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1. Introduction

La problématisation des leçons de géographie fait aujourd’hui partie du «modèle disciplinaire» de la géographie (Audigier, 1993), au même titre que l’étude de cartes murales, la réalisation de croquis ou le commentaire de photographies de paysages. Problématiser est une opération intellectuelle qui introduit «le point de vue des acteurs dans un champ entièrement voué, jusque-là, à l’exhaustivité de la description comme fondement de la connaissance», écrit Roumégous en 2002 (p. 67).

Pourtant l’exigence de la problématisation n’a pas toujours été frappée du sceau de l’évidence. En France, le terme «problématique» est utilisé pour la première fois dans les programmes de géographie du secondaire qui paraissent en 1995 (Ministère de l’Éducation nationale, 1995). La problématisation des leçons de géographie est présentée comme un moyen pour développer une réflexion dynamique et stimulante chez les élèves. Dans un ouvrage destiné aux enseignants de géographie paru un an auparavant, il était expliqué: «la géographie n’est plus un discours tranquille où les faits sont plus ou moins figés, réifiés. Elle n’est plus une réponse à des questions qui n’ont pas été posées. La problématique didactique permet de proposer un cheminement intellectuel roboratif, elle implique la recherche de réponses, elle sollicite l’argumentation, elle invite à la démonstration» (Maréchal, 1994, p. 248).

Dans ce contexte, cette étude à partir d’analyses de manuels scolaires tente de répondre aux questions suivantes: Pourquoi les programmes de 1995, et cette injonction est reprise par tous les programmes depuis cette date, recommandent-ils de problématiser les leçons de géographie? Comment se traduit dans la géographie scolaire d’aujourd’hui une approche problématisée?

Les cadres de référence permettant de comprendre le passage d’une géographie scolaire dont l’objet est de révéler aux élèves une image objective et indiscutable du monde à une géographie qui le construit selon un point de vue problématique sont présentés dans une première partie. La méthodologie adoptée pour l’analyse des manuels est explicitée dans une deuxième partie. Enfin, une troisième partie analyse la problématisation telle qu’elle figure dans les manuels scolaires de lycée français (secondaire supérieur, élèves de 16 à 18 ans) publiés en 1998 et en 2008.

2. Cadres de référence

L’épistémologie de la science géographique, l’épistémologie des savoirs scolaires et la didactique de cette discipline constituent les trois cadres de référence qui seront successivement étudiés pour expliquer comment la nécessité de problématisation s’est imposée dans la géographie scolaire en général et dans les manuels scolaires en particulier.

2.1 La rupture épistémologique de la science géographique

Il ne s’agit pas ici de reprendre dans le détail les évolutions de la connaissance scientifique de la géographie, ce qui dépasserait largement le cadre de cet article, mais de s’intéresser à la rupture épistémologique du milieu du XXe siècle qui affecte la géographie scientifique. Celle-ci s’est produite d’abord aux États-Unis au début des années 1950, puis au Canada et en Angleterre. Elle affecte la géographie scientifique française plus tardivement, dans les années 1970 (Robic, 1992). L’étude du changement radical de paradigme de la géographie scientifique qui se produit alors fournit un premier élément d’explication à l’introduction de la problématisation dans l’enseignement.

La géographie scientifique fondée au XIXe siècle s’inscrit dans la tradition issue de l’Antiquité. Elle met au centre de son interrogation la relation causale milieu-homme. Paul Vidal de la Blache, considéré comme le fondateur de l’école française de géographie, insiste sur l’importance du milieu pour comprendre la vie humaine en utilisant cette formule dans l’avant-propos du Tableau de la géographie de la France (1994): «L’homme a été chez nous le disciple longtemps fidèle du sol. L’étude de ce sol contribuera donc à nous éclairer sur le caractère, les moeurs et les tendances des habitants» (p. 19). Cette centration de la géographie sur le paradigme milieu-homme s’explique, selon Pinchemel (1988), par le fait que cette relation «apparaissait comme la plus mystérieuse, la plus susceptible d’expliquer les différences entre les diverses parties du monde et les sociétés qui les habitent» (p. 24).

Dans la lignée des idées de Vidal de la Blache, les géographes analysent les relations entre le milieu et les hommes dans le cadre d’études régionales à diverses échelles qui décrivent les paysages, «concept totalisateur, traduction visible des combinaisons des phénomènes» (Ibid., p. 26) et justifient les découpages régionaux. Comme le souligne Robic (1992), la géographie classique se caractérise par une épistémologie du mixte. D’une part, elle prétend se situer dans la rationalité de la science «avec pour normes l’explication par la loi, l’indépendance des conditions de lieu et de temps» (p. 59). D’autre part, elle met au coeur de ses analyses la recherche des individualités régionales, de leur identité et de leurs spécificités.

Des géographes comme Jean Brunhes, fondateur de la géographie humaine (1910), ou Albert Demangeon, dans ses ouvrages Le déclin de l’Europe (1920) ou Les Îles Britanniques (1927), relativisent le rôle du milieu dans l’explication géographique. Néanmoins, le paradigme humanonaturaliste reste dominant jusque dans les années 1950. Les débats sont intenses et Meynier retraçant l’histoire de la pensée géographique (1969) considère que depuis 1939 la géographie est entrée dans le temps du «craquement».

La remise en cause radicale de la géographie classique intervient aux États-Unis avec les travaux de Schaeffer (1953) approfondis dans les années 1960 par Bunge (1962) ou par Harvey (1969). Les critiques de ces auteurs se concentrent notamment sur l’idiographisme de cette discipline. Ils dénoncent «l’exceptionnalisme» de la géographie et prônent une démarche géographique qui abandonne l’étude de l’unicité et de la différenciation régionale au profit d’une démarche fondée sur l’intégration régionale (Bunge, 1962) qui vise à élaborer des lois. «La science n’est pas tant intéressée par des faits isolés que par les schémas qu’ils révèlent», écrit Schaefer (1953, p. 228). Peter Hagget par son ouvrage L’analyse spatiale en géographie (1973) a un rôle essentiel dans la remise en cause en France du paradigme naturaliste et exceptionnaliste sur lequel repose la géographie: «quand on s’intéresse à l’unique, on ne peut guère contempler que son unicité», écrit-il (p. 13).

Ces critiques d’une géographie exceptionnaliste qui prétend décrire un réel objectif trouvent d’autant plus d’écho que, dans le même temps, le constructivisme social remet en cause le positivisme qui règne dans les sciences sociales. «Comme la société existe à la fois en tant que réalité objective et subjective, toute compréhension théorique adéquate de sa nature doit impliquer ces deux aspects», écrivent les sociologues Berger et Luckmann (2001, p. 177).

Ainsi, une «nouvelle» géographie scientifique émerge. Elle tend à se rapprocher des sciences sociales et s’interroge sur la dimension subjective de l’espace considéré comme une construction réalisée par la société. La géographie accorde une place à la sociologie, à la psychologie sociale, à l’anthropologie, notamment par la prise en compte des représentations mentales ou représentations sociales de l’espace (Gould et White, 1974), de l’espace vécu (Frémont, 1976), des phénomènes politiques (Agnew, 1998, Foucher 1988). Même si dans un premier temps la géographie semble se diviser en de nombreux courants, un nouveau paradigme unificateur se substitue à celui des relations milieu-homme, celui des relations espace-société. Le raisonnement géographique ne repose plus sur la description de régions objectives, mais construit l’espace à partir d’hypothèses. L’espace, portion de la terre organisée par les sociétés, devient selon Brunet «un mot vital de la géographie» (Brunet, Ferras et Théry, 1992). La géographie s’ouvre à de nouveaux champs scientifiques. Les débats épistémologiques ne cessent pas pour autant, notamment autour du concept de territoire produit et vécu qui apparaît comme un concept alternatif à celui d’espace considéré comme une catégorie trop générale.

2.2 L’épistémologie des savoirs scolaires

La notion d’épistémologie des savoirs scolaires peut être éclairée par cette formule de Develay (1993): «La formation disciplinaire ne consiste pas pour moi uniquement en la maîtrise des contenus, mais aussi en la maîtrise de leur épistémologie. C’est en ce sens que je parle d’une épistémologie scolaire» (p. 37). Ainsi, à côté de l’épistémologie scientifique, s’est développée une épistémologie des savoirs scolaires géographiques fondée sur la connaissance des savoirs à enseigner et de leurs liens avec la géographie scientifique. Cette réflexion sur les contenus de la géographie scolaire définis par l’institution dans des programmes scolaires ou des curricula fournit un second type d’explication pour s’interroger sur l’émergence de la problématisation. Pour autant, comme a pu le montrer Audigier (1993) dans sa thèse, la géographie scolaire conserve une marge d’autonomie importante par rapport à la science géographique. Sa finalité, l’éducation des jeunes générations, est en effet différente de celle de la science géographique. Elle n’a pas pour projet de produire de nouveaux savoirs, mais d’éduquer les jeunes générations.

C’est dans une perspective d’épistémologie des savoirs scolaires que se situe Lefort (1992) qui retrace l’histoire de la géographie scolaire durant un siècle et notamment ses liens avec la science géographique. Elle montre que celle-ci s’est largement appuyée sur le paradigme des relations milieu-homme. Cette discipline a eu de 1870 à 1970 l’ambition de faire accéder les élèves à la compréhension d’un monde objectif et univoque. Après une première période «d’hésitation» qui débute en 1872 avec l’introduction de la géographie dans les programmes du secondaire, l’autrice constate que de 1902 à 1945 se mettent en place «les éléments d’une adéquation progressive de la géographie scolaire à la géographie savante, au bénéfice d’une convergence croissante des méthodes pédagogiques et des méthodes géographiques» (Ibid., p. 51). Puis, de 1945 à 1969, le modèle précédent «simplement retouché» s’installe. Dans cet ouvrage, les analyses qui portent sur les évolutions des fondements épistémologiques de la géographie scientifique et sur la succession des programmes scolaires montrent la complexité des relations qui se sont tissées entre la géographie savante et la géographie scolaire. Il n’en reste pas moins que la géographie scolaire a emprunté à la science son paradigme, l’étude des relations milieu-homme, et sa logique qui assimile le réel à la description qui en est faite par le géographe. Le raisonnement géographique mis en oeuvre dans cette géographie scolaire reproduit celui de la géographie scientifique. «En géographie, on décrit, on localise le réel visible, ou celui que nous restitue les documents. Il suffit de le voir, de le nommer, pour que le savoir géographique, pensé comme un “rendu” de ce réel soit maîtrisé», note pour sa part Roumégous (2002, p. 18).

Roumégous (Ibid.) estime qu’à partir de 1983-1984 les enseignants «disposent d’une (nouvelle) géographie de référence qui leur paraît enseignable» (p. 66). L’idée de transformer la géographie scolaire en discipline qui n’enseigne plus des savoirs à mémoriser par les élèves, mais qui leur apprend à réfléchir, à poser des problèmes spatiaux et à trouver des explications a fait son chemin.

2.3 La didactique

Le troisième cadre de référence mobilisé pour comprendre les raisons de l’émergence de la problématisation dans la géographie scolaire est celui de la didactique qui s’interroge précisément sur les évolutions des méthodes d’enseignement et d’apprentissage spécifiques de cette discipline. En France, durant les années 1980, des enseignants du secondaire, des universitaires et des formateurs d’enseignants s’interrogent sur l’inadaptation de l’enseignement de la géographie dans une société en évolution rapide. Les débats qui ont lieu vont être à l’origine de la création d’un mouvement de didactique de la géographie, à l’instar de celui qui s’était développé dans d’autres disciplines, les mathématiques notamment.

Les critiques de l’enseignement transmissif et le rôle excessif de la mémorisation dans les apprentissages scolaires se développent dans la société française des années 1970 et 1980. Les idées de Piaget et Wallon selon lesquelles le savoir se construit et ne s’inculque pas et les théories socioconstructivistes amènent à penser que l’école doit se transformer et changer ses méthodes d’enseignement. Les travaux de Bourdieu et Passeron (1964, 1970) sur la question de l’échec scolaire renforcent cette exigence. Un enseignement organisé autour de l’activité des élèves, dans la mesure où il ne donne pas un avantage aux «héritiers», enfants issus de milieux socioculturels favorisés, est considéré comme un gage d’égalité.

Ces réflexions trouvent un écho dans la géographie scolaire. L’enseignement de la géographie centré sur la mémorisation et la nomination (Audigier, 1993) est de plus en plus critiqué. «L’enfant ne vit plus dans un cocon, attendant la bonne parole parentale, la bonne information magistrale», expliquent Clary et Ferras en 1989 (p. 121). Forts de ce constat, ces mêmes auteurs critiquent ensuite la place essentielle attribuée à la mémorisation de faits souvent anecdotiques.

La question posée par le mouvement didactique est en fait celle des finalités éducatives de la géographie. Comment transformer une discipline qui enseigne des savoirs absolus à mémoriser par les élèves en une matière qui apprend à réfléchir, à poser des problèmes spatiaux? Une réponse générale à cette question est fournie par Hugonie (1989) qui explique: «le renouvellement de la géographie, à partir d’une problématique, d’un ensemble de démarches et de concepts plus assurés, offre les moyens de rendre son enseignement dans les lycées plus dynamique, plus proche des préoccupations des élèves, plus formateur» (p. 79).

2.4 La problématisation dans les programmes scolaires

Il faut attendre les programmes de lycée de 1995 pour que la nécessité de problématiser les leçons de géographie soit reprise par l’institution. «Au lycée, l’enseignement doit être problématisé: la recherche de sens est primordiale, elle oriente les différentes opérations nécessaires à la construction d’un discours d’histoire et de géographie. Elle s’accompagne nécessairement d’un apprentissage de l’esprit critique» (Ministère de l’Éducation nationale [MEN], 1995, p. 29). Les programmes postérieurs confirment que la problématisation est une recommandation récurrente de l’institution. Dans le programme de la classe de seconde de 2002 (MEN, 2002) le mot est employé trois fois. Il est ainsi expliqué que: «La notion d’organisation de l’espace est au coeur de l’ensemble du programme, abordée à travers deux entrées principales: l’environnement et l’aménagement, qui sont présentes dans chaque thème. Ces trois notions sont les composantes distinctes d’une même et unique problématique, celle de l’appropriation et de la gestion de l’espace par les sociétés» (p. 9).

Certaines des revendications de la fin des années 1980 et du début des années 1990 semblent avoir été reprises dans les textes officiels qui régissent l’enseignement de cette discipline. À partir de 1995, les programmes ambitionnent de substituer à la géographie «figée» des décennies précédentes où la mémorisation de nomenclatures était essentielle, une géographie problématisée qui s’interroge sur l’espace des sociétés et les territoires et qui favorise l’acquisition de méthodes et d’outils de réflexion dans une perspective de formation de l’élève comme futur citoyen. Quelles sont les démarches adoptées par les manuels scolaires pour mettre en oeuvre une géographie problématisée permettant d’assurer les nouvelles fonctions éducatives assignées à cette discipline scolaire?

Pour étudier plus précisément la manière dont la problématisation prônée par les programmes scolaires est mise en oeuvre dans la géographie scolaire aujourd’hui, des analyses de manuels scolaires sont menées. La justification de cette méthodologie est d’abord présentée.

3. Méthodologie d’analyse de manuels scolaires

3.1 De la géographie scolaire aux manuels scolaires

Les études montrent les liens étroits entre les contenus proposés par les manuels scolaires et les pratiques des enseignants. Beaucoup d’entre eux s’appuient sur les manuels scolaires pour préparer leurs leçons, adoptent les mêmes options didactiques que celles des manuels scolaires, voire les mêmes exemples que ceux qui figurent dans les manuels (Clerc, 2002; Hasni, Samson, Moresoli et Owen, 2009; Lebrun, 2001; Niclot et Aroq, 2006; Plé, 2009; Savaton, 2005).

Cette option méthodologique se justifie d’autant plus dans le cas de la France que, dans ce pays, les manuels scolaires ne sont pas évalués par des commissions ministérielles et aucune obligation de conformité au programme n’est exigée. Plus que de respecter le programme scolaire à la lettre, les maisons d’édition de manuels scolaires qui sont des entreprises privées ont pour objectif essentiel d’être au plus près de la demande des enseignants afin de diffuser un maximum d’exemplaires auprès des enseignants prescripteurs des manuels scolaires (Niclot, 1999).

3.2 Le choix des manuels

Dix manuels scolaires de la classe terminale sont étudiés. Cinq ont été publiés en 1998 et cinq en 2008, soit plus de la moitié de la production de manuels de géographie de la classe terminale pour chaque génération (voir la liste des manuels étudiés à l’annexe A). Les dates de publication correspondent à des années de renouvellement de programmes qui insistent sur l’importance de la problématisation. Bien que les éditeurs de manuels ne publient pas officiellement de données concernant les ventes d’ouvrages scolaires, les manuels retenus correspondent à ceux qui ont été le plus diffusés selon des indications officieuses. Le choix de ce niveau de classe s’explique par le fait qu’il correspond à la dernière année de lycée (élèves de 18 ans). On peut émettre l’hypothèse que les élèves de la classe terminale maîtrisent un ensemble des compétences disciplinaires de la géographie acquises durant leur cursus primaire et secondaire. Ainsi, cette classe constitue un «poste» d’observation pertinent pour étudier la manière dont la problématisation est mise en oeuvre. Le programme de cette classe étudie l’espace mondial. À la fin de leur année de classe terminale, les élèves passent l’examen du baccalauréat qui comporte une épreuve écrite de géographie.

3.3 Méthodologie d’analyse des manuels scolaires

La méthodologie adoptée analyse les introductions des chapitres des manuels étudiés, car la fonction problématique, quand elle existe, est développée en début de chapitre. Elle propose les orientations par lesquelles le sujet sera traité et des questions auxquelles le chapitre est censé répondre. Cette analyse initiale relève les points suivants: est-ce que le terme «problématique» est mentionné dans le manuel? La forme employée dans le texte de l’introduction est-elle interrogative ou affirmative?

Ensuite, l’analyse vise à comprendre comment les nouvelles approches épistémologiques et didactiques intégrées dans les programmes sont prises en compte dans les manuels. Pour ce faire, deux indicateurs sont utilisés. Le premier concerne l’orientation épistémologique adoptée par chaque manuel. Nous considérons que la perspective épistémologique traditionnelle, celle de la géographie qui étudie un monde réel et objectif selon une logique positiviste, s’exprime essentiellement sous la forme de savoirs propositionnels, c’est-à-dire de savoirs résumés «sous forme de propositions logiquement connectées et qui se contentent d’énoncer des contenus» (Delbos et Jorion, 1984, p. 98). Quant à la perspective épistémologique qui conçoit le réel comme une construction subjective dans la logique actuelle des sciences sociales, elle s’exprime, quant à elle, plutôt dans des activités portant sur des dossiers documentaires thématisés qui comportent des questions et suscitent l’activité des élèves. Il faut toutefois nuancer cette liaison entre la nature du savoir proposé (savoir propositionnel ou dossier de documents questionnés) et la perspective épistémologique. En effet, des questions fermées qui n’admettent qu’un seul type de réponse peuvent, en réalité, déboucher sur une perspective qui consiste à révéler un réel préexistant.

La nature des apprentissages visés est ensuite étudiée comme deuxième indicateur. Quels sont les objectifs des apprentissages? S’agit-il de faire mémoriser des savoirs par les élèves ou de leur faire acquérir des compétences intellectuelles? Quels sont les contenus des apprentissages? Sont-ils essentiellement nomenclaturaux ou au contraire sont-ils tournés vers l’acquisition d’outils intellectuels leur permettant de développer une réflexion logique et organisée sur l’espace et les territoires en réponse à une problématique? Les résultats des analyses sont présentés pour chaque génération de manuels dans un tableau à double entrée.

4. La problématisation dans les manuels scolaires

4.1 La problématisation des savoirs dans les manuels publiés en 1998

Tableau 1

Analyse de cinq manuels de classe terminale publiés en 1998

Analyse de cinq manuels de classe terminale publiés en 1998

La liste des manuels étudiés dans la recherche figure à l’annexe A.

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Dans les ouvrages de géographie de la classe terminale publiés en 1998, le terme «problématiques», au pluriel, est employé au début de l’introduction dans un seul des cinq manuels étudiés, le manuel Hachette. Trois ouvrages ne mentionnent pas le terme «problématique», mais utilisent systématiquement la forme interrogative dans la page introductive du chapitre (Bréal, Hatier, Nathan). Un manuel propose une introduction à la forme affirmative (Magnard). Pour montrer les différences de perspective induites par les choix opérés par les auteurs de manuels, la page introductive du chapitre sur «la puissance allemande» est prise pour exemple.

Les «problématiques» du manuel Hachette qui figurent en introduction (p. 178) se présentent sous forme de questions. En marge, on trouve inscrit en lettres rouges «puissance économique», suivie de la question en lettres noires: «quels sont les critères qui font de l’Allemagne une puissance économique majeure du monde contemporain?». Selon la même logique, à la mention «emboîtement d’échelle», correspond la question «comment cette puissance s’inscrit-elle dans l’espace allemand, européen et mondial?». Dans cet ouvrage scolaire, l’Allemagne est étudiée selon un double point de vue. Le premier est celui de la compréhension de la notion de «puissance majeure», qui amène des comparaisons avec les autres puissances étudiées par le programme (Japon, États-Unis). Le second point de vue est celui de l’organisation de l’espace allemand en lien avec les espaces européens et mondiaux, qui correspond à une logique d’emboîtement d’échelle.

L’introduction du manuel Magnard (p. 194) est, quant à elle, à la forme affirmative. Elle est organisée en trois paragraphes qui énoncent les faits suivants: «L’Allemagne est la première puissance économique européenne et la troisième mondiale»; «la réunification de 1990 met fin à une longue période d’instabilité territoriale»; l’Allemagne «a aussi pour ambition d’occuper une place charnière en Europe et de jouer un rôle élargi sur l’échiquier international». Dans ce manuel, les rédacteurs exposent (et imposent) les trois idées principales qui structurent le chapitre. Il est d’ailleurs remarquable de noter que les documents qui figurent en regard de l’exposé de savoirs propositionnels ne comportent pas de question. Ils illustrent et attestent la pertinence des propos des auteurs des manuels.

D’autres manuels comme ceux des éditions Bréal, Hatier et Nathan ne mentionnent pas le terme «problématique», mais proposent des questions, souvent à la fin de l’introduction. Le manuel Hatier, par exemple, rappelle en début de chapitre que l’Allemagne avait été «écrasée sous les bombes en 1945 et qu’aujourd’hui elle est la première puissance économique européenne». Deux questions sont posées sur les facteurs de la puissance et ses limites.

Malgré ces différences, on note de nettes convergences entre les cinq manuels publiés en 1998. Tous privilégient l’exposé des savoirs propositionnels généralement présentés sur la page de gauche, accompagnés de documents d’illustration et de soutien qui ne donnent pas lieu à des questions. De plus, chaque chapitre comporte des pages d’exercices d’entraînement au baccalauréat. Les savoirs géographiques proposés par les manuels sont très centrés sur l’exposé de faits historiques, économiques, sociaux et parfois territorialisés. Les cartes et les croquis ne donnent pas lieu à un travail de réflexion des élèves, ils ont surtout pour objectif de fournir des repères spatiaux aux élèves.

Dans les cinq manuels étudiés parus en 1998, les apprentissages visés sont essentiellement centrés sur la mémorisation. C’est de toute évidence le cas dans trois manuels (Bréal, Hatier, Nathan) qui ne proposent que des savoirs propositionnels illustrés de documents et des épreuves de préparation au baccalauréat, qui sont souvent de simples applications des faits et notions développées dans les savoirs propositionnels. Le cas des deux autres manuels (Magnard, Hachette) est en apparence un peu différent, car, en plus des pages d’exposés des savoirs et des exercices de préparation au baccalauréat, ils proposent des activités qui permettent d’initier une réflexion chez les élèves. Dans le chapitre sur l’Allemagne du manuel Magnard, qui rappelons-le propose une introduction à la forme affirmative, un dossier est placé en fin de chapitre. Il est composé de documents (photos, cartes et textes) qui donnent lieu à des questions destinées le plus souvent à vérifier la bonne compréhension des documents. Dans le manuel Hachette, après l’exposé des «problématiques» figurent trois doubles pages qui présentent des cartes et des croquis sur les évolutions du territoire allemand de 1861 à nos jours, l’organisation du territoire et la répartition de la population. Ces cartes ne donnent pas lieu à un questionnement, mais plutôt à un texte de synthèse rédigé par les auteurs du manuel. Par l’absence de questionnement ou par le caractère trop fermé des questions posées, ces dossiers proposent en fait une vision contradictoire de celle promue dans le programme, celle d’une géographie qui présente un monde univoque, construit par les auteurs du manuel.

Pour sauver la géographie scolaire de la «crise» et lui donner du sens pour les élèves, les «didacticiens» de la fin des années 1980 souhaitaient lui attribuer des finalités éducatives nouvelles. L’enseignement de la géographie devait permettre aux élèves de construire des outils intellectuels afin qu’ils puissent élaborer une réflexion autonome et problématisée sur l’espace social. Cette nouvelle orientation éducative a été reprise en partie par le programme de 1995. L’analyse des introductions de cinq manuels de la classe terminale publiés en 1998 met en évidence l’importance de l’écart entre ces demandes, les recommandations du programme et les contenus des manuels. Les problématiques, quand elles existent, se limitent au mieux à des questions introductives et, comme les analyses menées le montrent, ne permettent pas aux élèves de construire un raisonnement sur l’espace et les territoires.

4.2 La problématisation des savoirs dans les manuels publiés en 2008

Tableau 2

Analyse de cinq manuels de classe terminale publiés en 2008

Analyse de cinq manuels de classe terminale publiés en 2008

La liste des manuels étudiés dans la recherche figure à l’annexe A.

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Dans les manuels de géographie de la classe de terminale publiés 10 ans plus tard, le terme «problématiques», au pluriel, apparaît dans trois manuels sur les cinq analysés (Bréal, Magnard, Nathan). Deux manuels ne mentionnent pas le terme «problématique» (Hatier, Belin), mais comportent des questions en introduction. Le terme «problématiques» est devenu d’usage courant dans les manuels de géographie et les questionnements en introduction de chapitre sont présents dans tous les ouvrages étudiés. Cependant, on peut constater que les questions posées débouchent dans la plupart des cas sur la présentation d’un réel univoque, donné et préexistant à l’analyse. Les trois questions posées dans le manuel Nathan de 2008 sous la rubrique «problématiques» du chapitre mondialisation et interdépendance (p. 21) et reproduites ci-dessous sont à cet égard révélatrices:

  • En quoi l’accélération des échanges renforce-t-elle le processus de mondialisation?

  • Comment interagissent les acteurs de la mondialisation?

  • Quels sont les centres d’impulsion du monde?

Ces interrogations rédigées par les auteurs du manuel mettent en question des concepts issus des savoirs savants, tels que «accélération des échanges», «processus de mondialisation», «acteurs de la mondialisation» ou «centre d’impulsion». Ces questions visent à faire définir ou à illustrer par les élèves des concepts qui leur sont donnés a priori. Elles n’ont pas pour objet de faire découvrir aux élèves par eux-mêmes les mécanismes, les logiques ou les conséquences de la mondialisation, ou d’initier un débat.

Dans certains dossiers présentés par les manuels des éditions Bréal, Magnard, Nathan, c’est-à-dire des manuels dans lesquels le terme «problématiques» est expressément utilisé, on peut trouver des activités qui pourraient permettre de susciter le développement d’une réflexion personnelle chez les élèves. Mais ces dossiers portent généralement sur des exemples contextualisés et ne remettent que très partiellement en cause la logique de transmission de savoirs mise en oeuvre par les auteurs de ces ouvrages scolaires. Le manuel Magnard de 2008 comporte en pages 30 et 31 un dossier intitulé «Dubaï, un nouveau lieu de mondialisation» dans lequel trois questions sont posées. Elles correspondent à une simple lecture des documents proposés. Le troisième de ces documents, qui concerne un article de presse intitulé «Un bagne pour les travailleurs immigrés», amène les élèves à aborder la question des conséquences sociales néfastes du processus de mondialisation.

Ces analyses laissent penser que les perspectives épistémologiques dominantes des manuels de la classe terminale publiés en 2008 ont peu changé depuis les éditions de 1998. Elles restent celles du dévoilement du monde réel et non celles de sa construction par les élèves. Dans certains manuels (voir tableau 2), on trouve une double logique d’apprentissage, dans la mesure où des dossiers permettent aux élèves de mener des réflexions critiques qui restent malgré tout centrées sur la mémorisation de faits, de concepts, de structures spatiales non problématisées et sur la préparation aux épreuves du baccalauréat. Aucun manuel cependant n’entre véritablement dans la logique de la construction de savoirs, de l’élaboration d’hypothèses ou de l’expression de points de vue contradictoires par les élèves sur l’organisation de territoires, par exemple.

4.3 Des manuels de géographie peu problématisés malgré l’existence de problématiques

Voici comment Brunet (1992) définit «problématique»: «construction ou exposé cohérent d’un dispositif de recherche à partir de problèmes clairement posés» (p. 362). L’auteur ajoute: «Il va de soi que le mouvement est dialectique et que la problématique se modifie au fur et à mesure de la progression de la recherche» (p. 362).

La problématisation des leçons de géographie a été l’étendard des partisans de la rénovation d’une discipline dont l’intérêt était contesté. Elle ambitionnait de faire de la géographie une discipline utile socialement et réellement formatrice pour les élèves, en leur donnant des outils intellectuels pour comprendre le monde.

Ce qu’on appelle «problématiques» dans les manuels étudiés ne permet pas d’atteindre ces objectifs. Sous cette rubrique figure un ensemble d’affirmations mises à la forme interrogative par les auteurs du manuel au début des chapitres et non des questions ouvertes suscitant une activité intellectuelle de généralisation ou d’abstraction par les élèves. Les problématiques ou les questions introductives des manuels étudiés ont trois fonctions principales. Elles ont d’abord une fonction «attentionnelle», car elles sont destinées à attirer l’attention de l’élève sur l’actualité et l’intérêt du sujet traité. Elles servent ensuite à donner du sens aux savoirs et aux documents présentés dont elles soulignent l’intérêt pour la compréhension de l’espace. Elles ont enfin une fonction d’autojustification, voire d’autopromotion, qui pourrait être ainsi formulée: la géographie scolaire est utile, elle pose des questions importantes et donne des réponses qui permettent de comprendre et d’expliquer les grands problèmes du monde.

5. Conclusion

Cette étude sur la problématisation dans les manuels de géographie de la classe terminale qui analyse deux générations de manuels montre que le terme «problématiques» apparaît dans certains ouvrages publiés en 1998 et devient d’un usage assez courant dans les manuels publiés dix ans plus tard, alors qu’il était totalement absent dans les éditions antérieures. Que le terme «problématiques» soit employé ou non, dans les éditions de 2008, l’enseignement de cette discipline s’appuie systématiquement sur des questions introductives préliminaires à un chapitre. Conformément aux préconisations du programme, les leçons sont problématisées, dans la mesure où elles interrogent sur l’espace et le territoire.

Pour reprendre la formule d’Hugonie (1989, p. 79) citée auparavant, est-ce que les problématiques ou plus généralement les questions introductives de chapitre permettent d’enseigner la géographie de manière plus «dynamique, plus proche des préoccupations des élèves»? On peut en douter. Les questions sont rédigées et imposées par les auteurs des manuels, elles «enferment» les élèves dans un cadre implicite qui n’est jamais discuté ou débattu. Les questions introductives des manuels analysés semblent avoir surtout pour fonction de justifier auprès des élèves l’intérêt et l’actualité des savoirs développés dans les manuels.