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Voici un brillant panorama sur les grandes questions de l’immunologie contemporaine que nous tracent des auteurs prestigieux rassemblés par Armand Bensussan pour ce numéro de médecine/sciences. Ici, pas de longues revues où s’empilent des détails expérimentaux, ni de condensé trop simplificateur, mais la juste mesure pour ceux qui voudraient être « à flot » pour leur culture générale en immunologie.

Dans un laboratoire, la première difficulté que rencontre un étudiant (on pourrait d’ailleurs en dire autant du jeune clinicien dans sa salle de patients) est d’acquérir une connaissance convenable de la littérature, et le premier devoir de son mentor est de le guider dans cette démarche cruciale. Rappelons d’abord aux plus jeunes que nous avons vécu un changement radical avec l’avènement du « bon génie » Pubmed : la donne a radicalement changé, car elle n’est plus dans la recherche des informations qui se déversent maintenant après un simple clic, à la vitesse de la lumière, dans nos ordinateurs personnels. L’envers de la médaille, cette surabondance, nous impose de savoir choisir. Sur quels critères ? Paul Valéry, dans son Discours de l’Histoire[1], nous a livré quelques clés aussi utiles pour les sciences du vivant que pour l’analyse historique : « Il s’est passé […] une infinité de choses observables, qu’il faudrait une infinité de mots, de livres, et même de bibliothèques pour [les] conserver à l’état écrit. Il faut donc choisir, c’est-à-dire convenir […] de l’importance du fait, et cette convention est capitale […]. Mais l’importance est toute subjective. L’importance est à notre discrétion […] ».

C’est, je crois, la chose la plus utile que peuvent nous apporter ces belles revues : nous aider à évaluer l’importance des choses de l’immunologie d’aujourd’hui et nous guider dans les choix des recherches, expérimentales ou cliniques, que nous devrons faire.

On nous offre ici, manifestement, deux grandes sortes de revues : celles qui ont trait à l’organisation générale du système immunitaire, et celles qui se tournent davantage vers l’immunopathologie. Mais, que la question soulevée l’ait été à propos de la découverte d’une disposition fondamentale du système immunitaire ou à propos d’une pathologie engageant le système immunitaire, ce qui frappe à leur lecture, c’est plutôt la sorte de continuité qui les lie. Cela tient-il à ce que le système immunitaire, contrairement aux autres systèmes, ne saurait se concevoir hors du pathologique, reste toujours déterminé par le pathologique, tandis que les autres systèmes se fondent sur le physiologique ? Cela tient-il aux us et coutumes de notre discipline ?

C’est une vue hautement convergente sur l’organisation générale du système immunitaire que dessinent les esquisses tracées ici. On nous rappelle que les lymphocytes possèdent deux propriétés fondamentales : ils ont une disposition clonale, en termes de spécificité du récepteur pour l’antigène dont ils sont équipés, disposition source de la tolérance au soi, mais aussi de la possibilité de régler différemment la réponse à deux agresseurs distincts ; il y a également l’hétérogénéité des populations lymphocytaires, fondée sur les rapports phénotype-fonction, et qui paraît s’accentuer chaque jour. Cette complexité des populations lymphocytaires, dans le respect de leur clonalité, impose des processus de différenciation qui soient à sa mesure. Pourquoi et comment une si profonde relation entre le phénotype d’une cellule et sa (ses) fonction(s) ? L’article de Georges Bismuth et d’Alain Trautmann ((→) page 721 de ce numéro) permet de visualiser les interactions des récepteurs de surface au cours de la communication entre les cellules du système immunitaire (synapse immunologique). L’engagement de ces récepteurs à la surface d’un lymphocyte conditionne étroitement sa capacité à répondre, à se paralyser ou à entrer en apoptose à la rencontre de tel ou tel ligand produit dans telle ou telle condition physiopathologique : le fameux modèle du double signal reste toujours utile plus de trente ans après sa conception. Les modalités du premier signal sont conditionnées par le processus d’apprêtement des antigènes. Peter Van Endert nous décrit simplement le processus pourtant complexe de l‘apprêtement des peptides antigéniques présentés par les molécules HLA de classe I ((→) page 727 de ce numéro).

Enfin, l’une des acquisitions les plus significatives au plan de nos concepts a été d’abolir la frontière stricte qui paraissait séparer l’immunité spécifique de l’immunité naturelle.

Ainsi, le paradigme NK (natural killer) s’étend encore dans les chapitres consacrés à la pathologie : NK et défaut des granules lytiques (Geneviève de Saint-Basile et ses collaborateurs) ((→) page 733 de ce numéro), NK et immunité innée contre le paludisme (Sophie Ugolini et ses collaborateurs) ((→) page 739 de ce numéro), NK et tumeurs (Salem Chouaib et ses collaborateurs) ((→) page 755 de ce numéro), NK et grossesses (pas anormales !) (Philippe Le Bouteiller et Julie Tabiasco) ((→) page 745 de ce numéro), le tango des NK est de plus en plus effréné. Doper le système immunitaire afin de le rendre plus efficace contre les tumeurs est une stratégie très subtile. Elle vise à restaurer l’équilibre et l’efficacité des lymphocytes T, ce qui est aussi l’objectif du traitement qui consiste à utiliser de puissantes cytokines chez les patients VIH (Yves Lévy) ((→) page 751 de ce numéro),… le final est grandiose.

Au terme de la lecture de ce numéro de médecine/sciences, un nouvel intéressé à l’immunologie sera certainement frappé par les champs immenses de la pathologie qui impliquent le système immunitaire, et plus encore par les possibilités considérables de développements thérapeutiques qu’il véhicule. Et si, de plus, ledit lecteur s’intéresse à l’enseignement, il sera étonné de la modeste place réservée à l’immunologie dans nos facultés des sciences et de médecine. Pourquoi cette sorte de négligence paradoxale d’une discipline centrale de la physiopathologie, dont tous nos collègues non immunologistes reconnaissent l’importance… et avouent, moins facilement, qu’ils ont quelque difficulté à en suivre les développements, malgré les besoins qu’ils ont pour leurs patients ?

L’immunologie est-elle trop vaste pour être laissée au seul intérêt des immunologistes ?