Corps de l’article

1. Introduction

D’un système éducatif à l’autre, l’éducation à la santé n’a pas le même statut. En Finlande, c’est une discipline scolaire qui a été mise en place en 2001 avec son programme, sa filière de formation et son corps professoral (Välimaa, Kannas, Lahtinen, Peltonen, Tynjälä et Villberg, 2008). L’éducation à la santé peut aussi apparaître comme un domaine transversal, soit associé à la citoyenneté comme en France (Lange et Victor, 2006) soit au développement personnel comme au Portugal (Pommier et Jourdan, 2007). Enfin, dans d’autres cas, comme au Québec, elle est à la fois présente comme discipline « éducation physique et à la santé » et comme domaine général de formation (MEQ, 2001).

Le caractère central de l’appropriation des enjeux spécifiques de l’éducation à la santé par les enseignants a été montré (Rivard et Beaudoin, 2009). Par ailleurs, l’influence d’autres déterminants a été mise en évidence, par exemple, la présence d’un temps déterminé alloué à ces questions (St Leger, 1999 ; St Leger, Kolbe, Lee, McCall et Young, 2007) ou la nature de la prescription telle qu’exprimée dans les programmes scolaires (Demeulemeester, 2007). Il ressort des recherches, d’une part, les difficultés pour les enseignants de s’emparer d’un objet qui reste marginal et d’autre part, l’ampleur des décalages entre les prescriptions qui leur sont assignées et leurs pratiques, et cela, quelle que soit la nature de la prescription en vigueur (Jourdan, Piec, Aublet-Cuvelier, Berger, Lejeune et Laquet-Riffaud, 2002 ; O’Higgins, Galvin et Kennedy, 2007 ; Tjomsland, Iversen et Wold, 2009 ; Turcotte, Gaudreau et Otis 2006 ; Turcotte, Otis et Gaudreau, 2007).

Dans le cadre de cet article, nous proposons une exploration de la problématique du décalage entre les pratiques et les prescriptions[1] dans le cadre d’un système éducatif particulier, à savoir celui d’Irlande. En effet, suivant la redéfinition des domaines d’enseignement du système éducatif irlandais, en 1999, une nouvelle discipline scolaire, « l’éducation personnelle, sociale et à la santé[2] (ÉPSS) » a été créée (SPHE, 2004). Les programmes scolaires ont été publiés, la formation des enseignants a été mise en oeuvre (Millar, 2003) et il est possible, après une décennie, de tirer des informations relatives à la mise en place de cette réforme.

Il s’agit ici de comprendre comment les enseignants du premier degré irlandais prennent en charge l’éducation à la santé à l’école à travers son expression dans une logique disciplinaire structurée par des programmes et des modalités d’évaluation des compétences. Pour ce faire, nous avons analysé l’activité des enseignants irlandais à travers l’étude de la redéfinition des tâches qui leur sont assignées dans le domaine de l’éducation à la santé, dans la perspective des travaux conduits au doctorat (Simar, 2010).

2. Problématique et cadre d’analyse

Nous proposons maintenant une synthèse des principaux résultats de recherche relatifs à l’étude des pratiques des enseignants[3] en éducation à la santé, quel que soit le statut de l’éducation à la santé dans les systèmes éducatifs. Puis, nous décrivons par la suite, le cadre d’analyse retenu afin d’aborder les redéfinitions des tâches exécutées par les enseignants.

2.1 Les prescriptions en matière d’éducation à la santé dans le système éducatif irlandais

C’est le National Council for Curriculum and Assessment (NCCA, 1999) qui a eu pour mission de redéfinir et d’évaluer les contenus à transmettre en éducation à la santé. L’intention était de mieux prendre en compte les besoins des enfants dans le monde moderne. L’éducation personnelle, sociale et à la santé (ÉPSS) est l’un des six domaines d’enseignement avec le langage, les mathématiques, l’environnement social et scientifique, l’éducation artistique ainsi que l’éducation physique (NCCA, Ibid.). La mise en place de l’ÉPSS s’est traduite par un temps déterminé alloué dans la semaine (créneau horaire de 30 minutes), la production d’une prescription détaillée (programmes d’enseignement), la réalisation de manuels scolaires et de guides ressources destinés aux enseignants. Pour autant, la nature et la complexité propres aux questions d’éducation à la santé est telle que sa prise en compte ne peut se réduire à son enseignement en classe. Ainsi, il est précisé que trois domaines sont concernés. Le premier a trait au climat d’école, le deuxième à l’intégration de ces questions dans les différentes disciplines scolaires et le troisième correspond au temps déterminé alloué à l’enseignement de l’ÉPSS.

À travers l’ÉPSS, l’enseignant doit favoriser chez l’élève le développement d’habiletés, de connaissances et d’attitudes qui lui permettront de prendre des décisions personnelles, sociales ou bien encore liées à sa santé, maintenant et dans le futur. De manière générale, l’objectif est d’aider l’enfant à se préparer en vue d’une citoyenneté active et responsable. En outre, les professeurs disposent d’un ouvrage de référence qui leur sert de guide pour enseigner l’ÉPSS et des manuels scolaires ont été publiés à l’intention des élèves. Enfin, une personne ressource est nommée dans chaque école (comme c’est du reste le cas pour chaque discipline scolaire).

2.2 Les pratiques des enseignants en éducation à la santé dans une logique disciplinaire

Dans la perspective de notre travail, certaines études ont déjà été conduites dans les pays qui ont récemment fait le choix d’institutionnaliser l’éducation à la santé sous la forme d’une discipline scolaire à part entière dans leur curriculum.

Parmi les éléments clés qui conditionnent une prise en charge par les enseignants des problématiques d’éducation à la santé, l’adéquation des contenus prescrits avec les pratiques enseignantes existantes apparaît comme déterminante (Tjomsland, Iversen et Wold, 2009 ; Viig et Wold, 2005). D’autres facteurs ont été relevés, il s’agit de l’enjeu pour les enseignants d’être en mesure d’identifier les potentiels bénéfices pour leurs élèves (sur les plans éducatifs, scolaires, de la santé…), de disposer de ressources suffisantes (matérielle et en formation) et enfin de travailler, collectivement, avec l’ensemble de la communauté éducative.

La problématique de l’implication des enseignants est aussi traitée dans l’étude néerlandaise de Leurs, Bessems, Schaalma et De Vries (2007). Les auteurs insistent sur la légitimité du rôle de l’enseignant dans ce domaine, dès lors qu’il parvient à développer une approche globale de la santé à partir de l’ensemble des disciplines. L’étude australienne de référence (St Leger, 1998) montrait déjà, sur la base de données quantitatives et qualitatives, l’importance de l’ancrage de l’objet « éducation à la santé » en référence au curriculum et plus largement à ce qui constitue le coeur de la pratique des enseignants au travers des activités de classe, mais aussi collectivement à l’échelle de l’école. Par ailleurs, les travaux canadiens (Turcotte et al., 2006 ; Turcotte et al., 2007) ont souligné qu’il existait deux grandes façons de mettre en oeuvre la nouvelle compétence « adopter un mode de vie sain et actif ». Il s’agit d’un côté, d’une éducation à la santé axée sur les savoir-faire et, de l’autre, d’une éducation à la santé qui privilégie les savoirs théoriques. La première s’appuie sur des activités classiquement prises en compte par les enseignants (gestion du risque, par exemple), la seconde est moins habituelle puisque l’enseignant prévoit dans le cours des moments pour donner une information sur une question de santé particulière.

Les études conduites en Irlande se sont, jusque-là, exclusivement intéressées aux établissements accueillant des élèves de plus de 12 ans et ont pris la forme d’études nationales (Burtenshaw, 2003 ; Geary et McNamara, 2002 ; Millar, 2003 ; O’Higgins et al., 2007). Elles mettent en avant un certain nombre d’obstacles perçus par les enseignants. Le temps alloué aux questions d’éducation à la santé dans le cadre de l’ÉPSS diminue en avançant dans les années d’enseignement : 1re année du cycle junior (12 ans) – 69 % des enseignants propose une leçon par semaine contre 45 % pour les élèves de 3e année. Les études nationales montrent que l’ÉPSS n’a pas encore atteint le statut de discipline scolaire en tant que tel (Millar, 2003). Les principaux obstacles mis en évidence sont le manque de temps, la pression des examens et celle des disciplines. Si la discipline SPHE a acquis un statut autonome, il ressort de l’étude que les enseignants n’hésitent pas à faire appel à d’autres disciplines pour atteindre certains objectifs liés à l’ÉPSS. Les leviers établis en vue de la généralisation de l’enseignement de l’ÉPSS sont la présence d’un coordinateur, un nombre d’heures de formation suffisante et une prise en compte globale des questions d’éducation à la santé ainsi qu’un temps déterminé quant aux contenus à transmettre en ce qui concerne l’ÉPSS.

À l’heure actuelle, aucun travail quant au rapport entretenu par les enseignants irlandais du premier degré aux nouvelles prescriptions en éducation à la santé n’a été réalisé, ce qui nous a conduits à nous y intéresser.

2.3 Cadre d’analyse de l’activité des enseignants : les apports des outils issus de l’analyse du travail et de la psychologie ergonomique

L’étude conduite sur l’activité des enseignants se situe dans une perspective d’analyse du travail qui s’intéresse à la distinction entre travail prescrit et travail réel. Selon Wittrock (1986, dans Leblanc, Ria, Dieumegard, Serres et Durand, 2008 p. 60), « sans être une idée nouvelle, envisager opérationnellement l’enseignement comme un travail est une idée récente qui s’est développée à partir des critiques des recherches sur l’enseignement de type processus-produit fortement présentes dans le monde anglo-saxon, et des questions que laissaient en suspens les courants cognitivistes qui leur ont succédé ». Les recherches conduites dans ce champ reposent donc sur la conviction que l’enseignement est un travail et elles offrent des options aux entrées spécifiques des sciences de l’éducation telles que la pédagogie ou la didactique (Lenoir, 2005). L’enseignant est considéré, dans le cadre de notre étude, comme un professionnel (Rogalski, 2007) qui a des tâches qui lui sont prescrites[4], c’est-à-dire des « buts à atteindre sous certaines conditions » (p. 3). Cela suppose que « le métier » va bien au-delà d’une simple mise en application de principes qui ont été décidés ailleurs (Rogalski, 2007).

À partir des travaux de modélisation de l’activité d’un opérateur basés sur l’analyse du travail et de la psychologie ergonomique (Leplat, 1997), des auteurs ont construit des modèles visant à rendre compte de l’activité enseignante (Amigues, 2003 ; Goigoux, 2007 ; Mangiante-Orsola, 2007 ; Rogalski, 2007 ; Saujat, 2001). L’activité enseignante est alors considérée comme une succession de reconstructions des tâches assignées qu’ils opèrent aux différents niveaux de l’activité : de la reconstruction a posteriori de l’activité à celle in situ en situation de réalisation. Notre démarche se situe dans l’étude des reconstructions opérées a posteriori. En d’autres termes, il s’agit de déterminer, du point de vue des enseignants, les buts qu’ils se donnent en éducation à la santé et de rechercher les facteurs (individuels et collectifs) intervenant dans le processus de redéfinition de la tâche (Simar, 2010).

3. Méthodologie

Les choix méthodologiques quant aux modalités de collecte, de déroulement de l’étude et d’analyse des données sont présentés dans cette partie.

3.1 Modalités de collecte des données

Les écoles ont été choisies avec les autorités de la ville de Cork. Les critères de choix ont été les suivants : écoles anglophones, diversité sociologique avec une insistance sur les situations défavorisées (critères sociaux sur la base des statistiques du ministère de l’Éducation) et les caractéristiques des enseignants (rapport à l’ÉPSS, niveau d’enseignement, simple ou plusieurs niveaux). Quatre écoles ont été retenues pour l’investigation. Les caractéristiques sont présentées dans le tableau ci-dessous. Dans notre échantillon, trois écoles sont situées en zone défavorisée (à des degrés divers) et une, en zone moyenne. La collecte des données auprès des enseignants s’est déroulée d’avril à juin 2008. L’arrivée de l’investigateur dans les écoles était accompagnée d’une explicitation des finalités et de la méthodologie de l’enquête (observation des séances de classe et réalisation des entretiens). La durée moyenne de son séjour dans chaque école était de deux semaines, à l’exception de la dernière école (école 4) pour laquelle cette durée a été d’une semaine, car elle correspondait à la période des sorties scolaires, ce qui explique également le faible nombre de participants. Les enseignants étaient libres de refuser l’entretien, mais tous ont systématiquement accepté. Ainsi, des entretiens ont été conduits auprès de 16 enseignants[5] issus des quatre écoles, tous titulaires de leur classe. Toutes les données ont été rendues anonymes puis codées par école. Parmi les enseignants participants, 44 % étaient déjà en exercice avant que l’éducation à la santé ne devienne discipline scolaire. Leurs niveaux d’enseignement se répartissent comme suit : quatre enseignent au niveau de la maternelle[6], 11 au niveau élémentaire[7] et un enseignant bénéficie d’une affectation particulière[8].

Tableau 1

Caractéristiques sociologiques des écoles et des enseignants impliqués dans l’étude

Caractéristiques sociologiques des écoles et des enseignants impliqués dans l’étude

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3.2 Instrumentation et déroulement : observation et entretiens de type semi-directif

L’instrumentation de l’étude se caractérise par deux étapes : une phase d’observation[13] préalable à la seconde phase de conduite d’entretiens. Durant la première phase, l’observation réalisée par l’investigateur peut être qualifiée comme étant à découvert (présence de l’enquêteur connue et explicitée) et participante (implication ponctuelle dans les activités de classe et plus largement dans la vie de l’école). Une fois la période d’observation terminée, des entretiens de type semi-directif étaient conduits auprès des enseignants. Les enseignants étaient rencontrés individuellement, sur leur temps libre, leur consentement était demandé pour l’enregistrement de l’entretien sur dictaphone et les questions préparées servaient de guide à sa réalisation.

La grille d’entretien s’est appuyée sur le modèle de celle utilisée dans le cadre d’une étude précédente conduite en France et a fait l’objet d’une adaptation au système éducatif irlandais (Simar et Jourdan, 2010). Les questions visaient à faire expliciter les significations accordées par les enseignants à leur pratique en éducation à la santé. Elle comportait trois parties, dont une première introductive : il était question de mieux connaître le métier d’enseignant en Irlande et de discuter de sa pratique pédagogique en général (accueil des enfants, modalités d’enseignement, affichage en classe, etc.). Une deuxième était spécifique de l’éducation à la santé : il était demandé de définir ce que recouvrait selon eux ce domaine, sa place dans le système éducatif et plus particulièrement celle occupée aux yeux des autres disciplines, la façon dont ils géraient son enseignement, les obstacles/leviers à son enseignement ainsi que la formation dont ils avaient bénéficié. Une troisième générale visait à leur faire expliciter ce qui était important à leurs yeux à connaître pour comprendre le fonctionnement et les logiques propres à leur école et plus généralement au système éducatif irlandais.

3.3 Traitement des données : transcription des entretiens et analyse de contenu

Le traitement et l’analyse des des entretiens avec les enseignants ont été réalisés par nos soins. Nous avons tout d’abord procédé à une retranscription par écrit de tous les entretiens enregistrés afin de conserver l’exhaustivité et l’intégralité du discours. Afin de rester au plus près de leur discours, les entretiens n’ont pas fait l’objet de traduction à l’exception des extraits mot à mot cités dans cet article. L’analyse de contenu a été conduite dans l’esprit défini par Wanlin (2007), c’est-à-dire comme « un ensemble d’instruments méthodologiques de plus en plus raffinés et en constante amélioration s’appliquant à des discours extrêmement diversifiés et fondé sur la déduction ainsi que l’inférence » (p. 249). Pour conduire cette analyse de contenu, nous avons procédé en trois temps (Bardin, 2001) : la préanalyse, l’exploitation du matériel ainsi que le traitement des résultats, l’inférence et l’interprétation. Le premier temps consiste en une lecture flottante, c’est-à-dire laisser venir à soi les impressions et les premières orientations. Le deuxième temps correspond à l’opération de catégorisation, elle consiste en l’élaboration ou en l’application d’une grille de catégories, c’est-à-dire des rubriques rassemblant des éléments ayant des caractères communs sous un titre générique, et en la classification des données du corpus dans celles-ci. Le dernier temps correspond aux moments d’inférence et d’interprétation.

3.4 Les principales caractéristiques des entretiens

Les entretiens ont une durée moyenne de 18 min, le lieu était négocié avec l’enseignant, le plus souvent, sa salle de classe. L’analyse a porté sur 13 des 16 enregistrés (3 étaient inexploitables) et a été conduite par l’investigateur. À l’issue du processus de dépouillement, 27 items ont émergé. On entend par item les unités de sens du discours; ainsi, un item pourra être « planification de l’éducation à la santé », décliné de façon positive dans le 5e entretien et négative dans le 6e. Quoi qu’il arrive, l’unité de sens est la planification, ensuite il s’agit simplement de sa déclinaison. Selon la méthodologie propre à l’analyse de ce type de données (Bardin, 2001), les items ont été regroupés dans un tableau an de préciser les catégories. En outre, la saturation des données a été recherchée et retenue comme critère de validité de l’analyse (Morse, 1995). Pour ce faire, un graphe a été réalisé. Celui-ci présente les nouveaux items apparaissant dans les entretiens en abscisse et leur nombre en ordonnée. Ainsi, on observe que 13 items ressortent de l’analyse du premier entretien et que la saturation des données intervient à partir du neuvième entretien.

4. Résultats

La partie résultats est composée de deux grandes sections : une première qui présente les facteurs sous-jacents à l’origine du processus de redéfinition de la tâche. Dans la seconde section, les buts que les enseignants se donnent en matière d’éducation à la santé sont présentés.

4.1 Les facteurs à l’origine du processus de redéfinition de la tâche opérée par les enseignants en éducation à la santé

4.1.1 Des facteurs liés aux caractéristiques individuelles de l’enseignant

L’analyse des entretiens fait ressortir que la redéfinition de la tâche s’opère notamment en référence à trois dimensions : les caractéristiques personnelles de l’enseignant, son rapport à l’éducation à la santé et, plus largement, à son métier d’enseignant (Simar et Jourdan, Ibid.).

Les enseignants nous ont fait part de très peu d’éléments quant à leurs caractéristiques personnelles, seules leur ancienneté et leur expérience dans le métier ont été mentionnées. Il s’agissait par exemple de préciser s’ils enseignaient en éducation à la santé avant que cet objet ne devienne discipline scolaire à part entière : « Je suppose que nous faisons toujours la même chose, mais d’une façon différente, car avant nous le faisions de façon ponctuelle. » (A2_02).

La construction de leurs représentations en éducation à la santé s’opère en fonction du rapport qu’ils entretiennent avec ces questions. Ainsi, certains des enseignants évoquent un intérêt pour les questions d’éducation à la santé, sur le plan personnel d’une part : « Je pense que je m’y intéresse personnellement, je suis intéressé par les questions de santé et enseigner cela, c’est plutôt une passion pour moi. » (A3_04), et professionnel d’autre part, plaçant le bien-être de l’élève comme préalable à la transmission de connaissances et plus généralement, à leur réussite éducative : « J’ai toujours considéré les relations sociales comme la chose la plus importante… quand j’ai commencé à enseigner, j’ai toujours eu cette représentation de la santé. » (A3_01).

Les enseignants ont fait état de certaines pratiques pédagogiques et conditions favorables aux apprentissages des élèves : « Je pense que les méthodes actives aident l’enfant à se réaliser, si vous faites d’abord la pratique, la théorie s’assimile plus facilement… ce qui est en jeu, c’est son développement, vous associez plusieurs disciplines par rapport à un sujet, vous offrez différents angles… les méthodes actives, c’est bien, mais ça demande plus de temps. » (A2_01).

4.1.2 Les facteurs d’ordre institutionnel

Parmi les éléments qui influencent la redéfinition de la tâche, on retrouve des éléments qui relèvent du pôle institutionnel. Les enseignants y font référence en évoquant les programmes d’enseignement, l’ÉPSS, la hiérarchie institutionnelle et la politique de l’école, les formations et les prescriptions nationales en matière de santé publique.

Les enseignants font régulièrement référence aux programmes d’enseignement de l’école primaire pour rendre compte de la construction de leurs pratiques enseignantes. Ils soulignent le fait que l’évolution de son contenu comme de son périmètre a conduit à l’introduction de nouvelles disciplines scolaires au côté des disciplines « fondamentales » : « Il y a beaucoup de disciplines supplémentaires qui prennent du temps, et notre difficulté, c’est d’augmenter nos compétences pour être en mesure de tout enseigner même si je trouve l’évolution des programmes bonne. » (A2_03). Les nouveaux programmes d’enseignement offriraient une nouvelle vision de l’enfant, en s’intéressant au développement global de l’enfant et en travaillant à l’émancipation de l’enfant notamment par l’utilisation de débats ou de discussions se rapportant à la vie sociale de l’enfant : « Les nouveaux programmes sont centrés sur le développement de l’enfant, il y a un ancrage par rapport à ses pratiques sociales, c’est plus ouvert et exploratoire. » (A3_05). Par ailleurs, l’augmentation du nombre de disciplines scolaires aux côtés de celles dites traditionnelles se traduit pour certains enseignants par la définition de priorités dans leur enseignement : « Les programmes sont surchargés… c’est juste impossible… vous piochez et choisissez… l’ÉPSS, il y a des semaines nous ne l’avons pas enseignée parce que ce n’est tout simplement pas une priorité. » (A3_04).

L’éducation à la santé étant désormais inscrite comme discipline scolaire à part entière, les enseignants font référence à son ancrage institutionnel : « Nous avons un emploi du temps pour chaque discipline, et tu fais de ton mieux pour inclure l’ensemble et faire ce qui est attendu. » (A2_03). D’autres éléments émergent quant au statut de l’éducation à la santé, la référence à un « avant/après » le moment où elle a été déclarée discipline scolaire, aux contenus à enseigner, variables d’un enseignant à un autre : « Ce que je faisais avant était ponctuel, il n’y avait pas de programme à suivre. » (A2_02), à la façon d’aborder ces questions, au lien avec les autres disciplines : « Ces dernières années, l’ÉPSS est devenue une discipline à part entière alors que, jusque-là, c’était fonction de l’enseignant qui l’intégrait dans d’autres disciplines. » (A3_02). Autre conséquence de ce changement de cadre, la nomination d’une personne responsable de cette discipline à l’échelle de l’école : « Nous avons une personne responsable pour l’ÉPSS, c’est un poste de responsabilité. » (A3_03). Le dernier effet repéré renvoie à l’obligation de mettre en oeuvre certaines leçons assurées par des partenaires, c’est le cas notamment de celle assurée par l’infirmière dans le cadre de l’éducation à la sexualité : « Lorsque l’ÉPSS est devenue une discipline à part entière, les écoles ont plus souvent fait appel aux infirmières pour aborder ces questions (à propos de l’éducation à la sexualité). En termes de programme, nous sommes obligés d’avoir cette leçon standard. » (A3_02).

En Irlande, le poste de directeur d’école est un poste de responsabilité qui renvoie à une position hiérarchique et à un pouvoir de décision sur les orientations à suivre en matière de politique scolaire. Dans le domaine de l’éducation à la santé, cela peut concerner le fait de participer à des initiatives nationales ; on retrouve par exemple celle des écoles promotrices de santé : « Nous sommes une école promotrice de santé. » (A2_02). Il peut par ailleurs influer sur des orientations en matière de politique de santé comme c’est le cas en matière d’éducation à la sexualité limitée à un enseignement unisexué afin de respecter les orientations religieuses de la politique d’école : « il y a une éthique très catholique à l’école, nous n’abordons que les fonctions basiques[14] du corps… et dans le DVD que nous utilisons, nous ne faisons que certaines sections et celles concernant la sexualité des filles, ce n’est pas fait, c’est le choix du principal. » (A3_03). Ceci ne génère pas nécessairement de tension, car le projet de l’établissement est élaboré et porté par le collectif : « L’équipe, pour fixer la politique scolaire, est composée de deux enseignants, le principal, les parents élus et un professionnel de santé. » (A3_02).

Les programmes d’enseignement ayant été révisés, des formations ont accompagné leur mise en oeuvre. Il s’agit de formation continue : « Il y a en Irlande de nouveaux programmes depuis 1990, donc il y a eu des formations pour l’ensemble des disciplines scolaires. Donc on a eu un ou deux jours pour l’ÉPSS. » (A1_03) et de formation initiale : « Oui, à l’université, nous avons appris à mettre du lien entre toutes les disciplines. Tout d’abord on nous a appris à transmettre les contenus de l’ÉPSS pendant le créneau de 30 minutes. Si nous ne parvenons pas à enseigner les contenus à travers l’ensemble des disciplines, on devra les enseigner séparément. » (A1_01). En outre, les enseignants dits « référents » peuvent assister plus régulièrement à des formations pendant l’année scolaire afin de se spécialiser : « L’année dernière, j’ai assisté à une formation à propos du manuel Walk tall pendant 10 semaines, et c’était simplement pour étudier comment le mettre en oeuvre… donc c’est sûr que l’on se spécialise plus par rapport à nos collègues. » (A2_01).

Le dernier élément relevant du pôle institutionnel concerne les prescriptions nationales en ce qui concerne la santé publique. Ainsi, les enseignants y font référence en mentionnant les plans nationaux de santé (celui de l’alimentation par exemple) ou bien encore des programmes nationaux appliqués à l’école. Tel le programme Stay safe visant à prévenir les sévices sur les enfants. D’abord considéré comme dépassant le rôle de l’école, il a par la suite été adopté par une grande majorité des enseignants. : « Concernant le programme Stay safe, je couvre l’ensemble des sujets parce que je pense que c’est important pour les élèves. Tandis que les autres manuels, je choisis des sections selon les objectifs que je veux atteindre. » (A2_01).

4.1.3 Les facteurs relatifs à l’enseignant au sein d’un collectif

L’analyse des entretiens a fait ressortir que des contraintes et ressources émergent en relation avec le rapport des enseignants aux membres de la communauté éducative et à leur contexte d’exercice : caractéristiques des élèves et de l’école, la relation école-famille et leur rapport aux partenaires de l’école.

Les caractéristiques des élèves sont évoquées par les enseignants pour expliciter la redéfinition de la tâche qu’ils opèrent. C’est notamment le cas lorsqu’ils mentionnent leur niveau scolaire afin de justifier l’utilisation de certains manuels ou la mise en oeuvre de stratégie spécifique : « L’autre manuel, je choisis des situations selon les objectifs que je veux atteindre, parce que certains vont être couverts dans d’autres situations selon la classe que l’on a, j’utilise différents angles pour atteindre certains objectifs. » (A2_01). Au-delà du niveau scolaire, les enseignants mentionnent par ailleurs les caractéristiques sociales de leurs élèves. L’analyse des entretiens tend à montrer que le contexte dans lequel les enseignants exercent, semble influencer leurs pratiques ainsi que les objectifs à atteindre chez les élèves : « Particulièrement dans une école en zone défavorisée parce que quand je suis allée à l’université, on m’a appris à enseigner à des enfants sans problème particulier, quand vous venez ici, ils en ont beaucoup. Donc vous changez et vous faites ce qui est nécessaire, vous adaptez vos pratiques. » (A1_02). On observe alors un retour vers les fondamentaux comme « apprendre à lire et à écrire » ou bien la maîtrise des gestes élémentaires de santé (ex : lavage des mains) en réponse à des besoins spécifiques de santé perçus chez les élèves : « Les choses comme se laver les mains avant les repas, ce n’est pas fait à la maison. Les choses vraiment basiques… je suppose que pour moi, c’est ma mère ou mon père qui me l’ont appris. Mais eux ne le savent pas parce que c’est une zone très défavorisée ici… donc la première chose qu’ils font en arrivant ici, c’est apprendre à propos des microbes. » (A1_02). L’avant-dernier élément mis de l’avant par les enseignants pour caractériser les élèves renvoie à leur niveau de développement. Précisant alors que l’éducation à la santé dans ses objectifs doit être adaptée au stade de développement de l’enfant pour lui permettre un développement harmonieux « ÉPSS… leur parler en fonction de leur développement, plutôt parler des relations sociales et d’amitié parce qu’à l’âge où ils sont, c’est vraiment un âge indépendant. Donc je pense que ce n’est pas simplement en termes d’enseignement d’une discipline, mais c’est plutôt assurer leur développement, ce n’est pas une discipline comme une autre, c’est pour moi éduquer à la santé et au développement social. » (A3_04). Le dernier élément concerne la perception qu’ont les enseignants du climat scolaire, que ce soit à l’échelle de la classe ou bien plus généralement de l’école : « Je pense que selon la classe que vous avez, je veux dire par exemple, si je sais qu’il y a des conflits et du harcèlement dans la cour tous les jours ou dans la classe, je vais consacrer plus de temps à l’ÉPSS pour quelques semaines. » (A3_04).

La référence à la relation construite par les enseignants avec les familles est très présente dans leurs discours. Il est souvent fait mention de la nécessité de l’implication des parents notamment dans la politique d’école aux côtés du principal et des enseignants pour décider ensemble de certaines orientations de l’école notamment en matière de santé, par exemple : « Les parents sont impliqués dans les associations de parents, aux côtés des enseignants ils vont définir la politique de l’école… certains aspects de la santé, des relations (en lien avec l’éducation à la sexualité) vont être négociés avec eux. » (A3_01). Leur rôle se définit également par les associations et leur implication dans les actions de santé : « À travers l’association de parents, à chaque fois qu’il y a une initiative, par exemple pour les repas, on a fait venir une nutritionniste, et chaque parent de l’association vient dans la classe et prépare un repas adapté, ils examinent les repas, ils encouragent les enfants à boire, à chaque fois que l’on peut on essaye d’associer les parents. La politique d’école que l’on construit, il y a une présentation qui leur en est faite et s’ils sont d’accord, ils la signent. » (A3_02). Leur coopération semble d’autant plus nécessaire que les questions de santé touchent à l’intime. Ainsi, lorsque les questions d’éducation à la sexualité sont abordées dans les écoles, les parents assistent à une session parallèle sur ce thème et profitent par ailleurs d’un moment d’échange et de débat avec les acteurs de l’école : « Vous savez, l’éducation à la sexualité, quand vous le faites avec les plus grands garçons, il va y avoir une rencontre avec l’infirmière, enfants et parents. » (A1_02). En outre, lorsqu’il s’agit de traiter des questions délicates comme celle de la prévention des sévices, les parents sont avertis au commencement de la réalisation de ce programme : « Nous avons à faire le programme « stay safe » jusqu’à l’été pendant neuf semaines, nous devons envoyer une lettre pour expliquer aux parents ce que nous allons faire. Et les élèves ont des devoirs à faire à la maison pour que les parents travaillent avec l’enfant. » (A1_03).

L’analyse des entretiens fait ressortir que les professionnels du milieu médical sont cités comme partenaires de leur action en matière d’éducation à la santé. On retrouve parmi eux des dentistes, des médecins ou bien encore des infirmières, qui interviennent soit pour venir en soutien d’un projet de santé qu’ils portent : « Nous avons la visite d’un dentiste. » (A2_02) soit pour aborder des problématiques dites sensibles pour lesquelles les enseignants ne se sentent pas nécessairement « à l’aise », comme celle de l’éducation à la sexualité : « En 5e année de primaire, concernant les repas équilibrés, nous avons une leçon là-dessus, mais aussi nous avons une infirmière qui vient parler de sexualité, une personne qui vient parler des drogues et choses comme ça. » (A3_03). Mais le rôle des intervenants et leur façon d’intervenir est discuté dans les entretiens, certains préférant assurer les leçons à eux seuls tandis que d’autres préfèrent déléguer certaines d’entre elles : « J’ai parlé avec les élèves hier, la leçon se déroulera mieux si elle vient de l’enseignant de la classe plutôt que faire venir une infirmière, les enfants sont très à l’aise avec leur enseignant et étant donné que c’était une femme (l’infirmière) c’est encore plus dur pour eux. » (A3_02).

4.2 Identification des buts que se donnent les enseignants en éducation à la santé

L’analyse des entretiens fait ressortir que les enseignants se donnent trois buts principaux en matière d’éducation à la santé. Ils se répartissent entre des préoccupations immédiates avec des objectifs en rapport avec le corps de l’élève et sa sécurité et ses conditions de son bien-être ; et d’autres plus prospectives, notamment afin de permettre à l’élève de se construire un rapport éclairé en matière de santé.

4.2.1 Assurer les besoins de sécurité et physiologiques de l’enfant

Un des buts qui guident les enseignants dans leurs pratiques en éducation à la santé concerne les moyens mis en oeuvre afin d’assurer les besoins physiologiques et de sécurité des élèves. Il est ici essentiellement question du rapport au corps de l’élève, considéré dans une perspective individuelle et immédiate. On retrouve alors des préoccupations qui ont trait aux gestes élémentaires et rituels d’hygiène (tel le lavage des mains), mais aussi en rapport avec leurs besoins physiologiques (comme l’alimentation). Il s’agit alors pour l’enseignant de mettre en oeuvre les conditions qui favoriseront le bien-être physique de l’élève : « prendre soin d’eux ; se laver les mains avant les repas ; respecter les sanitaires ; se laver les mains après être allé aux toilettes ; très basique ; juste assurer leur sécurité. » (A1_02). En outre, le travail s’oriente aussi dans la perspective d’aider les élèves à faire face à d’éventuels mauvais traitements (notamment physiques) dont ils pourraient être victimes : « La sécurité personnelle, c’est aussi à propos des mauvais traitements dont pourraient être victimes les enfants. » (A1_03).

4.2.2 Développement des compétences des élèves en matière de santé

Dans le discours des enseignants, un second but a émergé autour du développement global de l’élève. La santé de l’élève est considérée comme une ressource pour la vie du futur citoyen. Ainsi, le travail est guidé par la volonté pour l’enseignant de donner les moyens à l’élève de développer une attitude saine en matière de santé, notamment pour sa vie future. La santé est comprise dans son acception globale, on retrouve alors des objectifs qui ont trait à la santé mentale, à travers notamment des préoccupations autour du développement l’estime de soi de l’élève : « c’est travailler avec chaque enfant à l’aider à construire son estime de lui-même » (A2_03). Ou bien encore à travers des notions comme le respect, le respect de soi, de son corps, des autres en lien avec un certain nombre de savoirs à enseigner sur la nutrition, le développement de son corps par exemple : « Les sujets que j’aborde sont l’estime de soi, respecter les autres, se respecter soi-même, son corps… » (A3_02).

4.2.3 Donner les moyens à l’élève de s’insérer socialement et le sensibiliser aux questions de citoyenneté par la santé

Le travail réalisé par les enseignants est orienté vers l’atteinte d’objectifs qui ont trait au développement de compétences psychosociales chez l’élève, notamment dans une perspective d’insertion sociale avec un travail sur leur capacité d’expression des émotions et des sentiments : « Parler à propos des sentiments, de ses émotions, si quelque chose se passe, être capable de l’exprimer à partir des mots utilisés couramment. » (A3_04). Il s’agit aussi par ailleurs, selon eux, de créer les conditions sociales qui assureront l’épanouissement dans le milieu de vie que représente l’école : « C’est le comportement social, c’est l’interaction avec les autres personnes et le partage. » (A2_02). Le travail s’oriente dans une perspective de construction de relations sociales favorables et d’un climat scolaire positif : « Je vais être simplement en train d’encourager les enfants à interagir entre eux de façon acceptable. » (A3_01). Dans cette perspective qui replace l’enfant dans son milieu de vie, santé et citoyenneté tendent à s’entremêler lorsqu’il est question notamment de travailler sur les premiers secours.

Une synthèse des résultats est proposée dans la figure 1 (page suivante).

Figure 1

Résultats de l’analyse du processus de redéfinition de la tâche opérée par des enseignants irlandais en éducation à la santé

Résultats de l’analyse du processus de redéfinition de la tâche opérée par des enseignants irlandais en éducation à la santé

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5. Discussion

Notre étude avait pour finalité d’analyser la façon dont les enseignants irlandais du premier degré redéfinissent les prescriptions qui leur sont assignées en matière d’éducation à la santé. Pour ce faire nous avons identifié les buts que les enseignants se donnent dans ce domaine et mis en exergue les facteurs qui sous-tendent ce processus. Les analyses des entretiens tendent à montrer que ces buts recouvrent des dimensions qui dépassent ceux de la transmission de savoirs à l’échelon de la classe. Des dimensions éducatives et préventives guident l’activité enseignante dans ce domaine. On distingue deux types de buts, ceux dits immédiats où il s’agit de créer les conditions de santé qui permettront aux élèves de pouvoir rentrer dans les apprentissages. Ceux dits futurs pour lesquels il est essentiellement question de donner aux élèves les moyens d’opérer des choix éclairés en matière de santé (transmission de connaissances, développement de compétences…). Les objectifs fixés recouvrent à la fois des objectifs qui ont trait à des approches thématiques de santé (alimentation, hygiène, activité physique, etc.) et d’autres qui sont liés aux conditions qui doivent permettre d’atteindre cet état (estime de soi, émotions et sentiments, pression des pairs, etc.).

D’après les entretiens, la construction des pratiques des enseignants semble largement influencée par des facteurs d’ordre institutionnel (programmes scolaires, inspection, rôle du directeur…). Ceci est très différent de la situation française. En effet, la référence à la légitimation institutionnelle est relativement faible en France, sans doute de par le fait que l’éducation à la santé est positionnée de manière transversale (Pizon, Jourdan, Simar et Berger, 2011 ; Rommel, 2009). Tout se passe comme si la « disciplinarisation » de l’éducation à la santé renforçait le poids du déterminant institutionnel. En effet, l’analyse du discours des enseignants a permis de mettre en avant des éléments relevant à la fois de la prescription primaire (les nouveaux programmes d’enseignement, l’entrée de nouvelles disciplines scolaires, les politiques nationales en matière de santé), mais aussi secondaire (formation initiale et continue en éducation à la santé, politique d’école). On retrouve ici une convergence avec un certain nombre de travaux qui tendaient à montrer le rôle de la formation, mais aussi de la mise à disposition de ressources pour les enseignants (Simar et Jourdan, 2010 ; St Leger, 1998 ; Viig et Wold, 2005). Les résultats en matière d’influence de l’organisation et de la planification du travail en éducation à la santé sont convergents avec d’autres études (Buston, Wight, Hart et Scott, 2002).

Il ressort également de l’étude que parmi les contraintes et ressources à l’origine du processus de redéfinition de la tâche, certains éléments ont trait aux dimensions individuelles de l’enseignant (ses caractéristiques personnelles et professionnelles). Le rapport qu’il s’est construit avec les questions de santé, mais aussi ses représentations quant à l’éducation, apparaissent comme des éléments saillants. On note là aussi une convergence avec d’autres études qui montraient l’influence à la fois des représentations sociales des enseignants (Jourdan et al., 2002 ; Simar et Jourdan, 2009), de leur degré de motivation (Simar et Jourdan, 2009 ; Tjomsland et al., 2009), mais aussi de leur sentiment de compétence à enseigner l’éducation à la santé (Han et Weiss, 2005 ; Leurs et al., 2007 ; Rohrbach, Graham et Hansen, 1993). Plus largement, c’est en référence au rapport que le professionnel entretient à sa propre pratique d’enseignement et à son métier en général que le volet individuel est explicité. Ainsi, pour les enseignants les plus chevronnés, les nouvelles orientations de l’éducation à la santé sont perçues comme s’inscrivant dans une continuité vis-à-vis de leurs pratiques d’enseignement antérieures (Buston et al., 2002 ; Simar et Jourdan, 2010 ; Viig et Wold, 2005). Autrement formulées, les prescriptions tendraient à s’inscrire dans leur potentiel de développement (Courally et Goigoux, 2007 ; Daguzon et Goigoux, 2007). Par ailleurs, les personnes interrogées font état d’éléments relatifs aux dynamiques collectives de travail (élèves, parents, partenaires…). L’éducation à la santé s’affiche comme un objet partagé qui, de ce fait, entraîne ou nécessite la mise en oeuvre de travail collaboratif (Mérini, 1999 ; Mérini et al., 2011). Ainsi, les enseignants irlandais entretiennent un rapport différent aux intervenants de santé selon qu’ils sont considérés comme ayant un rôle complémentaire ou bien au contraire, comme dépossédant l’enseignant de ce domaine éducatif. Plusieurs niveaux de participation des intervenants ont ainsi été repérés, ils vont de leur implication dans la négociation de la politique d’école en éducation à la santé jusqu’à l’élaboration et à la conduite d’actions en collaboration avec les enseignants (Mérini, 1999 ; Mérini et al., 2011). La relation école-famille apparaît comme un élément clé dans les initiatives en matière d’éducation à la santé (Denman, 1998 ; Perry, Luepker, Murray, Kurth, Mullis, et Crockett 1988 ; St Leger, 2005) et plus généralement pour les questions d’éducation.

Le processus de redéfinition de la tâche des enseignants en matière d’éducation à la santé s’opère également par rapport aux caractéristiques des élèves et plus généralement à celles du contexte d’exercice. Si les élèves sont caractérisés par leur niveau scolaire, ils le sont également en lien avec leur niveau de développement, ce qui participe à la réorientation de leur tâche afin de proposer une pratique au plus près des besoins du terrain. On pourrait ici faire un parallèle avec les travaux de Maslow à propos des besoins humains dans la lignée des théories générales du besoin et de la motivation (Maslow, 2008). Tout se passe comme si les enseignants adaptaient leurs buts en éducation à la santé en fonction des besoins identifiés en matière de santé chez l’élève. Ainsi, les enseignants en contexte défavorisé semblent investir plus de temps à l’éducation à la santé et tendent à se fixer comme buts initiaux, des objectifs de base en matière de santé (état de satiété de l’élève, lavage des mains…). La santé est perçue ici comme condition de possibilité de la réussite éducative, elle est perçue comme pouvant contribuer à lutter contre les inégalités sociales et de santé (Arcand, 2009 ; Ridde, 2007 ; Ridde et Guichard, 2008).

6. Conclusion/enjeux

Cette étude a montré que la redéfinition de la tâche opérée par les enseignants se répartit entre la définition d’objectifs immédiats par les enseignants (assurer la protection physique de l’élève, assurer ses besoins physiologiques, hygiène corporelle…) et d’autres à plus long terme, ces derniers visant à préparer le futur citoyen à être en mesure de faire des choix éclairés en matière de santé (connaissances en matière de santé, développement des compétences psycho sociales…). La façon dont la pratique s’équilibre entre ces deux pôles diffère d’un enseignant à un autre en fonction des ressources à disposition et des contraintes imposées. Ainsi, des facteurs « institutionnels » (programme d’enseignement, politique d’école, formations et politique de santé nationale), « personnels » (rapport des enseignants à l’éducation à la santé et plus généralement à leur métier) et liés au « public » (caractéristiques des élèves, de la relation école-famille et des partenaires de santé) ont été mis de l’avant. Ces différents éléments sont très proches de ceux identifiés à la suite d’études de même type conduites auprès d’enseignants français (Simar, 2010). C’est leur dosage qui diffère avec notamment une place plus grande laissée aux aspects institutionnels en Irlande. La « disciplinarisation » de l’éducation à la santé contribue à sa structuration : contenus déterminés, objectifs à atteindre par niveau, formation systématique, etc. Il n’en reste pas moins que, pour les enseignants, la pression des matières fondamentales, ce qui pourrait être le coeur du métier, qui relèguent l’éducation à la santé au second plan, et la difficulté à articuler les enseignements dispensés en ÉPSS avec les autres dimensions de l’éducation à la santé restent de réelles sources de tension. Créer une discipline « éducation à la santé » déplace les équilibres, mais ne conduit pas pour autant à son insertion simple et encore moins automatique dans la vie de l’école. La grande proximité des propos tenus par les enseignants français et irlandais, quand bien même le cadre institutionnel de leur exercice est différent, montre qu’au-delà des différences culturelles entre les deux systèmes éducatifs, c’est l’objet « en soi » qui pose problème au milieu scolaire. L’éducation à la santé, comme toutes les « éducations à », interroge fondamentalement une organisation scolaire fondée sur « l’enseignement de », en Irlande comme en France.