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Le prix Nobel de chimie a été attribué cette année à Avram Hershko, Aaron Ciechanover (tous deux de Haïfa en Israël) et Irwin Rose (Irvine, Californie), pour leur découverte de l’ubiquitinylation des protéines et de son rôle dans la protéolyse intracellulaire ((→) m/s 2000, n° 5, p. 623).

Ironie de l’histoire, si les travaux récompensés sont maintenant reconnus comme fondateurs de tout un pan de la biologie moderne, c’est dans une relative indifférence qu’ils ont été publiés en 1980. À l’époque, rares étaient les biologistes qui s’intéressaient à la protéolyse intracellulaire. L’idée alors couramment admise était que la plupart des protéines étaient dégradées dans les lysosomes, quand elles avaient « fait leur temps ». Aussi, quand une poignée de biochimistes a commencé à décrire à la fin des années 70 l’existence d’un système de protéolyse non lysosomal et consommant de l’ATP, cela a été perçu comme anecdotique.

Pourtant, le fait que cette voie utilise de l’énergie pour dégrader les protéines était en soi intrigant, puisque la coupure d’une liaison peptidique est une réaction thermodynamiquement favorisée. Cela suggérait que l’énergie utilisée devait servir à autre chose qu’à l’hydrolyse proprement dite des protéines, et c’est en essayant de comprendre ce point que Avram Hershko, Aaron Ciechanover (alors étudiant dans le laboratoire de A. Hershko), Irwin Rose et leurs collègues découvrirent un petit polypeptide (alors appelé APF-1, ATP-dependent proteolytic factor1) dont la conjugaison à d’autres protéines déclenchait leur dégradation [1, 2]. Très rapidement, il fut établi que APF-1 était identique à une molécule déjà décrite et appelée ubiquitine (Ub).

Au cours des années 80, différents travaux permirent de mieux comprendre les mécanismes des processus de conjugaison et de dégradation des protéines, et de décrire les enzymes impliquées. L’ubiquitinylation des protéines est due à une cascade enzymatique, impliquant une enzyme d’activation de l’Ub (E1), des enzymes de conjugaison E2, et des facteurs de spécificité E3, ces derniers existant en très grand nombre dans les cellules. En général, une nouvelle molécule d’Ub est ensuite conjuguée à la première, et ainsi de suite, ce qui aboutit à l’ajout sur le substrat d’une véritable chaîne de poly-Ub qui agit comme une étiquette permettant la reconnaissance puis la dégradation du substrat par une protéase géante appelée protéasome.

Pendant ces années, l’apport des trois lauréats du prix Nobel à une meilleure compréhension de la biochimie de cette voie multi-enzymatique a été très important, même si bien sûr d’autres scientifiques ont aussi apporté leurs contributions. Parmi ces derniers, un nom mérite d’être cité, celui d’Alexander Varshavsky, dont le laboratoire démontra le rôle essentiel de ce système de protéolyse dans des cellules en culture, puis utilisa toute la puissance de la génétique de la levure pour identifier et comprendre le rôle de nombreux éléments du système.

Pour autant, à la fin des années 80, ce domaine d’étude était toujours relativement confidentiel. Trois résultats critiques vont permettre un tournant décisif au cours de la décennie suivante. Tout d’abord, en 1990, le laboratoire de P. Howley démontre que les papillomavirus dits « à haut risque » (ceux qui provoquent des cancers du col de l’utérus) produisent une protéine qui provoque la dégradation du gène suppresseur de tumeur p53 par le système ubiquitine-protéasome (UbPr), favorisant ainsi l’apparition de cancers. Puis, en 1991, le groupe de M. Kirschner montre que les cyclines, qui contrôlent la progression du cycle cellulaire, sont dégradées de manière contrôlée par ce même système. Enfin, en 1994, l’équipe de A.L. Goldberg (« l’inventeur » du terme « protéasome ») démontre, grâce à de nouveaux inhibiteurs spécifiques, que le protéasome joue un rôle majeur dans la protéolyse intracellulaire des cellules, et qu’il est le fournisseur principal des peptides antigéniques utilisés par le système immunitaire. Ces trois contributions ont eu cette fois un impact retentissant, car elles démontraient l’importance biologique du système UbPr, et en particulier son rôle dans des processus complexes comme la prolifération cellulaire ou la réponse immunitaire.

Pendant la deuxième moitié des années 90, grâce notamment à la disponibilité des inhibiteurs du protéasome, la liste des substrats du système UbPr va s’allonger de manière exponentielle. De la même façon, celle des facteurs E3, qui sont responsables de la spécificité de la réaction d’ubiquitinylation, va également s’étoffer jusqu’à atteindre plusieurs centaines de membres. En quelques années, le système UbPr va définitivement sortir du domaine des curiosités biochimiques pour acquérir le statut d’un processus central des cellules eucaryotes, intervenant dans le contrôle de la plupart des autres processus biologiques, au travers de la dégradation spécifique et extrêmement contrôlée de protéines régulatrices. De plus, ces dernières années, l’ubiquitinylation des protéines a également été impliquée dans des processus non protéolytiques, et de nombreux systèmes de conjugaison de protéines similaires à l’Ub (comme par exemple la protéine SUMO), qui interviennent dans des processus extrêmement variés, ont été décrits.

C’est donc de manière logique que le prix Nobel de chimie vient récompenser les travaux pionniers de Avram Hershko, Aaron Ciechanover et Irwin Rose, d’autant que les deux premiers ont depuis continué à se consacrer à l’étude du système UbPr. Bien que leurs personnalités soient très différentes (A. Hershko, qui travaille toujours à la paillasse à 67 ans, est une personne assez discrète, alors que A. Ciechanover est, lui, beaucoup plus extraverti), ils sont tous les deux des « autorités » incontestées dans le domaine.

Reste l’absence d’A. Varshavsky parmi les lauréats. En 2000, le trio A. Hershko, A. Ciechanover et A. Varshavsky avait reçu le prestigieux prix Albert-Lasker pour ses travaux sur l’ubiquitinylation des protéines. Du coup, l’absence de Varshavsky de la liste finale des nobelisés a été très remarquée. Le comité Nobel a semble-t-il préféré récompenser les travaux initiaux ayant abouti à la découverte de l’ubiquitinylation des protéines et a, peut-être, estimé que les travaux d’A. Varshavsky n’étaient pas assez biochimiques pour un prix Nobel de chimie.

Comme toujours en science, où les contributions individuelles sont difficiles à isoler du contexte humain et intellectuel dans lequel elles sont élaborées, le choix du comité Nobel peut prêter à discussion quant aux personnes finalement récompensées. En tout cas, nul doute que récompenser les travaux qui ont permis la découverte du système ubiquitine-protéasome était plus que justifié.