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Le litige en question avait pour origine l’invasion et l’occupation du Koweït par l’Irak en 1990. À cette époque, l’Irak avait ordonné le transfert à sa société d’État de transport aérien, Iraqi Airways Co. (IAC), des avions et des pièces de rechange appartenant à la société aérienne Kuwait Airways Corp. (KAC).

Après la guerre, KAC n’ayant récupéré qu’une partie de ses avions, elle intenta en Angleterre deux premières actions contre IAC afin de se faire indemniser pour l’appropriation de ses avions et des pièces de rechange. Elle intenta plus tard deux autres actions pour fraude, fausses preuves et parjure commises par IAC et l’Irak dans les deux premières actions. L’Irak n’était pas partie à ces quatre actions, faute de signification conforme au droit anglais, mais, officieusement, avait aidé IAC à se défendre[1].

En 2005, KAC obtint la condamnation d’IAC à des dommages-intérêts importants et au paiement des dépens[2]. Cette dernière n’étant pas en mesure de payer les dépens qui s’élevaient à près de quatre-vingt quatre millions de dollars canadiens, KAC, après avoir été autorisée en 2006 à mettre en cause l’Irak pour la seule question relative aux dépens, réclama ceux-ci dans une demande portée devant la Haute Cour de Justice de Londres. Dans sa décision rendue le 16 juillet 2008, le juge Steel donna satisfaction à KAC et condamna l’Irak à les payer[3]. L’Irak n’avait pas été représenté dans cette action, mais en avait été dument informé[4].

Selon le juge Steel, dont l’attention avait été attirée au cours de cette action par KAC sur la question de l’immunité des États, les actes accomplis par l’Irak pour défendre IAC ne constituaient pas des actes de souveraineté, mais tombaient dans le cadre de l’exception commerciale au principe de l’immunité de juridiction des États en vertu de la législation anglaise[5]. L’Irak ne possédant aucun bien en Angleterre, mais deux immeubles à Montréal et ayant passé une commande d’avions chez Bombardier Aérospatiale, avions qui devaient être livrés à son Ministère des Transports, KAC introduisit au Québec une demande de reconnaissance de la décision rendue par le juge Steel. Elle obtint, le 27 août 2008, deux brefs de saisie avant jugement, l’un pour les immeubles et l’autre en mains tierces pour les avions[6].

Devant les tribunaux québécois, l’Irak ayant soulevé un moyen d’irrecevabilité fondé sur l’immunité de juridiction reconnue par la Loi sur l’immunité des États canadienne[7], KAC soutint, comme l’avait décidé le juge Steel, que l’Irak ne bénéficiait pas de cette immunité, car les actes qu’il avait accomplis, en participant à la défense de IAC, constituaient des activités commerciales pour lesquelles il n’existait pas d’immunité souveraine, tant selon le droit canadien que selon le droit anglais.

La Cour supérieure[8] rejeta la demande de reconnaissance, ce qui fut confirmé par la Cour d’appel[9]. Par contre, la Cour suprême du Canada accueillit le pourvoi[10].

La principale question qui fait l’objet de ce commentaire est de savoir si la Cour suprême a fait une erreur de qualification en ce qui concerne l’interprétation à donner à l’exception commerciale.

Avant de passer à l’analyse de cette exception, il est nécessaire de clarifier quelques points.

En premier lieu, les tribunaux québécois avaient-ils affaire à une question d’immunité de juridiction ou bien d’immunité d’exécution, puisque le but de la demande de reconnaissance reposait sur l’exécution de la décision de 2008 sur les biens de l’Irak au Québec, biens qui faisaient l’objet des saisies avant jugement ? A priori, on penserait exécution, mais aussi juridiction, car dans n’importe quelle procédure, il faut d’abord se demander si le tribunal (ici québécois) est compétent.

Dans son mémoire pour la Cour suprême, KAC avait soutenu que l’Irak ne pouvait pas invoquer l’immunité de juridiction lors de la demande de reconnaissance au Québec de la décision du juge Steel, au motif qu’il avait déjà statué sur cette question. Ce n’est qu’au stade de l’exécution de cette décision sur les biens appartenant à l’Irak que la question de l’immunité pouvait se poser, et il s’agirait alors uniquement de l’immunité d’exécution[11].

En effet, en vertu de l’article 3158 CcQ, les tribunaux québécois ne pouvaient procéder à l’examen au fond de cette décision, ce qui comprenait la décision du juge Steel sur la question d’immunité de juridiction. Nous sommes en désaccord. Qu’il s’agisse d’une question de reconnaissance ou d’exécution d’une décision étrangère, dans les deux cas, l’État étranger poursuivi peut invoquer son immunité, soit de juridiction, soit d’exécution, une fois la décision reconnue par les tribunaux du Québec. La question de l’immunité de juridiction à ce stade de la reconnaissance n’a aucun lien avec l’article 3158 CcQ car il s’agit d’une question de procédure préliminaire à la demande de reconnaissance judiciaire proprement dite. C’est ce qu’a reconnu la Cour suprême, car la demande de reconnaissance « constitue une demande en justice qui donne ouverture à un débat contradictoire régi par les règles générales de la procédure civile, comme le prévoient les articles 785 et 786 du Code de procédure civile »[12]. Par conséquent, la demande de reconnaissance judiciaire demeure une « instance » au sujet de laquelle l’immunité de juridiction reconnue par la loi canadienne sur l’immunité des États s’applique.

Les actions intentées par KAC contre IAC ayant débuté en janvier 1991, soit avant l’entrée en vigueur du nouveau Code civil du Québec en 1994, il fallait déterminer quel code s’appliquait : l’ancien ou le nouveau ? À la lumière de l’article 170 de la Loi sur l’application de la réforme du Code civil[13], la Cour suprême appliqua le nouveau code, car il s’agissait d’une demande de reconnaissance d’une décision rendue en 2008.

Cependant, la Cour suprême tint compte du fait que la décision de 2008 était basée sur des décisions antérieures condamnant les actes frauduleux commis par l’Irak dans des procédures entamées en 2000 et 2003, après la promulgation du Code civil du Québec. Cela n’était pas nécessaire, car comme l’a dit cette Cour : « [C]e n’est pas au début des [procédures] qu’il faut remonter pour établir la date pertinente quant au droit applicable ».[14]

La Cour suprême aurait pu s’en tenir à la lettre de l’article 170, qui écarte l’application des dispositions du nouveau code aux décisions déjà rendues et aux instances en cours avant sa promulgation. Peu importe que les actes de l’Irak aient eu lieu avant ou après la promulgation du Code civil du Québec en 1994. Seule comptait la date du jugement dont KAC se prévalait pour saisir les biens de l’Irak au Québec, c’est-à-dire la décision intervenue en 2008. C’est logique puisqu’il ne s’agit pas de juger directement des faits, mais de savoir ce qu’on va faire de la décision étrangère. Il est peu probable qu’à l’avenir il y ait encore beaucoup de litiges portant sur la reconnaissance de décisions étrangères soulevant la question de la date pertinente quant au droit applicable.

Sur la question de savoir si la LIÉ canadienne fait partie du droit québécois, la Cour suprême fut d’avis que l’article 3076 CcQ comprend non seulement les dispositions du Code civil du Québec se rapportant au droit international privé, ce qui comprend la reconnaissance et l’exécution des décisions étrangères, mais aussi les « règles de droit en vigueur au Québec dont l’application s’impose en raison de leur but particulier ». Par conséquent, la LIÉ ainsi que le droit international public font partie du droit applicable au Québec. Même si l’article 3076 CcQ est très large dans sa formulation, on peut soutenir qu’il ne couvre que les conflits de lois. Ainsi, on peut discuter du sens de l’expression « but particulier ». L’idée était clairement d’intégrer la méthode de Francescakis[15], mais on n’a pas reproduit le critère de protection des intérêts fondamentaux de l’État au sens large. Comment le droit international privé québécois serait-il « sous réserve d’une loi fédérale » qui a préséance sans qu’il soit nécessaire de l’écrire ? La Cour suprême semble patiner sur cette question, soit qu’elle énonce une évidence, soit qu’elle affirme une proposition quelque peu érronée.

Quoiqu’il en soit, il nous semble fort discutable de considérer cette loi fédérale comme faisant partie de la catégorie des lois d’application nécessaire, qui ont pour but d’écarter la méthode conflictuelle et les règles de conflit du Québec[16]. Comme cela a déjà été dit ci-dessus, il s’agit plutôt d’une loi qui se rapporte à la procédure et dont l’application est soulevée in limine litis afin de savoir si, dans certains cas, un État étranger peut être poursuivi au Québec. Cette loi ainsi que les règles de droit international privé opèrent dans des domaines différents. Du point de vue du droit constitutionnel, comme l’a remarqué la Cour suprême[17], il n’y a pas de violation du partage des compétences puisqu’il s’agit d’une question de droit international public qui est soumise à la compétence fédérale dans le domaine des affaires étrangères[18]. La LIÉ s’applique au Québec, car l’ordre juridique du Québec comprend une source fédérale. C’est une loi de compétence exclusive qui régit la procédure devant les tribunaux canadiens[19].

Examinons maintenant la nature et le but des actes reprochés à l’Irak par le juge Steel dans sa décision de 2008[20], qui fait l’objet de la demande de reconnaissance au Québec.

Comme point de départ, il est clair que les quatre procès intentés par KAC à IAC sont de nature commerciale, puisque il s’agissait, comme nous venons de le voir, pour KAC d’obtenir des dommages-intérêts pour l’appropriation et l’usage de ses avions par IAC. Devant les tribunaux anglais, IAC n’avait pu invoquer avec succès son immunité de juridiction en tant que société d’État ni soutenir que c’était l’Irak qui était responsable, car elle avait agi selon ses ordres.

Afin de condamner l’Irak à payer les dépens résultant de ces procès, le juge Steel avait en premier lieu constaté que l’Irak avait été la seule source des fonds destinés à la défense d’IAC, car cette dernière ne possédait aucun argent liquide lui appartenant.

Deuxièmement, c’était l’Irak qui, dès le début, avait supervisé et dirigé l’ensemble des moyens de défense présentés par IAC dans ses litiges avec KAC. En fait, la conduite des litiges à l’étranger relevait du bureau juridique du Ministère de la Justice de l’Irak.

Enfin, l’élément le plus significatif retenu par le juge Steel avait été la fourniture aux tribunaux anglais de faux documents et de faux témoignages de la part de l’Irak afin d’exonérer IAC de toute responsabilité. L’Irak avait aussi menti au sujet de la destruction ou disposition des pièces détachées. S’ils avaient été couronnés de succès, ces mensonges et faux témoignages qui avaient pour but la défense d’IAC ne pouvaient, en fin de compte, que bénéficier à l’Irak, propriétaire d’IAC. Par conséquent, il était normal que l’Irak ait à payer les dépens auxquels IAC avait été condamnée.

La question la plus importante posée aux tribunaux québécois et à la Cour suprême était de savoir si les actes et manoeuvres de l’Irak tombaient dans le cadre de l’exception commerciale. Devaient-ils tenir compte de ce qui avait été décidé à ce sujet par les tribunaux anglais ou fallait-il repartir à zéro et examiner à nouveau les faits à la lumière des critères de la loi canadienne sur l’immunité des États ? En effet, selon cette loi, ces actes et manoeuvres doivent se rapporter à des activités commerciales de l’Irak « en tant qu’État ». Dans son article 2, l’« activité commerciale » est définie comme suit : « Toute poursuite normale d’une activité ainsi que tout acte isolé qui revêtent un caractère commercial de par leur nature »[21].

La Cour supérieure rejeta la demande de reconnaissance au motif qu’elle ne se sentait pas liée par l’interprétation donnée par le juge anglais des actes accomplis par l’Irak, car ce juge avait appliqué la loi anglaise sur l’immunité des États. Seule la loi canadienne était pertinente. La qualification des actes accomplis par l’Irak devait se faire selon les dispositions de cette loi. Ainsi, en se basant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Re CodeCanadien du travail[22], qui avait examiné la portée de l’exception commerciale, la Cour supérieure analysa la nature des actes en question et leur but dans le contexte global du litige entre KAC et IAC. Si ces actes revêtaient un caractère commercial, il fallait ensuite déterminer si les procédures entreprises portaient sur ces actes d’une manière principale et non accessoire. Cette analyse lui permit de conclure que la participation de l’Irak à la défense d’IAC ne constituait pas une activité commerciale au sens de la loi canadienne. Les actes de l’Irak ne pouvaient être considérés comme la « poursuite normale d’une activité » commerciale, pas plus qu’ils ne revêtaient « un caractère commercial de par leur nature »[23]. Il s’agissait, avant tout, d’une intervention étatique qui ne pouvait donner lieu à une poursuite contre l’Irak au Canada. « Intervenir pour soutenir la défense de la compagnie aérienne nationale de l’Iraq relève de l’autorité étatique »[24].

En appel, la Cour d’appel du Québec rejeta le pourvoi contre le jugement de la Cour supérieure. Dans une décision très élaborée et bien motivée, elle réaffirma que le droit anglais ne régissait pas la compétence des tribunaux québécois à l’égard de l’Irak, car les critères de distinction entre les actes de puissance publique et ceux qui revêtent un caractère commercial varient d’un État à un autre. Ainsi, « [l]a définition canadienne de la notion d’activité commerciale est libellée de manière générale et laisse aux tribunaux le soin de déterminer si un acte donné revêt ou non un caractère commercial »[25], ce qui n’était pas le cas pour le SIA de l’Angleterre qui, après avoir donné une liste exhaustive des actes commerciaux, contient une clause générale permettant de considérer toute autre transaction, acte ou activité qui ne relève pas de l’exercice de la puissance publique comme étant de nature commerciale. Pour que l’exception commerciale s’applique au Canada, « l’acte doit revêtir un caractère commercial de par sa nature ; il ne suffit pas d’affirmer qu’il ne constitue pas un acte jure imperii »[26].

Après avoir analysé la méthode suivie par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Re Code canadien du travail[27], à savoir que c’est la nature d’un acte et non son objet qui constitue le critère dominant aux fins de sa qualification, la Cour d’appel décida que pour déterminer si l’exception commerciale prévue par la loi canadienne était applicable, il fallait :

[A]nalyser les actes posés par cet État à l’étranger, de même que les procédures qui y ont été entreprises. Ce faisant, le juge saisi de la question doit toutefois faire preuve d’une grande déférence à l’égard des conclusions de fait du juge étranger, qui a en principe une meilleure connaissance du dossier et a eu l’occasion d’entendre la preuve[28].

Et la Cour d’appel de conclure que la participation active de l’Irak dans un litige impliquant sa société d’État ne pouvait être assimilée à un acte de nature commerciale au sens du droit canadien.

La Cour suprême du Canada n’a pas suivi ce raisonnement. Après avoir reconnu que la décision anglaise n’avait pas la force de la chose jugée au Québec et qu’en vertu de l’article 3158 CcQ, l’autorité québécoise saisie de la demande de reconnaissance d’une décision étrangère ne peut en reprendre l’étude du fond et recommencer l’analyse des faits, elle a néanmoins tenu compte des constatations de fait du juge Steel pour décider si l’exception de commercialité s’appliquait à l’Irak[29].

Cette approche ne va pas à l’encontre de l’article 3158 CcQ, car le juge québécois n’est pas obligé de se baser sur ces faits pour arriver à sa décision. En effet, les critères de reconnaissance d’une décision étrangère ne visent pas à décider si un État étranger peut être poursuivi au Québec. Afin de tenir compte des éléments de fait qui se sont produits à l’étranger, il n’est pas nécessaire d’avoir recours à l’article 3158 CcQ, car la décision étrangère n’a pas encore été reconnue au Québec. Il vaut mieux avoir recours à l’article 2822 CcQ qui déclare qu’une décision « qui émane apparemment d’un officier public étranger compétent fait preuve, à l’égard de tous, de son contenu », ce qui permet au juge québécois d’accepter « la véracité des énonciations qu’[elle] contient quant aux faits qui y sont relatés »[30] avant de procéder à l’examen des conditions de reconnaissance de la décision étrangère. Ainsi, une décision étrangère peut avoir un effet de fait et une force probante qui ne dépendent pas « des conditions d’efficacité internationale des jugements ni de leur contrôle par les tribunaux »[31].

Ceci nous amène à examiner si les constatations de fait du juge Steel étaient pertinentes pour appliquer à l’Irak l’exception de commercialité.

La Cour suprême, après avoir étudié le sens de l’article 3(1)(a) du SIA anglais[32], qui établit l’exception de commercialité, ainsi que la définition très large du terme « commercial transaction » à l’article 3(3) de cette loi, se livra à la même opération au sujet de l’article 1605(a)(2) du Foreign Sovereign ImmunitiesAct of 1976 américain, qui édicte aussi une exception de commercialité et en donne la définition à l’article 1603(d)[33]. Une étude de la jurisprudence anglaise et américaine incita la Cour à adopter une interprétation restreinte de l’article 3 de la loi canadienne qui limite l’immunité de juridiction aux actes de souveraineté proprement dits. Ainsi :

[L]a qualification des actes pour l’application de l’immunité de juridiction dépend, dans les droits américain et anglais, d’une analyse orientée vers leur nature. Il ne suffit donc pas de se demander si l’acte visé émanait d’une décision de l’État, et s’il a été accompli dans le but de protéger un intérêt étatique ou d’atteindre un objectif de politique publique. S’il en était ainsi, tous les actes d’un État, ou même d’un organisme qu’il contrôle, seraient assimilés à des actes de souveraineté. Ce résultat nierait le caractère restreint de l’immunité de juridiction en droit international public contemporain et viderait de leur contenu les exceptions visant les actes de gestion privée, comme l’exception de commercialité[34].

Ce n’est pas l’objectif poursuivi par l’État en accomplissant l’acte qui compte, mais plutôt de savoir si l’acte pourrait être accompli par un simple citoyen[35].

La Cour suprême estima que cette méthode d’analyse avait été reconnue par le juge La Forest dans l’arrêt Re Code canadien du travail[36] et que « l’exception de commercialité canadienne exige un examen de l’ensemble du contexte, ce qui inclut non seulement la nature de l’acte posé, mais aussi son objet »[37]. L’analyse contextuelle doit être axée sur « la nature et le caractère de l’activité en question »[38], c’est-à-dire « la nature des actes visés par l’action de KAC contre l’Irak devant les tribunaux anglais, dans l’ensemble de leur contexte, qui comprend l’objet des actes accomplis »[39]. La qualification est fonctionnelle.

L’application de ces principes par la Cour suprême lui permit de tenir compte des conclusions de fait du juge Steel, à savoir que l’Irak, seule propriétaire d’IAC, avait contrôlé et financé la défense de celle-ci dans l’espoir de protéger ses intérêts dans un litige commercial entre KAC et IAC portant sur la rétention et la mise en service des avions par IAC. De ce point de vue, il est certain qu’aucun lien n’existait plus entre ce litige commercial et l’acte souverain que constituait la saisie initiale des avions. C’est sur cette analyse du contexte, axée sur l’examen de l’activité elle-même, que l’immunité de juridiction reconnue par la loi canadienne sur l’immunité des États ne pouvait être invoquée par l’Irak.

À la qualification adoptée par la Cour suprême, nous préférons celle de la Cour d’appel qui nous semble plus conforme au libellé des articles 2, 3(1) et 5 de la LIÉ. Il nous semble que la participation active de l’Irak en tant qu’autorité étatique à la défense d’IAC dans le litige principal à caractère commercial qui opposait KAC à IAC, et où il n’était pas impliqué directement en tant que partie défenderesse, ne constituait pas la poursuite normale d’une activité ou d’un acte à caractère commercial qui aurait pu soustraire l’Irak à l’immunité de juridiction dont il jouissait en vertu de l’article 3(1)[40].

Si la décision de la Cour suprême était étendue à des litiges ordinaires, il se pourrait que toute personne qui, non officiellement, finance, conseille ou même contrôle un plaideur démuni pourrait être tenu responsable des dépens, et pourquoi pas, du montant des dommages-intérêts, si le plaideur assisté n’obtenait pas gain de cause. De même, un avocat agissant pro bono ou en vertu d’un accord d’honoraires conditionnels, est-il tenu de payer les dépens si son client perd son procès ? La question peut aussi se poser dans le cas d’un recours collectif en l’absence d’un fonds d’aide.

La question préliminaire du statut de l’Irak ayant été réglée par la décision de la Cour suprême, quelle va être la suite à donner à cette demande de reconnaissance de la décision anglaise ?

Si l’on consulte les articles 3155-3168 CcQ, qui traitent de la reconnaissance, de l’exécution des décisions étrangères et de la compétence des autorités étrangères, plusieurs moyens de défense peuvent être soulevés par l’Irak pour faire échec à la demande de KAC.

En premier lieu se pose la question de savoir si le tribunal anglais était compétent pour rendre sa décision. En effet, cette dernière avait été rendue par défaut. C’est donc l’article 3156 CcQ qui s’applique. L’acte introductif d’instance avait-il été régulièrement signifié à la partie défaillante selon le droit anglais ?

Deuxièmement, si tel était le cas, et considérant que l’Irak n’avait pas participé au déroulement du procès, il pourrait contester la compétence du tribunal anglais en se basant sur les articles 3134, 3155(1), 3164 et 3168(1), (2) CcQ[41]. On peut se demander pourquoi, en 1991, KAC avait intenté son action contre IAC en Angleterre. Il devrait y avoir un rattachement. Ce n’était pas le cas, car la Chambre des Lords a reconnu l’absence de tout rattachement avec l’Angleterre, malgré la présence d’un bureau d’IAC à Londres[42]. Mais évidemment, si l’Irak n’a fait que financer et diriger la défense d’IAC officieusement, il y a un problème à considérer cet État comme partie au procès. On peut envisager les articles 3164 et 3168 CcQ puisque l’Irak a été mis en cause. Ce serait probablement la seule base de compétence indirecte. Il y a de grandes chances pour que l’article 3164 CcQ (rattachement important) suffise à ne pas considérer le tribunal anglais compétent, à moins que KAC n’invoque l’alinéa 6 de l’article 3168 CcQ au motif que l’Irak avait implicitement reconnu la compétence de ce tribunal[43], ou encore l’article 3136 CcQ, car il avait été impossible pour KAC d’intenter une action en Irak. Enfin, l’article 3168(3) CcQ pourrait aussi servir à établir la compétence du tribunal anglais, car les actes commis par l’Irak en Angleterre pour soutenir IAC constituaient une faute ou un fait dommageable préjudiciable à KAC.

En admettant que, malgré tout, la décision soit reconnue au Québec, se poserait alors la question de son exécution sur les biens appartenant à l’Irak qui font l’objet des deux brefs de saisie avant jugement.

L’Irak pourrait alors invoquer l’article 12(1) de la LIÉ[44] qui déclare que « les biens de l’État étranger situés au Canada sont insaisissables et ne peuvent, dans le cadre d’une action réelle, faire l’objet de saisie, rétention, mise sous séquestre ou confiscation » sauf si « les biens sont utilisés ou destinés à être utilisés dans le cadre d’une activité commerciale »[45]. Par contre,

les biens des organismes des États étrangers sont saisissables et peuvent, dans le cadre d’une action réelle, faire l’objet de saisie, rétention, mise sous séquestre et confiscation en exécution du jugement d’un tribunal dans toute instance où les dispositions de la présente loi ne reconnaissent pas l’immunité de juridiction à ces organismes[46],

sauf si ces biens sont « utilisés ou destinés à être utilisés dans le cadre d’une activité militaire » ou sont « placés sous la responsabilité d’une autorité militaire ou d’un organisme de défense »[47].

Il sera donc nécessaire de déterminer quelles sont la nature et la destination des biens appartenant à l’Irak qui font l’objet des saisies. Les immeubles à Montréal sont-ils utilisés ou destinés à être utilisés dans le cadre d’une activité commerciale ou, au contraire, sont-ils affectés aux fonctions d’autorité de l’Irak dans cette ville ?

En ce qui concerne les avions commandés par le Ministère des Transports de l’Irak à Bombardier, sont-ils destinés à être utilisés à des fins militaires ou gouvernementales, ou encore par IAC dans le cadre d’une activité commerciale ?

Dans son mémoire pour la Cour suprême[48], l’Irak avait soutenu que, même s’il ne bénéficiait pas de l’immunité de juridiction, la Cour devrait néanmoins casser les saisies avant jugement en date du 28 août 2008 car l’immunité d’exécution empêche toute saisie avant jugement.

La Cour suprême n’a pas tenu compte de cet argument, probablement parce que l’Irak ne l’avait pas soulevé devant les tribunaux inférieurs. Il était donc irrecevable à ce stade de la procédure, car en fait il s’agissait d’une attaque collatérale contre les saisies avant jugement plutôt que contre la demande de reconnaissance et d’exécution du jugement anglais qui faisait l’objet du pourvoi à la Cour suprême[49]. Il nous semble clair que l’immunité d’exécution peut être invoquée dans le cas de saisie avant ou après jugement[50].

Le 14 janvier 2010, la Cour supérieure du Québec, en appel, rejeta une requête de cassation de saisie-arrêt avant jugement et d’irrecevabilité de la mise en cause de l’Irak pour cause d’immunité relative aux biens saisis au Québec en 2008[51]. Aux fins de la saisie, la Cour supérieure distingua l’intervention de l’Irak dans la défense d’IAC, qui pouvait constituer un acte étatique, de la situation où l’Irak est interpellé en sa qualité d’acquéreur de biens qui, selon les documents fournis par KAC et Bombardier, y compris le contrat de vente, étaient des avions de ligne destinés à être loués par l’Irak à IAC pour le transport des personnes et marchandises. C’est pourquoi la Cour supérieure en vint à la conclusion qu’il s’agissait clairement d’une activité commerciale, au sens donné à cette expression par la LIE canadienne. Dans son contexte, cette transaction ne touchait pas à quoi que ce soit qui relevait de la souveraineté de l’Irak, qui ne pouvait donc pas réclamer une quelconque immunité. Cette décision règle temporairement la question des avions, mais pas celle des immeubles. Cependant, dans le cas où la décision anglaise de 2008 ne serait pas reconnue pour défaut de compétence, il nous semble que KAC se verrait dans l’impossibilité de saisir les biens de l’Irak et qu’ainsi, les saisies devront être annulées à moins de prouver qu’IAC est le véritable propriétaire des avions, quoique leur saisie par KAC dépendrait aussi de la reconnaissance au Québec de la décision étrangère en sa faveur. Il faudra alors que KAC intente une nouvelle action au Québec contre IAC.

La conclusion qui s’impose est que ce litige, qui dure depuis plus de vingt ans, est encore loin d’être résolu. Il n’est définitivement pas juste que l’Irak s’en tire sans rien rembourser. Mais bien sûr, le droit n’aboutit pas toujours à la justice, surtout, peut-être, dans des situations internationales où la politique domine souvent le droit.

Du point de vue de l’interprétation de l’exception de commercialité, la leçon à tirer de l’arrêt de la Cour suprême du Canada, qui est valable aussi bien au Québec que dans les autres provinces du Canada, est que pour appliquer cette exception, le juge saisi d’une demande de reconnaissance d’une décision étrangère semble être lié par les constatations de fait du tribunal étranger pour déterminer s’il s’agit d’une activité commerciale et, ce faisant, ne viole ni l’article 3158 CcQ ni la règle identique qui prévaut dans les provinces régies par la common law[52]. À ce stade de la procédure, la décision étrangère devrait être simplement considérée comme un fait, car l’immunité de juridiction du défendeur est une question préliminaire de procédure qui n’a rien à voir avec la question de savoir si la décision peut être reconnue et exécutée au Québec en vertu des articles 3155-3168 CcQ et des articles 785-786 Cpc du Québec. Il ne faut pas mélanger les genres[53] !

Certains tribunaux étrangers considèrent qu’une demande de reconnaissance et d’exécution d’une décision étrangère ne porte pas sur l’activité qui a donné lieu à cette décision, mais sur la décision elle-même, si bien que l’exception de commercialité ne peut trouver à s’appliquer[54].