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La conquête du milieu terrestre est certainement, pour nous, humains, l’une des étapes les plus marquantes de l’histoire des vertébrés, puisqu’elle a permis l’émergence des premiers tétrapodes, dont nous sommes précisément issus. On estime que cette conquête est le résultat de l’évolution de certains poissons dont les descendants actuels les plus proches appartiennent au groupe des dipneustes. Ces derniers possèdent en effet plusieurs caractères - comme par exemple l’existence de poumons fonctionnels, en plus de branchies, ou un début de cloisonnement du coeur - qu’ils partagent de façon exclusive avec les tétrapodes. De même, leurs nageoires présentent une organisation qui préfigure clairement celle des membres des tétrapodes. Toutefois, malgré ces particularités, les dipneustes sont totalement incapables de mener une vie active prolongée hors de l’eau.

La conquête du milieu terrestre

Il est donc légitime de penser que les espèces qui se sont affranchies du milieu aquatique avaient acquis de nombreux caractères supplémentaires. Leurs plus proches descendants actuels appartiennent au groupe des amphibiens qui, au moins à l’état adulte, présentent de très nettes adaptations au milieu aérien, même s’ils restent plus ou moins dépendants du milieu aquatique, notamment pour leur reproduction.

Entre les dipneustes et les amphibiens, le fossé est donc très important et la simple étude de leurs caractéristiques morpho-fonctionnelles ne permettra jamais de reconstituer l’ensemble des événements qui ont marqué la conquête du milieu terrestre. Certes, les amphibiens ont la particularité de subir une métamorphose qui les amène à effectuer au cours de leur développement ce même passage de l’eau à l’air, mais il serait illusoire de penser que la métamorphose récapitule fidèlement les étapes historiques de la sortie des eaux.

La reconstitution des étapes de la conquête du milieu terrestre par les vertébrés est en réalité inconcevable sans l’étude des fossiles. Malheureusement, les fossiles capables de témoigner directement de cette période sont actuellement très peu nombreux, à peine plus d’une dizaine [1]. La découverte récente de l’un d’eux, Tiktaalikroseae, dans l’Arctique canadien par une équipe américaine est donc un authentique événement [2].

Un « chaînon manquant »

Tiktaalik[1], dont la morphologie évoque un mélange de poisson et de crocodile (Figure 1), est d’abord intéressant par son âge. Il provient en effet de terrains vieux de 383 millions d’années (Ma), ce qui le situe exactement dans l’intervalle de temps séparant deux des fossiles les plus complets issus de cette période, à savoir Panderichthys (- 385 Ma), un animal encore muni de nageoires et donc clairement rattaché au monde des poissons, et Acanthostega (- 365 Ma), un tétrapode déjà bien différencié mais toujours aquatique, avec des membres munis de véritables doigts (Figure 2).

Figure 1

Spécimen de Tiktaalik roseae avec son schéma interprétatif.

Spécimen de Tiktaalik roseae avec son schéma interprétatif.

1 : orbites ; 2 : spiracle ; 3 : mandibule ; 4 : ceinture scapulaire ; 5 : nageoires antérieures.

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Figure 2

Arbre simplifié traduisant les relations phylogénétiques entre Tiktaalik et ses plus proches parents fossiles* et actuels.

Arbre simplifié traduisant les relations phylogénétiques entre Tiktaalik et ses plus proches parents fossiles* et actuels.

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La très bonne préservation du squelette de Tiktaalik permet de reconstituer avec précision son mode de vie. Comme Panderichthys, Tiktaalik était un animal aquatique qui possédait des nageoires ainsi qu’un appareil branchial bien développé. Néanmoins, il pouvait respirer à l’air libre comme en témoigne la présence d’un spiracle (sorte de siphon) relativement large sur la face supérieure de son crâne. Tiktaalik était en revanche dépourvu d’opercules, ce qui implique un mécanisme de renouvellement de l’eau au contact des branchies différent de celui décrit chez Panderichthys où les ouïes sont encore présentes. La ventilation aurait été dans ce cas assurée de façon prépondérante par des mouvements de la cavité buccale agissant à la manière d’une pompe, comme chez les amphibiens actuels. L’absence des opercules est par ailleurs à mettre en relation avec la disparition des os reliant la tête à la ceinture scapulaire. De fait, chez Tiktaalik, la tête est séparée du reste du corps par un cou flexible, ce qui lui conférait une mobilité propre.

Des nageoires pour sortir la tête de l’eau

L’analyse du squelette interne des nageoires antérieures de Tiktaalik permet d’avancer d’intéressantes hypothèses sur l’origine des membres des tétrapodes [3]. De façon intéressante, plusieurs pièces de ce squelette peuvent être reconnues comme homologues de celles constituant le membre antérieur des tétrapodes, notamment au niveau du coude et du poignet; seule la partie équivalente aux doigts s’avère manquante. L’examen des surfaces de contact entre les différentes pièces ainsi que des zones d’insertion musculaire, indique que ces nageoires pouvaient réaliser des mouvements relativement diversifiés d’extension et de flexion, parfaitement compatibles avec une fonction de soutien du corps. Les caractéristiques des vertèbres, emboîtées entre elles et beaucoup plus robustes que chez les autres poissons, sont parfaitement compatibles avec cette hypothèse. Il est donc clair que les nageoires de Tiktaalik étaient beaucoup plus que de simples palettes natatoires. On peut penser qu’elles pouvaient lui servir à se soulever pour hisser sa tête hors de l’eau. Cette posture, facilitée par la mobilité de la tête évoquée précédemment, devait avoir un intérêt principalement respiratoire car les eaux fluviatiles dans lesquelles il vivait étaient peu profondes, chaudes et donc faiblement oxygénées. En revanche, il est peu probable que Tiktaalik ait pu utiliser ses nageoires pour se déplacer sur la terre ferme.

Tiktaalik combine donc tout un ensemble de caractéristiques qui font de lui un authentique intermédiaire structural [4] entre les poissons et les premiers tétrapodes. L’étude de ce nouveau fossile montre que la conquête du milieu terrestre est associée à l’acquisition de caractères nouveaux qui sont apparus progressivement au cours de l’évolution. Elle confirme également que les tétrapodes ont développé une grande partie de leurs adaptations à la vie terrestre alors qu’ils étaient encore aquatiques. La mise à jour d’autres fossiles sera évidemment nécessaire pour permettre de reconstituer la chronologie de ces événements de façon encore plus détaillée.