Corps de l’article

1. Introduction

Devant la complexité de l’activité de relation d’aide en orientation dans un marché du travail marqué par l’imprévisibilité, les formations universitaires dans ce domaine visent la formation de personnes professionnelles capables de réflexivité et de conscience de soi dans leur pratique (Lecomte et Savard, 2012). Au Québec, la réflexivité s’inscrit même dans le profil de compétences de la profession[1] (OCCOQ, 2010) de conseillère ou de conseiller d’orientation (CO), laquelle exige légalement des connaissances complexes, spécifiques à l’orientation et implique l’établissement d’une relation personnalisée à risque de préjudices pour les bénéficiaires (Code des professions, article 25). D’un point de vue éthique, la réflexivité constitue un impératif pour prévenir ces préjudices potentiels; la pratique de l’orientation impliquant une confrontation à des situations complexes qui résistent à l’application formatée de connaissances ou de solutions données d’avance. Ces situations confrontent souvent la praticienne ou le praticien aux limites du métier et exigent une délibération sur les moyens et les fins dans l’exercice du travail.

Paradoxalement, en contexte de travail, des contraintes de temps et la rationalité procédurale liée à la nouvelle gestion publique laissent aux CO peu de place pour la mise à distance de leur activité courante, tant individuellement que collectivement (Viviers et Dionne, 2016). Dans ce contexte, les CO peuvent vivre à répétition des situations qui imposent d’agir sans bénéficier d’espaces-temps de réflexivité suffisants pour faire de leur expérience un objet de discussion et de réflexion. L’empêchement de ces discussions collectives et de cette réflexion subjective peut grever tant le sens de l’activité laborieuse que son efficience (Clot, 2017), en plus de freiner les possibilités d’apprentissage et de développement qu’elles recèlent sur les plans collectif (Engeström et Sannino, 2011) et subjectif (Dionne, Saussez et Bourdon, 2017). Dans ce contexte, le présent article se propose de mobiliser la théorie culturelle-historique pour interroger les conditions dans lesquelles les rapports entre discussion collective et réflexion subjective peuvent être redynamisés, et la façon dont elles le sont, grâce aux controverses de métiers et à la discussion de contradictions inhérentes à celles-ci, suscitées au cours d’un dispositif de clinique de l’activité (Clot, 2015, 2017).

2. La réflexion comme une reconfiguration du rapport à l’activité

Dans les travaux fondateurs de Dewey (1947), puis de Argyris (1993) et Schön (1983), le concept de réflexivité est basé sur une critique à la fois épistémologique et politique de la possibilité d’application directe des connaissances scientifiques dans la pratique. Saussez, Ewen et Girard (2001) invitaient à resituer le concept au regard de la philosophie sociale et de la théorie de l’enquête de Dewey (1993), lequel cadre l’expérience réflexive comme un moyen de rétablir la continuité dans le flux de l’expérience lorsque l’organisation de l’action qu’une personne cherche à introduire dans une situation est prise en défaut. L’expérience réflexive est suscitée par «un processus émergeant de la prise de conscience du caractère problématique d’une situation et conduisant à l’élaboration conceptuelle de l’expérience et au raisonnement à propos d’hypothèses d’action pour transformer celle-ci» (Dewey, 1993, p. 76). La personne, qui tente alors de se construire un milieu d’action possible, peut ouvrir un espace de réflexion ayant pour objet les organisateurs de son activité.

Cette question de la rupture du rapport de sens dans l’expérience est introduite également par Vygotsky (1934b), néanmoins dans une perspective épistémologique différente. Si l’expérience réflexive s’inscrit chez Dewey dans une vision adaptative de l’individu à un monde social qui maintient l’activité sous les déterminations de la situation immédiate (Stetsenko, 2016), l’expérience réflexive s’inscrit plutôt chez Vygotsky dans une transformation du monde social, dans la lignée de la perspective critique de Marx. Ce n’est pas la réflexivité qui est thématisée, mais bien la conscience, définie comme une activité psychologique propre à l’espèce humaine, s’inscrivant dans la dialectique d’un rapport entre activité sociale de transformation du monde et développement de la personne.

En mobilisant la théorie culturelle-historique du développement de Vygotsky, cette contribution cherche à fonder la notion de réflexivité en référence à un processus de discussion se jouant au plan collectif et à un processus de réflexion se jouant au plan subjectif. La réflexion est alors conçue en termes de reconfiguration du rapport à l’activité mise en objet et éveillée par les termes de la discussion (Vygotsky, 1934a, 1931)[2]. La discussion est à comprendre en termes de rapport social conflictuel où des individus convoquent des arguments pour tenter de mettre en débat des visions du monde. La réflexion est alors conceptualisée en termes de reconfiguration, au plan subjectif, de cette discussion dans le rapport entretenu par la personne à son activité laborieuse. Alors que Schön (1983) conçoit la réflexivité comme une conversation qu’engagerait la personne travailleuse avec la situation, une telle conceptualisation nous conduit plutôt à appréhender l’importance de la dialectique entre la discussion collective et la réflexion subjective.

Sur cette base, dans cette contribution, nous envisageons que l’analyse en collectif de l’activité de travail d’un sujet – par la confrontation de son expérience à celle des autres au cours de la discussion – peut provoquer sous certaines conditions des prises de conscience relatives au sens du travail et engager une reconfiguration du rapport à l’activité laborieuse. Cette reconfiguration s’opère par un processus d’inscription de l’expérience singulière dans un réseau d’expériences qui marquent, dans la présente analyse, l’appartenance au métier (Clot, 2017).

L’appartenance à un métier commun recoupe en partie la conceptualisation de Clot, notamment en termes de genre désignant plus spécifiquement le socle normatif composé de repères techniques, langagiers et éthiques qui permettent aux personnes exerçant un même métier de s’y reconnaître et de s’y faire reconnaître tout en se distinguant dans la manière dont elles l’exercent. Ces repères – généralement implicites, incorporés, et donc parfois difficilement explicitables (Clot, 2017) – permettent aussi d’apprécier et de discuter leur activité de travail et celle de leurs pairs. Le métier n’est pas univoque ni figé dans le temps, il est objet de controverses. Il est aussi dynamisé, voire revitalisé, par la mise en dialogue d’une multiplicité de voix au sein des collectifs qu’il traverse (Clot, 2017).

La conflictualité renouvelée des voix s’avère l’une des visées du dispositif de clinique de l’activité. Elle touche notamment les normes de métier, les modes opératoires, les formes idéales du métier. Cette conception du métier en clinique de l’activité sous-tend une conceptualisation de la contradiction comme force motrice du développement de nouvelles capacités à agir (Vygotsky, 1931) et, plus largement, du travail de la conscience (Vygotsky, 1934a). Engeström et Sannino (2011) identifient quatre formes distinctes de contradictions, chacune au mode de résolution spécifique: 1) les doubles contraintes; 2) les dilemmes; 3) les conflits; et 4) les conflits critiques. Au cours des discussions d’un collectif sur l’activité de travail, les contradictions inhérentes aux controverses de métier sont entre autres liées à des affects et exercent un effet dynamogène sur la reconfiguration du rapport à l’activité laborieuse des personnes participantes. Cette reconfiguration du rapport à l’activité sur le plan subjectif ne peut donc pas être comprise en l’isolant de son mouvement ou encore de son histoire sociale et biographique. Dans cette perspective dialectique, l’activité matérielle concrète et le rapport à l’activité nécessitent d’être maintenus en relation pour stimuler les prises de conscience au regard des éléments en jeu dans l’expérience – ici de travail – et libérer la personne, sous certaines conditions, de la domination d’une détermination de l’activité par la situation immédiate (Vygotsky, 1931).

L’intervention développementale a pour visée la reconfiguration du rapport à l’activité, en créant les conditions d’une reprise consciente et volontaire du sujet de ses propres gestes et/ou préoccupations, c’est-à-dire à la construction de sa capacité à se rapporter volontairement à ses façons de faire, de ressentir, d’éprouver et de penser le métier (Saussez, 2017). L’objectif de cette recherche est donc de décrire et de comprendre le rôle, dans une instruction au sosie, des controverses de métier et de contradictions inhérentes à celles-ci dans la reconfiguration du rapport à l’activité laborieuse de personnes conseillères d’orientation.

3. Dispositif méthodologique

L’analyse rapportée ici de la reconfiguration du rapport à l’activité s’appuie sur des données issues d’une recherche mobilisant l’instruction au sosie avec un collectif de dix CO (huit femmes et deux hommes), au sein d’une même commission scolaire, qui ont répondu volontairement à un appel à participer à une recherche (Viviers, 2014). Ces personnes participantes, à l’expérience variable[3], oeuvraient en milieu scolaire urbain au Québec, milieu où leurs tâches consistent à aider, à évaluer, à conseiller et à accompagner les jeunes et les adultes dans leur orientation scolaire et professionnelle. Les CO y offrent de la relation d’aide individuelle et en groupe, de l’information scolaire et professionnelle en groupe-classe et du conseil auprès des directions d’établissement, des parents et des autres personnels de l’école. Bien que poursuivant avant tout des visées nomothétiques (Van der Maren, 1995), le dispositif avait également une visée développementale au regard de l’activité de travail (Clot, 2015). Il s’est inscrit dans un rapport particulier aux besoins exprimés par les acteurs d’explorer certaines difficultés propres au métier et de reprendre du pouvoir sur leur activité de travail et sur leur métier. Le dispositif s’est étendu sur quatre rencontres qui ont permis de réaliser trois cycles d’instruction au sosie.

Développée initialement par Oddone et son équipe (1981), l’instruction au sosie a été intégrée dans les méthodes privilégiées en clinique de l’activité. Pour l’instruction, une personne volontaire doit décrire concrètement son activité de travail à un sosie fictif (la personne chercheuse) en s’attardant suffisamment aux détails pour que le sosie puisse éventuellement la remplacer incognito. Une importance est donnée à l’usage du «tu» par l’instructeur, de manière à favoriser une première mise à distance de ses modes opératoires et plus globalement de son activité. Le rôle de l’instructeur est de générer des repères suffisamment précis pour permettre au sosie de le remplacer, en lui expliquant «non pas seulement ce qu’il fait habituellement, mais ce qu’il ne fait pas dans cette situation, ce qu’il ne faudrait surtout pas faire si on le remplaçait, ce qu’il pourrait faire, mais qu’on ne fera pas, etc.» (Clot, 2015, p. 155). Par ses questions, le sosie «résiste» à la version «préformatée» du récit que l’instructeur peut faire de son activité pour susciter de l’étrangéité; ces occasions potentielles de prise de conscience obligent la personne instructrice à réfléchir au sens de Vygotsky, c’est-à-dire à établir une position et à la défendre dans un espace social de questionnement, et à réaccentuer des dimensions laissées en friche dans sa description initiale. En s’appuyant sur Vygotsky, on ne peut pas étudier le rapport à l’activité directement. La mise en objet de son activité et de l’expérience de celle-ci pour verbaliser des instructions au sosie permet – par la médiation d’instruments langagiers, notamment de ceux associés au métier – un accès indirect à celle-ci.

Une deuxième étape mène les autres membres du collectif à questionner l’instructeur afin de préciser les consignes à son «sosie». L’espace créé pour une discussion des règles de métier encourage la pluralité des points de vue. À la suite de cette rencontre, qui est enregistrée sur bande audio, les propos sont transcrits en un verbatim, généralement par l’instructeur. Dans la présente recherche, il a été convenu avec les personnes participantes de donner cette responsabilité à l’équipe de recherche en raison de la situation de surcharge de travail. Par la suite, l’instructeur utilise le verbatim pour rédiger un commentaire réflexif sur son activité. Le travail nécessaire à la production du commentaire – p. ex. écoute de la bande audio, lecture de la transcription, organisation des idées et rédaction – a pour objectif de permettre à l’instructeur de retracer la genèse de ses choix, d’envisager des alternatives d’actions et de prendre conscience des contradictions pouvant générer un malaise (Clot, 2017).

Le cycle d’instruction au sosie se complète lors d’une autre rencontre, lors de laquelle il est demandé à l’instructeur de présenter brièvement son commentaire, puis aux autres participants d’y réagir en fonction de la lecture qu’ils en ont faite au préalable. Comme un «redoublement de l’expérience», cette dernière étape mène le collectif à mettre en débat le regard posé par l’instructeur sur son activité et l’expérience qu’il en fait. Ces multiples reprises langagières de l’expérience pavent la voie à une reconfiguration du rapport à l’activité, c’est-à-dire à la réflexion.

4. Méthode d'analyse

Les énoncés oraux et écrits produits dans le cadre du dispositif ont été analysés par l’équipe de recherche en portant une attention aux instruments langagiers mobilisés et aux mouvements dialogiques auxquels ils participent (François, 1989). Deux objets de controverses de métier investis par les personnes participantes ont été identifiés dans l’analyse. Plusieurs cycles de lecture à rebours ont été réalisés afin de retracer le déploiement des controverses et d’identifier les conditions sociales de mise en mouvement de la pensée des personnes en s’appuyant sur la catégorisation des manifestations discursives des contradictions (Engeström et Sannino, 2011). Sur cette base, une analyse des alternances je/on et je/nous développée par Boutet (1994)[4] a été réalisée. Elle permet de mettre en visibilité les mouvements du débat sur le plan collectif à sa reprise dans la réflexion sur le plan subjectif. Dans les références au «nous», des règles ou instruments langagiers du métier ont été dégagés, parmi lesquels ceux qui étaient connotés affectivement (p. ex. jurons évoquant la colère) ont permis de repérer des moments où l’expérience partagée affectait le collectif in situ. Par ailleurs, diverses voix réaccentuées par les personnes participantes nous ont permis de formuler des hypothèses sur des normes et des modes opératoires divergents, constitutifs de conceptions distinctes du métier de CO. La progression des controverses et des contradictions inhérentes à celles-ci a été suivie aux différentes étapes du dispositif.

5. Dynamiques de la reconfiguration du rapport à l’activité

L’analyse des résultats est organisée selon les étapes de l’instruction au sosie, au cours desquelles se déploient deux controverses de métier qui permettent d’explorer les rapports entre les moments collectifs de discussion et les ouvertures potentielles à la reconfiguration du rapport à l’activité de personnes participantes. Une vignette appuie empiriquement l’analyse réalisée.

5.1 Étape 1. Instruire le sosie: les prémisses de controverses

Les germes des controverses de métier sont repérables dès la première étape du dispositif. La personne instructrice (Geneviève) est amenée, dans son dialogue avec le sosie, à décrire ses manières d’être et d’agir au travail (modes opératoires). Dans l’extrait suivant, l’instructrice décrit la manière dont elle s’y prend pour aider les élèves dans la validation d’un choix professionnel et d’un choix d’établissement d’enseignement.

Geneviève: Quand les élèves viennent me parler des programmes techniques, [...] ce que j’essaie[5]beaucoup de faire, c’est de voir s’il reste de la place pour des «élèves d’un jour».

Chercheur: Je prends le téléphone, j’appelle le CO du cégep en question ou...?

Geneviève: Non, ça dépend des cégeps. [...] moi, je vais aller sur le site web du cégep pour retrouver le petit onglet «élève d’un jour». [...] Je leur propose toujours: «veux-tu qu’on t’inscrive tout de suite? Parfait.» Mais moi, les élèves, tu vas voir, si tu veux être comme moi, j’ai un peu un motto: «Aide-toi et le Ciel t‘aidera. Je ne suis pas le Ciel, mais aide-toi. Si tu ne t’aides pas, je ne peux pas tout faire pour toi.»

Chercheur: Est-ce que je leur dis ça?

Geneviève: Oui, à certains élèves, oui. [rires]

Nicolas: Vas-y! Tu leur dis! C’est parce que tu les aimes beaucoup que tu leur dis ça!

Geneviève: Oui, tu leur dis: «voici ce que tu as à faire». Tu interviens aussi beaucoup sur les méthodes d’études.

Chercheur: On reviendra sur les méthodes d’études, mais tu dis: voici ce que tu as à faire»?

Geneviève: Ben, dans le sens, «voici ce que tu as à faire: il faut que tu ailles aux portes ouvertes. Tu ne sais pas quel cégep choisir? C’est très personnel un choix de cégep, il faut voir: te sens-tu à l’aise dans ce milieu-là, l’environnement? [...] Pour moi: «Ça, je ne peux pas y répondre pour toi! Va dans les portes ouvertes, va visiter le cégep, va voir comment tu te sens à l’aise. Si tu n’y vas pas, what can I do?»

L’extrait qui précède montre une interrogation de modes opératoires de l’instructrice au regard d’une norme de métier relative au développement de l’autonomie des élèves. D’un côté, l’instructrice met en évidence sa propre implication dans les démarches d’orientation de l’élève, qui est reflétée dans l’intervention du sosie je prends le téléphone…; d’un autre côté, elle souligne l’importance que l’élève agisse de manière autonome. Elle convoque un proverbe qui guide ses actions aide-toi et le Ciel t’aidera, une référence culturelle suggérant que la personne doit d’abord faire des efforts si elle veut être aidée. Le je ne peux pas tout faire pour toi laisse envisager que la CO est consciente qu’elle «fait à la place» du jeune, tout en établissant une limite. La relance du sosie permet à l’instructrice d’expliciter les raisons pour lesquelles elle incite le jeune à explorer concrètement son éventuel milieu d’études. La référence au fait que seule la personne sait ce qui est bien pour elle, je ne peux pas y répondre pour toi, renvoie bien à la valeur d’autonomie portée par le métier et, implicitement, à la valorisation de l’effort individuel, associée socialement au proverbe «qui veut peut». Il y a là un germe d’une contradiction plus vive qui sera, dans les étapes suivantes du dispositif, la source de prises de conscience, de débats collectifs et de reconfigurations du rapport à l’activité.

5.2 Étape 2. Discuter le métier: les termes de controverses

Dans la discussion collective engendrée par l’instruction, le collectif met en débat des modes opératoires déployés pour l’accompagnement des élèves dans leurs méthodes d’études. Deux controverses de métier en émergent.

La première controverse peut s’analyser en termes de conflit (première contradiction). Elle est mise en mots lorsque Solange partage au collectif sa manière d’intervenir auprès des élèves qui ont des difficultés à persévérer. Le conflit est déclenché par l’usage, dans les propos qu’elle dit adresser aux élèves, de plusieurs impératifs référant explicitement à l’effort et à la volonté: fais tes leçons, assure-toi de bien écouter, prends de bonnes notes, organise ton espace de travail. Elle semble minimiser l’effort requis pour réussir sur le plan scolaire, écoute, ce n’est pas compliqué ce qu’on te demande, tout en mettant en évidence les bénéfices qui peuvent être attendus (entrain à se lever le matin, fierté et sentiment du devoir accompli). Ce mode opératoire suscite une réaction vive du collectif. Un participant (Pierre) intervient six fois – parfois en la coupant – pour lui demander si les élèves dans les groupes qu’elle rencontre adhèrent à son discours, si cela fonctionne. Une autre membre (Maryse) fait référence au risque de faire la morale. Cette contradiction mène Solange à expliquer, voire à défendre son activité. Ses certitudes semblent ébranlées: elle utilise des expressions comme je pense que, il me semble que, j’ai l’impression, qui modalisent le registre épistémique de son questionnement. Dans l’extrait suivant, Geneviève se repositionne en fonction des nuances apportées par Solange: si elle convient de la pertinence de l’intervention sur les méthodes d’études pour soutenir la persévérance et la réussite des élèves, il y a du bon là-dedans, elle confronte l’activité de Solange avec une description de sa propre activité.

Geneviève: De cette même façon-là, je vais intervenir sur les méthodes d’études, mais moi, je vais le faire plus en individuel. [...] Je pense que, oui, il y a du bon là-dedans [...]La façon dont je l’amène, ce n’est pas de dire: «fais-ci, fais ça» pour moi, ce n’est pas «fais-ci, fais ça», c’est «essaie…». Je vais juste leur expliquer les conséquences et je dis après: «fais donc ce que tu veux, mais ne viens pas me dire que tu es concentré, quand tu textes aux trois minutes, ou quand tu regardes le nouveau statut Facebook de tes chums aux cinq minutes. Ne viens pas me dire que c’est de l’étude!» […] Je leur demande de me décrire séquentiellement «qu’est-ce que tu fais?» [Geneviève énonce 16 exemples de questions qu’elle pose pour leur faire décrire leur activité à partir du moment où ils arrivent à la maison] C’est un peu un levier pour leur dire: «Si tu changeais ta façon d’étudier, juste un petit peu, juste pour voir si ça fonctionne. Je ne sais pas, et moi… Je ne sais pas. Je ne sais pas si ça marche. […]

[Trois personnes soutiennent ce modus operandi. Puis, cinq personnes tentent d’intervenir et le discours est entrecoupé]

Geneviève: Parce que moi, ce qui m’interpelle dans ce que tu as dit, Solange, c’est plus le fait de dire, «at large», de juste dire aux élèves: «fais tes devoirs, fais tes leçons». Ce qui m’interpelle, c’est que quand tu grattes un peu, tu te rends compte que la situation familiale ou à la maison ne leur permet pas [trois personnes approuvent ses propos] d’avoir ce temps-là, de pouvoir étudier, d’avoir une activité ou une passion.

En décrivant la manière spécifique dont elle intervient sur les méthodes d’études des jeunes, Geneviève reprend textuellement les mots de Solange pour positionner son activité: et la façon dont je l’amène, ce n’est pas de dire: «fais-ci, fais ça». Elle propose un autre mode opératoire – le mais, moi… – qui suscite l’adhésion du groupe et lui permet d’expliciter ce qui a suscité de nombreuses réactions au sein du collectif. Les membres réagissent au fait que les solutions aux difficultés de motivation du jeune viennent des prescriptions de Solange plutôt que de l’élève, ce qui questionne la valeur d’autonomie. La vignette se termine en ouvrant la voie à une deuxième controverse de métier, portant sur l’inégalité des ressources pour réussir à persévérer dans ses études.

La deuxième controverse de métier est analysée en termes de conflit critique (contradiction). L’extrait suivant montre une réaction vive à l’absence de considération des conditions sociales dans l’évaluation des difficultés scolaires et d’orientation des élèves, au profit d’un accent sur la responsabilisation individuelle et la valorisation de l’effort.

Nicolas: Moi, je vais essayer de me rappeler tout le temps avec qui je travaille.

Solange: Pardon?

Nicolas: On travaille dans un système. On vit dans une société. Et parler du décrochage scolaire comme si les classes sociales n’existaient pas au Québec [...]. Ce que je veux dire, c’est que, c’est bien beau parler de décrochage scolaire et de travailler la force de l’individu et «tu es beau» et «si tu veux, tu peux dans la vie». Mais dans la vraie vie, c’est … Quand on a ce discours-là, je deviens très allergique [...] Comme si c’était aussi simple que ça dans la vie, qu’il s’agit de «vouloir pour pouvoir», pour changer les choses. Il faut se rappeler qu’on vit dans un système [divers signes d’approbation]. [...] Quand tu viens d’une culture de pauvreté, de génération en génération...

Maryse: ...et que ton ventre crie

Nicolas: ...et que ta réalité c’est «Je n’ai pas mangé. J’ai mangé, oui, j’ai mangé le premier [du mois], mais le quatre, il n’y en a plus. Parce que papa, estie, il l’a passé dans la machine à sous, estie,…» [rires] Calvaire! Et c’est ça la réalité! [...] Ça fait la file présentement [quand je distribue] les coupons alimentaires [...] Je deviens allergique à ces discours: «Aide-toi et le Ciel t’aidera!» [...] C’est tellement plus compliqué que ça! Et on le sait et on fait des choix de société qui vont avec. Voilà c’était mon éditorial! Mais, ouf! [rires]

Maryse: Ben merci!

Chercheur: Une chance qu’on a ouvert la discussion un peu! [rires]

Pierre: Ouvrir la bouilloire un peu, pour que ça sorte la pression! [rires]

Nicolas réagit de manière virulente au discours du qui veut peut, revenant explicitement sur l’expression utilisée par l’instructrice au départ de son instruction Aide-toi et le Ciel t’aidera. Il en conteste les fondements, qui seraient, pour lui, porteurs d’une vision simpliste des problèmes complexes vécus par les jeunes: comme si c’était aussi simple que ça dans la vie, qu’il s’agit de vouloir pour pouvoir pour changer les choses. Cette réaction appelle à prendre conscience des conséquences d’une vision parcellaire de la réalité: Calvaire! C’est ça, la réalité!. S’inscrivant en faux contre certains éléments partagés par le collectif jusqu’alors, Nicolas semble avoir ouvert avec son intervention un espace de prise de conscience collective et un mouvement des affects. Cette réaction permet au collectif de mettre en mots le sens de certaines actions posées afin de tenir compte de la complexité des situations de vie des élèves. Nicolas est affecté par l’activité des autres, mais aussi par la sienne, comme l’indique le passage du on au je. Sa colère face à l’activité des autres – utilisation de jurons, référence à une allergie – l’incite à décrire une partie de son activité (composer avec la pauvreté de certains élèves) qu’il trouve choquante, voire triste. La pression ressentie dans son activité quotidienne se traduit en colère, évacuée lors de la discussion collective.

Lorsque Solange reprend la parole après cette discussion enflammée où elle est mise au centre de la controverse, elle se repositionne par rapport aux deux objets de contradiction. Elle convient que l’intervention en groupe-classe la force à émettre des généralités. Elle précise que lorsqu’elle faisait du counseling individuel, elle adoptait la même méthode que Geneviève, qui interpelle l’activité de l’élève. Elle se réinscrit ainsi dans la norme de métier, et le collectif adhère à cette résolution provisoire du conflit que portait la première controverse. Sur l’objet de la deuxième controverse (qui veut peut) suscitant un conflit-critique, Solange apparaît plus affectée, comme si elle avait été piquée au vif. Elle s’avère plus affirmative et tente d’évacuer le caractère polémique de la contradiction: C’est clair, il me semble. Quand on est professionnels, ça fait partie intégrante de tenir compte [des facteurs structurels] quand on intervient. Cela étant dit.... Elle réaffirme ensuite les valeurs qui nourrissent le sens de son activité; elle réaccentue le fait que, pour elle, même face à l’adversité d’un milieu d’origine, il est important de valoriser chez l’élève sa propre prise en charge, qu’elle associe à l’empowerment. Au sens d’Engestrom et Sannino (2011), le conflit critique ne semble toutefois pas résolu, car la personne réaffirme le sens de ses actions, plutôt que de les mettre à distance de manière critique à l’aide du groupe pour leur donner un nouveau sens. Par ailleurs, une vitalité nouvelle émerge lorsqu’elle évoque le sens de ses actions: elle a de la difficulté à s’arrêter de parler.

5.3 Étape 3. Commenter son instruction sur fond de controverses: les traces de reconfiguration du rapport à l’activité de l’instructrice

À la suite de la rencontre de groupe, l’instructrice formule un commentaire écrit à partir des faits qu’elle trouve saillants à la lecture du verbatim de l’instruction. Certaines voix portées au sein du collectif sont à ce moment réaccentuées pour revisiter le sens de son activité. Surviennent ici des prises de conscience et une affectation liée à son activité de travail qui n’apparaissaient pas dans la première description, centrée sur ses modes opératoires. Si Geneviève ne revient pas systématiquement sur les deux controverses de métier qui traversent l’étape précédente, la discussion collective et la dynamisation des affects semblent cependant l’avoir engagée dans une réflexion sur le sens de son activité laborieuse et l’amènent à envisager de nouvelles orientations pour l’avenir. Dans son commentaire, elle reprend des instruments langagiers mobilisés dans le collectif. Elle expose ses doutes et remet à la fois en question ses compétences, les motifs de ses actions, voire ses désirs (sa volonté), ce qui renvoie plus globalement à sa manière d’agir et aux normes de son métier, à ce qui paraît être une forme idéale d’activité. L’activité désirée, parfois entravée par l’organisation du travail ou des décisions personnelles, est mise en objet et discutée.

Geneviève: J’en viens à me demander si, malgré la véracité que je n’ai pas beaucoup de temps, je ne prends pas le temps comme excuse pour ne pas pousser plus loin les processus avec mes élèves. Avec les années, je suis devenue une «spécialiste» du court terme en quelque sorte et j’aimerais beaucoup me sentir plus à l’aise de faire des processus d’orientation réels, c’est-à-dire plus longs, ou surtout d’amener l’élève à approfondir son questionnement, à aller plus loin dans la connaissance de lui-même. Par moment, même trop souvent, je me sens davantage comme une CISEP [conseillers en information scolaire et professionnelle] qu’une CO. […] On dirait parfois que l’orientation dans une école est un peu un fourre-tout. J’aime beaucoup passer dans les classes, mais le temps que je passe à expliquer les notions de base sur les critères d’obtention d’un diplôme, par exemple, fait que j’ai moins de temps pour les élèves et leurs demandes individuelles. […]

J’aime la diversité de l’emploi et je ne voudrais pas non plus faire que du counseling individuel, mais tout est une question d’équilibre et il me semble ne pas toujours l’atteindre. Ce que je déplore le plus dans les tâches, c’est d’en avoir autant sans pour autant pouvoir toutes les aborder en profondeur. Je n’aime pas tourner les coins ronds et parfois, ma situation fait que je dois le faire! Ou que j’ai l’impression de le faire.

Bien que cela ne soit pas explicite, l’activité désirée semble positionnée en référence à la discussion de l’activité de Solange, qui se déroule surtout en groupe-classe. Geneviève nuance ici la réaction première de dégoût de ce type d’intervention[6] exprimée lors de l’étape 2. Elle souligne les bénéfices qu’elle retire des présentations d’information en groupe-classe. Elle associe cette tâche au travail des CISEP, lequel nécessite un niveau de scolarité inférieur. Elle expose un sentiment de non-reconnaissance de sa qualification de 2e cycle universitaire. Ainsi, la production du commentaire écrit suscite des prises de conscience sur sa manière d’agir son métier: j’en viens à me demander, j’aimerais, je voudrais… mais il ne me semble pas toujours l’atteindre. Cela dynamise le désir d’un projet de formation: J’ai envie de me lancer dans des formations qui me permettront de me «spécialiser» davantage dans les processus à plus long terme. La CO a d’ailleurs entrepris des démarches en ce sens, à la suite de la recherche. En fin de compte, la discussion du sens de l’activité laborieuse et la dynamisation des affects lors des étapes précédentes semblent avoir stimulé chez l’instructrice une reconfiguration du rapport à son activité dans la rédaction du commentaire.

5.4 Étape 4. Mettre en discussion le commentaire: vers une résolution du conflit-critique

À la suite de la lecture du commentaire, plusieurs personnes soulignent à l’instructrice à quel point elles sont touchées et se reconnaissent dans son expérience: je me suis reconnue, j’aurais pu signer, ça m’a vraiment touché. Premier à parler, Nicolas, qui avait réagi fortement à son expression guide Aide-toi et le Ciel t’aidera, témoigne d’un rapport réaffecté à l’activité de l’instructrice.

Nicolas: Je me suis reconnu dans beaucoup de choses qu’elle a écrites, en commentaire, parce que j’aurais pu le signer […] Le fait de dire «j’aimerais ça, des fois, aller dans un processus un peu plus long», ça m’a touché beaucoup. «Quelque part, je me sens souvent comme un CISEP»; ça revient beaucoup, beaucoup, beaucoup dans le contexte, c’est vrai. Ça, ça m’a interpelé beaucoup […] Ça m’a permis de ne pas me sentir tout seul à vivre ça, je ne suis pas tout seul à vivre ça, je me suis senti interpelé dans ce sens-là.

Une discussion collective s’ensuit, réinterrogeant la complexité de l’activité d’orientation débattue précédemment, la possibilité de l’exercer et de la voir reconnue dans l’organisation du travail actuelle. Cette discussion permet de conscientiser le contraste entre l’activité collectivement désirée, partiellement empêchée, et l’activité réalisée. Pierre décrit ce contraste comme un très très grand décalage entre la simplification du processus d’orientation et un idéal d’intervention. S’ensuit une interaction fortement affectée, dans laquelle Pierre semble prendre conscience de l’impact positif du travail bien fait et du sens profond de son engagement dans son métier: «Quand on a le sentiment d’avoir aidé quelqu’un et que la personne part, l’élève part en disant ‘merci beaucoup’, on le sent. Il n’y a rien de plus merveilleux que ça» (Dionne et Viviers, 2016, p. 114). Dans l’extrait suivant, Renée se reconnaît aussi dans ce rapport à l’activité.

Renée: Moi, en lisant ça, ça m’a beaucoup rejoint dans la passion que j’ai sentie quand tu parles et tu dis: «tes élèves», on voit vraiment que tu les considères en tant qu’êtres uniques. […] À travers tout ça, tu gardes ta passion et tu gardes le rêve: «j’ai cet idéal-là que je ne veux pas perdre, je veux garder cela, je vais aller chercher de la formation». Et comme tu dis, quand ils [les élèves] reviennent et ils sont acceptés [dans un programme].

Nicolas: C’est tellement agréable!

[Renée réfère au retour d’un élève qui lui a dit: «je cherchais quelqu’un qui a cru en moi, qui m’a aidé, et je suis revenu vous parler»]

Renée: Ça m’a vraiment touchée parce que moi, je me disais: «mon Dieu, j’ai tellement de choses à faire que je me disais est-ce que j’arrive encore à toucher des élèves, des gens?» [...] Je pense que c’est tout ça qui fait qu’on reste, parce que moi, à un moment donné cette année, je me disais: «je quitte».

Nicolas: Grosse année.

Renée: Ah oui, je quitte vraiment […]. Donc, en lisant ça, ça m’a consolidée dans le sens qu’il y en a encore parmi nous qui ont cette passion-là, cette envie-là de prendre soin, d’aider, de faire avancer des jeunes ou des adultes. Oui, en lisant ton texte, ça m’a beaucoup aidée à me repositionner.

Dans l’extrait, les alternances entre «je-on», «tu» et «je-nous» montrent des mouvements dialogiques entre les plans subjectif et collectif. Ces mouvements ouvrent à une discussion sur ce qui passionne les membres du groupe dans leur travail. À la suite de cet extrait, le collectif s’anime et les idées de nouveaux projets à mettre en place fusent: leur rapport collectif à l’activité apparaît revitalisé. Le collectif partage par ailleurs de la frustration et de la tristesse devant la nécessité de devoir constamment se battre pour démontrer la complexité et l’utilité de leur profession. Il y a prise de conscience de la nécessité d’une affirmation collective pour faciliter des conditions de travail permettant d’aider les élèves comme ils le souhaitent.

En définitive, tout se passe comme si les controverses de métiers – et les contradictions inhérentes à celles-ci – ayant émergé à l’étape 2 du cycle d’instruction avaient ouvert la voie à une repersonnalisation par l’instructrice de son expérience et à une reconnaissance par le collectif du genre d’activités qui est le leur, celui qui caractérise le métier dans toute sa complexité. Ultimement, cette reconnaissance des bonheurs et des peines dans l’expérience du travail de CO pave la voie à une double résolution des contradictions, qui se poursuivra dans le cycle suivant d’instruction au sosie. D’une part, le collectif se revitalise lorsqu’il est question de se centrer sur ce qui a du sens pour tous dans l’activité et se canalise dans une mobilisation autour de projets de développement professionnel communs. D’autre part, devant les difficultés à défendre individuellement leur métier, les CO affirment l’importance de l’action collective. Dans le 3e cycle d’instruction, ils réaliseront, en appliquant le «qui veut peut» à leur propre situation, les limites de cette maxime. Faire porter aux seuls individus la responsabilité de leur sort risque de mener à leur double victimisation; cela peut générer de la culpabilité et de la honte d’échouer à s’en sortir, sentiments qui s’ajoutent aux difficultés inhérentes à la situation. Cela vaut tant pour les élèves que pour les CO.

6. Le métier en débat: ouverture des possibilités d’agir

L’analyse de la mise en oeuvre d’un dispositif de recherche-intervention s’inscrivant dans la théorie culturelle-historique, par son entrée via l’activité matérielle concrète, semble permettre de problématiser la notion de réflexivité. Celle-ci constitue une activité socialement réglée et normée où le sens de l’activité de travail est questionné et débattu collectivement. La réaffectation de ce sens est susceptible d’entrer en écho, au plan subjectif, avec les visions du monde de la personne et ainsi d’éveiller une réflexion où sont explorées de nouvelles orientations pour l’action, de nouveaux possibles à faire advenir. Dans une perspective transformative (Stetsenko, 2016), la réflexion n’est pas une action adaptative à un monde inchangé; elle est une orientation vers une transformation du monde, esquisse d’un premier pas vers un futur désiré. Il s’agit d’une nuance importante au regard des usages répandus de la réflexivité en formation tels que discutés par Saussez et al. (2001). Dans le même ordre d’idées, il importe aussi de ne pas enfermer la réflexion dans la seule dynamique individuelle. Cette contribution problématise et conceptualise les rapports entre la dynamique collective de mise en discussion de l’activité vécue par une personne et la dynamique subjective de construction de sens de cette activité. En effet, les débats et les contradictions que génère le dispositif d’instruction au sosie éclairent des aspects du réel de l’activité comme l’activité désirée ou empêchée (Clot, 2017), contribuant ainsi à redynamiser cette dernière.

Notre conception dialectique du rapport entre la discussion et la réflexion s’inscrit en continuité avec celle de Duboscq et Clot (2010), qui soutiennent, en s’appuyant sur Vygotsky, que «c’est l’état de la conflictualité sociale qui aménage le niveau de conflictualité interne à l’individu: son fonctionnement psychique se rétrécit et peut même s’éteindre lorsque la société ne lui offre plus de conflictualité externe» (p. 256). Cette conflictualité dialogique, que nous associons au concept de contradiction, impose des moments de mise à distance de l’activité. Le travail de l’instruction revêt progressivement une fonction psychologique particulière: il peut contribuer à redynamiser, à vitaliser un rapport plus conscient à son activité de travail et à poser un regard renouvelé sur le métier et sur ses conditions d’exercice. Dans le cadre du dispositif d’instruction au sosie, la reconfiguration recherchée du rapport à l’activité se situe à la fois sur les plans collectif et subjectif, ces deux plans étant toujours en rapport dans une perspective dialectique. Le dispositif vise à transformer le travail en suscitant des prises de conscience des composantes qui déterminent des situations de travail. Sont ainsi interpelées les dimensions culturelles et historiques du travail, lesquelles peuvent être peu débattues, voire cristallisées ou subies de manière non consciente dans les contextes de surcharge de travail (Engeström et Sannino, 2011).

La mise en mots de la façon dont le sujet est affecté par son activité de travail et intellectualise celle-ci s’adresse non seulement aux pairs, mais également au sujet lui-même. Comme nous l’avons montré, l’instructrice est affectée par l’expérience de la description faite de son activité, dans ses modes opératoires et dans sa façon d’agir son travail, et par le fait qu’elle est adressée à d’autres: le chercheur et le collectif de métier. L’étrangéité ressentie au sein du collectif lors de la description de l’activité peut mettre au jour des controverses de métier et des contradictions inhérentes à celle-ci. Ces contradictions traversent les vérités établies par chacun et suscitent des prises de conscience sur les modes opératoires de même que sur l’exercice du métier et sur les contraintes entravant l’activité désirée de travail. La discussion, visant notamment la résolution de ces contradictions, semble constituer une source et ressource sociale (Clot, 2017) de conflictualité interne et de réflexion subjective.

L’instruction au sosie permet en ce sens de signifier des éléments souffrants dans l’expérience de travail, qui peuvent être vécus dans l’isolement, comme le contact avec la pauvreté dans laquelle vivent certains élèves. Ces éléments ont notamment été discutés à l’aune des conceptions de l’orientation véhiculées par les membres du collectif et de leurs impacts sur les normes d’action, sur lesquelles est fondé le travail. Mis en discussion dans le dispositif, les affects subis par les personnes dans leur activité de travail dynamisent la réflexion. Le rapport renouvelé à son activité, plus conscient, volontaire et libre, ouvre en effet à d’autres possibilités d’agir dans et sur le monde au sens spinoziste, c’est-à-dire en pleine connaissance de cause et en possédant les connaissances relatives à ce qui détermine ses conduites et les capacités à les infléchir, en référence à son vouloir faire (Dionne et al., 2017). La dernière phase du dispositif en est un bon exemple: les CO sont affectés par le commentaire de l’instructrice et se mobilisent progressivement autour d’enjeux porteurs de sens au regard de leur métier. Ils réalisent la nécessité d’agir collectivement pour s’occuper d’enjeux associés à l’organisation scolaire qui entravent l’activité des CO dans plusieurs milieux. Nous l’avons montré ailleurs (Dionne et Viviers, 2016), le collectif se mobilisera ensuite dans une action politique au sein de sa commission scolaire pour favoriser la reconnaissance de la complexité de leur tâche.

7. Conclusion

Dans cette contribution, nous problématisons le rôle de la dimension collective des débats de métier pour stimuler la réflexion et dynamiser les affects liés à l’activité de travail. L’absence de tels espaces/temps collectifs de discussion, dans un contexte de ressources limitées en milieu scolaire (Viviers et Dionne, 2016), occasionne un risque de cristallisation des habitudes d’activité où le rapport à l’activité est grevé de ses possibilités de réflexion et de développement. Notre analyse a montré, à l’instar de Vygotsky, la fonction du collectif et de la délibération comme source de réflexion et d’établissement d’un rapport progressivement plus conscient à l’activité. L’entrée par l’activité permet de discuter des modes opératoires, de signifier l’expérience, en plus de redynamiser des affects pouvant également favoriser la réflexion éthique nécessaire pour éviter les préjudices envers les populations desservies. Bien que cette recherche ait été menée avec des CO en exercice, elle invite à intégrer aux formations en orientation des occasions de mises en débat collectif de l’activité et du métier. Les formations actuelles au Québec intègrent déjà plusieurs modalités pédagogiques de supervision individuelle et collective (Lecomte et Savard, 2012), mais à la lumière de nos résultats, elles pourraient gagner à intégrer plus systématiquement l’analyse de l’activité et du métier tel qu’il s’éprouve et est éprouvé au quotidien, afin de mettre à profit les conflictualités dialogiques suscitées par la confrontation à l’activité matérielle concrète. Cela permettrait aux étudiantes et aux étudiants de construire un rapport conscient à leur activité et de l’inscrire dans un métier. Certaines initiatives construites à partir de données d’analyses de l’activité (p. ex. Felix, 2014) pourraient être mises à profit en ce sens.