Corps de l’article

Le concept de préconditionnement

Le concept de préconditionnement est né en 1985 dans le laboratoire nord-américain dirigé par R.B. Jennings [1]. Les chercheurs ont montré que des occlusions coronariennes brèves (trop courtes pour provoquer une nécrose myocytaire) réalisées avant une occlusion prolongée (de durée suffisante pour provoquer un infarctus myocardique) peuvent réduire de façon très importante (50 % à 75 %) la taille finale de l’infarctus. Le fait de rendre le myocarde brièvement ischémique induit une protection endogène qui s’exprime lors d’une ischémie prolongée consécutive. Ce phénomène a été nommé preconditioning (préconditionnement). Tout se passe comme si le myocarde, « prévenu » par une première agression (ici de nature ischémique), mettait en jeu des mécanismes endogènes de défense le rendant capable de mieux tolérer une nouvelle agression à venir : il s’agit là d’un phénomène d’adaptation au stress.

Des résultats prometteurs chez l’animal…

Le préconditionnement constitue donc un traitement préventif de la lésion myocardique, l’intervention protectrice (épisode bref d’ischémie-reperfusion) précédant le développement de la lésion. La cardioprotection est nettement plus importante que celle obtenue avec les traitements connus à ce jour. Par ailleurs, elle s’étend au-delà de la limitation de la nécrose tissulaire : le préconditionnement limite également l’apoptose myocardique induite par l’épisode d’ischémie-reperfusion [2, 3]. Il améliore la récupération contractile postischémique en raison de la limitation de la taille de la nécrose, et non pas du fait d’un effet protecteur propre sur l’appareil contractile [4, 5]. Son effet sur les arythmies ventriculaires reste quant à lui débattu [6, 7].

L’ischémie n’est pas le seul stimulus capable d’induire cette cardioprotection. L’hypoxie, le stress thermique, la stimulation par pacing, l’étirement myocardique sont susceptibles d’activer ces mécanismes de défense [8]. De nombreux agonistes (ou substances cardioactives) peuvent mimer ce phénomène dans certains modèles expérimentaux : agonistes A1/A3 de l’adénosine, bradykinine, opioïdes, angiotensine II, noradrénaline ou endothéline [9, 10]. Il est bien évident que ces résultats expérimentaux laissent entrevoir la possibilité d’une manipulation pharmacologique de ce phénomène et, par conséquent, le développement de nouveaux agents anti-ischémiques.

Le phénomène de préconditionnement a cependant des limites temporelles. D’une part, la protection qui se met en place dans les quelques minutes qui suivent la stimulation inductrice n’est efficace que si le myocarde, en cours d’infarcissement après occlusion coronaire, est reperfusé suffisamment tôt. Si la reperfusion ne survient pas, les cardiomyocytes mourront quoi que l’on fasse. D’autre part, s’il s’écoule trop de temps entre le stimulus inducteur et la survenue de l’infarctus, la protection disparaît. En d’autres termes, la protection induite est transitoire ; elle peut cependant être réinduite si l’on répète le stimulus initial. Enfin, cette protection est biphasique : au préconditionnement précoce, ou classique, qui vient d’être décrit s’ajoute un préconditionnement tardif (ou seconde fenêtre de protection) au cours duquel les mécanismes anti-ischémiques sont plus lents à se mettre en place : ils sont effectifs 24 heures après l’induction et disparaissent en 48 à 72 heures [11].

… mais un concept non applicable stricto sensu à la pratique clinique

Dans la situation de l’infarctus aigu du myocarde, le préconditionnement peut être spontané lorsque le patient a présenté des épisodes ischémiques transitoires préalables à l’occlusion prolongée de l’artère coronaire. Bien entendu, l’identification de ces épisodes ne peut se faire qu’a posteriori et reste sujette à caution, dans la mesure où nombre de ces épisodes sont souvent cliniquement silencieux. L’induction volontaire d’ischémie brève chez un patient pour tenter d’induire un préconditionnement n’est pas réalisable en clinique et ne serait plausible que si la protection était démontrée et le bénéfice apporté substantiel. Les seules circonstances envisageables seraient l’angioplastie coronaire ou la chirurgie cardiaque, deux situations dans lesquelles le cardiologue maîtrise l’ischémie. Là encore, le bénéfice potentiel n’est pas évident, ces procédures ne s’accompagnant pas (ou très peu) d’infarctus myocardique.

Il est donc apparu très clairement dans l’esprit des chercheurs étudiant le préconditionnement que l’intérêt n’était pas dans un quelconque mimétisme clinique, mais plutôt dans l’identification des mécanismes moléculaires du phénomène, la définition de nouvelles cibles pharmacologiques menant secondairement au développement de médicaments cardioprotecteurs.

Du mécanisme au traitement

De très nombreux travaux se sont attachés à préciser les voies de signalisation intracellulaire impliquées dans le préconditionnement (Figure 1). Les récepteurs du sarcolemme (comme ceux de l’adénosine [A1/A3], de la bradykinine, de l’angiotensine, de l’endothéline, les canaux potassiques dépendants de l’ATP [K+ATP] et les récepteurs sensibles à l’étirement) peuvent être impliqués dans la transmission du signal. Mais celle-ci peut aussi ne pas les impliquer directement, comme lors de l’induction du préconditionnement par des radicaux libres de l’oxygène (y compris le NO) ou le calcium exogène. La protéine kinase C (PKC) semble participer à la médiation du préconditionnement [12] : des antagonistes de la PKC (chéléréthryne, staurosporine…) abolissent la limitation de taille de l’infarctus consécutive au préconditionnement, tandis que les activateurs de la PKC (PMA…) reproduisent cet effet bénéfique. Selon l’espèce animale considérée, seules certaines isoformes sont impliquées [13]. Les tyrosine kinases (TK) et les mitogen-activated protein kinases (MAPK) (en particulier p38MAPK, mais aussi ERK et JNK) peuvent également participer à la signalisation du préconditionnement [13].

Figure 1

Voies de signalisation impliquées dans le préconditionnement.

Voies de signalisation impliquées dans le préconditionnement.

La transmission du signal protecteur au sein du myocarde préconditionné implique en particulier les récepteurs (B2, δ et A1) de diverses substances cardioactives situés sur le sarcolemme, différentes kinases - protéine kinase C (PKC), PI3 (phosphatidylinositol 3)-kinase, tyrosine kinases (TK) - et la production de radicaux libres de l’oxygène. Les canaux potassiques sensibles à l’ATP (K+ATP) mitochondriaux et le pore de transition de perméabilité membranaire semblent être des médiateurs importants du phénomène. PLC, PLD : phospholipases C et D.

-> Voir la liste des figures

Rôle important des canaux K+ATP mitochondriaux

L’intérêt de différentes équipes de recherche pour le rôle de la mitochondrie dans le préconditionnement s’explique d’une part en raison de son rôle dans l’énergétique cellulaire (limitation de la baisse d’ATP, diminution de l’acidose et de la surcharge sodique et calcique du myocarde préconditionné), dans la production de radicaux libres de l’oxygène (médiateurs du préconditionnement) et dans les phénomènes d’apoptose et de nécrose (rôle de la transition de perméabilité mitochondriale dans la mort cellulaire), et, d’autre part, en raison de la récente mise en évidence du rôle possible des canaux K+ATP mitochondriaux dans le préconditionnement [14]. G.J. Gross et al. furent les premiers à montrer que l’activation des canaux K+ATP est impliquée dans le préconditionnement ; mais ils s’intéressaient alors aux canaux K+ATP localisés dans le sarcolemme [15]. Un éclairage nouveau sur le rôle de ces canaux dans le préconditionnement a été donné par la mise en évidence d’une autre population de canaux K+ATP localisés dans la membrane interne mitochondriale [16]. Plusieurs équipes ont rapporté que des agonistes spécifiques des canaux K+ATP mitochondriaux (mK+ATP) induisent le préconditionnement, tandis que les antagonistes, à l’inverse, l’abolissent [16, 17].

Le rôle physiologique des canaux mK+ATP, de même que leur place exacte dans la cardioprotection, sont encore mal connus. Deux effets sont susceptibles de favoriser la survie cellulaire au cours de l’ischémie-reperfusion : d’une part, la dépolarisation de la membrane mitochondriale interne, consécutive à l’entrée de K+ par ces canaux, limiterait la surcharge matricielle en Ca2+ et préserverait la mitochondrie [17] ; d’autre part, la régulation du volume matriciel par les mK+ATP pourrait influencer la respiration mitochondriale et la production d’ATP. Il semble par ailleurs que ces canaux modulent la « transition de perméabilité membranaire mitochondriale », un processus qui consiste en une modification de la perméabilité de la membrane interne conduisant à un gonflement de la mitochondrie, à une perte du potentiel membranaire, au découplage de la chaîne respiratoire et à la fuite de petites molécules et protéines (en particulier proapoptotiques) de l’espace intermembranaire ou de la matrice mitochondriale. Ce phénomène, dû à l’ouverture irréversible d’un pore non sélectif localisé dans la membrane interne de la mitochondrie, constitue probablement un événement majeur dans les deux types de mort cellulaire que sont la nécrose et l’apoptose [18, 19].

Expérimentalement, on observe une ouverture du pore de transition après ischémie-reperfusion chez le rat, ainsi que l’atténuation des lésions cellulaires après administration de ciclosporine A, un bloqueur spécifique de ce « mégacanal » [20, 21]. Des travaux récents, dont les nôtres, suggèrent que le préconditionnement pourrait moduler la transition de perméabilité mitochondriale au cours de l’ischémie-reperfusion [22, 23]. Le pore de transition de perméabilité s’ouvre lors d’une surcharge calcique mitochondriale ; alors que l’ischémie diminue la résistance du pore de transition à la surcharge calcique, le préconditionnement l’augmente, et donc retarde son ouverture, avec pour corollaire un effet cardioprotecteur. Le blocage pharmacologique du pore, avant l’ischémie ou lors de la reperfusion, a un effet comparable au préconditionnement [22]. V. Piriou et al. viennent de montrer que l’activation des canaux mK+ATP par le desflurane retarde l’ouverture du pore de transition, et que cet effet est bloqué par le 5-hydroxydécanoate, un inhibiteur des canaux mK+ATP [24]. Le mécanisme sous-tendant ces effets reste mal connu, mais certains auteurs suggèrent que l’activation des canaux mK+ATP limiterait la surcharge calcique mitochondriale, induite par l’ischémie, par une réduction de la capture de Ca2+ [25].

À la recherche de nouvelles cibles pharmacologiques

L’ensemble des travaux de ces dix dernières années a permis d’identifier de nouvelles cibles pharmacologiques, dont certaines sont déjà accessibles en clinique humaine. Ainsi, M.A. Leesar et al. [26] ont montré que la perfusion intracoronaire d’adénosine a un effet protecteur de type préconditionnement lorsque le critère de jugement est le sus-décalage du segment ST au cours d’inflations itératives du ballon d’angioplastie. Cette même équipe a obtenu des résultats similaires avec la perfusion de bradykinine, dont l’effet préconditionnant avait été démontré chez l’animal. F. Tomai et al. [27] ont quant à eux rapporté que le glibenclamide, un antagoniste des canaux K+ATP, bloque le préconditionnement dans le même modèle d’angioplastie coronaire chez l’homme. La portée pratique de ces travaux reste cependant limitée, ces agents pharmacologiques étant difficiles à manier et la situation clinique testée très particulière.

Une application plus intéressante du concept de préconditionnement a été donnée par l’étude IONA [28]. L’idée générale était de déterminer si la prescription au long cours de nicorandil, un agent capable d’induire le préconditionnement chez l’animal par activation des canaux mK+ATP, avait un effet favorable sur la morbimortalité de patients coronariens angineux stables ayant un risque cardiovasculaire élevé. Les résultats montrent que le nicorandil limite significativement la survenue de syndromes coronariens aigus et d’un critère combiné associant décès, infarctus du myocarde et hospitalisation pour douleur angineuse. S’il est clair que l’étude IONA n’applique pas strictement le schéma du préconditionnement défini dans les laboratoires, elle a le mérite d’appliquer à une situation clinique rencontrée quotidiennement les connaissances expérimentales sur le sujet : elle représente à ce jour la seule application pratique issue du concept de préconditionnement. Elle pose en outre une question essentielle, toujours non résolue : les antagonistes des canaux K+ATP que sont les sulfonylurées hypoglycémiantes, utilisés en clinique dans le traitement du diabète de type 2, ont-ils des effets délétères chez le diabétique coronarien ?

Le futur du préconditionnement : le « postconditionnement »

Deux directions principales, non mutuellement exclusives, sont envisageables pour les développements à venir du préconditionnement, et de la cardioprotection anti-ischémique en général. La première est la poursuite des travaux concernant l’analyse des voies de signalisation de survie cellulaire. Plusieurs directions sont aujourd’hui le sujet de recherches intenses, comme les cascades de kinases impliquant en particulier PI3K ou Akt, la transition de perméabilité mitochondriale, les canaux mK+ATP, les radicaux libres de l’oxygène (dont le NO) ou encore les récepteurs des facteurs de croissance.

La seconde voie de développement est liée à la mise en évidence d’un phénomène très original, baptisé « postconditionnement » (Figure 2). Alors que le préconditionnement ischémique est induit par la réalisation, avant une ischémie prolongée infarctoïde, d’épisodes brefs d’ischémie-reperfusion, Z.Q. Zhao et al. ont eu l’idée de réaliser ces épisodes non pas avant l’ischémie prolongée, mais juste après, au moment de la reperfusion du myocarde infarci [29]. De façon très surprenante, ils ont montré que cette manoeuvre permet une réduction de taille d’infarctus comparable à celle du préconditionnement, et ont attribué cet effet à une limitation de la production de radicaux libres de l’oxygène lors de la phase de reperfusion.

Figure 2

Évolution des stratégies de protection anti-ischémique.

Évolution des stratégies de protection anti-ischémique.

La réalisation d’ischémies brèves (préconditionnement, A) avant une ischémie plus prolongée s’applique à l’animal de laboratoire, mais n’est pas réalisable chez l’homme. L’administration d’un agent pharmacologique (agoniste, B) au long cours, ayant démontré expérimentalement un effet préconditionnant, est réalisable. L’idée est de protéger en permanence le myocarde chez des patients coronariens, de façon à ce qu’ils soient en « état préconditionné » en cas d’infarctus (exemple de l’étude IONA). Une perspective d’avenir consisterait à intervenir au moment de la reperfusion par la réalisation d’ischémie brèves (« postconditionnement », C) ou par l’administration d’un traitement pharmacologique protecteur (D) au début de la reperfusion.

-> Voir la liste des figures

Cette observation, qui va bien au-delà de la simple manipulation de protocole au laboratoire, présente des implications potentiellement majeures. En effet, elle correspond à une situation clinique courante, la reperfusion à la phase aiguë de l’infarctus du myocarde. C’est précisément le moment où l’on peut espérer être le plus efficace pour limiter les dégâts liés à l’ischémie-reperfusion. Aujourd’hui, aucune thérapeutique adjuvante de la reperfusion n’a fait les preuves de son efficacité pour limiter la taille de l’infarctus. Si une intervention de type « postconditionnement » s’avère être efficace chez l’homme, le bénéfice clinique potentiel serait majeur. L’intérêt est d’autant plus grand que la reperfusion par angioplasite coronaire permet aisément la réalisation à l’identique chez l’homme du protocole d’épisodes brefs d’ischémie-reperfusion appliqué chez l’animal.

Parallèlement, les données sur le « postconditionnement » réactivent le débat sur la nécrose de reperfusion. Actuellement, il est admis que les lésions myocardiques irréversibles consécutives à une ischémie-reperfusion prolongée se produisent lors de la période d’ischémie, et non lors de la phase suivante de reperfusion. Pourtant, le fait que l’on puisse réduire de moitié la taille de l’infarctus par une intervention qui se situe au moment de la reperfusion [29] implique incontestablement qu’au moins la moitié de la taille de l’infarctus est en rapport avec des phénomènes se produisant lors de la reperfusion. Le groupe de D. Yellon a d’ailleurs montré que l’administration d’agonistes des récepteurs de croissance (en particulier de l’insuline, qui semble agir ici en dehors de ses effets sur le métabolisme du glucose) pendant les 15 premières minutes de la reperfusion diminue significativement la taille de l’infarctus [30]. Il semblerait de plus que cette protection pharmacologique induite au moment de la reperfusion fasse intervenir, au moins en partie, des voies de signalisation comme Akt ou ERK1/2, également impliquées dans le préconditionnement [30]. Enfin, ces observations sur le postconditionnement sont également à rapprocher des données sur la transition de perméabilité au cours de l’ischémie-reperfusion. E.J. Griffiths et al. ont montré il y a plusieurs années que le pore de transition de perméabilité, dont le rôle est déterminant dans le passage des lésions cellulaires d’un stade réversible à un stade irréversible, ne s’ouvre pas lors de l’ischémie, mais lors de la reperfusion [31]. Corroborant cette donnée et en accord avec le concept de postconditionnement, nous avons récemment montré, avec d’autres, que le blocage du pore de transition de perméabilité par l’administration de ciclosporine A juste au moment de la reperfusion a un effet protecteur comparable à celui du préconditionnement [32].

Conclusions

Bien du chemin reste sans doute à parcourir pour mieux protéger le myocarde à la phase aiguë de l’infarctus, mais ces travaux récents laissent entrevoir de très intéressantes possibilités dans ce domaine. La confirmation clinique du concept de postconditionnement ainsi que la possibilité d’identifier des cibles pharmacologiques de la reperfusion auraient pour avantage considérable de mettre cette puissante protection anti-ischémique à la portée du clinicien. L’idée qu’une intervention aussi ponctuelle puisse avoir tant de bénéfice pour le patient est par ailleurs particulièrement séduisante.