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Les neurones dopaminergiques du tronc cérébral (substance noire compacte et aire tegmentale ventrale) sont peu nombreux mais jouent un rôle fondamental dans le contrôle de la motricité et de la motivation. Ils innervent le striatum, les régions limbiques et le cortex cérébral. Il a été montré récemment que les neurones dopaminergiques codent les erreurs de prédiction de récompense, un aspect essentiel des modèles d’apprentissage de réseaux neuronaux [1]. La transmission dopaminergique est la cible privilégiée des drogues toxicomanogènes qui ont toutes la propriété d’augmenter les concentrations de dopamine extracellulaire dans le striatum ventral ou noyau accumbens (NAcc) [2]. On pense actuellement que cette stimulation de la transmission dopaminergique par les drogues détourne les systèmes normaux d’apprentissage contrôlé par la récompense et « renforcent » les circuits activés lors de la prise de drogue [3]. Certains de ces circuits étant impliqués dans l’orientation du comportement (motivation), l’activation directe répétée de la transmission dopaminergique par des substances chimiques exogènes orienterait progressivement, de manière de plus en plus contraignante, l’activité de l’animal ou du sujet vers la prise de drogue.

Une question majeure étudiée par de nombreux laboratoires porte sur les mécanismes moléculaires qui sous-tendent les actions durables de la dopamine et qui peuvent rendre compte de ces effets comportementaux complexes. On sait que la dopamine module la plasticité des synapses glutamatergiques corticostriatales, un des mécanismes centraux de l’apprentissage contrôlé par la récompense [3, 4]. Cela suggère que certaines voies de signalisation intracellulaire sont activées spécifiquement dans les neurones qui reçoivent à la fois une stimulation dopaminergique et une stimulation glutamatergique. Une des voies de signalisation dont le rôle est maintenant bien établi dans la plasticité synaptique dans des régions du cerveau comme l’hippocampe ou l’amygdale implique la MAP-kinase (mitogen-activated protein kinase) appelée ERK (extracellular signal-regulated kinase) [5]. Des données récentes soulignent l’importance de ERK dans l’action des drogues toxicomanogènes.

L’administration d’une dose unique de cocaïne chez la souris entraîne dans les neurones du NAcc une augmentation transitoire de la double phosphorylation de ERK sur sa boucle d’activation, traduisant l’activation de cette enzyme [6]. L’activation de ERK dans le NAcc, ainsi que dans les noyaux de l’amygdale étendue et les couches profondes du cortex préfrontal, est aussi observée avec d’autres drogues toxicomanogènes (morphine, nicotine, amphétamine et δ-9-tétrahydrocannabinol, principal composé psychoactif du cannabis), alors que des substances psychotropes peu ou pas addictives (caféine, antidépresseurs, anti-psychotiques) n’ont pas cet effet [7].

Les effets des drogues toxicomanogènes impliquent notamment la stimulation des récepteurs D1 de la dopamine [3]. Les études par immunofluorescence ont permis de caractériser les neurones dans lesquels ERK est activée après injection d’amphétamine. L’augmentation de la forme phosphorylée de ERK n’est observée que dans une fraction des neurones épineux de taille moyenne qui expriment le récepteur D1, suggérant l’existence d’un deuxième signal requis pour l’activation de cette voie [8]. Ce deuxième signal semble être la stimulation des récepteurs de type NMDA (N-méthyl-D-aspartate) du glutamate [6, 8]. Ainsi, la phosphorylation de ERK dans les neurones épineux du striatum se comporterait comme un détecteur de coïncidence, nécessitant la stimulation concomitante des récepteurs D1 de la dopamine et NMDA du glutamate [8].

Dans un travail récent, nous avons clarifié le mécanisme par lequel la dopamine contrôle l’activation de ERK dans les neurones épineux du striatum en réponse aux drogues toxicomanogènes [8]. Ce mécanisme implique l’inhibition de la protéine phosphatase 1 (PP1) par une protéine clé de la signalisation dopaminergique dans le striatum, la DARPP-32 (dopamine- and cAMP-regulated phosphoprotein, Mr 32,000) [8, 9]. Lorsqu’elle est phosphorylée sur la thréonine 34 par la protéine kinase activée par l’AMP cyclique, en réponse à la stimulation des récepteurs D1, la DARPP-32 devient un puissant inhibiteur de PP1 [9]. La phosphorylation de ERK induite par les drogues toxicomanogènes est abolie dans le striatum de souris mutantes dépourvues de DARPP-32 ou chez des souris knock-in ayant une mutation ponctuelle de la Thr-34 de la DARPP-32 en alanine [8]. L’inhibition de PP1 par la DARPP-32 est cruciale à deux niveaux : en empêchant la déphosphorylation de ERK par la tyrosine phosphatase STEP (striatal-enriched tyrosine phosphatase) et en augmentant la phosphorylation de MEK (MAPK/ERK kinase) en agissant directement sur cette kinase ou en amont (Figure 1).

Figure 1

Activation de ERK dans les neurones du striatum.

Activation de ERK dans les neurones du striatum.

L’activation de ERK (extracellular signal regulated kinase) résulte de l’action concomitante du glutamate et de la dopamine [8]. Les récepteurs D1 de la dopamine activent l’adénylyl cyclase de type V (AC V) par l’intermédiaire d’une protéine G hétérotrimérique comprenant la sous-unité αolf (Golf). La protéine kinase activée par l’AMP cyclique (PKA) phosphoryle des cibles multiples parmi lesquelles la Thr-34 de la dopamine- and cAMP-regulated phosphoprotein Mr 32,000 (DARPP-32) qui devient ainsi un inhibiteur de la protéine phosphatase 1 (PP1). L’inhibition de la PP1 a deux effets : elle favorise la phosphorylation de ERK en maintenant la tyrosine phosphatase STEP (striatal enriched phosphatase) sous forme phosphorylée inactive, et elle augmente l’activation de MEK (MAP-kinase/ERK-kinase) en agissant directement sur celle-ci ou en amont. Cependant, la DARPP-32 phosphorylée ne pourrait à elle seule induire l’activation de ERK, celle-ci requiert par ailleurs une stimulation des récepteurs NMDA du glutamate (—| indique une action inhibitrice).

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De façon remarquable, ces voies de signalisation sont nécessaires à la mise en place des effets comportementaux durables des drogues addictives sans intervenir dans leurs effets immédiats. En effet, le blocage pharmacologique de ERK, ainsi que la délétion de la DARPP-32 ou sa mutation Thr-34-Ala affectent peu les effets immédiats de la cocaïne ou de l’amphétamine sur l’activité des souris. En revanche, dans ces situations expérimentales, certaines réponses retardées (sensibilisation) ne se développent pas à la suite d’une exposition unique ou répétée à ces drogues [8]. De plus, certaines réponses durables conditionnées par la drogue (préférence de place conditionnée) ne sont plus observées si la voie ERK est bloquée pharmacologiquement avant chaque séance de conditionnement [6].

Ces résultats montrent que l’activation de ERK dans le striatum a les propriétés d’un détecteur de coïncidence d’activation des récepteurs NMDA du glutamate et D1 de la dopamine. L’effet des récepteurs D1 s’explique par l’inhibition par la DARPP-32 de la PP1 qui régule négativement la voie ERK à plusieurs niveaux. L’activation de ERK semble cruciale pour la mise en place des effets comportementaux durables des drogues d’abus, suggérant un mécanisme par lequel la dopamine pourrait participer à l’apprentissage facilité par la récompense.