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Le paludisme est de loin la maladie transmise par les insectes qui affecte le plus d’humains. Elle est provoquée par un parasite eucaryote unicellulaire, Plasmodium, qui est transmis à l’homme par un moustique vecteur, Anopheles. Chaque année, près de 500 millions de personnes contractent le paludisme et près de deux millions en meurent, principalement des enfants. Plusieurs stratégies ont été mises en oeuvre pour tenter de limiter la transmission du paludisme, notamment par le contrôle des populations de moustiques à l’aide d’insecticides. Si ces campagnes ont été efficaces dans les pays tempérés, le paludisme sévit toujours en Afrique, et le problème risque de s’aggraver avec l’émergence, chez les moustiques, de résistances aux insecticides, le développement par Plasmodium de résistances aux médicaments antipaludéens et le réchauffement de la planète. D’autres tentatives se sont concentrées sur la prévention de la transmission de la maladie à l’homme par la vaccination. Cependant, à ce jour, aucun vaccin efficace n’a été mis au point.

Et si, au lieu d’éliminer les moustiques ou de soigner l’homme, on essayait de soigner les moustiques ? En effet, si l’on arrive à guérir les moustiques, on rompt le cycle de transmission de la maladie. Des résultats obtenus récemment nous permettent de mieux comprendre au niveau moléculaire les interactions entre le moustique et le parasite.

Au cours de son développement chez le moustique, Plasmodium subit de nombreuses pertes, en particulier lors de la transition oocinète-ookyste (24-72 h après l’infection) (Figure 1). De plus, dans le cas extrême de deux souches de moustiques réfractaires sélectionnées au laboratoire, le développement du parasite est bloqué à ce même stade par son encapsulation mélanotique [1] (Figure 2C) ou par sa lyse [2]. Ces observations indiquent, d’une part, que le moustique est capable de développer une réponse antiparasitaire et, d’autre part, que cette réponse est particulièrement efficace dans les premiers jours après l’infection. Restait à prouver que c’était en effet le cas et à découvrir les molécules impliquées dans la réponse immunitaire du moustique.

Figure 1

A. Cycle de vie de Plasmodium. Quelques heures seulement après la prise d’un repas sanguin infecté, la fécondation a lieu entre les gamètes à l’intérieur de l’intestin. Les zygotes se transforment en oocinètes mobiles qui traversent l’épithélium intestinal 24 à 48 h après l’infection et forment des kystes, appelés ookystes du côté basal. Pendant les 10 jours qui suivent, à l’intérieur de chaque ookyste, une méiose suivie de nombreux cycles mitotiques produisent des milliers de sporozoïtes haploïdes qui sont libérés dans le système circulatoire et envahissent les glandes salivaires du moustique. Le cycle du parasite dans le moustique est achevé quand le moustique injecte ces sporozoïtes infectieux dans l’hôte suivant. B. Pertes et amplification du parasite dans le moustique. Adapté de [5].

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Figure 2

Rôle de TEP1 dans la réponse antiparasitaire de Anopheles gambiae lors d’une infection par Plasmodium berghei.

Rôle de TEP1 dans la réponse antiparasitaire de Anopheles gambiae lors d’une infection par Plasmodium berghei.

Chez les moustiques sensibles, l’invalidation de TEP1 entraîne une augmentation du nombre de parasites (verts, car ils expriment la GFP) se développant sur l’intestin (B) par rapport aux moustiques témoins (A). Les moustiques réfractaires bloquent le développement du parasite au stade oocinète (C) (aucun parasite n’est visible sur l’intestin) et entourent les parasites d’une capsule de mélanine (agrandissement en haut à droite). L’invalidation de TEP1 les rend sensibles à l’infection (D). Adapté de [8].

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Afin d’aborder ce problème, nous avons choisi d’étudier les protéines à thioester (TEP, thioester-containing proteins) de l’anophèle. En effet, chez les vertébrés, les membres de cette famille sont impliqués dans la reconnaissance des pathogènes et dans l’activation des effecteurs de la réponse immunitaire. On y trouve, entre autres, les facteurs C3, C4 et C5 du complément, qui se lient à la surface des pathogènes et favorisent ainsi leur élimination par phagocytose ou par lyse cellulaire.

L’analyse du génome de l’anophèle [3] a permis d’identifier15 gènes TEP [4]. Leur comparaison avec les TEP d’un autre insecte, la drosophile, nous a permis d’identifier celles, parmi ces protéines TEP, qui sont spécifiques du moustique (n’ayant pas d’orthologue chez la mouche) : on retrouve toutes celles dont l’expression est inductible lors d’une infection. Il est probable que les protéines TEP spécifiques de l’anophèle se soient diversifiées en réponse à l’environnement pathogénique très particulier du moustique. L’analyse fonctionnelle de ces gènes devrait permettre de mieux comprendre la réponse antiparasitaire du moustique.

De nombreux autres gènes potentiellement impliqués dans la réponse immunitaire du moustique ont été identifiés soit parce qu’ils présentent une homologie avec des gènes de l’immunité présents chez d’autres insectes, soit parce que leur expression est modulée lors d’une infection [5]. Cependant, leur rôle n’avait pas été confirmé par une analyse fonctionnelle. En effet, nombreuses sont les limitations inhérentes à la biologie des moustiques qui font obstacle à l’utilisation des méthodes classiques de génétique. Nous avons donc adapté la technique d’interférence par l’ARN chez l’anophèle afin d’inhiber spécifiquement l’expression des gènes et de pouvoir en déduire leur fonction [6].

Tout d’abord nous avons démontré que l’une des TEP de l’anophèle, TEP1, est sécrétée par les hémocytes (équivalents des cellules sanguines des vertébrés) dans l’hémolymphe. Au cours des infections bactériennes, cette protéine se lie à la surface des bactéries et active leur phagocytose par les hémocytes [7].

Nous avons ensuite démontré que TEP1 est un facteur essentiel de la réponse antiparasitaire chez Anopheles gambiae [8] : TEP1 se fixe à la surface des oocinètes lorsqu’ils ont traversé la paroi intestinale, et déclenche leur élimination. Chez les moustiques sensibles à l’infection, l’invalidation de TEP1 entraîne une augmentation par cinq du nombre d’ookystes se développant dans le tube digestif, et transforme les moustiques réfractaires en moustiques sensibles à l’infection (Figure 2).

De plus, nous avons remarqué que la fixation des parasites par TEP1 et leur élimination sont plus rapides et plus efficaces dans la souche réfractaire que dans la souche sensible. Le défi suivant était donc de comprendre pourquoi. Le gène TEP1 est présent sous deux formes alléliques chez les moustiques sensibles et réfractaires. De plus, la plupart des substitutions distinguant ces deux formes sont concentrées dans la région qui, dans les facteurs du complément, se lie directement à la surface des pathogènes. Ce polymorphisme pourrait donc, au moins partiellement, expliquer les différences observées au niveau du marquage des parasites par TEP1 et de leur élimination, et aussi, le caractère réfractaire d’une des souches alors que l’autre ne l’est pas ! Hypothèse qui reste à confirmer chez des moustiques transgéniques exprimant la forme « résistante » de TEP1 dans un contexte génétique de sensibilité à l’infection.

La méthode d’analyse fonctionnelle que nous avons développée a été élargie à une analyse à grande échelle qui a récemment permis l’identification de 3 autres gènes affectant le développement du parasite [9]. L’étude des mécanismes par lesquels l’anophèle contrôle le développement de Plasmodium ouvrira, espérons-le, la voie vers de nouvelles stratégies pour lutter contre le paludisme et limiter les souffrances intolérables causées par cette maladie.