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Structure et mécanismes d’activation des calpaïnes

La famille des calpaïnes est composée des produits de 14 gènes différents désignés par l’acronyme CAPN [1-3]. Les formes principales ou « classiques » sont la calpaïne 1 (μ-calpaïne) et la calpaïne 2 (m-calpaïne) d’un poids moléculaire de 78-80 kDa et de distribution ubiquitaire. Ces deux isoformes sont dénommées ainsi parce que leur activité protéolytique in vitro requiert des concentrations respectivement micro- et milli-molaires de Ca2+. Chacune forme un hétérodimère avec la calpaïne 4 d’un poids moléculaire de 30 kDa. Les autres isoformes de la calpaïne sont de distribution plus restreinte, c’est-à-dire généralement spécifiques de tissus. Les études structure/fonction et les analyses cristallographiques ont montré que la molécule de calpaïne peut être divisée en cinq domaines (Figure 1). Le domaine I, N-terminal, est clivé par autolyse soit pendant, soit après activation de l’enzyme. Le domaine II est le domaine catalytique ; il est divisé en deux parties par le sillon du site actif. Le domaine III est un domaine de régulation qui contient des sites de phosphorylation et de liaison aux phospholipides. Enfin, le domaine IV contient quatre motifs EF-hand impliqués dans la sensibilité au Ca2+ ; il intervient aussi dans la liaison à la calpaïne 4 (domaines V et VI).

L’activation de l’enzyme requiert, au moins in vitro, l’élévation de la concentration de Ca2+. Mais les concentrations de Ca2+ efficaces dépassent probablement les concentrations atteintes dans le cytosol de sorte que d’autres mécanismes doivent intervenir in vivo ; ils pourraient augmenter la sensibilité au Ca2+ ou se substituer à la mobilisation du Ca2+ intracellulaire. Dans leur ensemble, ces mécanismes sont responsables, dans une première étape, de changements de conformation dans les domaines IV et VI de l’hétérodimère qui entraînent sa dissociation et, ainsi, le relâchement des contraintes physiques imposées par sa structure tridimensionnelle. Dans une deuxième étape, la liaison du Ca2+ aux domaines I et II provoque l’alignement du sillon du site actif et l’expression de la fonction enzymatique.

D’autres mécanismes interviennent dans la régulation de l’activité enzymatique. Le plus important est l’interaction des calpaïnes avec la calpastatine. Cette protéine de distribution ubiquitaire est constituée de cinq domaines dont quatre, identiques, se lient aux calpaïnes et les inactivent (Figure 1). La calpastatine et les calpaïnes ne sont pas co-localisées dans la cellule et la calpastatine n’est généralement pas en excès par rapport aux calpaïnes, de sorte qu’elle n’exerce pas un rôle inhibiteur permanent sur l’activité des calpaïnes, mais intervient plus vraisemblablement pour en atténuer l’activation. En effet, la mobilisation du Ca2+ intracellulaire, responsable de l’activation des calpaïnes, provoque aussi la déphosphorylation, puis la délocalisation de la calpastatine, favorisant ainsi l’interaction calpastatine-calpaïnes.

Figure 1

Représentation schématique de la structure générale de la grande sous-unité des calpaïnes (calpaïne 1 ou 2), de la petite sous-unité des calpaïnes (calpaïne 4) et de la calpastatine.

Représentation schématique de la structure générale de la grande sous-unité des calpaïnes (calpaïne 1 ou 2), de la petite sous-unité des calpaïnes (calpaïne 4) et de la calpastatine.

La grande sous-unité des calpaïnes est divisée en cinq domaines caractéristiques. I : domaine N-terminal ; II : domaine catalytique divisé en deux parties par le sillon du site actif ; III : domaine régulateur ; IV : domaine associé au domaine III par une région linker (orange) et caractérisé par la présence de quatre motifs EF-hand (jaune) qui confèrent à la molécule sa sensibilité au Ca2+. Le domaine IV assure la liaison de la grande sous-unité à la petite sous-unité. Celle-ci a deux domaines en plus du domaine N-terminal. V : domaine hydrophobe riche en résidus glycine ; VI : domaine homologue au domaine IV des calpaïnes 1/2. La molécule de calpastatine est divisée en cinq domaines. I : domaine N-terminal ; II à V : domaines répétitifs responsables de l’activité inhibitrice vis-à-vis des calpaïnes.

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Pourquoi rechercher un rôle des calpaïnes dans l’inflammation ?

Le rôle de ces enzymes in vivo a été déterminé en analysant le phénotype de souris invalidées pour des gènes CAPN et en observant chez l’homme les pathologies liées à la mutation de ces mêmes gènes (Tableau I). L’invalidation du gène CAPN 4 codant pour la calpaïne 4, sous-unité régulatrice commune des calpaïnes 1 et 2, supprime l’activité de ces deux enzymes mais ne modifie ni la prolifération des cellules souches embryonnaires en culture ni les stades initiaux de l’organogenèse [4]. Cependant, les embryons des souris mutées meurent au milieu de leur développement et les déficits qu’ils présentent suggèrent un rôle essentiel des calpaïnes « classiques » dans la maturation du système cardio-vasculaire et dans la différenciation érythrocytaire. En comparaison, l’invalidation par recombinaison homologue du gène CAPN 1 codant pour la calpaïne 1 n’affecte ni le développement ni la viabilité des souris [5]. Elle provoque seulement un déficit spécifique de l’agrégation plaquettaire qui est attribué à un défaut de phosphorylation d’intégrines essentielles à ce processus plus qu’à leur protéolyse.

Chez l’homme, des techniques de clonage positionnel ont permis de montrer que le gène CAPN 10 codant pour la calpaïne 10 pourrait être un gène de susceptibilité au diabète de type 2 [6]. Mais cette hypothèse n’a pas été confirmée et les mécanismes moléculaires par lesquels la calpaïne 10 affecte la sensibilité à l’insuline n’ont pas encore été clairement identifiés. Des mutations dans le gène CAPN 3 codant pour la calpaïne 3 sont, elles, clairement impliquées dans la dystrophie musculaire des ceintures de type 2A [7]. Cette myopathie est une maladie héréditaire autosomique récessive caractérisée anatomiquement par l’atrophie des muscles du tronc et des ceintures et, fonctionnellement, par l’absence d’activité calpaïne 3 dans les myocytes qui présentent un niveau élevé d’apoptose. Le mécanisme des lésions a été démontré à la fois chez l’homme [7] et dans un modèle de souris invalidées pour le gène CAPN 3 [8]. Le déficit en calpaïne 3 est responsable de l’accumulation de la protéine IκB dans le cytoplasme et le noyau de ces cellules. Là, IκB lie et séquestre le nuclear factor-κB (NF-κB), un facteur de transcription impliqué dans l’expression de gènes anti-apoptotiques, ce qui explique le niveau élevé d’apoptose.

La capacité de la calpaïne 3 et des calpaïnes « classiques » de dégrader lκBα et de provoquer ainsi l’activation de NF-κB a été démontrée dans différents autres modèles. In vitro, l’exposition de IκBα à la calpaïne 1 entraîne sa dégradation [9]. Celle-ci implique l’association de l’enzyme au domaine C-terminal de IκBα qui inclut une séquence PEST riche en proline (P), glutamate (E), sérine (S) et thréonine (T). Réciproquement, une surexpression transitoire ou permanente de la calpastatine dans des cellules épithéliales bronchiques ou hépatiques en culture, en limitant l’activité des calpaïnes, prévient la dégradation de IκBα et l’activation de NF-κB induites par l’exposition de ces cellules à des médiateurs de l’inflammation [10]. De même, in vivo, dans un modèle de choc hémorragique chez le rat, l’administration d’un inhibiteur pharmacologique des calpaïnes limite l’activation de NF-κB et prévient ainsi l’expression de gènes placés sous son contrôle [11].

Tableau I

Phénotypes cliniques associés à l’invalidation par recombinaison homologue chez la souris ou à la mutation des gènes CAPN codant pour diverses calpaïnes.

Phénotypes cliniques associés à l’invalidation par recombinaison homologue chez la souris ou à la mutation des gènes CAPN codant pour diverses calpaïnes.

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Les calpaïnes constituent donc une voie de dégradation de IκBα indépendante et complémentaire de la voie « conventionnelle » qui fait intervenir son ubiquitinylation et sa protéolyse par les enzymes du protéasome. Parce que la dégradation de IκBα et l’activation de NF-κB jouent un rôle majeur dans le développement de la réaction inflammatoire, il était tentant de rechercher quelle était la place des calpaïnes dans l’inflammation.

Rôle des calpaïnes dans l’inflammation

Le rôle des calpaïnes a été déterminé in vivo en analysant les effets d’inhibiteurs pharmacologiques comme le calpain inhibitor 1 dans des modèles expérimentaux de réaction inflammatoire. Dans la mesure où ces inhibiteurs ne sont pas absolument spécifiques des calpaïnes, l’interprétation des résultats doit bien sûr être nuancée. Dans un modèle d’inflammation aiguë induite par l’injection intrapleurale d’un irritant, le carragheen, l’administration de calpaïn inhibitor 1 a permis de prévenir la formation d’un exsudat riche en polynucléaires neutrophiles ainsi que l’expression locale d’enzymes impliquées dans l’inflammation comme la forme inductible de la nitric oxide synthase (iNOS) et la cyclo-oxygénase de type 2 (COX-2) [12]. Le même effet protecteur a été observé dans deux autres modèles d’inflammation. Dans l’arthrite induite chez le rat par la sensibilisation au collagène de type II, l’administration de calpaïn inhibitor 1 a permis de limiter les lésions articulaires ainsi que la résorption osseuse [12]. Enfin, dans un modèle de colite induite par l’instillation d’acide dinitrobenzène sulfonique, l’administration de calpaïn inhibitor 1 a permis de prévenir la survenue de diarrhées hémorragiques et de limiter les lésions inflammatoires du côlon, en particulier l’infiltration de la muqueuse par des polynucléaires neutrophiles et l’expression de molécules d’adhérence comme l’intercellular adhesion molecule-1 (ICAM-1) responsables du recrutement leucocytaire [13].

L’inactivation pharmacologique des calpaïnes exerce donc un effet anti-inflammatoire, très vraisemblablement lié à l’inhibition du facteur de transcription NF-κB. Mais ce n’est pas le seul mécanisme impliqué.

De multiples mécanismes moléculaires expliquent le rôle joué par les calpaïnes dans l’inflammation

Ces mécanismes ont été identifiés dans des expériences réalisées généralement in vitro. Ils concernent aussi bien le recrutement que l’activation ou la survie des cellules inflammatoires. Le Tableau II en donne quelques exemples.

  • Les calpaïnes interviennent dans l’adhérence et la mobilité des cellules inflammatoires [2, 14]. En effet, dans des cellules qui se déplacent sur un support, les calpaïnes pourraient intervenir à la fois au pôle antérieur qui progresse et au pôle postérieur qui se rétracte. À l’avant de la cellule, elles pourraient interagir avec les nombreuses protéines associées à l’extrémité des filaments d’actine. Le clivage de certaines cibles faciliterait la réorganisation des points focaux de contact entre ce pôle de la cellule et le support. À l’autre extrémité de la cellule, les calpaïnes seraient principalement responsables du clivage du domaine intracellulaire des intégrines. La liaison de ce pôle de la cellule au support étant alors coupée, celui-ci pourrait se rétracter.

  • Les calpaïnes participent à l’activation des polynucléaires neutrophiles [15]. En activant la protéine kinase C, elles induisent la phosphorylation de protéines du cytosquelette. La réorganisation du cytosquelette qui en résulte entraîne l’exocytose des granules des polynucléaires.

  • Une calpaïne est impliquée dans la maturation et la sécrétion de l’interleukine-1α. Elle est en effet responsable de la transformation du précurseur de 33 kDa en une cytokine pro-inflammatoire de 17 kDa [16].

  • Les calpaïnes contrôlent aussi la sensibilité des cellules inflammatoires vis-à-vis des glucocorticoïdes. Les calpaïnes sont en effet les seules enzymes susceptibles d’hydrolyser la heat shock protein 90 (Hsp 90), une molécule chaperon qui s’associe au récepteur des glucocorticoïdes et le maintient dans une conformation lui permettant de reconnaître son ligand. Nous avons montré que l’activité basale des calpaïnes dans les monocytes/macrophages est suffisante pour réduire le nombre de molécules de Hsp 90 disponibles et ainsi limiter à la fois la liaison spécifique des glucocorticoïdes à ces cellules et l’activité biologique des glucocorticoïdes [17]. Les inhibiteurs pharmacologiques ou physiologiques de l’activité des calpaïnes restaurent la capacité de réponse de ces cellules aux glucocorticoïdes. Les calpaïnes pourraient donc favoriser le développement de la réaction inflammatoire pour une part en limitant l’efficacité anti-inflammatoire des glucocorticoïdes.

Tableau II

Mécanismes moléculaires du rôle joué par les calpaïnes dans l’inflammation et lors de leur libération dans le micro-environnement des cellules inflammatoires.

Mécanismes moléculaires du rôle joué par les calpaïnes dans l’inflammation et lors de leur libération dans le micro-environnement des cellules inflammatoires.

NFκB : nuclear factor κB ; IL-1α : interleukine -1α ; Hsp90 : heat shock protein 90 ; LAP : latency-associated peptide ; PAR-1 : protease-activated receptor 1 ; TGFβ : transforming growth factor β.

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Les calpaïnes sont aussi impliquées dans l’apoptose des polynucléaires neutrophiles sénescents [18]. En synergie avec les enzymes du protéasome, et sous le contrôle des caspases (une autre famille de protéases à cystéine), les calpaïnes déclenchent en effet le programme d’apoptose constitutive des polynucléaires neutrophiles. Dans ce cadre, une de leurs fonctions serait de réarranger le cytosquelette, en permettant en particulier la dissociation des protéines liées aux filaments d’actine comme l’α-actinine et l’ezrine. Puisque l’apoptose des polynucléaires est indispensable à la résolution des lésions inflammatoires, les calpaïnes pourraient ainsi participer à cette phase de la réaction inflammatoire. Cependant, des études réalisées sur une grande diversité de tissus (cérébral, hépatique, rénal…) suggèrent que les calpaïnes sont impliquées dans les mécanismes de nécrose plus encore que d’apoptose [19]. La mort cellulaire est, elle, responsable de la libération des calpaïnes dans le micro-environnement du foyer inflammatoire et/ou ischémique [20] où elles s’accumulent ensuite en se liant à la matrice extracellulaire [21]. Se pose donc la question de savoir quel pourrait être le rôle de ces molécules de calpaïne externalisées.

Rôle potentiel des calpaïnes libérées dans le micro-environnement des cellules inflammatoires

Les calpaïnes libérées localement dans le foyer inflammatoire, conséquence de la nécrose tissulaire ou même de la seule activation des monocytes [22], pourraient contribuer au développement de la réaction inflammatoire (Tableau II).

  • Par autolyse, les calpaïnes externalisées produisent un oligopeptide qui se comporte comme un facteur chimiotactique vis-à-vis des polynucléaires neutrophiles [23].

  • Les calpaïnes peuvent modifier la disponibilité des cytokines. Par exemple, in vitro, l’exposition à la calpaïne 2 du transforming growth factor-β (TGF-β) sous forme latente, c’est-à-dire lié au latency-associated peptide (LAP), permet le clivage de la molécule LAP et ainsi la libération du TGF-β biologiquement actif [24]. Ce mécanisme d’activation s’ajoute au mécanisme « conventionnel » d’hydrolyse de la molécule LAP par la plasmine. Comme le TGF-β est impliqué dans la résolution de l’inflammation, les calpaïnes pourraient aussi jouer un rôle dans la réaction inflammatoire par ce mécanisme.

  • Les calpaïnes externalisées pourraient affecter non seulement l’expression des médiateurs de l’inflammation mais aussi la réponse des cellules cibles à ces médiateurs. En faveur de cette hypothèse, il a été montré que l’exposition du domaine extracellulaire du protease-activated receptor 1 (PAR-1) à des calpaïnes entraîne son clivage en de multiples sites, ce qui interfère, ou bloque la réponse cellulaire à la thrombine, ligand de PAR-1 [25] ((→) m/s 2002, n° 1, p. 19).

L’efficacité des calpaïnes dans le micro-environnement du foyer inflammatoire est vraisemblablement limitée par le fait que calpaïnes et calpastatine sont libérées simultanément. De façon intéressante, l’équilibre calpaïnes-calpastatine dans le milieu extracellulaire est modifié en faveur des calpaïnes dans une maladie inflammatoire sévère, la polyarthrite rhumatoïde. Dans cette pathologie, plus souvent que dans d’autres maladies rhumatismales, apparaissent en effet des anticorps dirigés contre la calpastatine [26]. Parce qu’ils sont bloquants, ils pourraient amplifier indirectement l’activité des calpaïnes extracellulaires et ainsi favoriser le développement de la réaction inflammatoire.

Conclusions

Il apparaît donc que les calpaïnes pourraient jouer un rôle dans le développement de la réaction inflammatoire, qu’elles soient intracellulaires ou libérées dans l’environnement cellulaire. Il sera important à l’avenir de rechercher l’expression de marqueurs de leur activité dans diverses maladies inflammatoires chez l’homme. Dans ce but pourra être réalisé le dosage des large breakdown products (BDP), produits spécifiques de dégradation de la spectrine par les calpaïnes qui ont la particularité d’être particulièrement stables [27]. La confirmation de la place des calpaïnes dans le développement de l’inflammation chez l’homme justifierait l’utilisation d’inhibiteurs pharmacologiques de ces enzymes comme nouveau traitement anti-inflammatoire. Ceux-ci devront alors être très spécifiques et éventuellement capables de cibler les seules calpaïnes libérées dans le micro-environnement du foyer inflammatoire.