Corps de l’article

1. Introduction

La notion de rapport à l’écriture (développée par Barré-De Miniac, 2000, 2002) produit une compréhension nouvelle de l’acte d’écrire et de son apprentissage qui permet un ajustement de la didactique de l’écriture aux sujets apprenants, en avançant «des hypothèses sur les problèmes d’écriture qui vont au-delà de la question de la maitrise des aspects normés et régulés de la langue» (Blaser, Lampron et Simard-Dupuis, 2015, p. 51). Déplacer et utiliser cette notion dans des environnements d’apprentissage différents permet de prendre la mesure du lien entre rapport à l’écriture et contexte, à condition de vérifier que le mot «écriture» recouvre dans une certaine mesure des réalités équivalentes dans des langues et cultures différentes, une vérification qui est à la fois un préalable à cette transposition de la notion de rapport à l’écriture et un résultat de celle-ci, c’est l’un des enjeux de la recherche présentée ici.

Elle porte sur le rapport à l’écriture d’étudiants chinois de Français langue étrangère à l’université en Chine. La notion de rapport à l’écriture se trouve déplacée du terrain de la didactique du français langue maternelle ou langue seconde vers le terrain de l’apprentissage des langues et cultures étrangères afin de «penser entre les langues[1]» ce rapport à l’écriture et donc d’approcher différents univers culturels de l’écrit au sein desquels et entre lesquels l’individu, qui travaille à devenir plurilingue, construit ce rapport, original et singulier. Le «rapport à l’écriture» est donc à comprendre plus largement en le situant dans un «rapport à l’écrit» (lecture et écriture) du scripteur passant entre les langues et les cultures. Prendre en compte le rapport à l’écrit est d’autant plus justifié dans le cas des étudiants chinois que l’union de la lecture et de l’écriture est au coeur de leurs représentations et de leurs pratiques, ainsi que cette recherche va essayer de le montrer.

Cette recherche analyse le discours d’étudiants chinois sur l’écriture en référence à la culture chinoise et à la place qu’elle accorde à l’écrit, mais aussi en référence aux représentations de l’écrit dans l’histoire de la filière de Français langue étrangère. Ce contexte disciplinaire reconfigure, dans une certaine mesure, l’expérience de l’écrit faite par un individu qui, par l’écriture, consolide ses appartenances culturelles et, surtout en langues étrangères, en construit de nouvelles.

2. Cadre théorique, méthodologie et contextualisation

2.1 Comprendre l’écriture à partir du contexte socioculturel et des représentations sociales

L’analyse de discours d’étudiants sur leurs pratiques d’écriture a permis d’élaborer la notion d’«image du scripteur», définie comme «configuration qui articule au sein de déclarations et/ou de pratiques et/ou de textes, des attitudes, des valeurs, des conceptions, des savoirs... sur l’écriture, la lecture, les textes, les savoirs et leurs relations» (Delcambre et Reuter, 2002, p. 19). À partir de cette notion d’image du scripteur, la perspective s’est élargie à l’environnement d’écriture et de formation à l’écriture en rejoignant une orientation de la recherche en didactique du français qui est la compréhension de l’«ancrage culturel de l’écrit» (Barré-De Miniac, 1995; 2000; 2003). Cette mise en relation des pratiques individuelles et du contexte d’usage donne une nouvelle approche du scripteur, des genres d’écrits et surtout des représentations, les recherches sur les représentations s’étant développées «en réponse à cette nécessité d’articuler le cognitif et le culturel pour comprendre les processus d’accès et d’usage de l’écrit» (Barré-De Miniac, 2003, p. 108).

Cette notion de représentation est une dimension constitutive du rapport à l’écriture (Barré-De Miniac, 2000), car elle permet effectivement d’avoir une compréhension plus large du scripteur, explorant dans la situation individuelle d’écriture sa dimension sociale. Jodelet (2003) insiste particulièrement sur l’inscription de la représentation dans l’activité sociale. Elle considère que la représentation est «une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social» (2003, p. 37). Jodelet parle d’un «savoir de sens commun» dont l’étude éclaire autant sur les processus cognitifs que sur les interactions sociales. Elle ajoute que les représentations sociales «interviennent dans des processus aussi variés que la diffusion et l’assimilation des connaissances, le développement individuel et collectif, la définition des identités personnelles et sociales, l’expression des groupes, et les transformations sociales» (Ibid.). Avec l’analyse des représentations sociales comme composantes du rapport à l’écriture, le scripteur est donc approché au sein de sa communauté dans un espace social et dans une certaine aire géoculturelle.

2.2 Le rapport à l’écrit/ure dans la culture et l’école chinoises

La culture chinoise accorde, traditionnellement, une importance forte à l’écrit et à l’écriture. Jullien (2004, p. VII) parle de «civilisation du wen[2]». Ce sinogramme 文 est aussi polysémique en chinois que le mot «écriture» en français. Selon le dictionnaire Ricci (article «littérature chinoise»), il a en chinois classique quatre sens: il désigne la graphie (c’est le sens donné par le premier dictionnaire de caractères chinois de Xu Shen au 1er siècle), la composition en prose, l’oeuvre littéraire et enfin la culture[3].

L’approche de la langue et de son enseignement en Chine par les Chinois eux-mêmes s’est faite depuis les origines par l’étude de la langue écrite (Xu, 2014, p. 24). La Chine a une tradition philologique ancienne (dite xiaoxue, «études élémentaires») qui remonte à la dynastie Han et s’intéresse à la langue écrite sous l’angle de l’histoire de la graphie des caractères (branche du wenzixue ou «analyse de l’écriture»). Mais ces études sont aussi liées à l’enseignement de l’écrit puisqu’une autre branche (le xunguxue ou «exégèse») s’occupe de l’interprétation des classiques et de sa transmission. Or, tout au long de l’histoire chinoise, les classiques servent de manuels de langue pour l’apprentissage des caractères, la mémorisation des phrases et l’imitation des textes présentés comme modèles éthiques et rhétoriques. Cette tradition philologique n’est cependant pas totalement coupée de la dimension orale de la langue, ou au moins vocale, puisque sa troisième branche est le yinyunxue («étude des sons et rimes»).

La valorisation de l’écriture est constante dans le discours des lettrés depuis la dynastie Song (Alleton, 2008, p. 152) et encore aujourd’hui sous la plume des spécialistes contemporains des études des sinogrammes (hanzixue), avec l’importance du thème de l’écriture comme critère de civilisation (X.Z. Guo, 2004)[4].

La sinologie occidentale s’est également focalisée sur l’écriture et a construit la différence Chine-Occident par l’analyse des spécificités linguistiques chinoises, depuis les travaux des jésuites[5], suscitant l’intérêt des Européens des Lumières, jusqu’aux études de Granet (1920) puis de Gernet (2003). Cette approche a été relativisée plus récemment par Alleton (1994, 2003, 2008), qui a montré comment l’écriture avait été trop valorisée dans l’interprétation de la culture chinoise[6].

Dans le domaine de l’histoire de l’éducation, le développement, à partir des années 1990, d’un champ de recherche sur l’histoire du système des examens (kejuzhidu) dans la Chine impériale (Liu, 2004; P.G. Guo, 2007) a contribué à mettre en lumière le rôle de l’écrit et de l’écriture dans le système éducatif depuis plus de 1300 ans, l’importance de la compétence d’écriture des lettrés et le poids de l’écrit dans la vie sociale et politique tout au long de l’histoire impériale. Ces travaux montrent combien les pratiques contemporaines d’écriture scolaire et universitaire ont leur source dans les pratiques traditionnelles d’écriture lettrée. L’histoire du rapport que la société chinoise entretient avec l’écrit éclaire donc le discours étudiant contemporain sur les pratiques actuelles d’écriture à l’université.

Si l’histoire culturelle et sociale montre bien la place de l’écrit dans la société chinoise, l’histoire de l’éducation permet de mieux comprendre la place de l’écrit dans le système éducatif chinois. En effet, dans le champ de recherche sur les littératies universitaires (Delcambre et Lahanier-Reuter, 2012), le sujet écrivant est d’abord approché comme apprenant produisant un «écrit scolaire» (Dabène, 1998, p. 6), même si l’activité d’écriture visée est beaucoup plus large. Or, insiste Dabène, ce sujet ne peut être compris qu’en tenant compte de son «vécu initial des premiers contacts avec la chose écrite», tout particulièrement en milieu scolaire.

Dans le cas de la Chine, la langue d’écriture dans la scolarisation (code graphique des sinogrammes prononcés en putonghua[7]) est une référence institutionnalisée commune à tous les Chinois, quel qu’en soit le degré de maitrise et quelle que soit la première langue parlée ou la langue en usage dans la famille ou la vie quotidienne (Saillard, 2002). Il y a donc un «déjà-là» linguistique et culturel (Castellotti, 2001, p. 5) qui véhicule une certaine identité sociale et une culture de référence dans le rapport à l’écrit, construites dans l’histoire et transmises en premier lieu par l’école. De plus, les spécificités de la langue écrite chinoise ont donné lieu à une culture d’apprentissage de l’écrit particulière. Cette notion de «culture d’apprentissage» est très prisée en FLE dans les contextes asiatiques (Cortier, 2005). Elle permet d’approcher l’ensemble des habitudes qu’un groupe cultive collectivement dans l’activité d’apprentissage, pour apprendre et en apprenant. Pour ce qui concerne l’écriture, la culture d’apprentissage à l’école chinoise comprend notamment: l’acquisition lente du geste graphique par l’imitation; la copie en série des sinogrammes pour fixer la mémoire des graphies; la pratique calligraphique selon les usages traditionnels; l’apprentissage par coeur de phrases ou de passages de textes qui seront reproduits dans l’écriture; la tenue obligatoire d’un journal personnel, etc.

2.3 La place de l’écrit dans l’enseignement des langues en Chine

La notion de culture d’apprentissage se complexifie à l’université avec le cloisonnement historique des disciplines académiques introduit en Chine avec l’université à la fin du XIXe siècle. Le «contexte disciplinaire» (Delcambre, Donahue et Lahanier-Reuter, 2009) crée une «sphère d’échanges» particulière, qui influence les représentations de l’écrit de ceux qui la fréquentent. Les pratiques et représentations des étudiants chinois sont donc à replacer dans le contexte de la discipline du Français langue étrangère dans les universités chinoises et de ce qu’on pourrait appeler un rapport disciplinaire à l’écrit, partagé plus ou moins par les acteurs de la discipline (enseignants, étudiants et chercheurs).

Dès ses débuts au milieu du XIXe siècle, la didactique du FLE en Chine est portée par le rapport à l’écrit construit par la culture chinoise. Dans les premiers établissements des missionnaires où l’on enseigne le français à partir de 1850 aussi bien que dans le Collège impérial (Tongwenguan) fondé en 1862 pour la formation des diplomates (Xu, 2014, p. 83), c’est l’objectif de former à la traduction écrite ou à la lecture d’ouvrages scientifiques qui l’emporte. La «méthodologie traditionnelle»[8], mettant l’accent sur la langue écrite, est donc adoptée sous l’impulsion d’enseignants français.

À partir des années 1910, de nouveaux objectifs vont susciter une demande d’apprentissage de la langue orale. Les opportunités nouvelles de départ à l’étranger pour des études ou dans le cadre du mouvement «travail-études» créent le besoin d’une langue pratique pour la communication courante. Cet objectif de communication est celui de la «méthodologie directe», qui se développe à ce moment-là en Europe. Elle est donc adoptée, mais comme le montre Xu (2014), les théoriciens chinois élaborent leur propre version de la méthodologie directe en limitant finalement la pratique de l’oral, pourtant centrale dans cette méthodologie, afin de garder une place importante pour le travail des compétences écrites.

Dans les années 1950, la Chine suit le modèle soviétique pour l’enseignement des langues. Or, celui-ci donne également la priorité à la langue écrite qui sert de support à une analyse de la langue dans une perspective contrastive (Xu, 2014, p. 244). Les compétences orales reviennent dans les manuels et les méthodes d’enseignement dans les années 1960 (après la rupture avec l’URSS); à partir de là se forme ce que Besse (2011) a appelé la «méthode chinoise», mêlant la lecture intensive (jingdu) de l’époque soviétique à l’enseignement de la grammaire et de la traduction, avec une centration sur le manuel et les exercices écrits, mais aussi une prise en compte de la langue orale.

Cependant, la méthode chinoise conjuguée à la culture d’apprentissage forgée dès le primaire a abouti à ce que les apprenants chinois soient qualifiés d’«apprenants de culture écrite» (Chu, 1993). Pour comprendre cette opposition construite entre langue/culture écrite et langue/culture orale, il faut se référer à l’histoire de la langue chinoise. En 1919, le mouvement pour le baihua (la langue vernaculaire) promeut l’usage de la langue courante orale mise par écrit (en remplacement, y compris en littérature, de la langue classique, très différente de la langue orale). Chen (2010) montre que cette césure dans l’histoire linguistique chinoise a donné lieu à de nouvelles recherches et théories qui émergent après 1919, empruntant à l’Europe, à l’URSS et aux États-Unis. C’est ce champ de recherche qui, après la Révolution culturelle dans les années 80[9], se structure et s’oriente tout particulièrement vers la didactique de l’écriture avec ses usages sociaux. Cette nouvelle discipline (xiezuoxue) est devenue une branche de la filière langue et littérature chinoises à l’université. Avec des racines historiques très différentes, on peut faire le parallèle avec l’émergence, au même moment dans les années 80, du champ de la didactique de l’écriture en français (Barré-De Miniac, 1995; Dabène, 1998).

Dans le domaine du FLE, la partition entre langue écrite et langue orale marque l’évaluation de l’apprentissage et de l’enseignement. M.L. Wang (2005) écrit:

Pour les apprenants chinois, la compétence linguistique est plus élevée que la compétence communicative. Ils sont forts à l’écrit et très faibles à l’oral. Ainsi, nombre d’apprenants obtiennent une bonne note à l’examen écrit et une mauvaise note à l’oral. L’effet le plus négatif de cet enseignement traditionnel, qui est tout autant enseignement qu’apprentissage, est le blocage à l’oral des apprenants chinois. La passivité observée dans les comportements oraux en français des jeunes étudiants chinois a pour origine la centration sur l’enseignant et sur la connaissance linguistique.

M.L. Wang, 2005, p. 11

Depuis une vingtaine d’années, la découverte des approches communicatives a fait des compétences à l’oral le critère de réussite en langues avec une insistance sur la compétence de communication comprise principalement comme compétence orale (Pu, 2011). L’aisance à communiquer à l’oral retient l’attention (Bouvier, 2002) et joue le rôle de critère de choix et d’appréciation des méthodologies de référence des pratiques d’enseignement, l’écrit étant associé à la méthodologie chinoise résistante dans les pratiques (Hu et Zhang, 2005; M.L. Wang, 2005).

Pourtant, à partir de la fin des années 2000, le contexte de l’apprentissage du français en Chine se modifie. L’ouverture de la Chine se poursuit. Les départements de français se développent à un rythme soutenu suscitant une nouvelle demande d’enseignants qui se forment à l’étranger (Ambassade de France à Beijing, 2014). Dans le même temps, la coopération internationale, très peu développée jusque-là, connait aussi un développement remarquable et donne lieu à la multiplication des accords entre universités avec l’essor spectaculaire de la mobilité internationale (Hu et Zhang, 2005). Le Français sur objectifs spécifiques et le Français sur objectifs universitaires émergent en complément plutôt qu’en remplacement des filières traditionnelles de littérature, linguistique et traduction (Li, 2008).

L’enquête présentée ici s’inscrit dans ce contexte et permet de comprendre les effets de ce changement contextuel sur le rapport à l’écriture des étudiants chinois. L’un des enjeux de cette recherche est d’approcher la littératie universitaire dans cette dynamique transculturelle de la mobilité internationale qui suscite un questionnement des différentes traditions académiques au sujet de leurs habitudes et de leurs pratiques. Par exemple, pour les étudiants chinois évoluant entre plusieurs univers académiques, l’acquisition de l’écriture suppose le passage d’une didactique chinoise de l’écriture «selon des modèles» (fanwenjiaoxue 范文教学) à une didactique «selon le processus», qui décrit à priori le genre d’écrit à produire et les étapes de la tâche d’écriture (guochengjiaoxue 过程教学) et qui est vue en Chine comme caractéristique des universités européennes et nord-américaines. Sur un plan scientifique autant que didactique, les résultats de cette recherche permettent notamment de réfléchir, dans une perspective interculturelle, à des questions comme la dimension créative de l’écriture, le plagiat, l’acquisition de la compétence à réfléchir par l’écrit et l’écriture, l’évaluation de l’écrit par un enseignant d’une autre culture, etc.

3. Le rapport à l’écrit/ure des étudiants chinois

3.1 La méthodologie de l’enquête

La notion de rapport à l’écriture met l’accent sur une approche globale des dispositions d’un sujet écrivant vis-à-vis de l’écrit et de son orientation vers l’écrit (Barré-De Miniac, 2002). La méthode d’analyse utilisée ici s’appuie sur cette définition pour repérer les «indicateurs» (Guernier et Barré-De Miniac, 2009) de ce rapport, en reprenant la catégorisation forgée au fil des recherches portant sur le rapport à l’écriture ou plus largement sur le rapport à l’écrit (Barré-De Miniac, 2002; Blaser et al., 2015; Chartrand et Prince, 2009). Les dimensions constituantes du rapport à l’écrit sont affectives (investissement dans l’écrit, sentiments pour l’écrit, attachement à l’écrit), axiologiques (valeurs attribuées à l’écrit et leurs conséquences éthiques), conceptuelles ou idéelles (conceptions et représentations de l’écrit) et praxéologiques (pratiques de l’écrit ou liées à l’écrit).

Le corpus analysé ici est un ensemble de 237 questionnaires remplis par des étudiants chinois. Ce sont des «questionnaires de début d’année» qui jouent le rôle d’un contrat d’apprentissage, remis en classe, à la rentrée universitaire, aux étudiants d’un cours d’écriture (xiezuoke), de 2013 à 2016. Ces questionnaires n’ont donc pas été élaborés pour un dispositif de recherche dans le cadre d’une enquête scientifique, ce sont des outils didactiques dont le contenu est justifié par les objectifs d’enseignement en classe. Les étudiants qui les remplissent proviennent de 10 classes (chaque classe comptant environ 20 à 25 étudiants avec autant de garçons que de filles[10]), en 3e (4 classes) et 4e années (6 classes) du premier cycle de licence (benke); ce sont des spécialistes de français du département de langue et littérature françaises de l’Université des langues étrangères de Beijing (niveau B1 à C1). Compte tenu du mode de sélection des étudiants à l’université chinoise, il s’agit d’étudiants en provenance des 22 provinces et 5 régions autonomes de Chine, avec des origines socioculturelles très diverses, mais qui n’ont pas tous choisi le français comme spécialité (12 % ont été réorientés vers le français du fait de leurs résultats à l’examen d’entrée à l’université). L’objectif du cours est la formation à l’écriture des genres académiques et des genres professionnels courants.

Le questionnaire en format électronique comprend une quinzaine de questions ouvertes en français. Il y a d’abord une série de questions portant sur des informations personnelles conformément aux usages en Chine (en particulier la région d’origine, les langues pratiquées ou apprises, les centres d’intérêt, etc.). Les questions suivantes[11] permettent à l’étudiant de se présenter à l’enseignant, de lui faire connaitre ses points forts, ses besoins et ses attentes, de définir ses objectifs d’apprentissage et les moyens envisagés pour les réaliser. Ce document est présenté aux étudiants qui, en le remplissant, sont conscients de s’engager dans l’apprentissage. L’intérêt de ce genre de document c’est qu’il permet de recueillir, en provenance du terrain, du discours écrit sur les pratiques d’écriture au moment où cet écrit joue un rôle dans l’apprentissage. L’étudiant ne s’abstrait pas de son activité pour juger à distance sa pratique, mais il doit par l’écriture s’engager dans l’apprentissage de l’écriture.

L’analyse qualitative effectuée sur les réponses à ce questionnaire s’appuie sur l’analyse du discours (Maingueneau, 1991; 2000) et repère la position de l’énonciateur dans son discours, le marquage de sa subjectivité dans ses choix discursifs et l’ancrage du discours dans la situation d’énonciation. L’action pour chaque étudiant de répondre aux questions de l’enseignant et donc de s’engager dans une relation d’apprentissage avec une dimension contractuelle est un événement singulier. Mais le positionnement social et culturel que chaque étudiant construit ou confirme ou déplace pour lui-même par son discours écrit a aussi une dimension collective. L’analyse du discours repère les positionnements communs des scripteurs et peut ainsi mettre au jour cette dimension collective. Cette interprétation ne peut se faire qu’en référence à l’observation directe de ce qui est commun aussi bien dans les pratiques d’écriture, dans le cadre de la classe, que dans les textes produits par les étudiants dans l’espace académique.

Prenons l’exemple du choix des mots. L’analyse du discours rend attentif à la littéralité des expressions choisies. Le rapprochement des discours entre eux sur le critère du choix des mots ne produit du sens qu’en référence au contexte. Par exemple, le mot «raffiné» est fréquent («un style ou des mots raffiné(s)», «raffiner ses phrases», «chercher la rafinité de la langue» (sic), etc.), ce qui est l’indice d’un standard commun dans l’appréciation de l’écriture. En sachant que c’est une manière conventionnelle de parler du style en chinois, il est possible de repérer ici que le discours s’enracine dans une situation culturelle d’énonciation rituelle avec ses formules convenues.

L’analyse du discours rend également attentif au positionnement créé par le choix des pronoms utilisés. Par exemple, le nous est particulièrement présent dans les productions écrites des étudiants chinois en général (décalque de l’usage en chinois de signaler son groupe d’appartenance). Ici, la présence de questions sur l’identité personnelle amène les étudiants à dire je, avec sa dimension affective. Ou encore, l’écriture des étudiants chinois se caractérise par la fréquence de l’adresse au lecteur. Cet usage, non pertinent dans certains genres en français, est lié à l’écriture des convictions (avec l’habitude d’une oralisation publique des productions écrites scolaires). Il peut être interprété ici comme l’indice d’un signal envoyé par le scripteur concernant sa pratique.

Dans le présent article, je mets en perspective l’analyse qualitative des réponses aux 237 questionnaires avec les résultats d’une enquête que j’ai effectuée entre décembre 2008 et avril 2009 en réalisant 26 entretiens compréhensifs en chinois auprès d’étudiants chinois sur leurs pratiques de lecture et d’écriture[12].

3.2 Les dimensions affective et axiologique du rapport à l’écrit/ure

3.2.1 L’écriture comme dévoilement

La lecture des réponses des étudiants au questionnaire éclaire en premier la dimension affective de leur rapport à l’écrit. Cette dimension (Chartrand et Prince, 2009) est liée à l’expérience de l’écriture comme dévoilement, expérience qui n’était pas celle que le questionnaire voulait faire vivre à priori aux étudiants, mais dans laquelle ils s’engagent en écrivant. Ils sont visiblement heureux d’écrire sur l’écriture. Aucun ne s’est contenté d’un remplissage sommaire du questionnaire. Si la part de discours convenu est présente (afficher ses bonnes résolutions, sa modestie), l’ensemble donne lieu à une expression personnelle. Par exemple:

Pour moi, l’écriture est une chose très divine. Et elle est charmante. Quelques mots peuvent montrer ou créer un monde magnifique. Mais, je n’aime pas parler beaucoup. C’est très difficile de parler, pour moi. Et, j’aime écrire en chinois, ne pas faire très attention sur la grammaire, seulement pour décrire mon coeur et mon sentiment[13].

Les réponses sont sans complexe. On peut lire par exemple: «J’aime écrire petite histoire qui raconte d’amour de princesse et prince.» L’un dit sa fierté d’avoir traduit en chinois un roman policier, l’autre sa passion d’écrire des reportages de foot sur Internet, un autre encore confie son projet d’écrire un livre.

Cette propension à dire son intimité marquait déjà les entretiens de l’enquête de 2009. Les questionnaires créent le même espace de confidence que le face-à-face, non par les caractéristiques du genre, mais par la position dans l’écriture choisie par les étudiants[14]. Il s’agit d’un détournement de l’écrit scolaire vers une écriture personnelle et intime, une pratique qui est observable en général dans les productions écrites des étudiants chinois à l’université.

C’est sur le thème du bonheur d’écrire (développé par 10 % des réponses à la question sur l’importance de l’écriture) que les étudiants sont les plus expansifs en termes de volume textuel, parfois lyriques, reliant écriture et valeurs morales. Moins de 4 % des étudiants disent que l’écriture est difficile ou qu’elle leur a fait vivre une mauvaise expérience. La quasi-totalité des répondants affirme l’importance de l’écriture en utilisant très fréquemment des expressions comme «extrêmement importante», «bien sûr que oui», «sans aucun doute oui» marquant par le ton un enthousiasme qui va de soi. Comme dans l’enquête de 2009, une profusion d’adjectifs montre que les étudiants sont épris de leur propre écriture.

Dans ce champ de l’écriture intime et du dévoilement, un tiers des étudiants évoque la tenue actuelle ou passée d’un journal personnel, mais d’une manière différente de celle des étudiants de l’enquête de 2009. À la fin des années 2000 en Chine, l’émergence des blogues pose la question de la confidentialité sur Internet et interroge la pratique très populaire en Chine d’écrire son journal intime. Les étudiants des années 2010 ne tournent plus autour de la question de publier ou non leurs écrits. Ceux qui le font voient cela comme une aspiration partagée: «tout le monde veut laisser des traces dans le monde, moi aussi, de plus, j’ai envie de me faire connaitre par mon écriture». Ceux qui ne publient pas ne ressentent pas le besoin de se justifier, une seule réponse évoque cela: «je ne m’habitue pas à raconter ma pensée par l’écriture. C’est un peu sacré pour moi».

3.2.2 La compétence d’expression écrite et l’estime de soi

Un élément important de la dimension affective du rapport à l’écrit/ure est l’estime de soi. Le questionnaire comporte des questions sur les points forts et les réussites à l’écrit. Dans le domaine du FLE, J.J. Wang (2016) a travaillé sur l’estime de soi d’étudiants chinois. Elle montre, en s’appuyant sur les résultats d’une enquête auprès d’étudiants en mobilité internationale en France, que ceux d’entre eux qui se disent en situation de réussite dans leur apprentissage du français déclarent tous réussir en compréhension orale et échouer en expression écrite. Ceux qui se disent en situation d’échec déclarent avoir un faible niveau d’expression écrite, mais déclarent tous échouer surtout dans leur expression orale. La compétence d’expression écrite ne semble donc pas déterminante pour avoir le sentiment de réussir (ce rôle étant tenu par la compréhension orale), en même temps elle apparait comme une compétence qui ne parvient pas à donner un sentiment de réussite, même chez ceux qui sont satisfaits de leur apprentissage. Sans pour autant affecter le sentiment de réussite d’ensemble, l’expression écrite est un point d’insatisfaction pour les étudiants, une insatisfaction qui s’exprime même chez ceux qui pensent réaliser dans l’ensemble de bonnes performances linguistiques. J.J. Wang (2016) explique cela par le fait que les étudiants se focalisent sur l’écrit à l’université, source de difficultés pour tous. Or, la réussite dans les études est importante dans la culture chinoise.

Revenons au corpus analysé ici: il y a une différence notable entre les réponses des étudiants de 3e année et celles des étudiants de 4e année. En 3e année, 61 % des étudiants interrogés disent réussir mieux en français à l’écrit qu’à l’oral, 28 % disent l’inverse et 11 % répondent qu’ils réussissent aussi bien les deux. J’ai posé la même question dans le cadre d’un cours d’oral à des étudiants de 2e année (échantillon de 64 étudiants du même département) qui disent aussi mieux réussir en français à l’écrit (55 %) qu’à l’oral (41 %). Or, la réponse est très différente pour les étudiants de 4e année qui, majoritairement (à plus des deux tiers), répondent réussir mieux à l’oral. De plus, les deux tiers de ceux qui disent mieux réussir à l’écrit comprennent l’écrit au sens de «compréhension écrite», ce qui fait donc seulement 8 % du total qui considèrent que l’expression écrite est leur point fort.

Comment expliquer cette inversion des réponses entre la 3e et la 4e année au sujet de la réussite? Un tiers des étudiants de 4e année est allé dans un pays francophone au cours de sa 3e année (programmes d’échanges institués): leur compétence d’oral s’est soit améliorée, soit révélée satisfaisante, contrairement à la représentation qui a cours dans la discipline du FLE. Par ailleurs, l’observation participante et le recueil informel de témoignages permettent de dire que le retour des étudiants partis en échange rassure aussi les autres qui sont restés en Chine. Ces derniers, qui ont de plus en plus d’occasions d’être en contact avec des francophones, constatent que leur niveau à l’oral soutient la comparaison avec celui des étudiants ayant séjourné en pays francophones. De plus, ces étudiants en mobilité ont expérimenté, comme l’a montré J.J. Wang (2016), la difficulté de l’écrit universitaire en contexte académique francophone et l’ensemble des étudiants de 4e année se trouve face à la tâche d’écriture du mémoire. La place qu’occupe le thème du mémoire dans les réponses au questionnaire (43 % l’évoquent) montre bien le poids de cette tâche qui apparait comme une préoccupation de premier plan et pèse sur le jugement de la réussite.

3.2.3 La valorisation esthétique et éthique de l’écriture

Cependant, que les étudiants se disent bons à l’écrit ou à l’oral, une bonne compétence d’écriture est vue par eux comme le signe d’un niveau élevé de compétence générale en langue. Un quart des réponses développent le thème de l’écriture comme compétence décisive de l’apprentissage de la langue étrangère et clé de l’acquisition de la langue. Comme l’écrit une étudiante, c’est «le symbole de la qualité de nos études»; un autre dit que c’est l’écriture qui montre qu’on a su «pénétrer dans une langue». Autrement dit, l’écriture est une pratique admirée qui permet de faire la démonstration de sa compétence en langue avec un haut niveau d’exigence. Une étudiante l’exprime ainsi: «à l’écrit, on demande une bonne maitrise du langage, un style brillant, et une vraie profondeur de la pensée. Tout cela constitue un véritable défi. Et c’est dans l’écrit que l’on essaye d’approcher le plus notre esprit». La dimension affective du rapport à l’écriture est donc reliée à sa dimension axiologique: l’attachement à l’écriture se nourrit de la valorisation de l’écriture.

Cette forte valorisation de l’écriture est observable aussi avec le constat suivant: toutes les réponses qui font une comparaison entre l’écrit et l’oral le font dans un sens défavorable à ce dernier. L’écriture est dite notamment plus sûre, plus précise, plus fiable, plus durable... Il y a des représentations individuelles assez singulières qui vont dans ce sens: «l’écriture peut remplacer la parole, mais la parole ne peut pas remplacer l’écriture»; «l’écriture est importante, parce qu’on ne peut communiquer en parlant»; «certaines idées ne peuvent s’exprimer que dans l’écriture»; «les langages que je garde dans ma tête ne sont faits que pour l’écrit». Certaines représentations sont liées à l’expérience du rapport à l’écrit en français: «il y a plus de français en ligne [comprendre: de français écrit] qu’en son dans ma mémoire».

Pour comprendre cela, il faut tenir compte du fait que l’expérience de la langue écrite chinoise est principalement une expérience esthétique, comme le dit un étudiant: «le chinois ne peut présenter sa beauté qu’en forme écrite». La dimension esthétique est littéraire mais aussi graphique: certains parlent de leur pratique régulière de la calligraphie, d’autres disent que leur point fort en chinois est d’avoir une belle écriture. Cette quête esthétique se retrouve pour l’écriture en français où l’attention à la valeur littéraire du texte ne se limite pas aux textes littéraires: «je voudrais savoir quelles sont les phrases belles pour les Français et pourquoi». Les expressions «belles phrases», «belle écriture» ou «belle langue» sont fréquentes pour parler de la réception de l’écrit produit en français. Bien que les étudiants connaissent le programme du cours sur l’écrit académique et professionnel, il y a cependant 3 % des étudiants qui expriment une demande de produire des textes littéraires et le regret de ne pas avoir travaillé l’écriture littéraire est régulièrement exprimé dans les bilans de fin de semestre. L’écriture littéraire reste une référence, et particulièrement la poésie: 6 % disent que leur point fort en chinois est l’écriture poétique et 7 % la dimension esthétique de la langue.

La forte préoccupation pour le style manifeste cette quête esthétique présente en chinois et passant dans la découverte du français. Le style est cité comme étant le cinquième point fort dans les deux langues. Le mot «style» est présent dans 10 % des réponses aux questions sur les attentes, en plus du mot «raffiner/raffiné», le style est évoqué, comme on le fait en chinois, en termes de «fluidité», mais aussi de «simplicité» et de «concision».

Il y a donc une étroite imbrication de la dimension affective et de la dimension axiologique. Le rapport à l’écrit/ure se construit en termes d’attachement à l’écriture, un attachement à la fois sentimental, esthétique et éthique, que l’étudiant fait passer d’une langue à l’autre.

3.3 La dimension conceptuelle et praxéologique du rapport à l’écrit/ure

3.3.1 L’apprentissage de l’écriture: une éthique et un entrainement

Comme le questionnaire est un contrat d’apprentissage, l’apprentissage de l’écriture est un thème central et situe forcément le propos sur le plan des pratiques et des justifications théoriques qui leur servent d’appui. Les étudiants sont 43 % à évoquer l’enseignement de techniques et de méthodes et les exercices et devoirs comme des moyens pour progresser. Cependant, l’apprentissage n’est pas vu seulement sous cet angle, car un tiers des étudiants mentionne en premier, comme moyen pour progresser, l’état d’esprit ou les qualités à avoir ou à cultiver (par exemple: confiance, persévérance, modestie, esprit de décision, motivation, passion, optimisme, ouverture d’esprit...) ou bien des dispositions (désir d’apprendre ou habitude de travailler dur ou encore maitrise du temps). Par ailleurs, les étudiants s’expriment longuement sur des thèmes courants de la culture d’apprentissage confucéenne où l’on met en avant le rapport positif aux études et le sens de l’effort. Autrement dit, la dimension axiologique reste centrale puisque l’apprentissage, dans une perspective confucéenne, est lié à l’éthique.

Cependant, le questionnaire invite à une planification des moyens pour apprendre l’écriture, ce qui fait entrer l’étudiant dans la dimension praxéologique du rapport à l’écrit, et cela de manière très concrète. En effet, chez un certain nombre d’étudiants, les objectifs d’apprentissage sont quantifiés, par exemple: «rédiger un texte français de 200 mots chaque semaine». Apprendre, c’est s’entrainer pour une performance (un exploit) à réaliser en écrivant «plus vite» des textes «plus longs», en particulier pour les examens. Cette représentation a été forgée par l’apprentissage du chinois au lycée: plusieurs parlent de leur fierté des prix d’écriture ou, au contraire, de leur peur de l’échec lié à l’écriture: «la composition chinoise était ma plus grande crainte dans les examens à l’école secondaire et au lycée», un échec qui laisse parfois des traces:

Quant à l’écriture, je ne le fais pas très souvent en français comme en chinois (…). Peut-être c’est à cause de la perte de confiance quand j’étais au lycée – toujours de très mauvaises notes de l’écriture en chinois.

L’entrainement intensif pour l’examen d’entrée à l’université (gaokao) fait dire à certains, comparativement: «je ne fais pas beaucoup d’exercices d’écriture en chinois après le gaokao», «on a de moins en moins d’entrainement à l’écrit, et mon niveau d’écrire a beaucoup baissé par rapport au lycée». Cette représentation de l’écriture comme entrainement et performance est déjà ressortie dans l’enquête de 2009.

3.3.2 Lire pour apprendre à écrire

Une autre représentation de l’apprentissage, également repérée dans l’enquête de 2009, est le lien établi entre la lecture et l’écriture. La moitié des réponses indiquent que c’est en premier la lecture qui permet de mieux écrire alors que seulement 24 % des réponses disent que c’est en écrivant qu’on parvient à mieux écrire. Les étudiants décrivent un processus qui consiste à lire, «copier les belles phrases», analyser la structure du texte lu et l’imiter en reproduisant sa structure et ses belles phrases. 25 % des réponses développent l’idée de l’imitation des textes lus. Ces textes, «y compris les chefs-d’oeuvres des écrivains français», servent de modèles à suivre, voire à apprendre par coeur, ils doivent être activement cherchés dans les livres, sur Internet ou auprès des autres étudiants à qui on peut demander leurs bons textes. La copie, l’imitation, l’apprentissage par coeur sont des procédés anciens de l’apprentissage de l’écriture chinoise qui sont toujours pratiqués intensivement à l’école.

La culture d’apprentissage forge ainsi chez les étudiants chinois une conception du texte vu comme une production qui s’appuie sur le discours d’autrui dans une relation d’intertextualité, un tissage d’emprunts multiples[15]. 9 % des réponses sur les points forts en chinois mettent en avant l’aptitude à citer des phrases poétiques, des proverbes, des phrases célèbres, des «paroles des grands écrivains», des locutions connues, etc. Ce sont traditionnellement des critères d’excellence de l’écrit chinois qui cultive ainsi un caractère littéraire même dans des genres non littéraires. Un étudiant dit savoir bien employer en chinois les «allusions littéraires ou historiques», c’est la traduction du dictionnaire pour diangu, une particularité du style classique traditionnel des lettrés. Dans leur apprentissage de l’écriture en français, plusieurs disent vouloir apprendre des proverbes.

En observant cette pratique d’emprunt intertextuel, on peut dire que, pour les étudiants chinois, le rapport à l’écriture est toujours un rapport à l’écrit, car l’appui sur le texte lu est fondamental pour écrire.

3.3.3 Le mot comme fondement de l’acquisition de l’écrit

La lecture permet notamment une collecte de mots et d’expressions. Le rapport à l’écrit, pour les étudiants, c’est d’abord un rapport aux mots. Dans les questionnaires, le thème du vocabulaire tient une place très importante. 70 % des réponses à la question des objectifs d’apprentissage parlent du besoin d’acquérir du vocabulaire. Le vocabulaire arrive en tête des difficultés déclarées (53 % des réponses), devant la grammaire (20 %). Ce qui peut sembler paradoxal, c’est que le vocabulaire est dans le haut du classement des points forts à l’écrit, aussi bien en chinois qu’en français (dans les deux cas, 19 % des réponses). Le vocabulaire est donc un point qui concentre particulièrement l’attention. Un étudiant a ce commentaire: «le vocabulaire est un point toujours crucial pour tous les apprenants de français»; un autre étudiant écrit: «c’est le plus important pour moi». Les mots sont la clé de la construction des textes: «je compte apprendre plus de vocabulaire par coeur parce que c’est les mots qui constituent un texte», il faut donc savoir «maitriser les mots» comme l’écrit encore un autre étudiant.

3.3.4 Le rapport à la norme de l’écriture: une dimension moins présente

Si les mots préoccupent les étudiants, leur orthographe ne semble pas un sujet de préoccupation, le mot est rare dans les réponses et même si les mots «règles», «fautes», «correctement» l’englobent, le rapport à la norme concerne plutôt la grammaire. Les étudiants en ont une vision globale, elle apparait chez certains comme un point fort en français, mais n’apparait jamais parmi les points forts en chinois. L’association langue française/grammaire marque les conceptions. Cependant, la grammaire tient peu de place dans les objectifs d’apprentissage, ce qui est le signe d’un cloisonnement des enseignements et des compétences: la grammaire se travaille dans le cours qui lui est dédié, l’écriture révèle le niveau de grammaire, mais est peu vue comme un moyen de progresser sur ce point. La grammaire est la cible de l’autocontrôle que permet l’écrit: «il y a peu de fautes grammaticales dans ma composition (j’espère qu’il n’y en a pas trop dans ce questionnaire)», écrit une étudiante. La grammaire crée une pression, mais s’affranchir de cette pression est aussi valorisé: «Je n’ai pas peur d’écrire. À vrai dire, je l’aime. Je ne fais pas trop d’attention en grammaire, ce qui me donne la passion, le sens d’écrire.»

Plus que le rapport à la norme, les questionnaires reflètent un rapport au standard d’écriture, celle du natif. 16 % des étudiants utilisent les expressions «écrire/écriture à la française/comme un Français» et «éviter d’écrire "à la chinoise"» ou, comme l’écrit une étudiante, «éviter les phrases en chinoiçais». Ce que cela recouvre est peu explicité et vu comme une représentation partagée: «Les phrases que j’ai écrites sont grammaticalement correctes, mais la logique est à la chinoise. Je crois que c’est un problème pour tous les étudiants chinois.» La référence à cette «manière chinoise» d’écrire (et, conjointement, de penser: «il y a une grande différence entre les deux modes de pensée») est souvent présentée comme un combat dans l’écriture avec des verbes comme «enlever», «se débarrasser», «se dégager». Écrire, c’est traduire, déplore un certain nombre. «Très souvent, il me faut transformer ce que je pense en chinois à l’écrit en français, et il existe toujours des fossés entre deux langues différentes, je ne sais pas comment faire, est-ce que je dois penser en français directement?»

«Penser en français» implique, pour les étudiants, un rapport privilégié à la logique. Cette représentation partagée du français comme langue logique est constante au fil des enquêtes: «la langue française est une langue plus logique que le chinois»; «on dit que les articles français sont forts en logique, ce qui est différent de ceux de chinois»; «je sais que la logique est très importante pour l’écrit en français (…). En chinois, on mentionne plus l’expression de la pensée ou du sentiment». 15 % des étudiants expriment le besoin de renforcer la logique de leurs productions écrites. Et pourtant, et c’est un point surprenant par rapport aux enquêtes et aux représentations de la discipline, dans les deux langues, les étudiants se trouvent bons en logique avec une même proportion (19 % en chinois et 20 % en français). Cela témoigne peut-être d’une représentation circulaire: je suis fort aussi dans ma langue sur ce qui est attendu dans la langue cible.

3.3.5 Les genres d’écrits utiles

Au seuil d’un cours sur l’écrit académique et professionnel, il est cohérent que les demandes des étudiants se portent sur ces genres qui sont qualifiés par eux d’«utiles» et de «pratiques». Près de la moitié des demandes d’aide visent le mémoire et les genres académiques, mais 25 % des étudiants veulent travailler des genres professionnels (surtout les étudiants de 4e année, dont la majorité est en recherche d’emploi). Pourtant, lorsqu’on leur demande si l’écriture joue un rôle dans leur projet d’avenir, les réponses, bien que très majoritairement affirmatives (97 %) se contentent d’un «oui» sans commentaire, signe que le monde professionnel leur est encore peu familier, quelques-uns seulement évoquent des situations d’écriture expérimentées en stage.

La notion de «genres» d’écrit est réservée à la langue française. Pour parler de l’écriture en chinois, les étudiants se réfèrent aux types de textes. C’est une représentation déjà présente dans les entretiens de 2009 et c’est la trace de l’enseignement avant l’université qui repose sur une catégorisation en types de textes. 28 % des réponses sur les points forts en chinois recourent aux actes de langage (je réussis bien à décrire, à raconter...) contre seulement 9 % des réponses pour le français. Pour le français, on peut lire par exemple: «je souhaite apprendre les formules obligées par exemple pour le CV, la lettre de motivation», ce qui montre la conscience des contraintes du genre. Une contrainte est particulièrement mentionnée: la structure. Son acquisition préoccupe 15 % des étudiants interrogés sur leurs objectifs d’apprentissage. La structure est le troisième point fort en français et le cinquième en chinois. De même, le mot «structure» était très employé dans les entretiens de 2009 avec le sens d’un mode d’organisation objectif de l’écrit indispensable à reproduire puis à remplir d’un contenu personnel, objet de la réflexion.

3.3.6 La fonction transcriptive et heuristique de l’écriture

La conception de l’écriture comme trace de la pensée est surtout développée avec le thème de la mise en mémoire (abordé par un peu plus de 10 % des réponses). Comme dans l’enquête de 2009, cela donne lieu à des développements sur le lien entre l’expérience vécue, la relecture et la conscience de soi («repasser la mémoire» écrit une étudiante, «prolonger le temps d’être», écrit un autre). L’un des rares étudiants à dire que l’écriture n’est pas importante commente: «Non, je n’écris presque jamais. (...) On n’écrit pas parce que le coeur retient tout.»

Cependant, les étudiants ont une conception de l’écriture qui ne se limite pas à ce que Reuter (2004) appelle sa «fonction transcriptive» du «déjà-pensé» (p. 23). Au contraire, ce qui domine est plutôt une conception de l’écriture comme expérience créative pour l’esprit. Mais il ne s’agit pas de création imaginaire, le thème de l’imagination étant rare et l’appui sur l’expérience restant premier (un étudiant écrit: «j’ai du mal à écrire des choses que je ne connais pas»). L’expérience créative de l’écriture, c’est le surgissement de nouvelles idées: 6 % des questionnaires parlent de l’écriture qui aide à clarifier sa pensée, on trouve à plusieurs reprises l’expression «écriture raisonnée» au sens d’une écriture qui permet de réfléchir. Il y a des expressions comme «formation de l’esprit», «entrainement à la réflexion». Il s’agit non seulement de l’écriture qui crée la réflexion – la fonction heuristique de l’écriture analysée par Goody (1979) –, mais aussi de l’écriture qui crée le sens moral: «(par l’écriture) au fur et à mesure, on forme une capacité de distinguer le bien du mal, un gout esthétique, la vision du monde personnelle, et un style particulier d’agir». On retrouve encore cette relation forte entre l’écriture et l’éthique.

4. Conclusion

Au terme de cette recherche, il est possible d’affirmer que les étudiants chinois se rapportent à l’écriture avec bonheur. Pour eux, écrire, quelle que soit la langue, c’est une performance heureuse, valorisée et difficile, dont le haut niveau d’exigence impressionne et attire. Conformément à l’idéal confucéen de l’étude exposé dans les Entretiens de Confucius (1981), les aspects les plus concrets de leur pratique et apprentissage de l’écriture sont mis au service d’un idéal moral que l’univers de l’écrit contribue à construire, en lui donnant une dimension esthétique et sentimentale, y compris dans l’espace académique. En effet, si, pour les étudiants chinois, lire permet d’écrire, ce n’est pas seulement parce que les textes lus fournissent un matériau langagier épars de mots et de fragments textuels que le scripteur réassemble, mais c’est aussi parce que le texte attirant est celui qui fournit un modèle que le scripteur s’efforce de transmettre: l’imitation du style est l’imitation d’un style de vie. Cela commence par la maitrise de soi expérimentée dans le geste graphique lui-même puisque le maniement du pinceau suppose le contrôle du souffle, sans quoi la main se met à trembler.

Sur un plan didactique, une connaissance affinée des apprenants chinois permet de faire évoluer les pratiques d’enseignement et d’apprentissage de l’écrit en français langue étrangère qui concernent ce public. Il peut s’agir notamment de combiner une «didactique selon des modèles» et une «didactique selon le processus», de nourrir la motivation par les dimensions intimes et esthétiques de l’écrit, d’être attentif à la dimension éthique dans les choix des textes à lire ou à produire, de proposer des pratiques d’écriture s’appuyant sur l’intertextualité, d’explorer la voie d’une approche interculturelle des genres d’écrits... D’autres défis à relever sont liés aux habitudes d’enseignement en Chine qui séparent l’oral et l’écrit ou encore qui font travailler les apprenants à l’échelle de la phrase, alors que la dimension textuelle est peu présente.

Or, cette recherche met justement en lumière, grâce à la composante socioculturelle du rapport à l’écrit/ure qui prend en compte de manière dynamique le contexte, que celui-ci peut se caractériser par des évolutions sur une échelle très longue de temps (l’idéalisation chinoise de l’écriture ou la culture d’apprentissage de l’écriture en chinois se sont forgées sur des siècles), mais aussi sur une échelle très courte de temps (l’ouverture récente de la Chine et l’évolution de l’université chinoise donnent lieu à une mobilité académique se traduisant, sur le plan de l’écriture, par l’expérience d’un passage à travers différents univers de l’écrit). Il s’agit même d’évolutions rapides et en cours, la comparaison avec des résultats de recherche d’il y a dix ans montre déjà des changements notables.

L’analyse des différentes composantes du rapport à l’écrit/ure confirme leur étroite imbrication. Ces éléments constituants du rapport à l’écrit/ure prennent encore plus d’importance dans une culture caractérisée par une certaine homogénéité des pratiques éducatives (même si cela évolue depuis peu), par la dynamique collective des évolutions et par l’importance de la référence à la communauté d’appartenance dans la construction de l’identité et dans les choix des conduites singulières.

L’éclairage du rapport à l’écrit/ure par le contexte ouvre la recherche à une comparaison des contextes culturels d’apprentissage avec leur histoire propre permettant de les comprendre. Cependant, s’il y a bien une construction du rapport à l’écrit/ure dans un contexte socioculturel donné, chaque individu cultive de manière singulière son propre rapport à l’écriture et module à sa manière ce qui se passe dans sa culture, le retravaille, le réorganise (Barré-De Miniac, 2002). Blaser etal. (2015) montrent que, malgré l’amplitude de l’échantillon qu’ils ont analysé, vouloir «cerner des "prototypes" de rapport à l’écrit» sur la base de points communs entre les portraits d’étudiants est une «fausse piste» (p. 55). Il y a une singularité du rapport de chaque individu à l’écriture qui explique la place importante des citations directes dans l’analyse présentée ici. Scientifiquement, ne peut-on alors véritablement réaliser que des études monographiques à l’échelle de l’individu (ainsi que le font Guernier et Barré-De Miniac, 2009, avec l’étude du cas de Céline)? La méthode d’analyse qualitative du discours des scripteurs, utilisée dans cette recherche, présente alors l’intérêt de mettre en lumière des vecteurs communs dans l’énonciation, qui fondent et expriment un rapport partagé à l’écrit/ure même s’il n’est jamais tout à fait identique.

Ce rapport dialectique entre individu et contexte, typique des sciences humaines et sociales, se retrouve sur un plan didactique: un écrit avec une fonction de contrat didactique, comme les questionnaires du corpus, est à la fois un outil qui attire l’attention sur la singularité de l’engagement dans l’écriture de chaque sujet et qui permet ainsi un accompagnement individualisé, et en même temps un témoignage qui ne peut être compris que s’il est replacé dans l’ensemble de la communauté éducative avec son histoire et sa culture.