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Le génome des mammifères contient environ 26 000 gènes codant des protéines, auxquels il faut ajouter quelques milliers de gènes dont l’action est relayée par des micro-ARN. Les premiers d’entre eux furent identifiés chez le nématode Caenorhabditis elegans à partir de 1993. C’est en effet à cette date que l’on découvrit que le gène lin-4, un inhibiteur de la fonction de lin-14, ne codait pas comme ce dernier une banale protéine, mais commandait la synthèse d’un petit oligoribonucléotide non codant de 22 b partiellement complémentaires de 7 sites conservés dans la région 3’ non traduite de lin-14. Sept ans plus tard, une observation similaire était faite sur le gène let-7, un régulateur de l’expression du gène lin-41 [1]. Les gènes lin-4 et let-7 étaient connus depuis longtemps. Ils sont impliqués dans le phénotype de mutations hétérochroniques qui, comme leur nom l’indique, modifient la chronologie d’épisodes fondamentaux du développement. L’histoire de ces gènes hors du commun devait par la suite rejoindre la saga du phénomène d’interférence ARN étudié d’abord dans les plantes, puis chez la drosophile avant que d’être étendu à l’ensemble des cellules animales et à nombre de protistes. Des double brins d’ARN introduits dans des cellules ou produits de manière endogène sont clivés en petits fragments de 21 à 22 pb dont un des brins s’associe à un complexe multimoléculaire appelé RISC (RNA-induced silencing complex). Positionné en fonction de la séquence spécifique du petit fragment d’ARN, ce complexe induit la dégradation de l’ARN messager complémentaire. La différence fondamentale entre les petits ARN interférents et les micro-ARN est que ces derniers ne sont pas parfaitement complémentaires de leurs cibles. Leur action exige la présence au niveau de celles-ci de plusieurs sites d’homologie partielle dont l’occupation par un complexe de type RISC entraîne un blocage de la traduction. Ces dernières années, on s’est également rendu compte que des mécanismes dépendant de micro-ARN étaient en jeu non seulement dans la régulation de la stabilité et de la traduction des messagers, mais aussi, au niveau nucléaire, dans la formation de l’hétérochromatine, la méthylation de l’ADN et, chez des protistes ciliés, dans le réarrangement de l’ADN lors de la maturation du micronoyau « germinal » en macronoyau transcriptionnellement actif [2].

Le rôle initial du phénomène d’interférence ARN semble avoir été de s’opposer à l’invasion par des agents infectieux engendrant, directement ou indirectement, l’accumulation d’ARN double-brins. Un tel rôle immunitaire des micro-ARN s’est sans doute révélé moins indispensable lorsque, au cours de l’évolution, les animaux ont développé une immunité adaptative humorale et cellulaire sophistiquée. Des résultats récents de l’équipe d’Olivier Voinnet (CNRS, Strasbourg, France), en collaboration avec des chercheurs de l’Hôpital Saint-Louis (Paris, France), suggèrent pourtant qu’un micro-ARN cellulaire pourrait contribuer à une défense anti-virale dans des cellules humaines. L’accumulation du rétrovirus simien PFV-1 (primate foamy virus type 1) est en effet limitée par ce micro-ARN. De plus, le virus PFV-1 synthétise une protéine dirigée contre l’action des micro-ARN, se prémunissant ainsi partiellement de leur rôle inhibiteur [3].

Cependant, pour l’essentiel, les micro-ARN semblent jouer chez les animaux, en particulier chez les mammifères, un rôle régulateur au cours du développement. L’invalidation par recombinaison homologue du gène codant la protéine dicer, indispensable à l’apprêtement des micro-ARN aux dépens de leurs précurseurs, bloque totalement la différenciation de cellules souches embryonnaires murines [4]. Des micro-ARN cellulaires semblent impliqués dans de nombreux processus de différenciation, hématopoïétique, pancréatique, neuronale, etc. [1]. En réalité, le nombre de gènes codant des protéines susceptibles d’être modifiées dans leur expression par des micro-ARN est considérable [5], même s’il est vrai que les gènes commandant la synthèse de ces derniers sont dix fois moins nombreux que ceux codant classiquement des protéines. En effet, les micro-ARN, n’étant que partiellement homologues de leurs cibles, peuvent en reconnaître de multiples. Inversement, tout messager peut être la cible de plusieurs espèces de micro-ARN. C’est donc un réseau régulateur de l’expression du génome d’une grande complexité qui émerge de ces découvertes récentes.

On sait depuis longtemps que le cancer est associé à des anomalies de la différenciation et à des perturbations de l’expression du génome. Il apparaissait donc logique d’imaginer que les micro-ARN régulateurs puissent être impliqués dans ces anomalies. C’est ce qui semble maintenant avéré. La famille des gènes codant des micro-ARN de type let-7, orthologues du gène hétérochronique initialement caractérisé chez Caenorhabditis elegans, reconnaissent plusieurs sites dans l’extrémité 3’ non codante des messagers Ras, y compris chez l’homme, et sont capables d’inhiber l’expression de cet oncogène [6]. De plus, un gène codant le précurseur polycistronique de sept micro-ARN est localisé en 13q31, un locus amplifié dans différents types de lymphomes et autres tumeurs. Les micro-ARN correspondants s’accumulent dans des cellules de lymphomes B, où ils semblent coopérer avec l’oncogène c-myc pour promouvoir la prolifération tumorale [7]. Un autre travail montre que la protéine c-Myc se lie au locus des gènes des micro-ARN dont elle active la transcription. En retour, deux des micro-ARN du locus apparaissent capables d’inhiber la synthèse de la protéine oncogénique E2F1, dont le gène est une cible de Myc [8]. Selon ces travaux, des micro-ARN du locus 13q31 seraient les régulateurs négatifs de l’activation d’E2F1 par Myc. Le gène c-myc étant lui-même activé par E2F1, c’est par conséquent à un processus homéostatique, peut-être essentiel au contrôle de la prolifération cellulaire, que participent ici les micro-ARN.

Quoiqu’il y ait une contradiction apparente entre les résultats de He et al. [7] pour qui les micro-ARN du locus 13q31 sont des oncogènes, et ceux de O’Donnel et al. [8] les voyant plutôt comme des limitateurs de prolifération, cet ensemble de travaux suggère que les micro-ARN sont impliqués dans les perturbations de l’expression génétique associée à la cancérisation. S’il en est ainsi, l’établissement d’un profil de ces micro-ARN pourrait être précieux pour distinguer différents types de cellules tumorales, voire évaluer leur potentiel prolifératif. Encore fallait-il développer une méthode simple permettant d’établir un tel profil. C’est maintenant chose faite grâce à l’ingéniosité de plusieurs équipes du Broad Institute, du MIT et de Harvard à Cambridge (MA, états-Unis). La base de la technique est d’immobiliser des oligonucléotides spécifiques de plusieurs types de micro-ARN sur des billes de polystyrène spécifiquement marquées par un mélange de deux colorants fluorescents en proportions précisément déterminées. Les micro-ARN des échantillons à étudier sont recopiés par transcription inverse à l’aide d’une amorce elle-même marquée. Analysé en cytométrie de flux, le marquage de l’amorce permet de détecter l’abondance de l’espèce de micro-ARN hybridé à une séquence donnée dont la nature est indiquée sans ambiguïté par la proportion des deux marqueurs fluorescents de la bille de polystyrène [9]. Cette technique bien en mains, les auteurs démontrent en effet que le profil des deux cents micro-ARN étudiés est très spécifique des différentes tumeurs et de leur origine et diffère de celui des tissus normaux correspondants. Le diagramme apparaît, de plus, beaucoup plus simple, et donc facile à interpréter, que celui du profil différentiel des ARN messagers. Si ces résultats sont confirmés, la carte d’identité des tumeurs par analyse du profil d’expression des transcrits pourrait dans l’avenir être considérablement simplifiée en se limitant aux micro-ARN.

Au total, le tableau se confirme d’un niveau supplémentaire de régulation de l’expression du génome au cours du développement, de la différenciation et de la cancérogenèse. Tous les regards étaient tournés depuis des décennies vers la structure de la chromatine, les modifications covalentes post-synthétiques des histones et de l’ADN, et les facteurs de transcription. Il apparaît aujourd’hui qu’un réseau de régulation relayé par des micro-ARN joue aussi un rôle essentiel. Ce dernier pourrait même se révéler être d’un ordre hiérarchique supérieur aux deux autres puisque des micro-ARN peuvent contrôler à la fois la structure de la chromatine, la méthylation et l’expression des gènes codants des facteurs de transcription… Décidément, l’histoire n’est pas finie, en particulier celle du décryptage des mécanismes de l’expression du génome.