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Dans le système nerveux, les neurones communiquent par l'intermédiaire de messagers chimiques appelés neurotransmetteurs, tels que le glutamate, le GABA, la dopamine ou la sérotonine (5HT). On parle ici de neurotransmetteurs de petits poids moléculaires dits classiques. La plupart des neurones produisent un neurotransmetteur principal, mais synthétisent et libèrent aussi un ou plusieurs neuropeptides qui agissent comme neuromodulateurs. Récemment, des travaux ont montré que certains neurones dans le cerveau ont la capacité de synthétiser et de libérer plus d'un neurotransmetteur classique. Par exemple, des sous-populations de neurones dopaminergiques et sérotoninergiques utilisent le glutamate parallèlement à leur neurotransmetteur principal [1, 2]. Il s'agit d'un exemple de co-transmission. Une variation sur ce thème s'exprime par la capacité de certains neurones à « recycler » certains neurotransmetteurs qu'ils ne synthétisent pas eux-mêmes, mais qu'ils ont la capacité de capter dans leur milieu extracellulaire et de libérer, habituellement par exocytose, de la même façon qu'ils libèrent leur neurotransmetteur principal (Figure 1). Ce phénomène fait référence au concept de « faux neurotransmetteur » (false transmitter), qui a été introduit au début des années 1970.

Figure 1

A. Dans des conditions normales, la dopamine (DA, en bleu) et la sérotonine (5HT, en rouge) sont recaptées par leur transporteur spécifique, respectivement DAT et SERT. B. Lorsque les niveaux de sérotonine sont augmentés dans le milieu extracellulaire, par exemple lors de l'inhibition des SERT par un antidépresseur (croix rouge), la 5HT n'est plus recaptée par les SERT mais peut être partiellement accumulée par les neurones dopaminergiques via les DAT puis empaquetée dans les vésicules pour être libérée avec la dopamine. Il s'agit d'un exemple du phénomène de « faux transmetteur ».

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Dans un article publié récemment par F.M. Zhou et al. dans la revue Neuron [3], des chercheurs du Baylor College of Medicine (États-Unis) décrivent un cas particulièrement intéressant d'utilisation de « faux neurotransmetteur » où certains neurones produisant normalement de la dopamine sont en mesure de capturer et de libérer la 5HT.

Accumulation de sérotonine dans les neurones à dopamine

Dans le cerveau, le striatum reçoit une forte innervation dopaminergique. Les terminaisons de ces fibres axonales expriment le transporteur membranaire (DAT) qui sert à la capture de la dopamine après sa libération. Il existe aussi une innervation sérotoninergique plus modeste dont les terminaisons expriment le transporteur membranaire pour la sérotonine (SERT). La densité des DAT dans le striatum est plus importante que celle des SERT. Les auteurs ont montré que dans des conditions où les niveaux de sérotonine sont élevés dans le striatum, soit par application exogène, soit par l'action d'antidépresseurs inhibant les SERT, les neurones dopaminergiques ont la propriété d'emmagasiner de la 5HT grâce à leurs DAT. Par exemple, dans des tranches de cerveaux de souris incubées dans un milieu enrichi en 5HT, ils ont montré, grâce à des techniques immunohistochimiques, de HPLC et de voltamétrie cyclique, que les terminaisons dopaminergiques accumulent la 5HT par leurs DAT. La 5HT serait ensuite emmagasinée dans les vésicules via le transporteur vésiculaire des monoamines, puis libérée avec la dopamine. Cette recapture et cette libération de 5HT par les neurones dopaminergiques sont abolies par un traitement préalable avec un inhibiteur des DAT (le GBR12909). Finalement, l'application d'un antidépresseur, la fluoxetine, un bloqueur sélectif des SERT, induit aussi une accumulation de 5HT dans les neurones dopaminergiques. Les auteurs concluent que lorsque les SERT sont inhibés et que les niveaux extracellulaires de 5HT augmentent, il est possible d'observer une co-libération de 5HT et de dopamine, si les DAT sont actifs. Ils proposent que cette recapture de 5HT par les terminaisons dopaminergiques pourrait expliquer en partie le délai requis avant l'observation d'effets bénéfiques des antidépresseurs qui inhibent les SERT.

Le travail effectué par F.M. Zhou et al établit une interaction intéressante entre les systèmes dopaminergiques et sérotoninergiques dans le striatum. Leurs résultats montrent clairement, sur les tranches incubées en présence de sérotonine, la colocalisation et la co-libération de 5HT et de dopamine par les terminaisons dopaminergiques. Cependant, les auteurs n'ont pas déterminé si cette libération de 5HT est soutenue dans le temps ou épuisée après une courte période de stimulation. Les résultats obtenus in vivo à la suite de l'utilisation de fluoxétine sont intéressants, mais, pour mettre en évidence une co-libération dans cette condition, les auteurs ont été contraints d'administrer aux animaux un précurseur de la 5HT pour en augmenter la synthèse. Cela remet en question l'importance quantitative de cette co-libération. Il faut noter que ce phénomène d'incorporation de la 5HT dans des terminaisons catécholaminergiques est connu depuis assez longtemps [4]. Il a aussi été montré qu'après administration d'un précurseur de la 5HT, il est possible d'enregistrer in vivo la libération de 5HT dans le striatum après stimulation des fibres dopaminergiques [5]. De plus, le rôle des DAT dans la recapture de la 5HT a été caractérisé il y a plus de dix ans dans le lobe intermédiaire de l'hypophyse [6] et, plus récemment, H. Suarez-Roca et L.X. Cubeddu [7] ont démontré que l'inhibition des SERT avec du citalopram entraîne l'accumulation de 5HT dans les terminaisons dopaminergiques et noradrénergiques du tubercule olfactif.

Conséquences thérapeutiques ?

Le délai d'action des antidépresseurs est typiquement de deux à quatre semaines. Certains experts attribuent ce phénomène à une baisse du niveau des autorécepteurs de la 5HT. Cependant, il est possible que ce délai soit en partie causé par la recapture de la 5HT par les DAT, retardant ainsi l'augmentation recherchée des niveaux de 5HT. Mais cette perspective demeure pour l'instant très spéculative. Il pourrait donc être avantageux pour un antidépresseur d'inhiber aussi le transporteur de la dopamine. D'ailleurs, certains travaux récents montrent que des substances agissant en partie en inhibant le DAT sont d'efficaces antidépresseurs [8, 9]. Finalement, notons que la potentialisation de l'effet d'antidépresseurs par des agonistes du récepteur D2 de la dopamine a été rapportée [10]. Malgré leurs limitations, les résultats de F.M. Zhou et al. redonnent un nouvel intérêt aux études consacrées au développement d'antidépresseurs à plus large spectre, agissant non seulement sur les niveaux de 5HT, mais aussi sur ceux de la noradrénaline et de la dopamine, et qui auraient potentiellement un début d'action plus rapide [8].