permettre d’assurer la protection du public, on peut penser, comme le souligne le tribunal des droits de la personne dans l’affaire Mihaly, que dans certains cas, les exigences imposées aux professionnels formés à l’étranger — et auxquelles on a reconnu un effet discriminatoire — ne sont pas essentielles pour atteindre cet objectif[108]. Dans un tel cas, les mesures adoptées seront considérées comme injustifiées et, donc, discriminatoires.

La Cour suprême a également précisé qu’en contexte de discrimination, pour qu’une norme ou une décision soit jugée nécessaire à l’atteinte de l’objectif ou du but légitime, celle-ci doit être la plus inclusive possible. Pour ce faire, l’ordre doit démontrer que sa norme « inclut toute possibilité d’accommoder sans qu’il en résulte une contrainte excessive »[109]. Sur ce point, la jurisprudence est claire : c’est au candidat étranger à démontrer qu’il dispose des compétences suffisantes. Néanmoins, les ordres professionnels ont l’obligation d’accommoder les professionnels formés à l’étranger en leur offrant une véritable opportunité de démontrer leurs mérites ainsi que l’équivalence de leurs diplômes et de leurs compétences[110], à moins qu’ils puissent démontrer que le fait de procéder à une telle évaluation ne constitue, en soi, une contrainte excessive[111]. Ainsi, comme l’écrivait le Conseil des droits de la personne dans Bitonti :

In my view, the College has not established that it was impractical for it to implement a system that provided Category II applicants an opportunity to demonstrate a level of training comparable to Category I applicants. That could have been either by demonstrating that the training they received in the Category II country and their familiarity with the Canadian system was equivalent to a Category I applicant, or that their post-graduate training in a Category I country put them in a comparable position to a Category I graduate, even if it did not met the requirements of Rule 73. [...] The College is not required to research the education and training of applicants to ensure that they meet acceptable standards. That burden is on the applicant. The problem in this case is that the College did not provide applicants with the ability to demonstrate the equivalency of their qualifications [nos soulignements][112].

Ainsi, les tribunaux semblent reconnaître que la protection du public, l’objectif poursuivi par les ordres et associations professionnels dans l’adoption de mesures d’évaluation et de compensation pour les professionnels immigrants, est un objectif parfaitement légitime. Cependant, ces normes doivent être aussi inclusives que possible et l’organisme de régulation doit offrir aux professionnels formés à l’étranger une réelle possibilité de démontrer l’équivalence de leurs qualifications.

III. Les failles du recours en non-discrimination en matière d’accès aux professions réglementées

Alors qu’en 1986, la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador refusait, dans son arrêt Bakht, d’envisager la possibilité même que l’imposition de conditions supplémentaires aux professionnels formés à l’étranger puisse être discriminatoire — sous prétexte que certains professionnels formés dans un bassin géographique donné réussissaient, malgré les obstacles, à exercer une profession dans la province[113] —, un consensus semble aujourd’hui se dessiner dans la jurisprudence récente : les professionnels peuvent faire l’objet de discrimination dans l’accès à une profession réglementée en raison de leur formation complétée à l’étranger.

Cependant, certaines incertitudes persistent quant à la démonstration de la discrimination et, plus particulièrement, de l’effet discriminatoire des pratiques et procédures d’accès aux professions réglementées (A). Il appert également que de nombreuses zones d’ombre demeurent quant à l’étape de la justification de l’atteinte (B).

A. La démonstration de l’effet discriminatoire des procédures d’accès aux professions réglementées

Bien qu’il ne subsiste plus de doute quant à la possibilité réelle, pour des professionnels formés à l’étranger, de démontrer l’existence d’une discrimination prima facie à leur égard dans l’accès aux professions réglementées, certaines incertitudes persistent. Sans en dresser ici une liste exhaustive, nous croyons important de nous pencher plus particulièrement sur quatre d’entre elles.

La première incertitude concerne le type de mesures ou d’exigences que les tribunaux considèrent avoir un effet discriminatoire. En effet, bien que les tribunaux ne se soient pas encore prononcés sur ces mesures, il est permis de se questionner sur certains critères de sélection des ordres, tels l’éloignement de la pratique ou des études pendant un certain temps[114] ou encore sur les lacunes dans l’information rendue accessible aux professionnels formés à l’étranger quant aux démarches d’admission[115]. Bien que la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta ait considéré que l’exigence de détenir une expérience de travail canadienne n’était pas discriminatoire[116], des questions subsistent quant à la validité de cette condition d’accès à la pratique professionnelle, comme le souligne notamment la Commission ontarienne des droits de la personne[117].

La deuxième incertitude dont il convient de traiter, qui est intimement liée à la première, concerne le contexte dans lequel s’insèrent des conditions imposées aux professionnels formés à l’étranger, et plus particulièrement lorsque celles-ci découlent de procédures ou de programmes ayant pour objet de faciliter l’accès des professionnels formés à l’étranger aux professions réglementées. En effet, dans l’arrêt Forghani, la Cour d’appel du Québec a conclu qu’une restriction territoriale à la pratique de la médecine d’une durée de quatre ans, imposée dans le cadre d’un programme destiné aux médecins formés à l’étranger et qui leur permettait d’intégrer les effectifs du corps médical sans avoir à recommencer toutes leurs études universitaires, n’était pas discriminatoire, car elle n’avait pas pour effet de désavantager les professionnels formés à l’étranger, même si le non-respect de cette condition était sanctionné d’une amende de 50 000 $ par année. Selon la Cour, cette condition ne leur était pas préjudiciable, car elle s’inscrivait dans un programme volontaire permettant aux professionnels d’accéder plus rapidement à la profession[118]. Il va de soi que malgré ces restrictions géographiques, le fait de souscrire au programme était nettement plus avantageux pour les médecins formés à l’étranger que de recommencer leurs études. Il n’en demeure pas moins que ceux-ci se faisaient imposer des conditions différentes afin de faire reconnaître leurs compétences, en sus de la restriction à leur mobilité intraprovinciale.

Une question semblable peut être soulevée quant aux conditions imposées aux professionnels formés à l’étranger aux termes d’arrangements de reconnaissance mutuelle (ARM), tels ceux ayant été adoptés dans le cadre de l’Entente entre le Québec et la France en matière de reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles[119]. En effet, ces arrangements fixent des règles prédéterminées d’application générale aux candidats formés dans un État partie à l’ARM, afin de faciliter la mobilité des travailleurs[120]. Il semble donc, de prime abord, avantageux pour les professionnels formés à l’étranger qui peuvent s’en prévaloir. Néanmoins, un nombre non négligeable de ces procédures prescrivent des mesures compensatoires, sous forme de stages ou de formations, devant être complétées pour accéder à la profession et celles-ci entraînent parfois des restrictions à la pratique[121]. Ces procédures et les conditions qui en découlent peuvent-elles être qualifiées de discriminatoires, bien qu’elles semblent avantager les professionnels formés à l’étranger? La question demeure entière.

Une troisième incertitude concerne la preuve de l’effet préjudiciable, élément central de la discrimination indirecte. En effet, les dernières années ont été marquées par un resserrement des exigences de preuve en la matière dans la jurisprudence des tribunaux supérieurs et, notamment, de la Cour suprême du Canada. Or, comme l’a récemment rappelé le professeur Daniel Proulx, en matière de discrimination, la preuve directe est rarement disponible; le demandeur doit donc généralement s’appuyer sur des présomptions et établir la discrimination de façon circonstancielle[122]. Cela est d’autant plus vrai lorsque l’effet d’exclusion d’une mesure n’apparaît pas de manière évidente[123] et requiert la démonstration d’une exclusion totale ou disproportionnée d’un groupe, preuve qui, selon la jurisprudence récente portant sur le droit à l’égalité, « doit s’appuyer sur des études et statistiques appropriées et expliquées par des experts reconnus »[124].

C’est ainsi que dans l’arrêt Taypotat, la Cour suprême du Canada a conclu en l’insuffisance de la preuve statistique disponible, celle-ci n’étant pas assez précise pour démontrer que l’exigence de disposer de 12 années de scolarité (ou l’équivalent) pour être éligible au poste de chef ou de conseiller de bande était discriminatoire envers les membres les plus âgés de la Première Nation de Kahkewistahaw[125]. De fait, tout en affirmant qu’« il ne soit pas nécessaire de s’acquitter d’un lourd fardeau de présentation »[126], la Cour suprême se trouve finalement à exiger une preuve assez précise. De la même manière, la Cour affirme quelques mois plus tard dans l’arrêt Bombardier que « même circonstancielle, une preuve de discrimination doit néanmoins présenter un rapport tangible avec la décision ou la conduite contestée »[127] et doit être « suffisamment reliée aux faits mis en cause »[128].

Les conclusions de la Cour suprême dans les affaires Taypotat et Bombardier démontrent que la rigidité des tribunaux supérieurs quant à la nature et la qualité des preuves circonstancielles et contextuelles rend d’autant plus difficile la démonstration d’une discrimination indirecte[129]. Conséquemment, il est permis de s’interroger quant au degré de précision de la preuve devant être effectuée par les professionnels formés à l’étranger s’estimant victimes de discrimination indirecte dans l’accès à une profession réglementée.

Enfin, l’affaire Bitonti illustre une quatrième incertitude, qui résulte de la multiplicité des acteurs impliqués dans le processus d’admission à une profession réglementée. Parmi les conditions qui étaient imposées par l’ordre aux candidats à la profession figurait un stage. Or, les postes étaient rarement attribués aux professionnels formés à l’étranger. Sans pour autant conclure à l’existence d’une discrimination prima facie de la part des hôpitaux impliqués, le Conseil souligne que les candidats formés à l’étranger étaient désavantagés par rapport à ceux formés au Canada dans le cadre du processus de jumelage de stage dans les hôpitaux[130]. L’attribution des stages était le résultat d’un processus complexe, relevant à la fois des hôpitaux, du Collège des médecins, des universités responsables du déroulement des stages et du ministère de la Santé, qui déterminait le nombre de places et le financement accordé pour celles-ci. Soulignons que tous ces acteurs faisaient l’objet d’une plainte pour discrimination, mais que le Conseil a estimé que la preuve était insuffisante dans tous les cas, sauf pour le Collège des médecins. Force est de constater que l’aspect « systémique » de la discrimination — résultant ici non pas d’une multiplicité de facteurs, mais plutôt de la multiplicité des acteurs impliqués — ne semble pas avoir été pris en compte dans cette affaire.

B. La justification des mesures compensatoires imposées aux professionnels formés à l’étranger

Les plus importantes incertitudes, en lien avec les recours fondés sur le droit à l’égalité des professionnels formés à l’étranger, concernent toutefois la seconde étape du cadre d’analyse, soit celle de la justification de l’atteinte.

En effet, peu de décisions sont allées jusqu’à ce stade de l’analyse. Le caractère limité de la jurisprudence ayant traité de cette question ne permet donc pas d’éclairer les zones d’ombre qui entourent encore la justification fondée sur la notion de protection du public. Aussi, bien qu’il soit clairement établi aujourd’hui que les organismes de régulation professionnelle ont l’obligation de donner aux professionnels formés à l’étranger l’opportunité réelle de démontrer leurs compétences, certaines ambiguïtés demeurent quant à la façon dont ils peuvent s’acquitter de cette obligation.

1. La défense de justification réelle et raisonnable et la protection du public

Hormis le cas où il est évident que la norme n’est pas nécessaire à l’atteinte de l’objectif de protection du public, parce que dénuée de lien avec la compétence du professionnel[131], la réponse à la question de savoir si les moyens employés sont nécessaires pour assurer la protection du public dépend tout d’abord de la définition que l’on donne de cet objectif et, du même fait, du degré de compétence requis des professionnels pour exercer une profession réglementée. Or, dans l’arrêt Green[132], la Cour suprême affirme que l’interprétation de cette notion floue de « protection du public » — que ni la loi ni la jurisprudence ne définissent et sur laquelle la doctrine n’est pas particulièrement abondante[133] — revient aux organismes de réglementation professionnelle eux-mêmes. Les arrêts rendus récemment dans les affaires impliquant l’Université Trinity Western[134] démontrent d’ailleurs qu’ils disposent d’une certaine latitude pour ce faire. Tout cela rend d’autant plus surprenante l’absence d’indication claire provenant des ordres quant à la conception qu’ils se font de la protection du public dans leur contexte professionnel particulier, dont en ce qui concerne l’accès à la profession[135]. Néanmoins, la jurisprudence nous enseigne que le degré de compétence pouvant être exigé par les ordres professionnels ne peut constituer une garantie de compétence absolue d’exercer la profession. Ainsi, l’ordre ne peut exiger davantage du professionnel que l’assurance qu’il dispose d’une « compétence raisonnable » d’exercer la profession[136].

Demeure donc la question de savoir ce que constitue une compétence raisonnable dans un cas d’espèce, cette notion étant susceptible de varier selon le contexte propre à chaque profession. La décision rendue dans l’affaire LPG[137] illustre particulièrement bien ce point. Dans cette affaire, l’Ordre des audiologistes et des orthophonistes de l’Ontario exigeait un certain niveau de maîtrise de l’anglais ou du français de la part des personnes n’ayant pas l’une de ces langues comme langue maternelle ou n’ayant pas complété leur formation professionnelle dans l’une d’elles. Comme le remarque la Commission d’appel et de révision des professions de la santé, la maîtrise de la langue est un élément particulièrement crucial dans ces professions :

[...] language proficiency is vitally important to audiology and speech-language pathology practice. Individuals who practise this profession deal with people who have communication disorders or hearing impairments. Correct pronunciation, intonation, syllabic emphasis and ability to model correct language and speech are critical to proper patient care. [...] [A]udiologists and speech-language pathologists must be able to communicate effectively with patients, family members, caregivers and others; communicate with other audiologists and speech-language pathologists, as well as other professionals; read and write reports dealing with complex matters; and ensure patient safety[138].

Le seuil de compétence considéré comme raisonnable quant à la maîtrise de l’anglais ou du français, dans les circonstances, pouvait donc être plus élevé que pour d’autres professions.

2. L’obligation d’offrir aux professionnels formés à l’étranger l’opportunité de démontrer l’équivalence de leurs acquis

Au-delà de la question de la protection du public, l’étendue de l’obligation des organismes de réglementation professionnelle soulève certaines difficultés lorsqu’il s’agit de permettre aux professionnels formés à l’étranger de démontrer l’équivalence de leurs qualifications.

Par exemple, au Québec, les ordres professionnels semblent remplir cette obligation, car la réglementation offre une telle opportunité aux professionnels formés à l’étranger par le biais des procédures traditionnelles de reconnaissance au cas par cas. L’ordre procède ainsi à une évaluation individualisée des acquis du candidat à la profession pour déterminer si celui-ci peut accéder directement à la profession ou sous quelles conditions, s’il y a lieu, celui-ci peut se voir décerner un permis de pratique[139]. Or, le simple fait d’offrir aux professionnels formés à l’étranger la possibilité de démontrer l’équivalence de leurs acquis est-il suffisant, en soi, pour que l’ordre s’acquitte de ses obligations?

Dans l’affaire Mihaly, l’ordre professionnel des ingénieurs albertains avait notamment requis que le plaignant[140] complète le Fundamental of Engineering Exam[141] ainsi que trois examens de contrôle. L’imposition de ces conditions faisait suite à une analyse du dossier de M. Mihaly, dans le cadre duquel l’ordre cherchait à déterminer si les diplômes et l’expérience professionnelle du candidat permettaient de l’exempter des examens et autres conditions imposées aux diplômés d’écoles non agréées. Autrement dit, contrairement à l’affaire Bitonti, l’ordre offrait une véritable possibilité aux candidats formés à l’étranger de démontrer l’équivalence de leurs qualifications.

Pourtant, en première instance, le Tribunal des droits de la personne de l’Alberta a notamment conclu que les examens imposés n’avaient pas comme objectif de corriger des déficiences, constatées au terme de l’analyse du dossier du candidat, mais constituaient plutôt une mesure automatique imposée à tous les candidats étrangers, allant ainsi au-delà de ce qui était nécessaire pour assurer la protection du public[142].

En révision judiciaire, la Cour du Banc de la Reine a infirmé les conclusions du Tribunal à cet égard, estimant que tous ces examens étaient préparés par des experts et visaient à s’assurer qu’un candidat possède les connaissances que les diplômés en génie venant d’établissements agréés sont censés détenir[143]. Selon la Cour, l’imposition d’examens standardisés serait donc une façon adéquate et objective d’évaluer les compétences des professionnels formés à l’étranger et, ainsi, d’assurer la protection du public[144]. Or, la Cour semble négliger que de tels modes d’évaluation ne sont pas nécessairement adaptés pour s’assurer des compétences des praticiens d’expérience. Comme le remarquent les auteurs Bryan Schwartz et Janet Valel :

Typical barriers to entry to professions, such as required examinations, are not appropriate because these practitioners are likely to have been away from some of the material covered by the examination for a significant period of time. This would also be the case if a Canadian-trained and experienced practitioner were required to write the entry examination. The issue is not that these people could not pass the examination, the issue is that such a barrier is unnecessary and would require significant, unneeded periods of study[145].

La Cour renverse également la conclusion du Tribunal selon laquelle l’ordre avait l’obligation d’adopter une approche « curative »[146]. Cette conclusion apparaît plutôt étonnante, d’autant plus que la Cour suprême semble exiger une approche particulièrement proactive à l’étape des mesures d’accommodement, le défendeur devant démontrer, à cette étape de l’analyse, « qu’il n’aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l’individu »[147]. Ce faisant, une norme discriminatoire liée à la reconnaissance des qualifications d’un professionnel formé à l’étranger ne devrait pouvoir se justifier que si l’ordre a tenté d’accommoder ces professionnels en établissant des mécanismes de facilitation appropriés à leur situation particulière[148].

Plus encore, d’après la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta, effectuer des examens individualisés des compétences des candidats étrangers, mesure d’accommodement qu’avait ordonnée le tribunal de première instance, constituerait une contrainte excessive pour l’ordre : non seulement un tel processus serait onéreux, mais il serait aussi inefficace, car ne reposant pas sur des bases objectives[149]. La Cour appuie sa conclusion sur la décision LPG, dans laquelle la Commission écrit :

[...] requiring applicants to demonstrate fluency by way of standardized, widely used and recognized tests helps ensure that the process of determining fluency is independent, objective, transparent, fair and impartial. Individual testing would be costly and inefficient such that it would impose undue hardship on the College, and in the Board’s view would not provide a consistent, standardized and objective evaluation as offered by the [Test of English as a Foreign Language] and the [International English Language Testing System] in terms of whether an applicant meets the fluency standard expected of the profession [nos soulignements][150].

Cet appui sur la décision LPG, dans le cadre de l’affaire Mihaly, apparaît quelque peu étonnant, pour ne pas dire incongru. En effet, la conclusion de la Commission dans l’affaire LPG concernait la façon d’évaluer une compétence particulière, en l’occurrence la langue. Celle-ci nous semble donc porter sur une question différente de celle qui se posait dans Mihaly et qui portait plutôt sur l’évaluation effectuée par l’ordre pour déterminer les conditions auxquelles le candidat formé à l’étranger aura à se conformer avant de se voir décerner un permis de pratique.

Mis à part l’affaire Mihaly, nous n’avons recensé aucune décision abordant précisément la question de la forme que doit prendre l’évaluation des acquis des candidats formés à l’étranger ni de l’étendue des obligations des ordres professionnels en la matière. Néanmoins, la jurisprudence relative au droit à l’égalité, et plus particulièrement la jurisprudence québécoise en matière d’intégration scolaire, offre des pistes de réflexion intéressantes pouvant être appliquées au contexte des professionnels formés à l’étranger. En effet, la jurisprudence relative à l’intégration scolaire des enfants en situation de handicap établit qu’une commission scolaire doit effectuer une évaluation individualisée d’un élève ayant un handicap, afin de déterminer s’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de l’intégrer en classe ordinaire et, le cas échéant, si les mesures d’accommodement requises pour sa pleine intégration constituent une contrainte excessive pour la commission scolaire[151]. Selon les décisions rendues par le Tribunal des droits de la personne du Québec et par la Cour d’appel du Québec — et c’est ce point qui nous intéresse plus particulièrement —, l’évaluation individualisée doit être effectuée en bonne et due forme, c’est-à-dire qu’elle doit être adéquate et suffisante, et la décision qui en résulte doit être raisonnable[152]. Autrement, la norme d’égalité n’aura pas été respectée. L’obligation pesant sur les organismes de régulation professionnelle d’offrir une réelle possibilité au professionnel de démontrer sa compétence nous semble pouvoir se rapprocher, sans difficulté majeure, de l’obligation qui pèse sur une commission scolaire dans le contexte de l’intégration scolaire. De fait, l’exigence d’effectuer une évaluation individualisée, adéquate et suffisante, menant à une décision raisonnable, pourrait guider les ordres professionnels dans le choix des mesures d’évaluation retenues pour s’assurer que le candidat dispose d’une compétence raisonnable et que la protection du public ne sera pas mise en péril par son entrée en pratique.

Il est à souligner que dans l’évaluation individuelle des qualifications des professionnels formés à l’étranger, les organismes réglementaires font face à de nombreuses difficultés. Par exemple, un rapport récent du Commissaire à l’admission aux professions, relatif aux ordres professionnels québécois, constate que le personnel chargé de ces évaluations est souvent peu ou mal formé et que les outils à leur disposition ne sont généralement pas élaborés par des experts ou par des personnes ayant des connaissances particulières en évaluation des compétences[153].

D’ailleurs, plusieurs des problèmes identifiés par le Commissaire avaient déjà été identifiés dans un rapport ontarien en 1989[154]. Ces rapports soulèvent ainsi d’importantes questions quant à l’adéquation et la pertinence des évaluations réalisées par les organismes de réglementation professionnelle, qui peuvent mener à l’imposition de conditions non requises pour assurer la protection du public et qui constituent autant de barrières à l’entrée en pratique et à l’intégration socioprofessionnelle des candidats.

Conclusion

L’intégration sociale et économique des immigrants, dont ceux ayant été sélectionnés par le Canada en raison de leurs qualifications, soulève de nombreux défis. En effet, des obstacles, découlant de plusieurs facteurs et de l’action de différents acteurs — généralement de manière non intentionnelle — freinent leur plein accès à l’emploi, élément sur lequel repose en grande partie un parcours migratoire réussi[155]. Un de ces défis est l’accès à une profession réglementée lorsque la formation a été acquise à l’extérieur du Canada.

Certains professionnels formés à l’étranger ont ainsi soulevé le caractère discriminatoire des obstacles liés à la reconnaissance des qualifications professionnelles devant les tribunaux, avec plus ou moins de succès. Or, l’examen d’une violation du droit à l’égalité dans l’accès aux professions réglementées ne peut être fait qu’en prenant en compte le contexte particulier du droit professionnel et de l’obligation de protection du public qui repose sur les organismes de réglementation professionnelle[156].

L’analyse de la jurisprudence et l’évolution historique constatée depuis la première décision rendue en la matière, en 1986, démontrent toute la complexité de cette recherche d’équilibre, tant pour les tribunaux devant trancher les litiges que pour les ordres professionnels. En effet, ces derniers doivent s’assurer de la compétence des personnes admises à l’exercice d’une profession réglementée sans porter atteinte aux droits garantis par la Charte canadienne et les lois de protection des droits de la personne, dans une perspective d’égalité réelle, tel qu’exigé par la Cour suprême depuis l’arrêt Andrews[157] de 1989.

Notre analyse démontre que les recours offerts aux professionnels formés à l’étranger s’estimant victimes de discrimination dans l’accès aux professions réglementées comportent plusieurs écueils. Cependant, la jurisprudence récente établit que ces contestations ne sont pas systématiquement vouées à l’échec : au contraire, elles peuvent constituer une voie de recours effective pour les professionnels formés à l’étranger. En effet, malgré certaines difficultés découlant, notamment, du rehaussement des exigences de preuve, des professionnels formés à l’étranger ont réussi à démontrer qu’ils faisaient l’objet d’un traitement différencié engendrant des effets préjudiciables en raison de leur origine ethnique ou nationale, étroitement liée au lieu où ils ont reçu leur formation. Il est donc fondamental, aujourd’hui, que les organismes réglementant l’accès aux professions prennent conscience que malgré leur entière bonne volonté, certaines de leurs politiques et pratiques de reconnaissance des qualifications sont susceptibles d’entraîner des effets préjudiciables sur les membres d’un groupe protégé.

L’analyse de la jurisprudence permet également de replacer la notion de protection du public au coeur de l’accès aux professions réglementées. En effet, comme l’a reconnu le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique dans Gichuru[158], les ordres professionnels ne peuvent requérir des professionnels l’atteinte d’un standard dépassant la garantie raisonnable de compétence. En conséquence, certaines des conditions imposées actuellement par les organismes de régulation professionnelle pourraient être remises en question, parce que non-essentielles dans un contexte professionnel donné.

Sans pour autant amener toutes les clarifications souhaitées quant à l’étendue des obligations des associations et ordres professionnels quant à l’admission des candidats formés à l’étranger, l’analyse de la jurisprudence canadienne sur la question permet néanmoins d’établir que les ordres doivent offrir à ces candidats une véritable possibilité de démontrer l’équivalence de leurs compétences. Encore une fois, des incertitudes demeurent quant à la façon dont les ordres peuvent s’acquitter de cette obligation. Néanmoins, certaines pistes peuvent être dégagées à partir des travaux menés par le Commissaire à l’admission aux professions québécois[159] ou des textes internationaux s’intéressant à la question[160], pour guider les ordres professionnels dans l’évaluation adéquate des connaissances et compétences acquises à l’étranger, de façon à les apprécier à leur juste valeur. Cependant, une telle démarche implique, dans un premier temps, que les organismes de régulation établissent clairement quel est le seuil minimal de connaissances et de compétences requis pour assurer la protection du public dans leur contexte particulier. De cette manière, lorsqu’ils refusent une équivalence ou ne l’acceptent que partiellement, les organismes de régulation professionnelle seront non seulement en mesure de justifier leur décision, en accord avec leurs obligations de transparence et d’équité, mais ils seront également à même d’imposer aux candidats les conditions appropriées à leur cas particulier, respectant ainsi les exigences du cadre d’analyse du droit à l’égalité développé par la Cour suprême canadienne.