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Les débuts en botanique de Gallé

Émile Gallé se familiarise très tôt avec le monde des plantes. Virginie Mauvais, sa préceptrice, lui apprend à lire dans LesFleurs animées de Grandville [1]. Cet ouvrage se termine par les traités de botanique et d’horticulture de Louis-François Raban (1795-1870).

En 1860, à l’âge de quatorze ans, Émile Gallé se lie avec René Zeiller (1847-1915), lui-même âgé de treize ans et aussi élève au lycée impérial de Nancy [2-4]. Cette amitié est le véritable point de départ de l’intérêt de Gallé pour la science et la botanique. Le grand-père maternel de René Zeiller était Charles-François Guibal (1781-1861), petit-fils de Barthélemy Guibal, sculpteur du roi Stanislas Leszczynski. Pendant la dernière période de sa vie, Charles-François Guibal avait fait à Nancy la connaissance de Dominique Alexandre Godron, professeur de botanique à la faculté des sciences de Nancy et suivait ses excursions. Il emmenait en promenade ses petits-fils Paul et René Zeiller. Charles-François Guibal emmène aussi Émile Gallé, l’ami de son petit-fils René, herboriser et lui fait faire la connaissance de Godron. Après la mort de Charles-François Guibal, Émile Gallé et René Zeiller continuent à herboriser.

Toutes les observations floristiques qu’Émile Gallé est amené à effectuer lors de ses nombreuses excursions botaniques sont soigneusement inscrites dans des carnets. Les observations les plus intéressantes sont transmises au professeur Godron. Godron utilise certaines de ces observations, tout d’abord pour sa Notice sur les explorations botaniques faites en Lorrainede 1857 à 1875 [5] et pour sa Flore de Lorraine parue en 1883 après sa mort [6, 7].

Dans ces deux ouvrages, on peut retrouver différentes observations effectuées soit par René Zeiller ou par Émile Gallé, soit conjointement par René Zeiller et Émile Gallé,

En 1880, la nomination d’Émile Gallé comme membre de la commission de surveillance du Jardin botanique de Nancy, en remplacement de Dominique Alexandre Godron, est la première reconnaissance officielle de ses compétences en botanique.

Dominique Alexandre Godron est aussi intéressé par la tératologie, ou étude des anomalies ou des monstruosités [8, 9]. Émile Gallé et Dominique Alexandre Godron collaborent sur cette question des anomalies ou monstruosités, comme le prouve l’article de Godron intitulé Note sur un fait remarquable de tératologie végétale et paru dans le Bulletin de la Société Centrale d’Horticulture de Nancy [10].

Enfin, Godron est particulièrement intéressé par les problèmes d’évolution. Ses études sur l’hybridation et les anomalies chez les végétaux n’ont été entreprises que pour essayer d’apporter des réponses au problème de l’origine des espèces et de l’évolution. En 1859, il publie De l’espèce et des races dans les êtres organisés et spécialement de l’unité de l’espèce humaine [11]. Cet ouvrage très connu n’a cependant pas le succès qu’il mérite, en raison de la publication, la même année, d’un ouvrage qui a un retentissement considérable De l’origine des espèces de Charles Darwin [12].

Émile Gallé et l’évolution

Si la pensée d’Émile Gallé sur les causes de la variabilité des espèces végétales a été inspirée par les travaux de Godron, et probablement par ceux de Goethe [13, 14], elle a été fortement influencée par les travaux de Charles Darwin [15]. Dans le carnet où Émile Gallé note chaque jour ses impressions sur le voyage effectué en septembre 1877 en Suisse et en Italie, quatre pages sont consacrées à Charles Darwin.

Sur les 94 écrits publiés par Gallé ou restés inédits, 40 environ ont trait à la botanique, à l’horticulture ou à la floriculture. En 1903, un an avant sa mort, alors qu’il ne peut plus travailler que deux à trois heures par jour, il prépare encore deux ouvrages importants qu’il n’a pas le temps de publier, l’un sur le genre Catalpa et l’autre sur les orchidées lorraines. Il a en outre entrepris six autres études sur d’autres espèces et probablement un travail considérable sur le polymorphisme du lierre.

Ces publications ou mémoires manuscrits ont un point commun : l’étude de la variabilité des espèces du monde végétal. Les articles scientifiques d’Émile Gallé qui traitent du polymorphisme ou de la variabilité des plantes constituent de profondes réflexions sur la vie, sur ses mécanismes et plus particulièrement sur les moteurs de l’évolution. Émile Gallé s’interroge sans cesse sur les causes de ces variations. Quatre études scientifiques d’Émile Gallé apportent une contribution au problème des mécanismes impliqués dans l’évolution.

Anomalies dans les Gentianées, une race monstrueuse de Gentiana campestris, 1892

Cet article a été publié dans les Mémoires de l’Académie de Stanislas. Ces travaux d’Émile Gallé sur les anomalies des Gentianées se situent en 1892, c’est-à-dire avant que ne soient connus les travaux de Mendel [16], et avant les découvertes de Hugo de Vries sur les mutations [17, 18]. Émile Gallé comprend parfaitement, treize ans avant la publication des travaux de celui-ci, ce que sont les mutations et le rôle qu’elles peuvent jouer dans l’évolution des espèces. Il emploie l’expression « état anormal » ou « ébranlement de l’organisme ». Il indique clairement que ces mutations ou ces « états anormaux », qui apparaissent brusquement, ne sont pas le résultat de la reproduction sexuée et sont à l’origine de l’apparition d’une race déviée ou d’une race nouvelle. Cette vision du rôle des mutations dans l’évolution des espèces est absolument remarquable et dénote une puissance d’analyse hors du commun.

Anomalies chez Digitalis purpurea d’après la monographie de Paul Wilhelm Magnus : Eine monströse Rasse des Fingerhuts, Gartenflora, 1903, notes manuscrites

En 1903, Émile Gallé entreprend une étude préliminaire des anomalies de la digitale pourpre. Dans un première approche, il se contente de récolter dans les Vosges divers échantillons présentant des différences notables par rapport au type moyen, et de les photographier soigneusement. Parallèlement, il commence une étude bibliographique sur le sujet. Son attention est attirée par les recherches de Paul Wilhelm Magnus sur ces anomalies. Les notes rédigées par Émile Gallé au cours de ce travail sont particulièrement intéressantes et nous confirment le rôle qu’il attribue aux mutations dans l’explication de l’évolution :

« Que cette progression de l’axe de l’inflorescence vers une conformation florale ou, ce qui est la même chose, la régression de la formation florale en un axe d’ordre premier, soit appelée moindre variation au sens de Ch. Darwin, ou mutation, spontanée ? sportive ? au sens de Hugo de Vries, ne me paraît pas être d’une signification importante. Mais ce qui me semble présenter un grand intérêt, c’est que la même anomalie se présente sur deux espèces différentes ».

Ces notes démontrent la continuité de la pensée d’Émile Gallé de 1892 à 1903 et l’affirmation définitive du rôle des mutations dans l’évolution des espèces avec assimilation des concepts d’Hugo de Vries à ceux de Charles Darwin. Et cette fois, Gallé emploie clairement le terme de mutation.

Orchidées lorraines : formes nouvelles et polymorphisme de l’Aceras hircina, 1900

Il est nécessaire de situer cette contribution dans le cadre du Congrès de botanique qui s’est tenu à Paris du 1er au 10 octobre 1900 au cours de l’Exposition Universelle. La conférence introductive est donnée par Hugo de Vries qui y expose ses théories sur les variations et le rôle qu’elles peuvent jouer dans la diversité du monde végétal et son évolution. Hugo de Vries (1848-1935), physiologiste et généticien, est professeur à l’Université d’Amsterdam. Il a publié en 1901-1902 un ouvrage célèbre intitulé Lathéorie des mutations (Die Mutationstheorie) [18]. Hugo de Vries a, parmi les biologistes, une célébrité égale à celle de Charles Darwin. À la tribune du Congrès de botanique de 1900, Émile Gallé succède à cet illustre savant et présente ses propres travaux qui montrent comment le polymorphisme peut aboutir à la naissance d’une nouvelle espèce ou sous-espèce. Ces recherches illustrent parfaitement l’exposé introductif d’Hugo de Vries. Mais en réalité, si nous nous référons aux travaux de Gallé de 1892 sur les gentianes, nous pouvons affirmer que Gallé a précédé Hugo de Vries d’une dizaine d’années. Par ailleurs, la contribution d’Émile Gallé au Congrès de botanique de 1900 est un élément d’un travail beaucoup plus ambitieux, qui n’a jamais pu être terminé, mais dont l’intérêt s’affirme à la lumière de notes inédites.

Variations des orchidées indigènes en Lorraine, 1886-1903, notes manuscrites

En 1904, ce travail scientifique considérable est sur le point d’être terminé. Mais Gallé n’aura pas le temps de le publier. Commencé en 1886, six ans avant la publication de l’article sur les anomalies des gentianacées, ce travail a mobilisé en 1902 et 1903 une part importante de l’énergie d’Émile Gallé qui sent ses forces le trahir et veut, avant de mourir, mener à bien ses recherches sur les orchidées, les plantes qui le passionnent le plus. En 1903, ne pouvant plus lui-même récolter les échantillons, il continue à décrire ceux que ses amis ou parents lui apportent (Paul Couleru, Paul Nicolas, Émile Nicolas et Gaston May). Chaque échantillon est décrit soigneusement, observé au microscope si nécessaire, et dessiné par Emile Gallé lui-même. Les échantillons sont ensuite séchés et conservés avec les notes manuscrites. Pour la publication, les planches sont dessinées par Paul Nicolas ou Auguste Herbst. Émile Gallé en supervise la réalisation.

Ce manuscrit, constitué probablement de plus de cent vingt feuillets dont nous avons pu consulter quatre-vingt, décrit avec minutie les nombreuses variations et les hybrides que l’on rencontre chez les orchidées lorraines.

L’objectif de cette étude est d’établir une phylogénie des orchidées lorraines et peut-être des orchidées en général. Dans un chapitre, Émile Gallé propose diverses hypothèses sur la filiation entre les diverses espèces.

En étudiant, peu de temps encore avant sa mort, avec une telle minutie et un tel acharnement, les innombrables variants des orchidées lorraines, Émile Gallé a en réalité un grand dessein : il veut établir la filiation entre les différentes espèces d’orchidées et contribuer à écrire une page de l’histoire de l’évolution.

Dans l’esprit de Gallé, cette passion pour la botanique et la recherche des mécanismes de l’évolution formait un tout harmonieux avec sa passion pour la création artistique. Dans ce manuscrit consacré aux orchidées lorraines, Émile Gallé y décrit minutieusement l’ovaire torsadé d’une orchidée, Orchis militaris, et le dessine avec tout autant de précision. En même temps, il imagine une utilisation possible en ébénisterie, évoquée dans une courte note annexée à la description scientifique : Dessiner à part la délicieuse petite colonnette que je ferai d’ailleurs grandir pour donner au tourneur en bois et sculpteur. Le texte scientifique porte également l’annotation suivante : remarque, modèle de colonne et piétement (voir École de Nancy, Gallé, adaptation à la menuiserie, à l’ébénisterie, au bronze).

Conclusions

Émile Gallé n’est pas un simple botaniste. Il cherche jusqu’à sa mort à comprendre par quels mécanismes la vie a évolué et donné naissance à cette infinie diversité. À la fin du xixe siècle, la pensée scientifique d’émile Gallé se situe au niveau de celle des plus grands. Il poursuit l’oeuvre des penseurs évolutionnistes du xixe siècle, Lamarck [19], Goethe [13, 14] et Darwin [20]. Il a pour ambition d’établir la phylogénie de certaines familles, comme celle des orchidées, et pour objectif de déterminer comment une espèce peut dériver d’une autre. Enfin, il décrit clairement les mutations et comprend, le premier ou l'un des premiers, le rôle qu’elles peuvent jouer dans l’évolution des espèces. Cette vision évolutive du monde végétal et de l’adaptation des végétaux aux milieux les plus divers, ainsi que cette perspicacité dans la recherche des mécanismes impliqués, est le résultat de sa pensée propre, de ses relations avec les plus grands savants de l’époque.

Émile Gallé réussit vers la fin de sa vie à concilier ses conceptions scientifiques et artistiques pour concevoir une approche générale : par une lente évolution, la vie a été capable de se diversifier à l’infini et de s’adapter par des mécanismes complexes à tous les milieux marins, puis terrestres. La vie est synonyme de perfection et donc de beauté. Pourquoi l’artiste rechercherait-il d’autres sources d’inspiration que la nature, puisqu’elle peut lui fournir des modèles idéaux en nombre illimité ?

Figure 1

Détail d’un vase à Ophrys fuciflora W. Greuter à fond moucheté, gravé à l’acide et émaillé, vers 1892.

Détail d’un vase à Ophrys fuciflora W. Greuter à fond moucheté, gravé à l’acide et émaillé, vers 1892.

Émile Gallé y a fait figurer les variations du labelle et des autres pièces florales qu’il a observées lors de ses recherches scientifiques (collection particulière).

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Figure 2

Portrait d’Émile Gallé en 1889.

Portrait d’Émile Gallé en 1889.

Photographie H. Dufey, Nancy (collection particulière).

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Figure 3

Émile Gallé, feuillet du manuscrit sur les variations des orchidées lorraines décrivant les variants chez Orchis fusca Jacq. (1902).

Émile Gallé, feuillet du manuscrit sur les variations des orchidées lorraines décrivant les variants chez Orchis fusca Jacq. (1902).

(collection particulière)

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Figure 4

Émile Gallé, dessin aquarellé de Paul Nicolas provenant du manuscrit sur les variations des orchidées lorraines et figurant les variants chez Orchis purpurea Hudson = O. fusca Jacq. (1902).

Émile Gallé, dessin aquarellé de Paul Nicolas provenant du manuscrit sur les variations des orchidées lorraines et figurant les variants chez Orchis purpurea Hudson = O. fusca Jacq. (1902).

(collection particulière)

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Figure 5

Émile Gallé, dessin à la plume d’Orchis militaris L. figurant sur une enveloppe contenant un excicatum (1902).

Émile Gallé, dessin à la plume d’Orchis militaris L. figurant sur une enveloppe contenant un excicatum (1902).

(collection particulière)

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Figure 6

Émile Gallé, excicatum d’Orchis militaris L. récolté et étudié par émile Gallé (1902).

Émile Gallé, excicatum d’Orchis militaris L. récolté et étudié par émile Gallé (1902).

(collection particulière)

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Figure 7

Émile Gallé, planche II de l’article Polymorphisme d’Aceras hircinum Lindt.

Émile Gallé, planche II de l’article Polymorphisme d’Aceras hircinum Lindt.

(publié dans les Actes du Congrès International de Botanique, qui s’est tenu à Paris dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1900)

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