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Dans le cerveau adulte des mammifères, deux zones neurogéniques persistent tout au long de la vie : la zone sous-granulaire (ZSG) du gyrus dentelé et la zone sous-ventriculaire (ZSV), située sur les parois des ventricules latéraux. Dans l’hippocampe, la ZSG produit des cellules qui se différencient en cellules granulaires (neurones glutamatergiques) [1] alors que la ZSV fournit les interneurones (neurones essentiellement GABAergiques) destinés à peupler le bulbe olfactif (BO) [2]. Une des différences principales qui distingue ces deux zones neurogéniques repose sur la distance de migration. Celle-ci est quasi nulle (environ 100 µm) dans l’hippocampe alors qu’elle est très importante et complexe dans le cas de la neurogenèse bulbaire (2 à 3 mm séparent la ZSV du BO, chez la souris). Pour atteindre le BO, les neuroblastes doivent d’abord emprunter un trajet qualifié de « tangentiel » (c’est-à-dire parallèle à la surface du cerveau) le long d’un chemin nommé « courant de migration rostrale » (CMR). Les neuroblastes migrent en chaînes, liés les uns aux autres par des interactions de type « homophilique ». À l’arrivée dans le BO, les cellules se détachent des chaînes pour se réorienter (changement à 90 degrés) et entamer leur ascension pour atteindre leur site final d’intégration. Cette migration perpendiculaire à la surface cérébrale est qualifiée alors de « radiaire ». Dans notre laboratoire, nous nous intéressons aux mécanismes génétiques et épigénétiques qui gouvernent cette neurogenèse chez l’adulte [3]. Au sein du système ZSV-BO, le terme « neurogenèse » comprend quatre phases indépendantes les unes des autres : la prolifération, la migration, la survie et la différenciation des cellules nouvelles en véritables neurones [4]. Alors que les mécanismes qui régissent la prolifération, la migration tangentielle et la survie des néo-neurones ont été bien étudiés, on ne savait pas jusqu’à présent quels dispositifs sous-tendent le brusque passage d’une migration tangentielle à la migration radiaire dès l’entrée des neuroblastes dans le BO. Comme la glie radiaire est absente chez l’adulte, nous avons pensé qu’il pouvait exister dans cette région cible, une molécule extracellulaire jouant un rôle attracteur des neuroblastes depuis le coeur du BO vers les zones plus superficielles.
Nous avons observé que l’expression de la Ténascine (la forme R), une glycoprotéine de la matrice extracellulaire, était restreinte à la couche de neurones qui recouvre le CMR présent dans le BO des souris adultes [5]. Or, cette couche cellulaire est précisément le lieu où s’opère la réorientation des cellules migrantes (Figure 1A). Ce profil d’expression faisait de la Ténascine-R un candidat de choix dans notre recherche d’un facteur assurant la migration radiaire. Pour étudier précisément l’implication potentielle de cette molécule pour la neurogenèse bulbaire, nous avons utilisé des souris déficientes pour la Ténascine-R et comparé les résultats avec nos observations réalisées à partir de leurs congénères sauvages. La première expérience a consisté à administrer le 5-bromo-2’-désoxyuridine (BrdU, un analogue de la thymidine qui se fixe dans l’ADN des cellules en phase S de mitose) aux deux groupes de souris puis de les sacrifier trois semaines plus tard. Cette durée est suffisante pour que les cellules marquées essentiellement dans la ZSV (zone proliférative) puissent migrer, atteindre leur destination finale avant d’être éliminées pour certaines ou se différencier en neurones pour d’autres. Ce protocole donne donc une idée de l’effet de la suppression de la Ténascine-R sur les quatre phases précédemment définies. Sur des coupes coronales de BO des souris déficientes pour la Ténascine-R, nous avons observé une diminution de 40 % de la densité de « nouvelles » cellules (Figure 1B). Cette réduction peut traduire quatre dysfonctionnements chez les animaux mutants : (1) une prolifération plus faible ; (2) un défaut de migration tangentielle ; (3) une migration radiaire altérée ; et/ou (4) une survie réduite des néo-neurones. Nous avons donc voulu tester séparément ces quatre hypothèses.
En sacrifiant les souris quelques heures après l’injection de BrdU, ce protocole révèle essentiellement les cellules sur leur site de prolifération. Dans ce cas, nous n’avons observé aucune différence dans la densité de cellules nouvellement produites dans la ZSV. Ce résultat montre que la prolifération reste normale en l’absence de Ténascine-R.
In vitro, la vitesse de migration tangentielle a été évaluée en mesurant la longueur des chaînes de neuroblastes quittant un explant de ZSV cultivé dans du Matrigel. Celle-ci ne change pas quel que soit le génotype de la souris. De plus, après un marquage anti-PSA/NCAM (polysialyl neural cell adhesion molecule) de coupes cérébrales, nous n’avons relevé aucune différence dans l’organisation cyto-architecturale de la ZSV et du CMR, sièges de la migration tangentielle.
Après avoir éliminé l’hypothèse d’un défaut dans la prolifération ou la migration tangentielle, il nous restait à trancher entre celles d’une survie ou d’une migration radiaire altérées chez les souris Ténascine-R-/-. Nous avons éliminé l’hypothèse d’une diminution de la survie cellulaire chez les souris Ténascine-R-/-, suggérant ainsi que la diminution de la neurogenèse résultait d’un déficit en migration radiaire. En toute logique, la réduction du nombre de « nouvelles » cellules arrivant chaque jour dans le BO adulte devait s’accompagner d’une accumulation de ces mêmes cellules en fin de migration tangentielle. En adaptant le protocole de BrdU afin de révéler principalement les neuroblastes dans la partie la plus rostrale du CMR (c’est-à-dire dans le coeur du BO nommé CMRBO pour CMR du BO) (Figure 1C), nous avons constaté une augmentation significative de la densité de cellules BrdU-positives dans le CMRBO accompagnée d’une réduction de cette même densité dans les couches bulbaires (Figure 1B). Il y a donc bien accumulation de cellules en fin de migration tangentielle, confirmant ainsi le déficit de migration radiaire chez les souris Ténascine-R-/- [5].
Par la suite, nous avons voulu identifier plus précisément par quel mécanisme agissait la Ténascine-R : était-ce un signal de détachement, un signal stop pour la migration tangentielle, une molécule permissive et/ou attractive pour les neuroblastes dans le BO ? Dans des cultures d’explants de ZSV réalisées en présence ou non de Ténascine-R, le nombre de cellules individualisées est doublé en présence de Ténascine-R, indiquant le rôle de la Ténascine-R dans le désassemblage des chaînes de neuroblastes. Nous avons également testé si la Ténascine-R pouvait exercer un rôle attractif. Pour cela, nous avons greffé des agrégats de cellules transfectées ou non avec l’ADNc codant pour la Ténascine-R, au sein de deux régions cérébrales : le striatum et le cortex (Figure 2). À notre grande surprise, nous avons constaté que la Ténascine-R libérée par les cellules greffées était suffisante pour dévier les néo-neurones de leur chemin migratoire normal et les attirer dans ces deux régions. Cette expérience ne permet toutefois pas de savoir si l’action de la Ténascine-R est une réelle attraction ou si elle permet de réunir les conditions favorables à la migration radiaire. Elle permet néanmoins de conclure que la Ténascine-R est nécessaire et suffisante pour acheminer les néoneurones vers sa source de production.
Pour finir, nous nous sommes demandés si la fonction de la Ténascine-R dans la migration radiaire pouvait être modulée par l’activité sensorielle. Nous avons montré, lors d’une précédente étude, que le degré d’activité bulbaire influençait directement le nombre de néo-neurones atteignant les différentes couches bulbaires. Nous avons donc avancé l’hypothèse suivante : la sécrétion plus ou moins importante de Ténascine-R pourrait dépendre du degré d’activité du BO. Ce mécanisme d’homéostasie permettrait d’ajuster le nombre de néo-neurones nécessaires pour que le traitement de l’information reste toujours aussi efficace alors que le niveau d’activité des entrées sensorielles s’accroît. Afin de tester cette hypothèse, nous avons réalisé une privation sensorielle par occlusion unilatérale d’une narine (le BO est le premier relais qui reçoit directement l’information des neurones sensoriels situés dans la cavité nasale). Nous avons alors noté une réduction significative du taux de l’ARNm codant pour la Ténascine-R et de la protéine même, dans le BO connecté à la narine occluse. Cette observation prouve que l’expression de la Ténascine-R est dépendante du degré d’afférences sensorielles atteignant le BO. Elle montre également que lorsque l’activité bulbaire est réduite, cela se traduit par un déficit en migration radiaire.
Ce travail prouve que la Ténascine-R est un médiateur important qui relie l’activité des réseaux neuronaux au recrutement des neurones nouvellement générés. Nous cherchons actuellement les implications possibles de l’expression plus ou moins importante de Ténascine-R pour certaines formes d’apprentissage et de mémoire olfactive. Gageons que cette molécule recèle encore quelques surprises !
Parties annexes
Références
- 1. Gage FH. Neurogenesis in the adult brain. J Neurosci 2002 ; 22 : 612-3.
- 2. Alvarez-Buylla A, Garcia-Verdugo JM. Neurogenesis in adult subventricular zone. J Neurosci 2002 ; 22 : 629-34.
- 3. Gheusi G, Lledo PM. Olfactory processing in a changing brain. Neuroreport 2003 ; 14 : 1655-63.
- 4. Brazel CY, Romanko MJ, Rothstein RP, Levison SW. Roles of the mammalian subventricular zone in brain development. Progress in Neurobiology 2003 ; 603 : 1-21.
- 5. Saghatelyan A, DeChevigny A, Schachner M, Lledo PM. Tenascin-R fosters radial migration of neuroblasts in the adult forebrain. Nat Neurosci 2004 ; 7 : 347-56.