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Présentation

Vygotsky, que Toulmin (1981) a dénommé the Mozart of psychology, nous a laissé l’un des principaux apports théoriques de la psychologie du développement. Malgré le fait que ses travaux aient été produits il y a plus de 70 ans, ils continuent d’influencer les recherches en sciences humaines et sociales, notamment celles du champ de l’éducation. L’ouvrage qui fait l’objet de cette recension a comme principaux objectifs de: a) permettre aux lecteurs francophones d’avoir une meilleure compréhension de la pensée de Vygotsky en lui présentant des textes encore jamais traduits en français (ou traduits partiellement) de façon contextualisée, c’est-à-dire en établissant des relations entre la formulation des idées de l’auteur et son parcours scientifique et historique et b) faire ressortir l’étroite relation entre la théorie du développement et sa conception de l’apprentissage et de l’éducation. Dans ce but, le livre est organisé en quatre parties. La première partie vise à montrer l’évolution de la pensée de Vygotsky à l’égard du développement psychique. Les textes, écrits entre 1928 et 1934, sont présentés dans un ordre chronologique et correspondent aux trois lignes directrices du programme de recherche développées par Vygotsky pendant la période allant de 1926 à 1930: la ligne historique culturelle, la ligne d’appropriation instrumentale et finalement, la ligne évolutive.

Cette partie conduit le lecteur à mieux comprendre la rupture drastique qu’introduit Vygotsky entre la phase biologique du développement de l’humanité et la phase historique culturelle. La deuxième partie rassemble des textes produits au cours des deux dernières années de la vie de Vygotsky sur la paidologie: les deux premiers textes – Analyse paidologique du processus pédagogique (1933) et La dynamique du développement intellectuel de l’enfant en lien avec l’enseignement (1933) – n’ont jamais été publiés en français. Ils traitent d’un concept bien connu en éducation, celui de la zone proximale de développement. Ces deux textes présentent également la conception de l’éducation de Vygotsky et ses réflexions sur l’enseignement de la grammaire. Dans ces textes, Vygotsky explique de façon très claire que pour lui ce sont les processus d’apprentissage qui déclenchent les processus de développement chez l’enfant. Le troisième texte de cette deuxième partie du livre apporte des éléments pour bien comprendre les relations établies entre la maturation, l’apprentissage et l’acquisition du langage tel qu’il les conçoit. Enfin, le quatrième texte de cette partie du texte – Le problème de l’apprentissage et du développement intellectuel à l’âge scolaire (1934) – n’a jamais été publié dans sa totalité en français. Comme l’indiquent les coordonnateurs du livre, bien qu’il ait été traduit en 1985 par Schneuwly et Bronckart, cette traduction avait été réalisée à partir d’une réédition de 1956. Elle n’incorporait pas les mentions à la paidologie qui apparaissaient pourtant dans le texte original de Vygotsky de 1935. C’est ce dernier qui a été utilisé pour la traduction du chapitre présenté dans le colligé d’Yvon et Zinchenko. Les deux dernières parties du livre, la troisième et la quatrième partie, portent sur des commentaires de chercheurs russes et francophones respectivement qui ont été, d’une certaine façon, les porte-parole de la pensée vygotskyenne dans leur milieu.

Point de vue

Nous tenons, en premier lieu, à préciser l’apport indubitable de ce texte pour les lecteurs francophones qui s’intéressent aux travaux de Vygotsky. Il conduit à une nouvelle interprétation de l’oeuvre du chercheur, non seulement grâce aux traductions inédites en français, mais aussi parce que les textes sont présentés chronologiquement, en respectant l’évolution de la pensée de Vygotsky. Le livre est ainsi conçu pour permettre aux lecteurs de construire des ponts entre les racines historiques et scientifiques de ses postulats. Le lecteur a l’impression de suivre la logique de la pensée de Vygotsky, qui interprète, complète et transforme les idées proposées par d’autres auteurs, mais en y injectant son propre génie. Une autre richesse de ce livre – notamment pour ceux et celles qui critiquent la cohérence des travaux de Vygostky – est que le livre explique la genèse de certaines contradictions dans les travaux de Vygotsky. Yvon et Zinchenko, dans la troisième partie, présentent aux lecteurs des critiques des travaux de Vygotsky réalisées par Leontiev et Luria, tous deux collègues, collaborateurs et amis proches de Vygotsky. Cet ajout contribue à mieux comprendre ces «incohérences» (p. 21) (relevées par certains auteurs) et ces manques de précision dans la définition des concepts, qui ont été fortement reprochés à Vygostsky, en oubliant que ces définitions avaient été proposées au début du XXe siècle, alors que Vygotsky utilisait des mots dont la signification fait aujourd’hui consensus, mais qui, à l’époque, n’avaient pas encore été inventés (Chaiguerova, 2012). Un autre élément à soulever concerne les notes sur les traductions incluses dans la première partie du livre. Très éclairantes, elles outillent les lecteurs pour leur éviter des incompréhensions et pour les encourager à une lecture prudente de la pensée de Vygotsky. Le texte d’Elkonine, qui poursuit dans la lignée des travaux de Vygotsky sur l’ontogenèse, constitue à notre avis un atout de l’ouvrage. Ce chercheur, collaborateur proche de Vygotsky, reprend sa définition de l’éducation – «le développement artificiel de l’enfant» (p. 303) – pour souligner l’importance de l’enseignement dans le processus de développement psychique. Les explications sur les composantes des principes de périodisation du développement psychique de l’enfant apportées par Chaiguerova et Zinchenko conduisent aussi à mieux comprendre les fondements qui lui ont permis d’établir le développement psychique de l’enfant.

Au sujet de la posture idéologique de Vygotsky, les directeurs du livre développent d’une certaine façon la pensée marxiste de Vygotsky. Toutefois, celle-ci n’a peut-être pas la place qu’elle mérite dans ce texte, surtout si l’une des visées du texte est de «laisser percevoir l’importance de contextualiser et d’historiciser les textes de Vygostky» (p. 65).

Nous sommes d’avis que le livre aurait dû soulever de façon plus explicite la place du matérialisme historique dans la conception des fondements qui ont permis à Vygotsky d’intégrer les sciences du développement, la psychologie, la neurologie clinique, l’anthro-pologie culturelle et la psychologie de l’art pour développer une théorie du développement et de l’éducation qui est encore actuelle. Est-il besoin de rappeler que les rapports difficiles de Vygostsky avec l’intelligentsia communiste de l’époque découlent pour une bonne part de sa position marxiste et de sa non-conformité aux dogmes communistes qui prévalaient!