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L’adhérence est une propriété physique qui avait impressionné Aristote 350 avant JC. Son observation a conduit récemment à déterminer le mécanisme d’adhérence absolument remarquable du coussin plantaire du gecko [1]. L’adhérence cellulaire est un processus fondamental chez tous les organismes. Dès la fin du xixe siècle, les embryologistes se sont intéressés aux mécanismes de reconnaissance et d’adhérence intercellulaire. Plusieurs approches fondées sur des méthodes de dissociation des tissus par la trypsine ont permis de mettre en évidence deux mécanismes d’adhérence distincts entre cellules. Le premier, ne dépendant pas du calcium, a conduit à la découverte de la première molécule d’adhérence intercellulaire N-CAM, prototype des molécules d’adhérence de la superfamille des immunoglobulines [2]. Le deuxième mécanisme, dépendant du calcium, est contrôlé par une autre classe de récepteurs membranaires appelés cadhérines classiques [3]. La E-cadhérine a été l’une des premières cadhérines identifiées. Elle est exprimée dès les premiers stades du développement et son expression devient importante dans tous les épithéliums. Aujourd’hui, le répertoire des cadhérines s’est considérablement complexifié [4]. On distingue les cadhérines classiques de type I qui comme la E-cadhérine maintiennent une forte cohésion des cellules au sein des tissus et peuvent aussi intervenir dans le remodelage tissulaire ou de migration de cohortes cellulaires. Les cadhérines classiques de type II, bien que ressemblant à celles de type I, sont au contraire très souvent exprimées dans des tissus peu cohésifs ou de type mésenchymateux et aussi par des cellules isolées en migration.

Les cadhérines classiques sont composées d’une partie extracellulaire constituée de cinq domaines de type immunoglobuline, capable d’interagir avec une molécule identique portée à la surface de la cellule voisine. Elles possèdent aussi un domaine transmembranaire et une région cytoplasmique capable de recruter des connecteurs au cytosquelette d’actine comme la β- et l’α-caténine, et d’activer des cascades de signalisation cellulaire. Les cadhérines sont bien plus que de simples « colles » cellulaires car l’activation du signal d’adhérence dépendant des cadhérines contrôle la polarité et la forme des cellules, module l’expression génique et régule la prolifération, la survie et la différenciation cellulaire [5]. Plusieurs travaux suggèrent que les cadhérines de type II seraient moins adhérentes que les cadhérines de type I et ainsi leur expression plus compatible avec les remodelages et migrations cellulaires [6]. Il nous est donc apparu essentiel de quantifier par des méthodes physiques le mécanisme d’adhérence intercellulaire. L’objectif à court terme étant de mieux comprendre de quelle manière un processus d’adhérence se développe ; quelle est la contribution des différents connecteurs et en particulier en quoi les différentes cadhérines confèrent des interactions stables ou labiles. La compréhension de ce processus est essentielle dans l’étude de nombreux états physiopathologiques.

Nous avons utilisé une technique dérivée d’une méthode développée par E. Evans [7], et manipulé des cellules individuelles en suspension par des micropipettes pour former des doublets adhérents et déterminer la force nécessaire pour les séparer (Figure 1A). Cette technique a l’avantage de permettre un contrôle parfait du temps de contact avant de procéder à la séparation du doublet cellulaire. Elle permet ainsi d’analyser la cinétique de développement de l’interaction en fonction du temps de contact et de déterminer l’influence de nombreux paramètres sur ce processus. Cette technique ne mesure pas la force d’interaction à l’échelle moléculaire entre récepteurs présents à la surface cellulaire ni la force d’adhérence intercellulaire, toutes deux étant des concepts physiques erronés. Une force ne peut d’ailleurs être mesurée directement sur des protéines en interaction mais seulement un paysage énergétique. La technique des micropipettes permet de mesurer la force nécessaire pour séparer des cellules en contact, dite force de séparation, et utilisée comme un indicateur quantitatif de l’adhérence intercellulaire.

Figure 1

Méthode de mesure de la force de séparation.

Méthode de mesure de la force de séparation.

A. De haut en bas et de droite à gauche : les cellules exprimant la E-cadhérine sont mises en contact et forment un doublet adhésif ensuite maintenu sous forte aspiration par la pipette de droite. Des étapes successives d’augmentation de l’aspiration dans la pipette de gauche et d’écartement des pipettes sont effectuées jusqu’à l’obtention de la séparation du doublet. Connaissant l’aspiration appliquée à gauche au moment de la séparation et le rayon interne de la pipette, il est possible de calculer la force de séparation. B. La force (exprimée en nanoNewton) nécessaire pour séparer des cellules est fonction de la durée du contact entre cellules (d’après [8]).

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Lorsque des cellules qui expriment uniquement comme récepteurs d’adhérence des E-cadhérines sont mises en contact par les micropipettes, elles adhèrent très rapidement. Après quelques secondes, il est possible de mesurer une force de séparation de quelques nanoNewtons (nN), qui augmente rapidement et linéairement avec le temps puis plus lentement jusqu’à obtention d’un plateau après une heure de contact où la force de séparation, qui atteint 220 nN, n’évolue alors que très peu en fonction du temps (Figure 1B). L’intensité de la force de séparation à un temps donné de contact varie en fonction de l’expression de la E-cadhérine à la surface. Ces résultats indiquent clairement que la présence et le niveau d’expression de E-cadhérine à la surface sont les paramètres clés contrôlant le déclenchement et le développement de l’adhérence intercellulaire [8]. Au cours du temps, le nombre de E-cadhérine augmente au niveau du contact intercellulaire de même que la β-caténine et l’actine (Figures 2A et B). Nous montrons que la réorganisation du cytosquelette d’actine est requise pour le renforcement de l’interaction intercellulaire. En effet, en présence de réactifs inhibant la polymérisation de l’actine ou bien en remplaçant des cadhérines sauvages par des cadhérines mutées, délétées des sites de liaison aux connecteurs cytoplasmiques de l’actine (Figure 2C), il y a déclenchement de l’adhérence entre cellules, mais celle-ci ne peut se renforcer au cours du temps ; la force de séparation qui est mesurée stagne à quelques nN (Figure 2D). Les petites GTPases Rac et CDC 42 participent à la réorganisation de l’actine au niveau des contacts intercellulaires [9]. Nous montrons que ces protéines sont clairement impliquées dans le renforcement de l’interaction cellulaire dépendante des cadhérines puisque l’expression de formes mutantes de ces GTPases, capable d’exercer une activité dominante négative ou positive sur la fonction des protéines endogènes, abolit ce processus.

Figure 2

La connexion des cadhérines au cytosquelette d’actine contrôle le renforcement de l’interaction intercellulaire.

La connexion des cadhérines au cytosquelette d’actine contrôle le renforcement de l’interaction intercellulaire.

A-B. La cadhérine (marquée en bleu) est localisée au contact intercellulaire du doublet et recrute la β-caténine (en vert) et l’actine (en rouge). Ces protéines sont enrichies au contact durant le développement de l’adhérence intercellulaire (A : 4 minutes ; B : 30 minutes) (d’après [8]). C. Structure simplifiée de la E-cadhérine sauvage (Ecad) et de la E-cadhérine mutante (Ecad∆cyto) ayant perdu son domaine cytoplasmique et les sites de liaison aux caténines (en orange). D. L’expression de Ecad∆cyto dans les cellules ne permet pas le renforcement de l’adhérence intercellulaire (barres bleues) comparé à ce qui est obtenu avec la cadhérine sauvage (barres vertes). L’incubation des cellules avec un bloquant de la polymérisation de l’actine (latrunculine A) produit le même effet (barres rouges).

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Les recherches menées par notre équipe ont aussi permis de montrer que certaines cadhérines de type II sont beaucoup moins adhérentes que celles de type I (données non publiées). Ces travaux vont permettre aussi de définir le rôle de chaque connecteur dans la mise en place des micro-domaines d’adhérence et en particulier d’aborder la question de la reconnaissance cellulaire. Enfin, des travaux sont engagés pour comprendre la mise en place des structures d’adhérence des cellules épithéliales. Nos premiers résultats montrent le rôle coopérateur des nectines dans la formation des jonctions adhérentes [10].