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Le droit d’agir en justice[Notice]

  • Frédéric Bachand

Juge à la Cour d’appel du Québec. La version originale de ce texte a été acceptée et intégrée au McGill Companion to Law lors d’une réunion en janvier 2015.

Citation: (2020) 66:1 McGill LJ 109

Référence : (2020) 66:1 RD McGill 109

En contrepartie de l’interdiction imposée aux justiciables de se faire justice à eux-mêmes — laquelle est essentielle afin d’assurer la paix et l’ordre social —, les États mettent à leur disposition des systèmes dont la finalité première est de répondre adéquatement à l’injustice dont ils s’estiment victimes. Bien que ces systèmes de justice civile intègrent et promeuvent de plus en plus les modes non juridictionnels de résolution des différends (comme la négociation et la médiation) ainsi que l’arbitrage, leur principale mission consiste toujours à trancher de manière définitive les prétentions litigieuses formulées par une partie demanderesse à l’encontre d’une partie défenderesse. Les justiciables capables, au sens juridique du terme, disposent donc d’un droit généralement considéré comme fondamental de faire trancher leurs litiges par un organe étatique exerçant un pouvoir juridictionnel. Ce droit d’agir en justice, pour reprendre une expression surtout utilisée par les juristes civilistes, est généralement assujetti à une série de conditions reflétant la pluralité des intérêts en cause. L’accès au système de justice civile d’un État donné dépend au premier chef de l’existence d’un lien suffisant entre le litige et cet État. Cette exigence, qui prend toute son importance dans les litiges présentant un élément d’extranéité, sert à la fois l’intérêt public et l’intérêt privé. D’abord, la justice civile fait partie des services publics qu’on refuse généralement d’offrir à des personnes n’ayant aucun lien avec l’État concerné. Ensuite, on considère injuste qu’un organe juridictionnel exerce son pouvoir à l’endroit d’un défendeur n’ayant aucun lien avec l’État auquel cet organe est rattaché. Si cette exigence d’un lien suffisant entre le litige et l’État de l’organe juridictionnel saisi est universelle, elle n’est pas mise en oeuvre de manière uniforme d’un État à l’autre. Les États sont plus ou moins exigeants quant au lien minimal requis; par exemple, alors que dans certains pays une convention d’élection de for suffit à elle seule pour satisfaire l’exigence, on refuse ailleurs de lui donner effet en l’absence de rattachements matériels suffisants entre le litige et l’État concerné. Par ailleurs, les juristes civilistes continuent de privilégier des règles rigides favorisant la certitude et la prévisibilité des solutions, alors que les common lawyers préfèrent toujours recourir à des standards dans l’espoir d’aboutir à une solution mieux adaptée aux circonstances propres de chaque espèce. Il est vrai qu’on a tendance à concevoir cette exigence non pas comme une condition du droit d’agir en justice, mais plutôt comme une condition de la compétence de l’organe juridictionnel saisi. Ainsi dira-t-on, lorsque cette exigence n’est pas satisfaite, que l’organe juridictionnel saisi par le demandeur n’est pas compétent sur le plan international. Cependant, raisonner de cette manière a pour effet d’obscurcir la notion de compétence, à laquelle on fait surtout appel dans un tout autre contexte. En effet, lorsqu’on se penche sur la compétence matérielle ou territoriale de l’organe juridictionnel saisi par le demandeur, on ne s’intéresse plus à la question — se posant en amont — de savoir si le demandeur peut exiger d’un organe juridictionnel de l’État concerné une décision tranchant de manière définitive sa prétention litigieuse; on s’intéresse plutôt à la question — se posant en aval — de savoir lequel des organes de cet État exerçant un pouvoir juridictionnel pourra connaître du litige. Une seconde exigence universellement reconnue, celle de l’intérêt pour agir — « standing to sue », pour les common lawyers —, témoigne de l’influence qu’ont sur les systèmes de justice civile des principes et valeurs empruntés à la fois au droit public et au droit privé. Le principe politique selon lequel les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont indépendants les uns …