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Les molécules d’histocompatibilité (CMH) de classe I classiques ou molécules de classe Ia du CMH (HLA-A, -B, -C chez l’homme, H-2 K, D, L chez la souris), exprimées de façon presque ubiquitaire dans l’organisme, sont composées d’une chaîne lourde, d’une chaîne légère invariable, la β2-microglobuline (β2m), et d’un peptide qu’elles présentent aux lymphocytes cytotoxiques. Ces derniers, au terme d’un processus éducatif se déroulant pour une large part au sein du thymus, différencient peptides du soi et peptides étrangers (viraux par exemple) avec, dans le second cas, destruction de la cellule qui présente des peptides étrangers. Le peptide - de 8 à 10 acides aminés - qui dérive de protéines intracellulaires digérées par le protéasome, est enchâssé dans la niche peptidique de la chaîne lourde des molécules du CMH de classe Ia qui se caractérisent par leur polymorphisme structural extrême (cumulativement plus de 800 allèles). Cette variabilité structurale s’accumulant au sein de la niche peptidique, chaque variant allélique des molécules de classe Ia du CMH présente des jeux peptidiques différents.

Les molécules du CMH non classiques ou de classe Ib, bien que leur structure tridimensionnelle soit très comparable à celle des molécules de classe Ia, ont des fonctions biologiques - lorsqu’elles sont identifiées - différentes. Si certaines d’entre elles (HLA-E, Qa1 par exemple) présentent des peptides, cette présentation s’adresse à d’autres cellules du système immunitaire (cellules natural killer en particulier). D’autres (CD1) présentent essentiellement des glycolipides. Enfin, certaines comme Hfe, sont dépourvues de fonction de présentation : la niche peptidique d’Hfe est étroite et dépourvue de ligand [1].

Hfe est un membre ancien de la famille du CMH Ib, comme en témoigne sa conservation interespèces. Il y a en effet plus d’homologie entre les molécules Hfe murines et humaines (60 %) qu’entre Hfe humaine (hHfe) et HLA-A2 [2]. Mais, contrairement à d’autres molécules de classe Ib anciennes, telles que MIC et ULBP, qui interagissent avec des récepteurs NK et interviennent donc dans l’immunité innée, Hfe était considérée comme une molécule sans rapport avec le système immunitaire, et son seul partenaire physiologique identifié était le récepteur de la transferrine (TfR). Hfe s’associe à la surface membranaire avec le TfR et régule l’absorption du complexe fer-transferrine [3]. La découverte d’une mutation (C282Y) d’Hfe dans 80 % des hémochromatoses génétiques a démontré le rôle central d’Hfe dans la régulation fine de l’absorption intestinale du fer ainsi que dans celle de son stockage et de son recyclage par les macrophages du système réticulo-endothélial (rate, moelle, foie). La mutation C282Y rompt un pont disulfure, ce qui déstabilise la molécule et empêche son expression membranaire. L’absence d’anomalie immunitaire majeure chez des souris déficientes en Hfe (Hfe-/-) a conduit à formuler l’hypothèse selon laquelle Hfe n’interagit pas avec le système immunitaire [4]. Néanmoins, cette étude n’avait analysé, au sein des populations lymphocytaires, que la variabilité du répertoire des chaînes β et non celle des chaînes α∈du récepteur T de l’antigène (TCR).

Notre intérêt pour Hfe a été, initialement, exclusivement immunologique. Nous avons évalué la possibilité que des lymphocytes T CD8+ cytolytiques, exprimant un TCR de type αβ, puissent reconnaître une molécule du CMH dépourvue de tout ligand au niveau de sa poche de présentation peptidique. À l’aide de cellules exprimant hHfe sous forme monocaténaire (en liaison covalente avec la β2m humaine), à l’exclusion de toutes autres molécules de classe I du CMH, nous avons immunisé des souris HLA de classe I transgéniques avec ces cellules syngéniques. Cela nous a permis d’induire des réponses cytotoxiques T CD8+ TCR αβ contre hHfe. Nous avons alors pu établir, par clonage et transfert du TCR de ces cellules T, que leur TCR était bien responsable de la reconnaissance directe de hHfe. Cette observation faite en situation xénogénique (réponse murine contre Hfe humaine), a été reproduite en situation exclusivement murine afin d’évaluer les conséquences physiologiques de l’interaction Hfe-cellules T.

Des réponses cytotoxiques T CD8+ analogues ont en effet été obtenues chez des souris DBA/2 Hfe-/-, avec, de nouveau et exclusivement, reconnaissance directe de la molécule Hfe de souris (mHfe) pouvant être inhibée par un anticorps monoclonal anti-mHfe. L’analyse des segments variables des chaînes α (segments AV) et des chaînes β (segments BV) des TCR des clones cytolytiques dérivés de ces souris a révélé une utilisation préférentielle (deux tiers des cas) de deux segments AV (AV6.1 et AV6.6) parmi la centaine de segments AV disponibles, en revanche sans biais décelable d’utilisation des segments BV. L’analyse par RT-PCR quantitative de la représentation périphérique des segments AV6.1 et AV6.6 au sein des lymphocytes T CD8+ de souris DBA/2 sauvages et DBA/2 Hfe-/- a révélé que les souris DBA/2 sauvages avaient 10 fois plus de lymphocytes T CD8+ AV6.1 et AV6.6 que les DBA/2 Hfe-/- : Hfe est donc responsable, pour l’essentiel, de l’éducation positive de ces deux sous-répertoires. Cependant, nous n’avons jamais pu induire de lymphocytes T CD8 αβ cytotoxiques spécifiques de Hfe chez les souris DBA/2 sauvages : les sous-répertoires AV6.1 et AV6.6 éduqués par Hfe ne sont donc pas cytolytiques [5].

Cette nouvelle population de lymphocytes T CD8+ à TCR semi-invariant Hfe-spécifique s’ajoute à celles identifiées pour CD1d et MR1, deux autres molécules de classe Ib. Ces données éclairent d’un jour nouveau des observations jusqu’ici inexpliquées comme le rapport inverse entre la surcharge martiale et le nombres de cellules T CD8+ hépatiques chez des patients hémochromatosiques C282Y homozygotes [6], ainsi que la surcharge martiale constatée chez la souris RAG 1 négative/β2m négative dépourvue de lymphocytes T [7], ou chez la souris dont le récepteur du TNF a été supprimé, cytokine produite principalement par les lymphocytes T [8]. Les lieux d’interaction entre cellules exprimant Hfe et cellules T dans l’organisme pourraient donc être les organes du système réticulo-endothélial, mais également l’intestin où la fonction de certains lymphocytes T résidents demeure inconnue. Le contrôle du métabolisme du fer étant vital pour les organismes supérieurs, l’interaction entre Hfe et lymphocytes T pourrait donc représenter un modèle ancestral d’interaction TCR/molécules de classe I du CMH, interaction nécessaire à l’homéostasie du fer, mais sans finalité immunologique réelle. Sur la base de cette interaction simple (molécule du CMH invariante et sans fonction de présentation/TCR invariant), se seraient constitués l’immunité innée, puis le système cognitif hautement diversifié (molécules du CMH polymorphes présentant des jeux diversifiés de peptides/TCR de variabilité structurale quasi illimitée) grâce auquel le système immunitaire différencie le soi du non-soi [9].

Depuis la mise en évidence d’un défaut d’activation de la synthèse d’hepcidine en réponse à une surcharge en fer lorsque Hfe est muté, il apparaît que Hfe et hepcidine interviennent sur une même voie régulatrice de l’absorption et du recyclage du fer [10]. Il se pourrait que les lymphocytes T éduqués par Hfe, par le biais de cytokines, l’interleukine-6 en particulier qui accroît la production hépatique de l’hepcidine [11], assurent cette connexion entre Hfe et hepcidine.

Figure 1

Modèle hypothétique de l’interaction Hfe-lymphocytes T semi-invariants.

Modèle hypothétique de l’interaction Hfe-lymphocytes T semi-invariants.

Ce schéma compare, à gauche, l’interaction TCR-peptide-CMH à celle, à droite, entre un TCR semi-invariant et Hfe. La maturation d’une molécule de CMH-I classique comporte plusieurs étapes : la production de peptides par le complexe du protéasome à partir de protéines endogènes, et l’assemblage du trimère MHC-peptide-β2m après translocation du peptide dans le réticulum endoplasmique par les pompes TAP. En revanche, on ne sait pas quels sont les processus précis de maturation d’Hfe, ni quelles protéines chaperons sont nécessaires. L’interaction TCR/CMH-peptide va conduire à l’activation et à la cytotoxicité d’un lymphocyte T CD8 cytolytique contre sa cible, par exemple une cellule infectée par un virus (partie gauche de la figure). L’interaction d’un TCR semi-invariant AV6.1/6.6 avec une molécule Hfe libre à la surface cellulaire pourrait conduire à la production de cytokines par la cellule T effectrice. Ces cytokines pourraient agir de façon indirecte sur le métabolisme du fer, notamment par le biais de l’hepcidine. Les molécules Hfe complexées au récepteur de la transferrine ne sont en revanche pas accessibles par le TCR car les hélices α d’Hfe sont impliquées dans l’interaction Hfe/Tfr. Le rapport entre la fraction de Hfe libre et la fraction liée au Tfr à la surface cellulaire pourrait donc être déterminant dans les possibilités d’interaction d’Hfe avec les cellules T. Ce modèle hypothétique devra être évalué au moyen de modèles animaux tels que des souris TCR transgéniques.

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