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«Disciplines»

La génétique est-elle encore une discipline scientifique ? À l’issue d’un siècle qui a vu cette science naître, se développer et imposer sa marque à l’ensemble des sciences biologiques théoriques et appliquées, une telle question peut paraître incongrue. Elle mérite cependant d’être posée, car le mot «discipline» est de ceux qui structurent l’espace intellectuel et institutionnel de la science contemporaine. Qu’il soit permis au philosophe d’introduire son propos par une mise au point terminologique.

L’usage pluriel du mot «discipline», en particulier au sens de «discipline scientifique», s’est banalisé au xixe siècle. Au sens moderne, une discipline est une «branche de connaissance» [1]. Plus spécifiquement, une discipline scientifique est une branche d’étude et d’enseignement. Cet usage est lié à la professionnalisation de la science moderne, dont les universités allemandes ont fourni le premier modèle systématique à partir des années 1830. En ce sens, le mot a une forte connotation institutionnelle: l’existence de sociétés savantes, de périodiques spécialisés, de programmes d’enseignement normalisés, de traités et de manuels sont des indices assez sûrs pour repérer l’émergence, la stabilité et la régression des disciplines. Une discipline n’est pas une tradition locale de recherche; elle est par vocation trans-locale, et s’appuie sur ce que l’on a parfois appelé un «collège invisible» [2], constitué du réseau des professionnels dont les actions plus ou moins concertées définissent les pratiques et les normes qui garantissent l’existence de la discipline par delà les traditions locales [3, 4]. Toutefois, ces critères institutionnels n’épuisent pas la question. Pour être une discipline, un secteur d’enseignement et de recherche doit sans doute pouvoir aussi être défini par des critères intellectuels, consistant en un consensus sur des problèmes, méthodes et objets reconnus comme pertinents dans le domaine en question.

Ces deux catégories de critères coïncident souvent, mais pas nécessairement. L’histoire naturelle est relativement bien définie d’un point de vue institutionnel, mais ce n’est pas ou ce n’est plus une discipline, car ses objets et méthodes sont trop dispersés. L’histoire des sciences, pour prendre un exemple très différent, s’est institutionnalisée au cours du xxe siècle, mais il n’y a certainement pas de consensus sur la délimitation même des problèmes et des méthodes qui la constituent [5, 6]. Inversement, il a fallu près d’un siècle pour que l’étude de l’évolution biologique, qui est devenue un objet d’investigation légitime et systématique après Darwin, prenne une forme institutionnelle, dans les années 1940 [7]. Le rapport entre les aspects théorico-méthodologiques et les aspects institutionnels est un élément essentiel de la dynamique des disciplines scientifiques. Remarquons au passage que ces deux aspects des disciplines scientifiques sont tout aussi sociaux l’un que l’autre. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit de normes, qui s’appliquent à des communautés historiques: normes cognitives d’un côté, normes organisationnelles et administratives de l’autre. Le point important est que ces deux types de normes ne se recouvrent pas nécessairement. Lorsqu’elles se recouvrent, le caractère trans-local de l’institutionnalisation s’accentue, et tend à l’internationalisation. La catégorie épistémologique qui exprime le mieux le régime d’une discipline pleinement constituée, du double point de vue intellectuel et institutionnel, est la catégorie de paradigme forgée par Thomas Kuhn. Un paradigme est un cadre intellectuel et social normalisé, dans lequel un ensemble de scientifiques s’efforcent de traiter des énigmes solubles, par référence à un modèle pris pour exemple (par exemple, L’Origine des espèces de Darwin, ou L’Électricité de Benjamin Franklin). Comme on l’a souvent remarqué, Kuhn a reconnu lui-même que sa notion de paradigme avait deux sens distincts: «modèle exemplaire» (exemplar), et «matrice disciplinaire». Une discipline scientifique idéale est paradigmatique en ces deux sens.

Comment le rapport entre l’aspect institutionnel et l’aspect intellectuel se présente-t-il dans le cas de la génétique ? Historiquement, l’émergence de la génétique est un cas exemplaire, et à vrai dire assez exceptionnel, de constitution rapide d’une discipline, à la fois d’un point de vue intellectuel et d’un point de vue institutionnel. Après la redécouverte des lois de Mendel en 1900, c’est en à peine plus de dix ans que la génétique s’est institutionnalisée, sous la forme de chaires universitaires, de manuels, de périodiques. Dans certains pays, comme la France, l’institutionnalisation a été plus tardive que dans d’autres. Mais, globalement, la quasi-coïncidence entre les dimensions intellectuelles et institutionnelles de l’histoire précoce de la génétique a frappé tous ceux qui se sont penchés sur cette période. Au cours du xxe siècle, cette synergie s’est confirmée et renforcée. Cependant, des signes de fissures se manifestent aujourd’hui: le mot «génétique» apparaît moins fréquemment dans les listes des laboratoires des universités et des grands organismes de recherche. Des étiquettes nouvelles apparaissent, qui manifestent une certaine distanciation par rapport au terme «génétique»: tel laboratoire s’appellera «génomique», tel autre «biologie moléculaire du génome eucaryote». L’univers de la recherche médicale fait exception: dans ce domaine, il y a sans doute plus de laboratoires de génétique qu’il n’y en a jamais eu («génétique des maladies», «génétique des oncogènes», etc.). Une enquête quantitative systématique serait ici utile. Nous voulons simplement suggérer qu’au moment où les concepts et les outils de la génétique sont devenus indispensables dans pratiquement tous les secteurs des sciences de la vie et de la santé, au moment donc où ils en sont devenus un langage commun, l’existence de la génétique en tant que discipline perd de son évidence.

C’est, croyons-nous, en ayant égard aux aspects conceptuels les plus fondamentaux de la génétique que cette situation peut être comprise. Par-delà les renouvellements méthodiques et techniques si spectaculaires qui ont jalonné l’histoire de la génétique depuis ses débuts, on ne peut qu’être frappé par le fait que l’identité et la continuité de cette science ont en grande partie reposé sur un concept théorique, qui est demeuré central dans les versions successives de la génétique, le concept de gène. Comme les notions de masse ou de force en mécanique, la notion de gène correspond typiquement à ce que les philosophes des sciences appellent une «entité théorique». Une entité théorique est une entité qui ne se prête pas à une description directe à partir d’observables. Un trait caractéristique des entités théoriques est qu’elles changent de sens au cours du temps, tout en demeurant centrales dans un secteur de connaissance donné. Comme la masse et la force des physiciens, le gène des généticiens a beaucoup changé de sens au cours du xxe siècle. On peut d’ailleurs se demander, comme dans le cas de la masse et de la force, si le concept actuel du gène est commensurable avec d’autres concepts du gène qui ont précédé. Cependant, comme certains de ces concepts anciens continuent, en pratique, à être utilisés aujourd’hui, dans certains contextes de recherche ou d’application, on est amené à se demander s’il existe à l’heure actuelle un concept non équivoque du gène. Si ce n’est pas le cas, il faut se demander pourquoi les sciences de la vie et de la santé utilisent plus que jamais ce terme. C’est sous cet angle de l’identité théorique d’une discipline que nous envisagerons la question insolite qui fait le titre de cet article. D’un point de vue institutionnel, il est évident que la génétique «existe encore». Mais, comme cela a déjà été suggéré, les contours institutionnels de la discipline ne sont plus aussi clairs qu’ils ont pu l’être durant la majeure partie du xxe siècle. C’est pourquoi il nous paraît utile d’envisager les choses d’un point de vue conceptuel. En brossant un tableau schématique des changements majeurs que le concept de gène a connus, nous serons peut-être mieux à même de comprendre le paradoxe d’une discipline dont l’identité institutionnelle s’affaiblit, au moment même où ses concepts et méthodes dominent plus que jamais un vaste spectre de théories et de techniques biologiques.

Concepts du gène

Rappelons l’origine du mot. Il fut proposé par le biologiste danois Wilhelm Johannsen en 1909, en même temps que les termes de «génotype» et de «phénotype». Le terme résultait d’une contraction de l’expression de «pangène» forgée vingt ans plus tôt par Hugo De Vries. Pour De Vries, les «pangènes» étaient des organites intracellulaires, présents dans toutes les cellules [8]. Johannsen, lorsqu’il contracta le mot «pangène» en celui de «gène», dégagea la notion de toute interprétation morphologique particulière, et proposa de le définir de manière purement opérationnelle par rapport à la combinatoire mendélienne: «Il faut traiter le gène comme une unité de comptage ou de calcul. Nous n’avons aucunement le droit de définir le gène comme une structure morphologique, au sens des “gemmules” de Darwin, des “biophores”, des “déterminants” ou de toute autre sorte de concept morphologique» [9]. Johannsen récuse donc toute interprétation matérielle du gène. Il est vrai que dans des textes assez confidentiels destinés à un public philosophique local, Johannsen a déclaré que les gènes étaient selon lui des formes aristotéliciennes [10]. Mais dans ses publications professionnelles, cet auteur s’en est tenu à une interprétation résolument instrumentaliste du concept théorique fondamental de la génétique. Le gène de la génétique mendélienne est une unité de fonction, qui n’est révélée comme telle que par le phénotype correspondant à une combinaison génotypique donnée.

Lorsque la génétique est devenue chromosomique, la plupart des généticiens ont maintenu cette vision instrumentaliste et non matérielle du gène. Certes le gène était situé sur une structure morphologique définie, le chromosome, et il devenait possible de situer les gènes d’un chromosome les uns par rapport aux autres. Mais dans les années 1930, le gène demeurait une entité hypothétique, dont les biologistes admettaient ne connaître ni la signification matérielle (molécules? assemblages de molécules? organites subcellulaires? cycles physiologiques récurrents?), ni le mode d’action physiologique. Thomas Hunt Morgan a bien résumé l’état d’esprit de la majorité de ses collègues dans son discours de réception du prix Nobel en 1933: « Au niveau où se situent les expériences génétiques, cela ne fait pas la moindre différence que le gène soit une unité hypothétique ou une particule matérielle. Dans les deux cas, l’unité est associée à un chromosome spécifique et peut être localisée par une analyse purement génétique» [11].

La génétique chromosomique a cependant abouti à une pluralisation du concept de gène qui portait en germe son éclatement futur. En effet, à la notion d’unité de fonction s’est ajoutée la notion du gène comme unité de recombinaison, rendue possible par le phénomène de crossing over. Par ailleurs, les travaux de Muller sur la mutagenèse induite ont introduit, en combinaison avec les méthodes morganiennes, une troisième caractérisation du gène comme unité de mutation.

Ainsi, de 1915 à 1950, le gène a-t-il été défini par trois critères qui semblaient avoir une bonne plausibilité opératoire: unité de fonction, unité de recombinaison, unité de mutation. Ces trois notions étaient également théoriques, c’est-à-dire non accessibles à des preuves directes. Mais elles permettaient des prédictions remarquablement précises. Leur coïncidence dans la génétique formelle classique était essentielle.

Ce bel édifice théorique s’est cependant trouvé ébranlé de l’intérieur, au moment même où la génétique commençait à se chercher des bases moléculaires. En 1955, Seymour Benzer, appliquant au bactériophage les techniques classiques d’analyse génétique, a montré que les notions d’unité de fonction, de recombinaison et de mutation ne coïncidaient pas [12]. D’une part, la recombinaison peut se produire en de nombreux sites à l’intérieur d’un même gène. En fait, l’unité minimale de recombinaison consiste en deux nucléotides adjacents. D’autre part, les mutations peuvent aussi se produire en de nombreux sites différents à l’intérieur d’un gène: l’unité minimale de mutation est le nucléotide. Les généticiens ont dépassé cette difficulté en introduisant la notion de «cistron» comme nouvelle définition opératoire du gène. Le terme de cistron, proposé par Benzer en 1957 [13], vient du test d’allélisme cis-trans, qui permet de déterminer si deux mutations différentes ont touché ou non le même gène. La définition du gène comme cistron a constitué l’ultime avatar des définitions fondées sur la seule analyse génétique, c’est-à-dire sur l’analyse des produits de croisement. Bien qu’elle soit contemporaine des premiers développements de la biologie moléculaire et qu’elle soit éclairée par celle-ci (lorsqu’on dit par exemple que la plus petite unité de mutation est le nucléotide), elle repose sur des outils théoriques qui en sont indépendants. Cette définition a en tout cas révélé le point qui était au centre de l’approche proprement génétique du gène: le test cis-trans est une méthode qui vise à identifier des gènes au sens d’unités génétiques remplissant une fonction que ne remplissent pas les autres. Cette approche du gène demeure opératoirement centrée sur le phénotype comme objet d’analyse.

À la définition fonctionnelle du gène, la biologie moléculaire a substitué une définition structurale qui, au moins dans les premiers temps, semblait simple: un gène est une séquence d’ADN qui code pour la séquence des acides aminés d’un polypeptide. Toutefois, avec les travaux de François Jacob et Jacques Monod sur la régulation génétique bactérienne et l’opéron lactose [14, 15], la définition a dû être assouplie. Elle est en fait devenue disjonctive. Le gène était désormais soit une séquence d’ADN codant pour un polypeptide, soit une séquence d’ADN servant de modèle à un ARN ribosomique ou de transfert, soit encore un site opérateur ou un site promoteur. Des discussions ont eu lieu à l’époque pour savoir si tous ces objets devaient être également nommés gènes. En un sens oui, car tous se comportent comme des entités mendéliennes, tout en se laissant décrire comme des séquences d. Mais comme certains de ces sites peuvent se chevaucher (par exemple les sites opérateur et promoteur, qui se recouvrent, ainsi qu’avec les gènes de structure qu’ils contrôlent), il est devenu difficile de donner une définition moléculaire générale du gène dépourvue d’ambiguïté. Dès les années 1960, il était clair qu’il n’était plus possible de construire une définition moléculaire du gène correspondant sans équivoque à la définition génétique classique: non seulement la catégorie de gène correspond à plusieurs définitions moléculaires possibles, mais une même séquence d’ADN peut correspondre à plusieurs gènes. Ce constat était d’autant plus troublant que les premiers travaux concernant la régulation génétique reposaient sur d’élégantes expériences mendéliennes réalisées sur des bactéries rendues artificiellement diploïdes.

L’émergence des techniques d’ADN recombinant dans les années 1970 a conduit à des découvertes qui ont radicalisé la déconstruction de la définition du gène comme structure matérielle bien définie (séquence nucléotidique) pourvue d’une fonction bien spécifiée (codage d’un polypeptide), elle-même susceptible d’une analyse mendélienne. Il est inutile de rappeler ici la kyrielle des phénomènes qui ont dissous l’espoir de construire un concept général et univoque de gène: gènes «assemblés» des immunogénéticiens; gènes morcelés; épissage alternatif; altération du cadre de lecture; séquences répétées (même fonction, position différente); non-universalité du code génétique (même séquence nucléotidique, séquence polypeptidique variable); édition génétique; utilisation simultanée des deux brins d’ADN pour faire un unique polypeptide, etc. [16, 17].

L’article légendaire de 2001 dans lequel la revue Nature a publié la première séquence approximativement complète du génome humain est tout à fait typique de la représentation actuelle du gène [18]. On y admet «par définition» qu’un gène est constitué d’une région codante et d’une région contrôlant l’expression de la région codante. Moyennant cette définition, l’article fournit une estimation du nombre de gènes humains, entre 26000 et 38000. Ce nombre a été revu à la hausse depuis, mais nous ne nous aventurerons pas sur ce terrain. L’important est que si l’on considérait les sites de fixation des répresseurs ou activateurs comme des gènes, ce qui eût été naturel pour bon nombre de généticiens des années 1960, il faudrait sans doute multiplier le nombre des gènes par un facteur deux ou trois. Ceci serait parfaitement justifié du point de vue de la génétique classique: ces sites, en effet, sont des unités qui mutent, se recombinent et ont une fonction. Par ailleurs, l’article de 2001 admet que les trente ou quarante mille «gènes» séquencés suffisent à la production de deux à trois cent mille protéines enzymatiques, et de beaucoup plus d’un million si l’on ajoute les anticorps.

Il est donc évident que la biologie moléculaire de 2001 utilise un concept de gène qui n’est plus ni celui de la génétique formelle classique, ni même celui de la biologie moléculaire des années 1960-1970. Beaucoup d’éléments qui auraient autrefois été qualifiés de gènes ne le sont plus actuellement. Inversement, les gènes d’aujourd’hui n’ont plus qu’une lointaine ressemblance avec les gènes d’autrefois: la notion de portion de chromosome ayant une fonction bien définie, et offerte en tant que telle à l’analyse mendélienne, est caduque dans bien des cas.

La situation théorique ainsi créée a un avantage: elle nous libère du réductionnisme génétique qui a tant pesé sur la génétique du xxe siècle, mode de pensée lié à l’époque au fait que l’on ne disposait pas de description précise du matériel génétique. Il est devenu beaucoup plus difficile au biologiste d’aujourd’hui de raisonner comme si les organismes, en particulier les organismes eucaryotes, portaient en eux de petits atomes héréditaires bien isolés et contrôlant de manière causalement univoque la production des phénotypes. Comme l’a justement écrit Evelyn Fox Keller, les gènes sont aujourd’hui des ressources pour la cellule et ne sont pour l’organisme que des «déterminants» [19]: le problème de leur «activation» a pris le pas sur celui de leur «action» [20]. C’est en fait l’organisme qui, en fonction de son état métabolique, détermine ce qui vaut comme «gène» à un moment donné. C’est par exemple l’état métabolique qui fait qu’une même séquence d’ADN, moyennant des excisions et épissages appropriés de l’ARN messager, servira de matrice à une protéine fibrillaire de muscle lisse, ou de muscle strié, ou de myoblaste. Il y a d’ailleurs une manière encore plus radicale de dire les choses: c’est la situation expérimentale qui détermine ce qui vaut comme gène [21, 22].

Conlusions

On peut évidemment se demander pourquoi les biologistes d’aujourd’hui ont conservé le terme de «gène», alors même que la science contemporaine en a, en quelque sorte, dissous le contenu conceptuel. Beaucoup, d’ailleurs, semblent se distancier du terme, en lui substituant des dénominations plus précises comme séquence codante, séquence régulatrice, séquence muette, etc. Le terme demeure cependant, de même que l’article et le substantif «génétique»: c’est ainsi que l’on parle d’une «nouvelle génétique», science qui est plus une anatomie et une physiologie moléculaire des structures et des régulations génomiques qu’une science des gènes à proprement parler. Néanmoins, le terme de «gène» demeure. À cela, plusieurs explications sont possibles. Il y a d’abord une raison pragmatique. Les savants, comme tous les hommes, ont besoin de mots pour communiquer entre eux. Dans ce but, des termes approximatifs sont souvent plus utiles que des termes définis avec une parfaite précision. Des termes trop précis limitent l’espace de communication. Or, le terme de gène, avec son ambiguïté présente, joue à cet égard un rôle important: il permet, avec un degré raisonnable d’approximation, à des scientifiques de disciplines différentes (biochimistes, biologistes moléculaires, généticiens des populations, spécialistes de génétique médicale, etc.) de se comprendre. Par ailleurs, les savants ont aussi besoin de s’inscrire dans des traditions de pensée et de dialoguer avec leurs maîtres et prédécesseurs. Depuis 1900, un certain nombre de concepts du gène se sont succédés, qui ne se recouvrent qu’en partie. Leur contenu descriptif, c’est-à-dire les classes d’observables auxquels ils renvoient, ne coïncident que partiellement. Il n’existe pas de dictionnaire permettant de traduire de manière générale les divers concepts du gène les uns dans les autres sans équivoque. Aucun dictionnaire linguistique ne peut d’ailleurs jamais faire cela. Toutefois, au cas par cas, il est possible de traduire les uns dans les autres des énoncés qui utilisent des concepts du gène différents.

Il y a enfin un motif économique et idéologique à la persistance du terme de gène dans la culture biologique contemporaine. Les gènes ne sont pas seulement des ressources pour le métabolisme cellulaire, ce sont aussi, dans la technoscience contemporaine, des ressources économiques. Pour l’industrie des biotechnologies, le mot «gène» est un réel enjeu: la nouvelle définition volontariste qui en est donnée depuis quelques années (région codante + région régulatrice) est certes assez restrictive, et à vrai dire incompatible avec les versions antérieures de la génétique, mais cette définition a l’avantage de désigner une classe d’objets matériels bien identifiables, faciles à isoler et à conserver qui, associés à des modes opératoires brevetables, sont… d’importantes sources de profit. Le gène devient ainsi une catégorie marchande, une ressource au sens économique du terme. Des questions importantes de justice sociale viennent inévitablement se greffer sur ces enjeux économiques: les gènes deviennent alors des enjeux majeurs d’un débat moral et politique.

Les arguments qui militent en faveur de la persistance du mot «gène» dans la culture contemporaine ne sont donc pas minces. Les biologistes en ont besoin pour se comprendre entre eux, et avec la société qu’ils servent. D’ailleurs, on peut remarquer ici que la génétique n’a jamais été seulement une science théorique. Dès l, elle a enveloppé des enjeux pratiques, économiques et politiques considérables. L’amélioration des animaux et des plantes, l’eugénique aussi, ont joué un rôle incitatif majeur dans le développement de la génétique. Des enjeux comparables continuent à sous-tendre la science du matériel génétique.

Il nous semble assez vraisemblable que la génétique en tant que science clairement distincte des autres disciplines biologiques est probablement vouée à décliner, en étant absorbée dans des ensembles disciplinaires plus larges; mais il est aussi vraisemblable que les mots fétiches de la génétique, le substantif «gène» et l’adjectif «génétique», ne sont pas près de disparaître de notre lexique.