Corps de l’article

1. Introduction

On entend souvent des responsables de politiques éducatives affirmer que les enseignants devraient se servir de la recherche en éducation (Cross, 1991). Toutefois, dans ces appels à l’utilisation de la recherche, les moyens que les enseignants sont censés prendre pour tirer parti de la recherche semblent ambigus. Du côté de ceux qui ont mené des recherches sur 1'efficacité de 1’enseignement, la conception selon laquelle la recherche pourrait orienter les comportements pédagogiques dans un contexte particulier (Brophy, 1976) a fait place à une vision de la recherche comme moyen d’alimenter la réflexion (Brophy, 1988; Clark, 1988). Diane Ravitch, la nouvelle adjointe responsable du dossier de la recherche en éducation au secrétariat américain à l’éducation, préconise que l’on mette davantage l’accent sur la diffusion de la recherche: «Nous savons beaucoup de choses, mais elles ne passent pas dans la pratique. Nous devons rendre nos connaissances compréhensibles et accessibles à des publics plus étendus» (Education Week, 1991, p. 37). De telles conceptions de l’utilisation de la recherche laissent croire qu’il s'agit simplement de familiariser les enseignants avec ce domaine d’activités pour qu’ils puissent par la suite intégrer ces connaissances à leurs pratiques. Ce genre de raisonnement nous paraît imprécis et de peu d’utilité.

L’engouement manifesté à l’égard de la pratique réflexive nous semble tout aussi préoccupant que ces appels à l’utilisation de la recherche dans l’enseignement. Dans ce cas, l’enseignement est vu comme une activité qui exige une délibération approfondie ainsi que le recours à des formes de savoir très différentes de celles que l’on rencontre généralement dans les ouvrages consacrés à l’épistémologie (Schön, 1982). Alors même qu’un certain nombre de programmes de formation initiale et continue d’enseignants tentent d’aider les enseignants à devenir plus réflexifs (Clift, Houston et Pugach, 1990), les processus par lesquels on peut changer la capacité réflexive d’un individu (et même le fait de savoir s'il est possible de changer cette capacité) demeurent incertains (Fenstermacher, 1988; Richardson, 1990a; Schön, 1991). Bien plus, on se demande comment précisément un enseignant peut utiliser la recherche ou la pratique de façon réflexive. Y a-t-il des moyens permettant de développer sa capacité ou son habileté à utiliser la recherche et à s'engager dans une pratique réflexive? Si tel est le cas, quels sont ces moyens?

On ne saurait se contenter de répondre à ces questions. Il convient aussi de s'assurer que les réponses apportées sont compatibles avec une conception de l’éducation d’un être humain qui soit raisonnable et éthiquement défendable. Alors que nous tentions de saisir la portée d’expressions comme «utiliser la recherche dans la pratique» et «s'engager dans une pratique réflexive», et de les rattacher à une théorie cohérente de l’éducation, nous avons été conduits à examiner la notion de rationalité pratique. Quant à la notion d’argument pratique, elle a pris une expansion considérable au cours des cinq dernières années (Buchman, 1987; Confrey, 1987; Fenstermacher, 1987; Kilboum, 1987; Morine-Dershimer, 1987; Munby, 1987, Pendlebury, 1990; Russell, 1987), après avoir été proposée par l’un d’entre nous (Fenstermacher, 1986) comme moyen de conceptualiser le processus par lequel les résultats de la recherche sur 1’enseignement peuvent être utilisés par les enseignants. À partir de cet intérêt pour la rationalité pratique, nous avons beaucoup appris. Cet article présente l’état actuel de nos réflexions sur le sujet.

2. Rationalité pratique et argument pratique

La rationalité pratique que l’on désigne aussi par l’expression «raisonnement pratique» est le processus de pensée qui aboutit à une action ou à une intention d’agir. Elle tire son origine de la pensée d’Aristote dont les écrits représentent la source qui fait autorité sur le sujet – particulièrement les livres VI et VII de «l’Éthique à Nicomaque». Aristote distingue le raisonnement pratique du raisonnement spéculatif dont l’aboutissement n'est généralement pas l’action, mais la connaissance. Le raisonnement pratique se rapporte à la réflexion qui précède ou suit une action, ainsi qu’à la relation qui s'établit entre cette réflexion et l’action elle-même.

L’étude récente d’Audi (1989) sur le raisonnement pratique fait nettement ressortir que cette notion n'est pas facile à décrire dans un langage clair et précis. Audi mentionne que pour Aristote, le raisonnement pratique «fournit un moyen de comprendre et d’expliquer les actions. Il permet de rendre intelligibles les actions qui découlent de ce raisonnement et de les voir comme des conduites en cohérence avec le jugement pratique d’une personne» (p. 28).

Aristote a représenté la notion de raisonnement pratique sous la forme d’un syllogisme, souvent appelé syllogisme pratique. Voici un exemple tiré du chapitre vii du Livre VI de «l’Éthique à Nicomaque»:

Ne mange que des aliments sains et faciles à digérer.

Les viandes légères sont faciles à digérer.

Le poulet est une viande légère.

L’aliment qui est sur mon assiette est du poulet.

[ACTION: Manger le poulet]

Voici un autre exemple de syllogisme pratique d’Aristote:

La santé est un but désirable.

La circulation du sang favorise la santé.

La course matinale active la circulation du sang.

C’est le matin.

[ACTION: Courir]

L’utilisation du syllogisme pratique fournit à Aristote un moyen pour illustrer ce qu’il faut entendre par rationalité pratique; il fournit aussi une occasion d’aborder certaines idées importantes comme l’action moralement fondée, la prudence et la faiblesse de la volonté. Regardons, à titre d’exemple, les différentes prémisses du syllogisme pratique. La première prémisse (ou majeure) traduit un état désiré ou un but visé, plus précisément une valeur ou l’expression de ce qui est moralement bien. La prémisse qui suit celle qui exprime une valeur a un caractère empirique distinct, en ce sens qu’elle peut généralement être évaluée sur la base de preuves résultant d’une observation et d’une étude attentives. Quant à la prémisse qui précède immédiatement l’énoncé de l’action, elle décrit le contexte ou la situation dans laquelle l’agent se trouve.

Le syllogisme pratique est un outil intellectuel qui illustre le processus du raisonnement pratique en même temps qu’il sert à lui donner forme. Dans ce texte, nous parlons d’argument pratique plutôt que de syllogisme pratique, vu que la notion d’argument exprime mieux ce que nous entendons par mise en forme que le concept de syllogisme. Bien plus, 1’expression argument pratique est cohérente avec la première analyse que Green (1976) a faite de l’utilisation du raisonnement pratique dans l’enseignement, ainsi qu’avec l’usage de cette expression que nous avons adopté par la suite dans certains de nos travaux (Fenstermacber, 1986, 1987; Richardson-Koehler et Fenstermacher, 1988). À partir de là, nous prenons une certaine liberté par rapport aux idées d’Aristote. Nous les adaptons à la nécessité de concevoir et d’analyser le raisonnement pratique dans le contexte particulier de 1’enseignement. Nous pensons cependant que nous ne trahissons pas la pensée d’Aristote sur le raisonnement pratique et que nous demeurons fidèles à notre compréhension de l’intention générale de «l’Éthique à Nicomaque».

Selon nous, la notion d’argument pratique se distingue de celle de rationalité pratique ou de raisonnement pratique. Le raisonnement pratique désigne des activités plus générales et englobantes comme la pensée, la définition d’intentions et l’action, alors que 1’argument pratique représente l’élaboration formelle du raisonnement pratique. C’est ainsi que chacun d’entre nous et pour une bonne partie de son temps peut être considéré comme ayant recours au raisonnement pratique. En effet, nous raisonnons à propos de nos actions en relation avec ce que nous voulons accomplir et selon la perception que nous avons de notre position dans une situation particulière. Lorsque nous sommes appelés à expliquer notre action, nous pouvons exposer nos motifs de façon à ce que notre interlocuteur sache ce que nous avons tenté de faire, pourquoi nous avons agi de telle ou telle façon et en quoi l’action entreprise a été reliée au but recherché. Nous croyons que cette explication représente un argument pratique, dans la mesure où elle révèle une série de raisons considérées comme des prémisses et dans la mesure où elle relie ces raisons à une action achevée.

Cette description de l’argument pratique s’applique directement aux actions quotidiennes, particulièrement à celles qui sont habituelles comme prendre son petit déjeuner, se coucher avant minuit et éteindre les phares avant de mettre en marche le moteur d’une voiture. Cependant, dans le cas d’actions plus complexes, le raisonnement pratique sous-jacent peut être lui aussi beaucoup plus complexe. Les processus de pensée sont généralement plus touffus, les justifications apportées sont plus nombreuses et plus importantes et les relations entre les raisons invoquées et l’action peuvent être, à première vue, passablement éloignées. On peut s’attendre à trouver une telle complexité dans une activité aussi riche et aussi subtile que l’enseignement en classe. C’est en nous situant dans ce contexte que nous croyons que l’élaboration des arguments pratiques peut être valable. Une telle démarche aide les enseignants à comprendre le raisonnement pratique qui se cache derrière leurs actions; elle les conduit à réfléchir sur leur pensée et leur action et à en faire 1’évaluation; elle offre un moyen puissant pour encourager et soutenir le changement de l’enseignant, dans des directions compatibles avec des théories éducatives valides (Richardson, l990b). Dans la suite de ce texte, nous tentons de démontrer comment ces avantages peuvent être obtenus.

3. Comparaison entre les conceptions normatives et descriptives de l’argument pratique

On peut adopter deux perspectives distinctes dans la mise en forme du raisonnement pratique d’un enseignant, l’une étant descriptive et l’autre normative. L’absence de distinction entre ces deux perspectives est à la source de bien des malentendus quant à la nature des arguments pratiques. Les arguments pratiques ne sont pas des descriptions de ce que 1’enseignant avait à l’esprit avant ou pendant une action. En effet, même la notion plus vague et plus générale de raisonnement pratique ne prétend pas recouvrir ce que l’enseignant pense au moment de l’action.

En lieu et place, les arguments pratiques représentent des analyses a posteriori des actions. Ils rendent compte de l’action entreprise en expliquant ou en justifiant ce que 1’agent a fait. À ce titre, ils comprennent des considérations – ou, si l’on veut, des prémisses – qui n'ont probablement été présentes ni dans la réflexion, ni dans l’analyse consciente entreprises par l’agent avant d’agir. Ainsi, dans leur sens descriptif, les arguments pratiques sont des descriptions du raisonnement pratique qui, selon l’agent, rendent compte de façon honnête et précise des motifs de son action.

Les arguments pratiques revêtent aussi un sens normatif. Pour saisir ce sens, il faut prendre en considération le fait que le raisonnement pratique et les arguments pratiques peuvent être améliorés. Ceci laisse entendre qu’il y a de bons et de mauvais exemples de raisonnement pratique, et qu’il est possible de travailler avec l’agent pour améliorer son raisonnement pratique. Le raisonnement pratique peut être amélioré en aidant 1’agent, dans ce cas, un enseignant, à concevoir des arguments pratiques de plus en plus complexes et fondés sur des bases plus solides. À travers une telle démarche, on peut développer la capacité de 1’enseignant à analyser son action de façon plus approfondie et plus féconde.

Comme nous le signalons dans la prochaine section, il y a une différence entre le fait d’expliciter un argument pratique et le fait de le reconstruire. L’explicitation consiste à formuler un argument pratique qui, selon l’agent, reflète adéquatement les raisons pour lesquelles il a agi. La reconstruction est le processus qui consiste à évaluer l’argument pratique ayant fait l’objet d’une explicitation, à juger de sa justesse par rapport à des critères éthiques, empiriques, logiques et autres et, de cette façon, à le réviser pour qu’il puisse constituer une base approfondie et plus féconde pour l’action. Nous envisageons le travail de reconstruction des arguments pratiques d’un point de vue normatif, parce que cette démarche repose sur une conception de ce qui constitue un argument pratique valable, tout comme elle sous-tend une certaine vision de la qualité de renseignement. Le but ultime de la démarche par laquelle on amène les enseignants à s'engager dans la reconstruction de leurs arguments pratiques est de les encourager et de les soutenir dans le processus de changement.

Il y a une autre raison, plus fondamentale, qui justifie d’envisager les arguments pratiques selon une perspective normative. En s'engageant dans 1’amélioration des arguments pratiques des enseignants, on le fait dans le but de développer les habiletés et la compétence de l’enseignant. Il s'agit d’offrir aux enfants une éducation qui les ennoblisse et leur donne prise sur le réel, qui réussisse à leur donner accès à la connaissance et à l'intelligence des choses, qui sollicite les capacités de réflexion et de discernement de 1’apprenant, qui développe le caractère et enseigne la vertu et, enfin, qui contribue au bien-être de l’apprenant en tant que personne et en tant que futur citoyen.

C’est dans ce sens plus large que nous considérons les arguments pratiques comme normatifs. Nous croyons que la conception du raisonnement pratique proposée par Aristote, son élaboration ultérieure par des philosophes et des éducateurs ainsi que la perspective que nous tentons de développer dans nos propres travaux offrent une façon de participer à la formation des éducateurs qui s'accorde avec notre vision de la manière selon laquelle les éducateurs devraient contribuer à 1’éducation des apprenants. Bien que cette acception plus large de 1’adjectif normatif soit nécessaire à la compréhension de la visée générale de l’argument pratique, nous aimerions terminer cette section en revenant aux aspects plus banals abordés au début. Les arguments pratiques, tels qu’ils ont été conçus au départ, sont descriptifs au sens où ils rendent compte des actions de 1’agent d’une manière qu’il estime honnête et précise. Les développements que nous avons apportés par la suite nous ont amenés à situer les arguments pratiques dans une perspective normative, étant donné qu’ils se fondent sur une vision de ce qui constitue des bons et des mauvais arguments, et de ce qui permet de les améliorer.

4. Différences entre l’explicitation et la reconstruction d’un argument pratique

Les différences entre l’aspect descriptif et 1’aspect normatif d’un argument pratique deviennent plus claires quand on examine de quelle façon un enseignant pourrait s'engager dans 1'élaboration d’un argument pratique. Supposons qu’une autre personne soit associée à cette activité. Pour simplifier, nous appellerons cette personne «l’autre» et nous la décrirons davantage dans une section subséquente de ce texte[1]. Supposons maintenant que l’autre ait passé un certain temps à observer l’enseignant et qu’elle lui demande «Pourquoi as-tu fait x?», la lettre x désignant une action que 1’autre considère comme un élément significatif de la pratique de l’enseignant. Lorsque l’autre aborde l’enseignant de cette façon, c’est généralement dans le but de clarifier comment ce dernier comprend son action. Dans cette première étape de la démarche, l’autre sollicite de la part de l’enseignant une description des motifs qui l’ont amené à faire quelque chose de particulier.

À cette étape, la tâche de 1’autre est d’aider l’enseignant à concevoir ce qui est à la base de son action. Bien que l’autre puisse poser certaines questions et diriger l’enseignant vers certains éléments particuliers, elle met tout en oeuvre pour éviter d’influencer 1’explication et de porter des jugements sur le raisonnement exprimé. Cette première étape est appelée explicitation; il s’agit d’une opération dont le but est de soutenir l’enseignant dans la formulation d’une explication ou d’un raisonnement à la base de l’action qu’il a accomplie. À ce stade, l’autre peut faire certaines suggestions à l’enseignant en vue d’obtenir des énoncés qui se rapprochent d’un argument pratique formel. L’autre peut, par exemple, diriger l’enseignant en l’incitant à clarifier les fondements moraux ou éthiques de son action, ou encore en lui demandant de répondre à la question «que diriez-vous au parent qui veut savoir pourquoi telle action est bonne pour son enfant?» L’autre peut aussi chercher à connaître la justification de l’action en posant la question suivante: «Si vous aviez à justifier ce que vous venez de dire, comment le feriez-vous?» Quoique des questions de ce type soient souvent nécessaires pour aider à la formulation d’un premier argument pratique, il importe que l’autre fasse tout son possible pour éviter de porter des jugements à cette étape de l’élaboration d’un argument pratique.

Les questions de l’autre tendent à faire émerger un énoncé plus formel qui peut réunir les caractéristiques d’un argument pratique complet. Un argument pratique complet inclut des prémisses qui décrivent le but ou les résultats de l’action qui sont valorisés, des prémisses qui apportent une justification théorique ou une interprétation des activités soumises à l’examen, des prémisses qui fournissent la preuve ou l’étayage empirique d’une action, ainsi que des prémisses qui clarifient et décrivent les contraintes de la situation représentant le contexte de l’action. Ces différentes prémisses sont désignées par les catégories suivantes: 1) les prémisses de valeur; 2) les prémisses conditionnelles; 3) les prémisses empiriques; 4) les prémisses de situation.

L’autre suscite l’explicitation en encourageant l’enseignant avec tact à formuler un argument qui comporte, dans la mesure du possible, ces différentes prémisses. L’autre dirige aussi l’enseignant d’une autre façon, en l’incitant à formuler son argument selon une cohérence logique, en le guidant d’une prémisse à l’autre, ainsi que des différentes prémisses à l’action accomplie. Cependant, comme nous l’avons signalé plus haut, les suggestions faites à cette étape doivent être aussi discrètes que possible, vu que l’intention est d’amener renseignant à comprendre le raisonnement qui sous-tend son action et non le raisonnement que l’autre pourrait lui fournir.

Pendant que l’autre dirige ou suscite le processus d’explicitation de l’argument pratique, il peut arriver que l’enseignant amorce une remise en cause de son action et de sa justification. C’est ainsi que l’enseignant peut se mettre à porter des jugements ou des appréciations, alors que l’autre s'abstient de le faire. À un certain point de la discussion, l’enseignant ou l’autre modifiera l’orientation du dialogue: l’accent ne sera plus mis sur la clarification du raisonnement pratique à la base de l’action de l’enseignant, mais sur l’appréciation de ce raisonnement pratique. Lorsque ce déplacement se produit, on peut considérer que la tâche de reconstruction de l'argument pratique est amorcée.

D’une façon générale, le changement a lieu lorsque l’autre commence à analyser l’argument qui a fait l’objet de l’explicitation en considérant ses aspects normatifs, alors qu’il travaille en étroite collaboration avec l’enseignant pour explorer, analyser, vérifier et reformuler. Pour désigner cette deuxième étape, à caractère normatif, nous parlons de reconstruction plutôt que d’explicitation, en raison du fait que l’argument pratique qui émerge de ces échanges est d’une certaine manière la «propriété» conjointe de l’autre et de l’enseignant Ensemble et dans une relation de réciprocité, ils construisent un argument pratique révisé qui peut éventuellement aboutir à quelque chose de nouveau[2].

4.1 La forme de l'argument pratique

Comme il a été mentionné précédemment, l’argument pratique constitue la mise en forme du raisonnement pratique. Il s’agit bien d’une mise en forme dans la mesure où 1’argument pratique a des composantes spécifiques et revêt une structure particulière. À 1’étape actuelle de nos travaux, nous croyons que la notion d’argument pratique qui rejoint nos conceptions de l’enseignement peut être décrite au moyen de quatre types de prémisses associées à une action ou à une intention d’agir. Ces composantes se présentent comme suit.

  • La prémisse de valeur: Il s’agit d’un énoncé qui décrit le bienfait ou le bien pouvant être obtenu, sur le plan humain, par l’accomplissement de l’action. Cette prémisse peut prendre la forme d’un énoncé déclaratif («Mon but est d’aider les enfants à devenir des personnes épanouies»), ou celle d’un énoncé de principe («Tout enfant doit apprendre à lire»).

  • La prémisse conditionnelle: Il s’agit d’un énoncé ou d’un ensemble d’énoncés qui définit, interprète ou établit la signification de 1’action. Il arrive que de telles prémisses émanent de la théorie, comme dans le cas où les enseignants tentent d’expliquer leur action en évoquant une théorie de l’enseignement ou une théorie relative à l’apprentissage de la lecture (par exemple, «maîtriser la lecture» signifie être capable de lire oralement et avec exactitude le passage d’un texte).

  • La prémisse empirique: Il s’agit d’un énoncé ou d’un ensemble d’énoncés soumis à l’épreuve des faits (vérification empirique). Ces énoncés peuvent être confirmés ou infirmés, en utilisant des méthodes propres aux sciences (par exemple, «Les élèves auxquels les parents font la lecture quand ils sont jeunes apprendront à lire plus tôt que les élèves auxquels les parents ne font pas la lecture»).

  • La prémisse de situation: Il s'agit d’un énoncé ou d’un ensemble d’énoncés qui décrit le contexte dans lequel l’action se déroule. (Pendlebury [1990] présente une analyse très éclairante sur les aspects situationnels du raisonnement pratique).

  • L’action ou l’intention d’agir: Il s’agit de la conclusion de l’argument pratique. Dans les écrits philosophiques, la question de savoir si la conclusion d’un argument pratique est une action ou une intention d’agir demeure controversée (Dahl, 1984). En pratique, ce débat n’est pas pertinent aux buts que nous poursuivons, étant donné que le raisonnement de l’enseignant ne devient objet d’investigation qu’après l’accomplissement de l’action.

Comme certains aspects de la description de l’argument pratique sont particuliers à nos travaux, il serait erroné d’affirmer que la structure présentée reflète la pensée d’Aristote, d’Audi (1989) ou de Green (1976). Nous reconnaissons cependant que 1es idées d’Aristote constituent la base de nos travaux et que nous devons beaucoup à l’analyse minutieuse et éclairante du raisonnement pratique réalisée par Audi. Ce fut la publication de Green (1976) qui incita le premier auteur du présent article à étudier les arguments pratiques, car c’est dans ce texte que Green soutient que les compétences nécessaires pour être un bon enseignant peuvent être déterminées

[...] en identifiant ce qui est nécessaire pour changer la validité des prémisses de l’argument pratique dans l’esprit de l’enfant, ou pour compléter ou modifier ces prémisses ou encore pour introduire une prémisse radicalement nouvelle dans l’argument pratique que l’enfant a à l’esprit.

p. 252

Green s’est servie de la notion de raisonnement pratique utilisée par Aristote pour comprendre un aspect important de la relation de l’enseignant avec l’enfant. Nous avons repris son analyse dans une autre perspective pour nous demander quelles étaient les compétences requises non seulement pour bien former les enseignants mais également pour les former selon une approche fondée sur un corps de connaissances substantielles relié à une théorie de l’éducation. La structure du raisonnement pratique que nous avons décrite ci-dessus représente le résultat de cette investigation. La prochaine section est consacrée à son illustration.

4.2 Un exemple d’argument pratique

Au cours d’une étude d’une durée de trois ans sur les croyances et les pratiques des enseignants en rapport avec la compréhension en lecture, Richardson et Anders (1990) ont utilisé une approche de développement professionnel comprenant des sessions individuelles de délibération sur l’action. Au cours de ces sessions, l’enseignante et deux formateurs jouant le rôle des «autres» (Anders et Richardson) ont effectué le visionnement d’un enregistrement magnétoscopique de l’enseignante intervenant dans le cadre d’une leçon de compréhension en lecture. La démarche comprenait aussi des activités de groupe au cours desquelles des enseignants de 4e, 5e et 6e années assignés à une même école se réunissaient pour examiner leurs pratiques de compréhension en lecture ainsi que celles qui sont suggérées par les formateurs à partir d’une revue des écrits scientifiques. Le contenu des délibérations menées avec Sami, une enseignante de cinquième année qui en était à sa deuxième année d’enseignement, est décrit ci-dessous, dans une forme très condensée. L’explicitation et la reconstruction de cet argument pratique particulier ont été réalisées sur une période de quatre mois.

Dans une première entrevue portant sur les croyances et destinée à amorcer le processus d’explicitation de l’argument pratique, les formateurs ont posé des questions à Sami sur la compréhension en lecture. Ces questions visaient à cerner les croyances plus générales de Sami sur la façon dont les enfants apprennent à lire, alors que d’autres questions, plus spécifiques, se rapportaient aux lecteurs faibles, moyens et avancés de sa classe ainsi qu’aux pratiques qu’elle mettait en oeuvre pour s'adapter à ces lecteurs. Les descriptions portant sur les lecteurs faibles de sa classe ont révélé certaines croyances spécifiques. Elle affirmait que «ces élèves devaient avoir les habiletés nécessaires pour attaquer un mot» lorsqu’ils lisaient oralement.

Cette conception de la compréhension en lecture s’est exprimée à nouveau au cours de sa première session de délibération sur l’action. En visionnant l’enregistrement, Sami a manifesté sa déception au sujet de la compréhension en lecture d’un de ses élèves. Elle avait l’impression que la lecture de ce dernier n’était pas assez expressive lorsqu’il lisait à haute voix et elle en déduisait qu’il ne comprenait pas le passage de façon satisfaisante. Les formateurs ont identifié cette conception comme représentant des prémisses formulées par Sami concernant la manière d’apprendre à lire.

  • Prémisse conditionnelle (n°1): La compréhension en lecture signifie que l’on est capable de reconnaître un mot dans un texte et de l’énoncer correctement.

  • Prémisse empirique: Si un élève ne lit pas oralement de façon expressive, c’est qu’il ne comprend pas bien le passage en question.

À cette étape, nous (Richardson et Anders en tant que formateurs) avons posé quelques questions de clarification, ce qui a entraîné l’énoncé suivant.

  • Prémisse conditionnelle (n°2): Les bons lecteurs sont ceux qui lisent correctement et de façon expressive la première fois qu’ils lisent un passage à haute voix.

À la suite de l’énoncé des prémisses décrivant la conception que Sami se faisait des bonnes capacités en lecture, nous avons entamé notre intervention visant à reconstruire l’argument pratique. Nous étions au courant des écrits qui suggèrent que les élèves de 4e, 5e et 6e années devraient passer de la lecture à haute voix à une lecture indépendante, donc silencieuse. Ceux qui observent 1’enseignement en classe sont souvent surpris de constater que de nombreux enseignants du deuxième cycle du primaire continuent de faire faire de la lecture à haute voix, même après avoir entendu que «la recherche dit» que les élèves devraient s'engager dans des pratiques de lecture silencieuse. Sami ne faisait pas exception. Dans sa classe de 5e année, elle faisait fréquemment lire ses élèves à haute voix.

En réaction à la préoccupation qu’elle avait manifestée au sujet d’un élève qui ne lisait pas bien (oralement et de façon expressive), nous avons suggéré à Sami qu’il était peut-être difficile pour un élève de bien comprendre un passage en même temps qu’il le lisait à haute voix. Nous avons aussi laissé entendre que deux buts étaient visés dans ce cas, à savoir celui de lire avec expression et celui de lire pour comprendre. Le changement de pratique suggéré consistait donc à demander aux élèves de lire d’abord le passage en silence, puis de le lire à haute voix et de façon expressive.

Pendant la deuxième session de groupe, Sami a rapporté qu’elle avait effectivement essayé d’apporter la modification suggérée et que cela avait marché. Cependant, elle a mentionné également que cette discussion avait fait surgir une interrogation dans son esprit: elle se demandait s’il y avait une différence entre la lecture silencieuse et la lecture à haute voix. Ceci a suscité des échanges dans le groupe au cours desquels Sami a affirmé catégoriquement: «Je lis en silence de la même façon que je lis à haute voix, c’est-à-dire chaque mot, l’un après l’autre». Nous avons alors formulé cette prémisse en nous fondant sur le commentaire de Sami.

  • Prémisse empirique: Le même processus intervient dans la lecture silencieuse que dans la lecture à haute voix.

Une nouvelle intervention de notre part lui a suggéré d’analyser sa propre lecture silencieuse pendant la fin de semaine et d’en reparler à la prochaine rencontre. Voici ce qu’elle a rapporté à la session qui suivit:

Je croyais que je lisais un mot après l’autre; mais j'ai l’impression que c’est comme si je lisais un tas de choses en même temps, je lis ici, en haut sur la page, je lis là, en bas, et puis je continue [...] Ah, comme j'avançais en jetant un coup d’oeil je croyais que je lisais chaque mot séparément [...]

Sur la base de cette affirmation, nous avons reformulé la première prémisse empirique de Sami de la façon suivante:

  • Prémisse empirique révisée: La lecture silencieuse est différente de la lecture à haute voix.

Au cours d’une séance de délibération ultérieure, nous avons demandé à Sami de nous indiquer la part de lecture silencieuse qu’elle exigeait de ses élèves. Elle a affirmé qu’elle avait augmenté le temps de lecture silencieuse mais qu’elle continuait de faire de la lecture à haute voix. Nous avons alors passé en revue avec elle les différentes prémisses de l’argument pratique que nous avions reconstitué, sans omettre la prémisse modifiée concernant la lecture silencieuse et la lecture à haute voix. On a procédé à la révision de sa prémisse conditionnelle en faisant allusion aux croyances plus générales qu’elle avait exprimées dans la première entrevue.

  • Prémisse conditionnelle révisée: La compréhension en lecture est la capacité de lire silencieusement et en saisissant le sens du texte, puis de rapporter ce qu’on a lu dans ses propres mots.

Par suite de la formulation de cette prémisse, nous avons échangé avec Sami les propos suivants:

Enseignante: Je veux être certaine qu’ils lisent vraiment le texte, ainsi c’est plus facile pour moi d’établir qu’ils lisent. Mais en ce qui concerne cet article en particulier, je savais qu’ils l’avaient lu (en silence), parce que c’est un article tellement intéressant qu’ils veulent le lire. Donc, des choses comme celles-ci, je peux les faire lire en silence.

Formateur 2: Je pense qu’il faut considérer deux aspects ici. Le premier concerne la lecture et le second concerne la gestion de la classe. Et c’est toujours difficile de savoir comment concilier ces deux aspects, parce qu’on est bien obligé de tenir compte du fait qu’il y a 30 enfants dans la salle.

Enseignante: [...] Je sais qu’ils ne font pas autant de lecture silencieuse qu’ils devraient, mais ça a un peu rapport à la gestion, comment puis-je en être sûre (qu’ils lisent vraiment).

À la suite de ces échanges dont seulement une partie est reprise ici, Sami a ajouté deux prémisses importantes à son raisonnement, pour justifier le fait qu’elle demandait aux élèves de lire à haute voix.

  • Prémisse de valeur: Pour une bonne gestion de la classe, il est indispensable de toujours savoir ce qui se passe; la lecture à haute voix me permet de vérifier que les élèves lisent effectivement quand je le leur demande.

  • Prémisse empirique: Les élèves ne liront un passage silencieusement que s’ils sont motivés à le faire.

Cette démarche de reconstruction de l’argument pratique a fourni à Sami 1’occasion de revoir sa conception de la compréhension en lecture. Alors qu’elle révisait ses vues, il nous est apparu clairement qu’elle se fiait essentiellement à sa notion de l’intérêt spontané des élèves par rapport à un sujet et qu’elle n’était pas consciente de l’existence de pratiques qui permettent à un enseignant de motiver un élève à lire un passage. Nous aurions évidemment aimé guider Sami à travers une autre démarche d’explicitation et de reconstruction de l’argument pratique se rapportant à la motivation des élèves, mais le semestre arrivait à son terme, lequel marquait aussi la fin des activités de développement professionnel. Cependant, tous les participants (les enseignants et les formateurs) ont reconnu que le processus d’élaboration de l’argument pratique avait été bénéfique pour Sami et les autres enseignants participants, en ce sens qu’il avait modifié des croyances et des pratiques (Richardson et Anders, 1990). Ces bénéfices pourraient être considérablement accrus si une telle démarche était intégrée à la formation continue des enseignants.

4.3 L'appréciation des arguments pratiques

En présentant l’exemple ci-dessus, nous visions à illustrer la forme d’un argument pratique. Ce qui ne ressort pas clairement de la présentation très condensée de cet argument, ce sont les critères d’appréciation utilisés par les formateurs pour reconstruire 1’argument exprimé au départ Si nous n'étions pas soumis à des contraintes d’espace nous tenterions d’illustrer le processus de façon plus détaillée. Pour résumer, les critères d’appréciation des arguments pratiques peuvent être énoncés comme suit.

  1. La prémisse de valeur a des fondements moraux ou éthiques et elle est évaluée sur la base de considérations morales ou éthiques.

  2. La prémisse conditionnelle est examinée en se référant à des théories ou à des conceptions solidement établies relatives à l’apprenant, à la matière enseignée et à l’enseignement.

  3. La prémisse empirique est formulée de façon à ce qu’elle puisse être examinée à la lumière des données disponibles, y compris de celles issues de la recherche.

  4. La prémisse contextuelle qui décrit le contexte ou la situation est jugée en prenant en considération, d’une part, sa capacité de rendre compte de façon exhaustive et précise du contexte ainsi que, d’autre part, l’importance des répercussions de ce contexte sur l’action examinée.

Chacun de ces différents critères d’appréciation est utilisé pour évaluer un type de prémisse constituant l'argument pratique. En plus de ces critères, il convient aussi d’examiner la logique de l’argument pratique. Quelle est la validité de ces inférences? Les prémisses sont-elles cohérentes? Y a-t-il une relation évidente entre les prémisses et l’action ou 1’intention d’agir? Cette cinquième condition ne vise pas à fournir des critères rigoureusement logiques pour valider les arguments pratiques, de façon telle que les prémisses entraînent la conclusion, ou que 1’on puisse établir une relation très nette entre les prémisses et la conclusion. La condition de la cohérence logique doit plutôt être vue comme un moyen d’apprécier la cohérence des rapports entre les différentes prémisses ainsi que le bien-fondé de la relation entre les prémisses et l’action.

Ces critères d’appréciation sont particulièrement utiles pour l’autre au cours de 1’étape de reconstruction de l’argument pratique. Ils constituent la base de 1’amélioration de 1’argument pratique en permettant au raisonnement pratique de l’enseignant de prendre appui sur des considérations éthiques et morales, sur une théorie solidement établie, sur des données et résultats de recherche pertinents ainsi que sur une appréciation nuancée du contexte ou de la situation dans laquelle l’action de l’enseignant s’est déroulée.

En effet, une des façons les plus efficaces de procéder à la reconstruction est peut-être de prendre conscience, avec l’enseignant, que ses actions ont des dimensions morales, conditionnelles, empiriques et situationnelles. À travers une telle démarche, l’autre aide l’enseignant à compléter son raisonnement pratique en rassemblant, dans un certain sens, plusieurs des motifs, des raisons et des convictions profondes pouvant conduire à une action spécifique. Une fois que l’argument pratique est relativement complet, il est possible d’examiner ses propriétés logiques, en se demandant dans quelle mesure les prémisses sont reliées les unes aux autres ainsi qu’à la conclusion.

Le rôle de l’autre dans son travail avec l’enseignant en vue de reconstruire les arguments pratiques représente un défi de taille. Il y a une ligne de démarcation subtile entre le rôle d’expert en raisonnement pratique (et peut-être dans d’autres domaines de la vie de la classe) et celui de personne capable de guider l’enseignant dans 1’examen attentif de son raisonnement pratique, tout en établissant avec lui une relation égalitaire empreinte de réciprocité. La nature particulière de cette relation est examinée dans la prochaine section.

4.4 Le rôle de l’autre dans l’explicitation et la reconstruction des arguments pratiques

Ce n'est que récemment que l’idée de «l’autre» en tant qu’élément constitutif de l’argument pratique est apparue dans nos écrits. Le besoin de développer cette idée a surgi alors que nous tentions d’expliquer les données de l’étude sur l’enseignement de la lecture (Richardson et Anders, 1990) et à la suite d’un récent séminaire sur le raisonnement pratique animé par le premier auteur. Nous avons découvert que le processus de développement des arguments pratiques était laborieux et qu’il exigeait une bonne dose d’expertise. Morgan (1993) nous donne un aperçu des difficultés que soulèvent 1’explicitation et la reconstruction de l’argument pratique lorsque l’autre est absent. Notons que ces difficultés auraient été aggravées si Morgan n'avait pas participé au séminaire sur la rationalité pratique et s'il n'avait pas été bien informé des responsabilités qui incombent à celui qui joue le rôle de l’autre.

En tentant de développer la notion de l’autre, nous avons repéré dans les écrits plusieurs références qui éclairent cette idée. Celles qui sont associées à la théorie critique, particulièrement à Habermas (1971) et McCarthy (1978) ainsi qu’à Gadamer (1976, 1981) sont parmi les plus stimulantes. Ces deux philosophes européens ont souligné l’importance de la conversation et du dialogue dans le développement de la compréhension entre humains et dans la promotion d’une conduite moralement acceptable. En utilisant les travaux de Gadamer, Bernstein (1983) a développé une conception de la relation dialogique qui décrit bien les rapports devant prévaloir entre l’enseignant et l’autre; le dialogue doit être «fondé sur la compréhension mutuelle, le respect, la volonté d’écouter et de prendre le risque d’exprimer ses opinions et ses préjugés, une interrogation mutuelle sur la justesse des propos échangés» (p. 163).

Freire (1973) a lui aussi accordé une attention explicite au rôle du dialogue dans le développement de la conscience critique. Shor et Freire (1987) ont traité du rôle du dialogue dans le contexte de l’éducation. Les perspectives de Freire sur le dialogue, tout comme celles de Gadamer et de Habermas sont judicieusement appliquées au contexte de l’école et de la classe par Sirotnik et Oakes (1990) alors que ces derniers tentent de comprendre l’évaluation scolaire sous l’angle de la théorie critique. Pour sa part, Gitlin (1990) a également examiné la place du dialogue dans la compréhension des pratiques et des relations pédagogiques.

Les travaux de Kroath (1990) apparaissent particulièrement pertinents pour notre façon d’envisager le rôle de l’autre. En tentant de voir comment la recherche pratique peut être réalisée par des enseignants, Kroath a développé la notion de «compagnon critique». Le compagnon critique que Kroath désigne parfois comme le facilitateur remplit deux fonctions opposées: «d’une part, il confirme, appuie et exerce son autorité; d’autre part, il remet en question, déstabilise et retire son autorité» (p. 5).

Dans une analyse qui rejoint notre distinction entre l’explicitation et la reconstruction, Kroath soutient que «le rôle du compagnon critique consiste d’abord à déstabiliser et à remettre en question les convictions profondément enracinées ainsi que les idées reçues de l’enseignant au sujet de son propre enseignement, permettant ainsi à ce dernier de situer la réalité de sa classe dans de nouvelles perspectives» (p. 5). Ces résultats sont très proches de nos vues concernant le rôle de l’autre, mis à part le fait que nous proposons de distinguer la tâche plus descriptive d’explicitation du raisonnement de la tâche plus normative de reconstruction, et que nous offrons un cadre de référence analytique détaillé pouvant servir à guider le dialogue menant à la reconstruction.

Bien que le rôle de l’autre n'ait pas fait partie originellement de notre conception de l’argument pratique dans l’enseignement, nous le considérons actuellement comme un aspect indispensable du processus d’explicitation et de reconstruction. Le fait de l’avoir introduit dans l’argument pratique a ouvert de nouvelles voies de recherche, y compris la prise en considération des travaux mentionnés dans les paragraphes précédents. Il reste beaucoup de travail à faire pour démêler les ressemblances et les différences entre approches, bien que 1’étude sur l’enseignement de la lecture (Richardson et Anders, 1990) tout comme les recherches de Vazquez-Levy (1991) et de Morgan (1993) confirment l’idée que la relation entre les partenaires du dialogue doivent être empreintes d’estime et de respect mutuel. De plus, nous avons établi que l’autre doit aussi être informé de la démarche de raisonnement pratique et de son expression sous forme d’argument pratique et qu’il doit avoir une connaissance approfondie de 1’enseignement et de la matière enseignée.

5. L’apport de la démarche d’explicitation et de reconstruction des arguments pratiques

Nous avons amorcé cette analyse par l’examen des deux questions qui nous ont amenés à l’idée d’argument pratique, à savoir comment devrions-nous comprendre l’exigence posée aux enseignants d’utiliser la recherche et que signifie l’engagement dans une pratique réflexive, pour des enseignants qui oeuvrent dans de vraies classes? Nous avons tenté de proposer une démarche aboutissant à la mise en forme du raisonnement pratique des enseignants et leur permettant ainsi d’examiner les prémisses qui gouvernent leurs pratiques.

Le pouvoir des enseignants de décider de modifier leurs prémisses et, par le fait même, leur raisonnement pratique et les pratiques qui en découlent, constitue une des retombées de ce processus. Lors de l’élaboration de l’argument pratique, les prémisses et les pratiques issues de la recherche peuvent être suggérées comme solutions de rechange aux prémisses exprimées par les enseignants. De plus, ce processus peut encourager les enseignants à mener leurs propres investigations sur les prémisses empiriques et ainsi aboutir, comme Green (1976) l’a suggéré, «à changer la validité des prémisses de l’argument pratique» (p. 252).

La démarche d’élaboration de l’argument pratique présente cependant des avantages qui vont bien au-delà du fait qu’ils apportent une réponse aux plaintes répétées des chercheurs et des organismes subventionnaires concernant le manque d’utilisation de la recherche par les enseignants. La démarche permet aux enseignants d’avoir un certain contrôle sur leurs justifications et, par conséquent, de se rendre responsables de leurs actions. Ils ne peuvent plus se satisfaire de justifications fondées sur des directives et des pressions externes qui sont susceptibles de reposer sur des prémisses en contradiction avec les leurs («la Commission scolaire dit que je dois agir de cette façon»). Ils sont aussi moins enclins à modifier une pratique sur la base d’une exhortation qui commence par l’affirmation que «la recherche nous dit que...». Bien plus, ils vont se mettre à exiger une analyse des prémisses qui sous-tendent ces directives externes, tout comme ils sont prêts à le faire avec leurs propres pratiques.

Mais il faut faire beaucoup plus. Nous continuons cependant d’être stimulés par les intuitions que nous avons dégagées, avec d’autres, de notre analyse de l'enseignement sous l'angle du raisonnement pratique. Cette perspective ne représente pas seulement un moyen de donner du sens à l’exigence posée aux enseignants d’utiliser la recherche, elle permet aussi d’incarner le projet de permettre aux enseignants de devenir des praticiens réfléchis. Bien plus, cette approche nous conduit à envisager le développement de l’enseignement en centrant nos objectifs sur les vertus morales et intellectuelles qui doivent être à la base de toute forme d’éducation.